Expédition de Garibaldi dans les Deux Siciles/02

Expédition de Garibaldi dans les Deux Siciles
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 593-634).
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EXPEDITION
DES DEUX-SICILES
SOUVENIRS ET IMPRESSIONS PERSONNELLES

II.
LES CALABRES.

I

Dans la matinée du 24 août 1860, je reçus l’avis d’avoir à me tenir prêt à passer en Calabre ; j’avoue que ce me fut un vif plaisir et un soulagement réel, car on commençait à trop s’ennuyer à Messine. J’eus bientôt terminé mes préparatifs : nous envoyâmes nos ordonnances et nos chevaux au Phare, où ils devaient s’embarquer sur les pontons ; puis, ayant fait dans la ville les rares visites que j’avais à faire, j’attendis.

La division du général Türr avait déjà franchi le détroit[1], à l’exception de la brigade Eber, qui, avec l’état-major, attendait au Phare des bateaux à vapeur pour être transportée en terre ferme. Deux d’entre nous devaient seuls partir avec le général Türr, dont la santé débile, si gravement éprouvée par les premières fatigues de la campagne, était pour ses amis un sujet d’incessantes inquiétudes. Depuis trois jours, il n’avait pu quitter son lit ; accablé par une fièvre ardente, affaibli par des crachemens de sang que rien ne pouvait diminuer, il soulevait son pauvre corps malade, donnait des ordres, veillait à l’organisation de tous les services, dictait des lettres, retombait épuisé pour se relever aussitôt, et quand nous lui disions, avec une insistance qu’autorisait l’amitié : « Mais, général, attendez un peu pour partir, » il nous répondait : « Nous nous embarquons aujourd’hui à quatre heures. » Jamais énergie mieux forgée n’anima un corps aussi frêle, et j’ai pu me convaincre, en vivant près de lui, qu’aucune souffrance n’est capable de l’arrêter. Le sentiment du devoir, élevé à sa plus haute puissance, lui permet de vaincre une affection renaissante et terrible ; il lui apprend à porter ses souffrances avec la sérénité que d’autres mettraient à porter leur joie, à risquer impitoyablement sa vie chaque jour dans les secrets combats de lui-même contre son propre mal. Ceux qui l’aperçoivent s’étonnent de sa délicatesse, que démentent tant d’actions vigoureuses ; ceux qui vivent près de lui l’aiment et l’admirent, car il est rare de rencontrer une telle douceur unie à un si grand courage. Cette taille haute et svelte, ce jeune visage pâli par la souffrance, d’une élégance chevaleresque, où brillent des yeux profonds, humides et rêveurs, inspirent une sympathie à laquelle on s’abandonne invinciblement. Ainsi que le cheval arabe, dont il à la grâce et l’ardeur, il semble né pour entendre « frapper la poudre. » Sa bonté, son courage, ses actions d’éclat l’ont rendu extrêmement populaire, les soldats l’idolâtrent, et quand il passe, ils le suivent encore des yeux que déjà on ne le voit plus. Malgré sa jeunesse[2], il a conquis, à force de valeur et de sacrifices, une position enviable ; les armées de l’indépendance des peuples savent qu’elles ont en lui un général qui a fait ses preuves et sur lequel on peut compter ; la Hongrie lui doit une reconnaissance sans bornes, car il a élevé haut en Europe le renom des hommes de sa race : plus que tout autre, il a cimenté l’alliance italienne et hongroise ; par lui, les deux nations ont communié dans le sang versé pour la même cause. Demandez aux Italiens ce que c’est que la Hongrie, ils répondront : C’est Türr ; — demandez aux Hongrois ce que c’est que l’Italie, ils répondront : C’est Garibaldi. Ces deux noms paraissent désormais inséparablement liés.

Depuis 1848, le général Türr n’a combattu que pour la liberté des nations. Lors de la guerre de Crimée, il avait été chargé de je ne sais quelle mission sur les bords du Danube pour le compte de l’Angleterre, au service de laquelle il était entré en qualité de colonel. On se souvient encore que l’Autriche le fit saisir et emprisonner, le réclamant comme un ancien officier déserteur de ses armées impériales. En de telles questions, l’Angleterre n’entend point raillerie, et sur ses observations, qui furent vives, pour ne pas dire plus, le colonel Türr fut relâché. Un esprit aussi pénétrant que le sien, toujours tendu vers les moyens de délivrer sa patrie, ne pouvait se méprendre aux signes qui annoncèrent la guerre de 1859. Türr accourut en Italie, et fit avec Garibaldi cette étrange campagne dont Como et Varese furent les victoires. Dans un combat près de Brescia, il tomba frappé d’une balle autrichienne. Une blessure au bras gauche, dont l’humérus était fracassé en trois morceaux, le retint des semaines et des mois immobile sur un lit d’où il ne devait se relever qu’estropié. Aujourd’hui ce bras inerte et sans force pend le long de son corps, et c’est à peine si sa main affaiblie peut lui rendre quelques services.

Était-il rétabli quand l’expédition de Sicile fut décidée ? Tout au plus. Il ne s’embarqua pas moins le 6 mai, emmenant avec lui son ami Tücköry, qui le premier devait baigner de son sang la terre enfin libérée et offrir sa vie en holocauste aux dieux jaloux des peuples qui cherchent leur indépendance. À Marsala, Türr débarqua le premier ; il était à Calatafimi, il était à Palerme, où il fut blessé ; toujours près de Garibaldi, veillant avec lui quand les autres dormaient, étudiant les positions, cherchant les routes, préparant les combats prochains, il donnait à tous un exemple que tous suivaient. Après la capitulation de Palerme, prenant sa route par l’intérieur du pays, il partit pour Catane ; mais sa santé ne put lutter contre le climat brûlant et réellement meurtrier de la Sicile pendant le mois de juin : malgré ses efforts et son énergie habituelle, il tomba sérieusement malade. Garibaldi s’en inquiéta : il comprit que ce jeune homme, qui donnait sa vie avec tant d’abnégation, aurait plus tard d’impérieux devoirs à remplir envers la Hongrie, et il l’envoya sur le continent prendre un mois de repos. Le général Türr se rendit aux eaux d’Aix en Savoie afin de retrouver assez de forces pour achever la campagne, et, s’embarquant à Gênes, comme je l’ai dit, dans les premiers jours du mois d’août 1860, il vint reprendre le commandement de ses troupes, qui l’acclamèrent en le revoyant. À Messine, de nouvelles fatigues l’attendaient, que l’activité forcée de sa vie ne lui permettait point de réparer. Depuis le départ de Garibaldi, toutes les charges écrasantes du commandement en chef à l’heure d’un débarquement étaient retombées sur lui, et il succombait littéralement sous le poids des lassitudes qui avaient ravivé son mal, lorsque, pour lui aussi, arriva le moment de partir.

Rien ne l’arrêta cependant, et à quatre heures et demie nous allâmes en voiture jusqu’au port, où nous attendait une lancia. Au fond de l’embarcation, sur un matelas, le général s’étendit, grelottant la fièvre et de sa main débile cachant ses yeux, que la lumière offusquait. Nous prîmes place sur les bancs à l’abri d’un tendelet, nos dix rameurs saisirent les avirons, quelques gens debout sur les quais nous crièrent adieu, et nous partîmes. Nous longions la côte de près pour éviter les courons, qui sont rapides, et le vent, qui fraîchissait ; nous allions ainsi vers le Phare, où nous devions nous arrêter pendant quelques minutes pour que la général pût donner et renouveler des ordres. Le soleil était déjà couché et le crépuscule tombé lorsque nous y arrivâmes ; la nuit venait, on allumait des feux sur le rivage, plein de tumulte et de rumeurs ; les barques pressées se heurtaient, poussées par le courant. Trois steamers laissaient échapper leur vapeur avec ces sifflemens aigus qu’on prendrait pour les cris d’un aigle gigantesque ; les officiers couraient après leurs soldats, qui étaient partis à la recherche de quelque cantine où l’on pût boire un verre de sambucco. Les chevaux qu’on traînait sur le sable humide, vers les pontons atterris, hennissaient, se cabraient, se mordaient entre eux et parfois s’échappaient avec quelques belles ruades, Des tambours battaient le rappel, les trompettes sonnaient l’assemblée, les capitaines s’égosillaient à appeler leurs hommes, les lieutenans en faisaient autant, et les fourriers, et les sergens, et les caporaux aussi ; ceux qui ne parlaient pas criaient, ceux qui ne criaient pas chantaient, et tout le monde jurait. Dès que nous eûmes terminé ce que nous avions à faire, nous nous éloignâmes vite de cette Babel, et, coupant à travers le détroit, nous nous dirigeâmes vers la Calabre. Nos rameurs étaient fatigués, le vent soufflait contre nous, et ils maniaient sans énergie leurs pesans avirons. Parfois le général leur jetait un encouragement : « Allons, voguons, mes enfans ! » Les matelots le répétaient, s’excitaient par une ou deux paroles, donnaient quelques vigoureux coups de rame et retombaient dans leur mollesse. Nous étions immobiles et silencieux, enveloppés de nos manteaux, appuyés contre les plats-bords et lassés de la lenteur de nos mariniers, car celui que nous accompagnions souffrait, et nous sentions qu’il aspirait vers un lit avec l’impatience nerveuse de ceux que le mal travaille. Tout à coup l’un de nous, se retournant, s’écria : « Tiens ! voilà une frégate napolitaine qui nous donne la chasse ! » La plaisanterie eut un succès prodigieux : les marins se penchèrent sur leurs rames, et avec des han ! profonds les poussèrent dans les flots ; debout, courbés en avant, n’osant pas tourner la tête, ils imprimaient à la barque une vitesse sans égale. Jamais marsouin poursuivi par un squale ne fit de bonds pareils à ceux de notre lancia ; elle sautait sur la mer, faisant jaillir autour d’elle des gerbes étincelantes. Un matelot demanda : « Voyez-vous encore la frégate ? » On lui répondit : « Elle gagne sur nous, ramez vite. » Nous approchions du rivage, et avec une telle impulsion que la barque s’élança sur le sable, l’avant tout entier hors de l’eau. « Mais où est donc la frégate ? — Bath ! elle aura eu peur de vous, mes braves, et elle aura pris le large. » Les mariniers comprirent et n’en furent pas plus satisfaits, mais nous étions arrivés.

Trente maisons, une petite église, quelques jardins en amphithéâtre soutenus par des murs en pierres sèches, c’est Canitello, bourgade située entre Punta del Pezzo et Scylla. Des officiers nous attendaient, et sous leur conduite nous nous rendîmes au presbytère, qui avait été préparé pour le général Türr et son état-major. L’épouvante était dans la maison ; on eût dit l’arrivée du diable. Le curé et son frère, qui était syndic[3], tremblaient, balbutiaient, s’inclinaient, et nous appelaient tous, depuis Türr jusqu’au dernier palefrenier, « son excellence monseigneur le général en chef ! » Les pauvres gens faisaient pitié à voir : blêmis par la peur, ils nous précédaient, montrant des vêtemens sordides, troués aux genoux et aux coudes, retrouvés dans de vieilles défroques jetées au rebut et endossés pour la circonstance afin de nous bien prouver que leurs propriétaires étaient pauvres, et qu’en essayant de les dépouiller, nous ferions une mauvaise affaire. On nous prenait pour des bandits de la pire espèce. Le curé, horrible petit vieillard anguleux et ridé, grimaçait avec contrainte des sourires qui décomposaient son visage, où deux yeux roux troués à la vrille vacillaient d’émotion. Il avait une voix criarde que la terreur rendait plus aiguë encore ; un de nos jeunes officiers, l’entendant parler, s’écria : « C’est plus qu’une voix de tête, c’est une voix de chapeau ! » Tous nous nous mîmes à rire ; le curé rit aussi, mais cet effort dépassait son courage : il tomba assis et essuya son front mouillé de sueur. Son frère le syndic, gros et solide gaillard, levait les épaules, joignait les mains, et à tout ce que nous lui demandions répétait : « Que sa seigneurie nous excuse ! nous ne sommes que de pauvres gens. » Le cœur nous manquait à ce spectacle. Sous quelle oppression terrible ces gens ont-ils donc vécu pour être ainsi ? Les domestiques collés aux murailles écarquillaient les yeux et nous regardaient aller et venir ; quand on frappait à la porte, ils n’osaient pas descendre pour ouvrir, et nous étions obligés de les accompagner afin de les rassurer. Pendant ce temps, dans les autres maisons du village on chantait à tue-tête ou l’on criait vive Garibaldi !

Les pontons avaient amené nos chevaux, les bateaux à vapeur partis du Phare débarquaient sans cesse de nouvelles troupes, tous les officiers de l’état-major arrivaient. À chaque nouvelle figure qui entrait dans la maison, nos hôtes étaient repris de frayeur, et la voix du curé montait encore de trois ou quatre tons. Vers onze heures du soir, on nous proposa de souper ; nous acceptâmes, et bientôt nous entendîmes le râle sanglant d’un malheureux coq qu’on égorgeait à notre intention. Une heure après, nous étions servis, et nous prenions place devant des assiettes en terre de pipe, écornées pour la plupart, près desquelles étaient rangés des couverts en fer battu. Le curé et le syndic, parlant à la fois, nous expliquèrent qu’ils avaient envoyé leur argenterie à Naples pour la faire arranger à la mode nouvelle. Par un hasard qu’ils regrettaient, ils n’avaient à leur disposition que des couverts indignes de nos seigneuries, mais dont cependant nos excellences seraient assez bonnes pour se contenter. Nous ne répondions rien, car le métal des couverts nous importait peu ; mais un de nous, tirant de dessous sa casaque rouge une ceinture qui contenait environ 6,000 fr. en or, la remit au curé en lui disant : « Cette ceinture me gêne, veuillez me la garder jusqu’à demain matin. » Le curé devint écarlate et s’assit consterné, comprenant vaguement qu’on lui donnait une leçon, et ne sachant plus quelle contenance se faire.

Alors le colonel Spangaro, — un des cœurs les plus généreux que. je connaisse, — appropriant son langage à ces tristes intelligences, raconta ce que nous voulions faire, et en vertu de quel droit nous agissions. Passant bien vite à un argument ad hominem très frappant pour un prêtre calabrais, Spangaro lui nomma et pour ainsi dire lui expliqua tous les officiers qui dînaient ; le hasard avait voulu que ceux qui étaient réunis là, sous l’uniforme rouge, eussent quitté des positions indépendantes ou agréables pour venir servir, avec un désintéressement profond, la cause de la liberté. En entendant des titres auxquels il ne s’attendait guère, le pauvre curé ouvrait de grands yeux, et comprenait de moins en moins. « Mais alors, dit-il, ce général qui dort maintenant et que vous entourez de tant de respect doit être au moins quelque fils de roi ? — Non, lui répondit-on ; il est très intelligent et très brave, c’est à cause de cela qu’il est notre chef. » Le curé prit un air fin et secoua la tête pour nous bien prouver qu’il n’était point dupe de notre mensonge, mais qu’il respecterait l’anonyme dont le général Türr paraissait vouloir s’entourer. « Avez-vous une école ici ? » lui demandai-je. Il leva les bras au ciel avec effroi et me répondit : « Ah ! Dieu merci, non ! » Dans presque tous les villages du royaume de Naples que j’ai traversés, j’ai fait la même question, et j’ai obtenu la même réponse. Souvent et avec tristesse je me suis répété la phrase d’un voyageur français, Richard de Saint-Non[4] : « Il semble que par une fatalité attachée à cette contrée, elle ait dû constamment être tenue sous l’empire et le voile de la barbarie. »

Le curé nous trouvait de bonne composition, et s’était graduellement rassuré : nous en eûmes bientôt la preuve, car, lorsqu’on nous servit le café, une petite cuillère d’argent brillait dans chaque soucoupe. On en fit la remarque en riant, et aussitôt le syndic se remit à braire et à s’écrier : « Que vos seigneuries nous excusent ! nous ne sommes que de pauvres gens. » Avant d’aller nous jeter sur les matelas qu’on avait répandus çà et là dans les chambres à notre intention, nous restâmes à causer dans une longue salle d’où nous pouvions suivre du regard les débarquemens d’hommes et de chevaux qui continuaient incessamment au milieu des cris de toute sorte, pendant qu’une brigade couchée sur le sable tachait de larges ombres noires la grève éclairée par la lune. Tout à coup le curé entra avec un air de mystère, fermant soigneusement la porte derrière lui et cachant une lettre dans sa main. À travers mille circonlocutions fort embarrassées, il nous dit qu’il voyait avec peine tant d’illustres seigneuries marcher vers une mort certaine, et qu’il croyait faire son devoir de chrétien en nous communiquant un avis de haute importance qu’il avait reçu récemment. Il nous remit alors la lettre qu’il tenait ; c’était une espèce de circulaire demi-officielle qui avait été sans doute expédiée à tous les prêtres des provinces napolitaines, et par laquelle on les prévenait que, malgré les événemens douloureux qui se produisaient, ils ne devaient pas cesser de prier pour le salut du roi, car saint Janvier lui-même avait daigné apparaître à François II, et lui promettre qu’avant la fin du mois l’armée des suppôts de Satan serait anéantie par la toute-puissance de Dieu. Nous promîmes au curé de ne jamais trahir le secret de sa communication, nous le remerciâmes, et mous allâmes nous coucher.

Le lendemain, au point du jour, j’entrai chez le général Türr pour savoir comment il avait passé la nuit ; il était debout et s’équipait. Comme les moyens de transport nous manquaient encore, et que le pays n’offrait aucune ressource, les ordonnances prirent une barque, y chargèrent notre bagage, et partirent en avant pour aller nous attendre ou nous rejoindre à Palmi. Les soldats, suivant la route qui longe la côte, devaient faire étape jusqu’à Bagnara, et nous, montant à cheval, nous allions les précéder. Tout était confusion dans le village ; les paysans couraient après leurs poules et les vendaient au plus offrant ; de belles filles, passant leurs têtes à la fenêtre à travers les pampres, souriaient à nos soldats, qui leur envoyaient des baisers ; la cloche de l’église sonna pour appeler à la première messe, et je vis notre affreux petit curé, vêtu d’habits sacerdotaux, traverser la foule, qui s’écarta respectueusement devant lui.

À sept heures, le général Türr était en selle, suivi de quelques hommes de l’escadron des guides. L’azur infini du ciel s’étendait sans nuages au-dessus de nos têtes ; les larges figuiers verdoyans jetaient leur ombre autour d’eux, et la brise de la mer tempérait les ardeurs du soleil. Notre chemin, raviné par des torrens, côtoyait la montagne et parfois descendait sur la grève ; la route était déserte : seuls, nous y soulevions la poussière. Avec son indomptable énergie, le général Türr avait forcé son mal au silence, et marchait en hâte là où le devoir l’appelait. Nous étions sortis enfin de la pesante inaction de Messine ; aspirant à toute poitrine les effluves salées qui passaient sur nous, riant, causant, nous étions dans un de ces rares momens où, l’acte et le milieu concordant juste avec la pensée, on se sent heureux de vivre.

Nous passâmes près du fortin de Torre-Cavallo, dont les portes ouvertes semblaient nous convier à entrer. Apre, dure, appuyée à des collines de roche feuilletée, la route monte et descend. Quelques soldats venus de Reggio, arrêtés par la fatigue au milieu de leur étape, dormaient couchés sur la bordure d’ombre que la montagne projette à ses pieds. Nous arrivâmes bientôt à une petite ville agitée et remuante bâtie dans un entonnoir dont elle occupe le fond et les contours ; sur un piton isolé, reliera la terre ferme par une sorte de grand viaduc, au-dessus d’une anse sablée d’un beau gravier blond, en face de la mer qu’elle surveille et menace, s’élève une forteresse formidable, qui est Scylla. Les gens du pays, nos soldats, les femmes, les enfans, y entrent par le pont-levis abaissé ; on s’y promène, on touche les canons, on ouvre les casemates, on fouille les magasins, et l’on y compte avec joie les piles de jambons que les royaux ont abandonnées. La ville est en fête et danse de joie. Quelques grandes filles cependant, sérieuses et sombres, regardent du côté de la citadelle ; les beaux grenadiers de François II ont peut-être emporté bien des jeunes cœurs dans leur fuite. Les voyageurs ont ainsi la rage de tout expliquer, et mal m’en prit d’avoir fait comme eux. « Eh ! la belle, dis-je à l’une de ces femmes dont l’œil presque menaçant indiquait la tristesse irritée, si ton amoureux est parti, sac au dos, pour retourner à Naples, console-toi, tu es faite pour en trouver d’autres ; les garibaldiens vont venir en garnison ici, et les chemises rouges valent bien les vestes bleues ! — Vous parlez comme une girouette, me répondit-elle ; mon amoureux est un bon marinier qui travaille dur et qui passe ses nuits à la mer ; ce n’était pas un de ces soldats fainéans rongé par les poux de sa caserne. Je suis en colère parce qu’on a laissé partir ces gens-là impunément : on aurait dû les saigner au cou, tous, comme des cochons gras ! » Assez découragé, je me tournai vers une autre en lui disant : « Et toi, pourquoi as-tu l’air si farouche ? » Elle s’écria avec violence : « Parce qu’il y avait là un gueux de capitaine qui s’est sauvé sans me payer la façon de trois gilets que j’ai faits pour lui. Par le grand chien de la Madone ! si jamais je le retrouve, je lui crève les yeux avec mes ciseaux. »

Incidit in Scyllam qui vult vitare Charybdim.

À Scylla et en pareille circonstance, la citation est de rigueur. J’allai rejoindre mes compagnons qui se reposaient dans un café et déjeunaient de bon appétit avec un morceau de pain de munition et de l’eau à la neige. Toute petite qu’elle est, la ville est riche : elle fait, dit-on, un fructueux commerce de soie et vend cher ses vins, qui sont recherchés parmi ceux de la Calabre ; mais il faut un autre palais que le mien pour apprécier de gros vins violets, capiteux, à la fois âpres et sucrés, que je ne pouvais boire sans grimacer. Aussi pendant toute notre pénible marche jusqu’à Naples j’avais vite repris mes habitudes d’Orient ; dans un verre d’eau fraîche, je mettais la moitié d’une tasse de café noir, et je ne saurais trop recommander cette admirable boisson à ceux qui, en voyage, ont à lutter contre la chaleur, la fatigue et la soif.

Nous reprenons notre route, qui suit en corniche les bords de la mer. La végétation est splendide. La côte, coupée de ravins qui doivent être terribles en hiver, et qui maintenant ne sont que des ruisseaux, descend jusqu’au chemin sous une forêt d’orangers, de citronniers, d’azeroliers, de figuiers ; l’eau coule à leurs racines, le soleil dore leurs sommets, une herbe drue et forte les entoure. La nature nous monte à la tête et nous grise un peu ; l’un de nous cite le Tasse et parle des jardins d’Armide. Des hommes de Scylla marchent devant nous et se hâtent pour rejoindre Garibaldi, qu’on dit à Bagnara. Ils sont vigoureux, bruns de face et larges des épaules ; chaussés d’espadrilles, coiffés d’un haut bonnet de laine bleue à la marinière, les cuisses serrées dans une culotte presque collante retenue par une large ceinture où brille le manche d’un couteau, ils vont d’un pas régulier et ferme, portant sur l’épaule un long fusil qui, sauf la crosse, pareille aux vieilles crosses françaises, ressemble aux fusils albanais. Ils nous saluent d’un beau regard clair quand nous passons près d’eux, et crient : Viva la Talia una ! « Où vas-tu ? demandai-je à l’un d’eux. — A Venise ! » me répondit-il. — Un grand, navire à vapeur longe la côte ; il est chargé de troupes ; sur la dunette, sur les bastingages, sur les tambours, sur la passerelle, sur les haubans, nous ne voyons que des soldats ; ils reconnaissent le général Türr, facilement remarquable de loin par le grand manteau blanc qu’il portait ; ils agitent leurs képis avec des cris de joie : leur musique entonne une marche dont les notes guerrières nous sont apportées par la brise. Au petit village de Favazzina, le bateau, stope et fait mine de vouloir débarquer les troupes ; le général envoie l’ordre de continuer jusqu’à Bagnara : c’est à qui se hâtera et arrivera le premier, car le bruit court que les royaux nous attendent dans la plaine de Monteleone. La route que nous suivions, et que parcoururent aussi nos troupes venant de Reggio, longe la mer, une mer profonde qui permet aux plus forts navires de s’approcher des côtes. Une seule frégate ennemie naviguant sous vapeur aurait facilement pu escorter nos colonnes et nous anéantir : ce ne sont pas les inoffensifs coups de fusil par lesquels nous aurions riposté qui l’eussent arrêtée ; mais nul ne pensait à ce péril, et l’on s’en allait insoucieusement, ne redoutant d’autres dangers que d’avoir trop chaud sous le soleil d’août.

Auprès de Bagnara, le paysage prend une tournure tropicale très accentuée ; les aloès et les nopals se mêlent aux palmiers : il manque à la ville le minaret et le chant du muezzin pour être une cité de l’Orient ; telle qu’elle est, irrégulière et en amphithéâtre accidenté, elle est charmante, elle descend de la côte jusqu’au rivage : on dirait que jadis quelque géante portant des maisons dans son tablier les a jetées du haut de la montagne ; elles se sont arrêtées au hasard, sur les pentes, s’accrochant aux rochers, glissant jusqu’à la grève, et forment un coup d’œil plein d’imprévu. La plage est large, les barques y dorment tirées à sec sur le sable ; on y construit beaucoup de bateaux, car des forêts n’en sont pas éloignées : c’est là que le roi Joseph voulait établir les chantiers de construction pour la flottille destinée à conduire ses troupes en Sicile, grand projet toujours rêvé par Napoléon et qui lui tenait fort à cœur.

« Vins de Scylla, safran de Cosenza, femmes de Bagnara, » dit le proverbe calabrais ; il n’a pas tort, les femmes de Bagnara sont d’une beauté merveilleuse, non pas de cette beauté grecque froide, imposante, sérieuse et faite pour trôner dans l’Olympe à côté des dieux, mais d’une beauté farouche, basanée, inquiète, et où s’est mêlé je ne sais quoi de sarrazin qui lui donne un charme de plus, l’étrangeté. Les plus belles parmi ces femmes pourraient être les filles du sphinx égyptien et de la Minerve d’Athènes. Assis à l’ombre, dans la grande rue, devant la maison de notre hôte, qui tenait negozzio di cera e di vino pino, je les ai vues passer en grand nombre, chargées de lourds paniers qu’elles soutenaient sur leur tête à l’aide de leurs bras relevés. Elles portaient les rations pour nos troupes à la petite citadelle qui domine la ville ; elles semblaient une théorie de canéphores antiques : certes celles de Scopas tant vantées par Pline, celles de Polyclète que Cicéron réclamait à Verres, n’étaient point aussi belles. Les femmes de Bagnara qui, devant moi, défilaient sous le soleil allaient d’un pas grave, avec la démarche ondulée et légèrement renversée en arrière ; leur visage immobile regardait fixement, car elles se sentaient admirées et suivies par nos yeux ; l’une derrière l’autre, elles passèrent ainsi, laissant après elles ce trouble invincible qu’inspire la contemplation de la beauté. Dans ces pays maritimes, la femme est réduite aux besognes les plus dures : les hommes sont à la mer, la femme fait le métier de portefaix, conduit les bestiaux aux champs, fait la cueillette des olives, laboure la terre, et aux fardeaux qu’elle porte sur sa tête ajoute souvent celui de son enfant qu’elle porte sur le dos. Dans les rares momens de repos que lui laissent tant de soins, elle file en chantant quelque mélopée plaintive qui endort le petit dans son berceau.

On préparait les illuminations pour le soir. Qui saura jamais ce que l’expédition de Garibaldi a coûté de lampions à l’ancien royaume des Deux-Siciles ? On pendait des lanternes et des verres de couleur autour du portail de l’église, aux chapelles votives élevées au coin des rues, aux fontaines, aux arcs de verdure, aux mâts des barques, aux corniches des maisons, aux fenêtres, aux portes, sur les toits, partout. Heureusement l’huile abonde dans ce pays où le soleil mûrit vite les olives, car cette fête de lumignons, qui selon l’usage italien devait durer trois jours, menaçait de brûler la récolte d’une année.

Garibaldi n’était déjà plus à Bagnara, qu’il avait quitté quelques heures avant notre arrivée ; mais nous y trouvâmes le colonel Frapolli, celui-là même avec qui nous étions partis de Gênes. Député au parlement de Turin, ancien ministre de la guerre à Modène après la campagne de 1859, organisateur habile, voyageur bien connu de toutes les sociétés savantes, il avait abandonné ses études pour venir consacrer à la cause italienne son expérience et son courage. Il est peu de questions d’histoire, de sciences, de philosophie ou de morale auxquelles son esprit vaste et rapide n’ait touché, et j’ai béni ma bonne fortune toutes les fois qu’elle m’a permis de causer longuement avec lui. Après s’être entretenu le matin même avec Garibaldi, il se préparait à retourner en Sicile pour activer l’envoi des troupes et les. diriger par mer, non plus sur Reggio et sur Scylla, mais beaucoup plus au nord, en prévision d’une résistance déterminée, pour les jeter derrière Cosenza de façon à couper la retraite aux Napolitains, et sur Sapri, pour opérer un mouvement menaçant vers Salerne. C’était le moyen, fort bien imaginé par Frapolli lui-même, d’isoler les uns des autres et de réduire à néant les différens corps de royaux qui occupaient encore en forces la route de Naples, et qui pouvaient nous disputer très sérieusement le passage dans l’occurrence peu probable où le pays entier ne se soulèverait pas à notre approche.

Frapolli partit seul sur sa petite barque pour regagner le Phare, et nous, pour aller rejoindre Garibaldi, nous montâmes en voiture ; mais quelle voiture ! Trop élevée sur des essieux trop longs qui rejetaient les roues trop loin d’une caisse peinte d’un bleu cru où le soleil, la lune, les étoiles et le crucifiement de Jésus éclataient en couleur jaune, elle remuait et s’agitait toute seule sur ses courroies détendues ; tapissée à l’intérieur d’une vieille toile de Perse qui laissait échapper l’étoupe, elle offrait à nos têtes le dur oreiller des compas rouilles et des clous en saillie. On y montait par un marchepied à six étages ; trois chevaux attelés de front traînaient ce berlingot difforme, qui bondissait à chaque cahot, et dont la capote en cuir était sillonnée de larges gerçures par où le soleil nous envoyait ses flèches d’or. Les deux pieds sur une botte de foin, le cocher avait les genoux à la hauteur du menton ; il fouetta ses chevaux, et nous partîmes comme un ouragan de grelots et de vieille ferraille ; jamais charivari donné à des noces ridicules ne fit un pareil tintamarre. En nous l’amenant lui-même, le syndic nous avait dit avec satisfaction : « C’est le plus beau carrosse du pays ! »

La route monte, monte ; elle se coupe à angle aigu, elle fait coudes sur coudes et zigzags sur zigzags pour atteindre sans trop de fatigues le sommet de la montagne. Nous avons déjà fait beaucoup de chemin, nous croyons être loin de Bagnara, et tout à coup, comme au fond d’un précipice, la ville apparaît juste au-dessous de nous avec ses maisons à toits plats. Nous montons toujours au pas ; les chevaux sont haletans, et la sueur qui les inonde troue la poussière. À mesure que nous gravissons la montagne, la nature méridionale s’efface : aux myrtes des haies, les ronces ont succédé ; les paysages de France apparaissent. Voici les châtaigniers, les fougères, les bruyères violettes comme un deuil royal, quelques tilleuls et des chênes. Sans ces beaux troupeaux de bœufs gris qui, couchés parmi les chaumes, ruminent mélancoliquement, on se croirait dans quelque pays de Bretagne, vers Ploërmel ou Quimperlé. De grandes fermes se montrent ça et là, entourées de murailles, et précédées d’une porte où se lit le nom du propriétaire : tenuta di Paolo Faliscurpa, tenuta di Giovanni Sanpolito. Des femmes curieuses se mettent aux fenêtres quand nous passons ; les hommes occupés aux travaux des champs, — ici nous sommes loin de la mer, — lèvent leur bonnet, l’agitent et reprennent leur besogne. Tout est calme, rassis, sans inquiétude. On ne croirait pas qu’une révolution vient de se faire ; nous ne sommes point une armée, nous sommes des amis qu’on attendait depuis longtemps : salute, fratelli, nous disent ces bonnes gens. Dans un village, vers Seminara, ils chantent une chanson en patois que je comprends difficilement ; j’y distingue quelques lambeaux de phrases : « Vive Garibaldi ! — Vivent les chemises rouges ! — Le rouge est la plus belle couleur, — c’est celle du sang versé pour la liberté. — Il met le pied dans la Calabre noire, le héros de Varese, — et voilà que le Bourbon ne règne plus ! »

La route a fait comme Mme de Marlborough, elle a monté si haut qu’elle peut monter ; il faut bien qu’elle finisse par descendre, et comme elle nous descendons au grand trot de nos chevaux, que notre voiture presse de tout son poids. À mesure que les terrains s’abaissent, la végétation méridionale reprend le dessus et règne seule. Avant d’arriver à Palmi, nous entrons dans une forêt d’oliviers tels que je n’en ai jamais vu. Certes les oliviers de la plaine de Smyrne, énormes, larges, contournés de vieillesse, sont beaux, et l’on peut saluer en eux les patriarches de la végétation ; les oliviers de l’Attique, j’entends ceux qu’a laissés debout le vandalisme des Turcs, qui, pendant la guerre de l’indépendance grecque, comblaient les puits, tuaient les bestiaux et coupaient les arbres fruitiers à ras du sol, sont splendides, ombreux, et agitent gracieusement leur tête argentée aux brises venues du golfe d’Égine ; les oliviers du jardin fameux à Jérusalem, malgré les blessures que le temps leur a faites, ont un aspect sévère et attristé qui émeut quand on pense au drame terrible dont ils furent les témoins. Ni les uns ni les autres cependant ne peuvent être comparés aux oliviers de Palmi. L’olivier est toujours bas, gagnant en grosseur ce qu’il perd en élévation, se tordant sur lui-même, économisant son maigre ombrage ; au lieu de s’élancer vers le ciel, il semble chercher la terre, comme pour lui donner plus facilement ses fruits. Ici l’olivier n’est plus un olivier, c’est un arbre feuillu comme nos hêtres d’Auvergne, haut comme nos tilleuls, projetant vers les nuages ses branches vigoureuses, et répandant autour de lui une ombre saine où croissent les fougères. Je les regardais avec admiration, avec envie, et involontairement je me disais ce que j’ai déjà dit si souvent : Ah ! je voudrais vivre là ! Vœu impie, car dans nos époques de lutte et d’agitation la destinée de l’homme est de ne s’arrêter jamais. Le repos n’est pas dans les milieux, il est en soi-même, et je plains de toute mon âme les pauvres Juifs errans qui ne l’ont pas trouvé. Est- il dans la tombe même ? J’en doute ; la mort ne doit être qu’un relais.

Derrière ces oliviers merveilleux, à travers leur feuillage découpé qui m’apparaissait noir, le soleil se couchait,

Large et couleur de feu comme un manteau de guerre.


L’horizon, plein de fauves ardeurs, semblait une nappe vermeille sur laquelle la forêt appliquait sa gigantesque silhouette ; les faisceaux de nos soldats, campés sous les arbres, reluisaient aux dernières lueurs du jour pendant que les hommes, arrachant les fougères par brassées, se préparaient un gîte pour la nuit. La route fait un coude, se jette brusquement à gauche, et nous entrons dans une sorte de faubourg qui nous mène à Palmi.


II

Nous n’y restâmes pas longtemps, car la nouvelle se confirmait que nous étions attendus à Monteleone, où l’ennemi, appuyé d’un petit château fort, profitant de la plaine pour développer sa cavalerie et son artillerie, dont nous manquions absolument, pourrait nous attendre à l’issue des montagnes et nous rejeter dans le pays que nous venions de parcourir. La prudence la plus élémentaire invitait donc à prendre des précautions, et nous dûmes, le colonel Téléki et moi, repartir pour Bagnara, afin d’activer la marche de la brigade Eber ; quant au général Türr, il demeurait naturellement près de Garibaldi. Vers dix heures du soir, après un copieux dîner qui nous fut offert par un des riches négocians de la ville, — à la guerre, les repas se suivent et ne se ressemblent pas, — nous descendîmes vers la marine. Quelle route ! en pente rapide, autrefois dallée de larges pierres plates qui se sont usées ou soulevées et contre lesquelles le pied butte à chaque pas, sombre, sous des arbres qui ne laissent même pas arriver jusqu’à elle cette obscure clarté qui tombe des étoiles et dont le Cid a parlé, faisant mille détours qui, dans les ténèbres, nous jetaient tout à coup contre un talus ou contre une haie armée d’épines ! On croyait mettre le pied sur une ombre projetée, on le mettait dans un trou ; notre fatigue se doublait de la nuit, qui nous faisait aveugles. Au bout de trois quarts d’heure de ce supplice, nos fronts ruisselans et nos pieds meurtris témoignaient que nous ne l’aurions pas supporté encore bien longtemps. Nous nous assîmes sur le rivage, près d’une masure, et pendant une demi-heure nous attendîmes la barque qu’on avait donné ordre de préparer pour nous ; elle arriva enfin, et je m’y couchai à moitié, enveloppé dans une grosse capote de matelot, car j’avais sottement oublié mon burnous à Bagnara. Nos quatre rameurs, debout, poussèrent leurs avirons, et nous partîmes.

Nous longions les hautes falaises de la côte, au pied desquelles les flots semblaient aboyer contre nous comme des chiens embusqués derrière les récifs. Au loin nous entendions, sans le voir, un pêcheur qui chantait en jetant ses lignes. L’air était frais et doux à la fois ; Sandor Téléki et moi, nous causions : de la guerre ? de Garibaldi ? des batailles possibles ? de Messine ? de Naples ?… Non pas, mais de Paris, de ce que nous avions laissé, de nos amis, de ceux qui pensaient à nous et qui, dans cette minute même, inquiets et troublés, se disaient peut-être : « Où sont-ils ? » Puis, la pente de la causerie nous entraînant, nous remontâmes plus haut dans le temps, vers l’époque où la Hongrie combattit si admirablement pour cette liberté que je ne sais plus quel poète a appelée la grande ingrate ! J’écoutais mon compagnon ; il me racontait la vie de sa jeunesse quand il était libre, grand chasseur et grand seigneur en Transylvanie, puis la guerre de l’indépendance durant laquelle il fut chef de l’état-major du général Bem, l’un des hommes de guerre de ce siècle, puis la capitulation de Görgey, trahison honteuse d’un Magyar vaniteux qui avait en horreur les tendances égalitaires de la révolution, puis l’emprisonnement dans la forteresse d’Arad, la condamnation à mort, l’évasion, la fuite, l’arrivée en Turquie en haillons, pieds nus, l’hospitalité des pachas pour ces glorieux fugitifs que deux grands empires et la trahison seuls avaient pu vaincre ; enfin la vie de l’exil, vie errante, inquiète, pleine de trouble, de défaillances et d’espoirs tenaces qui si souvent sont démentis par la réalité. — Pendant qu’il parlait, les heures fuyaient et la route aussi, car je me trouvai tout à coup, au moment où sonnait une heure du matin, près d’une belle grève derrière laquelle brillaient quelques lumières : c’était Bagnara.

Nous passâmes par-dessus les soldats couchés et endormis sur le sable, nous communiquâmes au brigadier Eber les ordres dont nous étions porteurs, et à quatre heures, au petit point du jour, la brigade se mettait en marche. Nous refîmes donc à cheval et au soleil levant la route que la veille nous avions parcourue en voiture et aux dernières heures du jour ; elle s’éclairait de lumières blanches au lieu de refléter des lueurs rouges, mais elle était tout aussi belle. Quel paradis perdu que ces Calabres ! quelles ressources, quelle richesse, quelle forte race ! Rien n’y manque, ni l’eau, ni la terre, ni le soleil, ni les hommes. Par quel gouvernement malsain ce pays a-t-il donc toujours été systématiquement écrasé pour qu’il soit si pauvre et si dénué ? La route, route carrossable et large, que nous foulons aux pieds, et qui va de Naples à Reggio, n’existe que depuis quarante ans à peine ; auparavant on allait comme on pouvait, à travers champs, à travers des torrens, des sentiers, des gués, des montagnes et des plages, à dos de mulet. Des villes, on ne connaissait que celles du littoral, où l’on abordait facilement en bateau ; quant à celles de l’intérieur, nul ne se hasardait à les visiter : elles étaient reléguées dans leur isolement comme des pestiférés en quarantaine. « Je n’ai trouvé dans le pays aucune imprimerie, il n’y en a point dans les Calabres, » écrivait Masséna au roi Joseph[5] ; je crains bien qu’on ne puisse écrire encore la même chose aujourd’hui. Quelque préparés que nous fussions aux spectacles qui nous attendaient, nous restions parfois comme anéantis devant les exemples d’ignorance traditionnelle qui nous frappaient chez des hommes jeunes, vigoureux et pleins de bon vouloir. À Bagnara, j’eus à écrire ; on demanda une plume dont j’avais besoin dans plus de dix maisons avant de pouvoir la trouver. « L’Etna est l’arsenal où Dieu avait réuni ses tonnerres pour anéantir les Sarrasins, » me disait un habitant de Messine. Moi, ne voyant naïvement dans cette phrase qu’une métaphore, je lui demandai : « Est-ce un poète sicilien qui a dit cela ? — Ce n’est pas un poète, me répondit-il avec vivacité, c’est le curé dernièrement au prêche, et il a ajouté que, si nous n’allions pas régulièrement à confesse et si nous ne donnions pas de l’argent pour faire rebâtir le campanile de l’église, Dieu se servirait de ces foudres contre nous. — Et vous avez donné ? — Certainement ! je n’ai pas envie d’être foudroyé ; ceux qui le sont vont directement en enfer à cause de l’odeur du soufre qui attire le diable, comme chacun sait. » Tout le système de l’ancien gouvernement napolitain est dans ce fait : maintenir les hommes dans l’ignorance, se servir de l’ignorance pour les effrayer, se servir de la frayeur pour leur extorquer plus facilement de l’argent.

Arrivés près de Palmi, nous nous y rendîmes, et la brigade continua son chemin pour aller prendre son campement. Nous descendîmes chez le général Türr, qui avait son quartier dans une grande maison où des appartemens nous avaient été réservés par ses soins. Là comme à Canitello, comme à Bagnara, comme partout dans ce royaume de Naples où les Grecs ont laissé une si profonde empreinte de leur génie, chaque chambre est peinte à fresque ; ces fresques sont médiocres, j’en conviens, mais elles accusent un certain goût, distraient l’œil, et sont cent fois préférables à nos papiers de tenture malgré les velours et les ors dont ils sont ornés. Tous les sujets sont empruntés à la mythologie ; ceux qui décoraient les murailles de notre salon représentaient l’enlèvement de Déjanire et Orphée emmenant Eurydice. Entre ces deux grands tableaux se carrait, dans sa lourde bordure dorée, le portrait du père de nos hôtes, de sa main étendue montrant une lettre de change tirée sur Trieste et paraphée par lui. Un de nous fit cette mauvaise plaisanterie d’écrire en travers, au crayon : Acceptée pour la somme de,… et signa. En face, dans un cadre semblable, trônait le portrait de la femme du négociant ; ce n’est pas un billet à ordre qu’elle tenait à la main, c’était bel et bien son contrat de mariage, dont il était facile de lire la première page. Ces puérilités provinciales peuvent sembler ridicules, mais elles ont un fonds de bonhomie naïve qui m’a toujours touché.

Nos soldats remplissaient la ville, qui leur faisait fête de son mieux. Elle est assez grande, irrégulière, comme toutes les villes des Calabres, et fort commerçante ; elle doit même faire un négoce suivi avec nos ports de la Méditerranée, car en furetant au hasard je découvris un vice-consulat de France qui étalait orgueilleusement, au-dessus de sa porte, son écusson d’azur avec une aigle d’or. Le premier travail de la municipalité avait été de changer le nom des rues, et sur de larges pancartes, en grosses lettres tracées à la main, on pouvait lire : rue Garibaldi, rue Victor-Emmanuel, place de l’Indépendancv. Vers l’heure où le soleil se couche, j’allai sur une sorte de petite place qui domine la ville basse et la mer. Je pus alors me rendre compte de la situation de Palmi, qui est merveilleuse. Entre deux falaises hautes comme nos falaises de Normandie, non point chenues et désolées comme elles, mais boisées et toutes frissonnantes d’une verdure profonde, la ville s’assoit sur une colline qui s’abaisse presque subitement en glacis, et se prolonge dans la mer par une langue de terre longue, effilée, empanachée d’arbres touffus, où s’agitent quelques palmiers échevelés ; c’est un cap aigu, chargé de jardins et jeté au milieu des flots, qu’il divise en deux petits havres arrondis, où les bateaux trouvent un bon mouillage. Tout est végétation, végétation solide, violente, presque noire ; là, comme sur les côtes de la Phénicie, les lauriers-roses laissent volontiers glisser leurs racines jusqu’au-dessus des vagues, qui les mouillent en s’élançant. Tout le pays qui entoure Palmi a une vitalité que rien ne paraît pouvoir atteindre : par ses sources, il a trop d’humidité pour être jamais brûlé du soleil ; par son soleil, il amasse trop de chaleur pour être jamais terni à l’âpre souffle des nuits d’hiver ; en outre les brises vivifiantes de la Méditerranée lui apportent chaque jour une santé nouvelle.

En face de nous, à l’ouest, noyées déjà dans les brumes empourprées du soleil couchant, les îles d’Éole s’élèvent au-dessus des flots, précédées par la solfatare de Stromboli, qui incline dans le vent son panache d’éternelle fumée ; plus loin, du côté de l’Afrique, la Sicile échancre ses côtes, que domine la masse énorme de son volcan. L’Etna d’autrefois s’appelle aujourd’hui Mongibello, c’est un souvenir de la domination sarrazine. Voyant la hauteur de l’Etna, les Arabes l’ont appelé Djebel, c’est-à-dire la montagne, la montagne par excellence ; les Siciliens ont pris cette dénomination pour un nom ; ils ont italianisé le mot et en ont fait Gibello, Monte-Gibello, puis par corruption Mongibello ; le patois de Sicile renchérit et prononce Muncibeddu. La géographie des peuples souvent conquis est pleine de semblables pléonasmes, que l’usage consacre faute de réflexion.

Garibaldi était déjà loin de Palmi ; il en partait à l’heure où nous avions quitté Bagnara. Avant le jour, il s’était mis en route au galop, s’inquiétant peu de savoir s’il était seul ou escorté, courant là où on l’attendait, contraignant à force d’activité les destinées à s’activer elles-mêmes, ne s’arrêtant guère que pour recueillir un renseignement, pour donner un ordre, pour écrire un billet, et repartant à toute vitesse vers sa destination, que lui seul connaissait. Ses officiers d’état-major couraient à perdre haleine, crevaient leurs chevaux pour le rattraper, et quand enfin ils l’avaient rejoint à son gîte de la nuit et qu’ils croyaient pouvoir se reposer pendant quelques instans, ils apprenaient qu’il venait de repartir, et que déjà il était loin. On n’a compris que plus tard le motif de cette inconcevable rapidité : soulevant l’insurrection partout où il apparaissait, Garibaldi voulait arriver à Naples sans avoir fait verser une goutte de ce sang italien qui lui est si cher, et il y a réussi.

La nuit durait encore lorsqu’à travers les ténèbres nous reprîmes notre route, escortés par un guide. Près de nous, dans la double obscurité des arbres et de la nuit, des fantômes blancs passent silencieusement : ce sont les femmes de Pal mi qui vont porter des vivres aux campemens militaires établis autour de la ville ; elles vont comme des ombres, sans bruit, se glissant le long des talus pour fuir les guides qui nous escortent, et leur jettent parfois quelques mots d’une galanterie trop épicée. Le jour se lève verdâtre et encore mal triomphant des derniers voiles de la nuit, quand nous arrivons à une large plaine nue, où se hérissent les tiges des maïs coupés. Trois ou quatre feux y flambent, hauts et clairs, mais impuissans à chasser la brume grise qui s’élève lentement des marais voisins. Ces soldats, rangés en cercle, grelottent pendant l’appel, car la nuit a été froide et d’une humidité pénétrante qui a glacé leur chair. Les fanfares résonnent, on se sent plus joyeux, les yeux demi-clos encore s’ouvrent tout à fait ; l’avant-garde file à son poste au pas de course, nous prenons la tête de la colonne auprès du brigadier Eber ; les clairons jettent dans l’espace des notes rauques qui signifient : marche ! et nous partons.

Plus de montagnes, la plaine partout et à notre gauche la mer, qui s’arrondit dans le golfe de Gioja et se replie à l’horizon au cap Vaticano. À notre droite, derrière les haies plantureuses qui bordent la route, la plaine s’étend à perte de vue, humide, malsaine, tourbeuse et hantée sans doute à l’automne par les pâles fées de la mal’ aria. Un pont traverse un cours d’eau à moitié bu par l’été, et qu’on appelle emphatiquement dans le pays le fleuve Marro : la Normandie n’en voudrait pas pour rigole. Tel qu’il est cependant, laissant égoutter ses minces filets limpides à travers les cailloux, il nous donne un peu à boire et nous montre de jolies rives où tremblent des tamarix. Nous marchons résolument sous le soleil, qui brûle nos visages et mord nos mains. De temps en temps on fait battre les tambours ou sonner les trompettes pour redonner un peu d’élan aux hommes que la chaleur accable. Les Siciliens chantent, et avec leur blouse en cotonnade rouge bravent sans façon ce ciel ardent qui énerve leurs compagnons de l’Italie du nord. Au bout de la plaine, deux belles collines vertes et ombreuses surgissent tout à coup ; elles sont comme les vedettes de la petite ville de Rosarno, que nous laissons à notre droite pour aller faire notre grand’halte sous des oliviers presque aussi beaux que ceux de Palmi. La nourriture n’était point abondante, et je déjeunai de trois tomates crues. Ah ! le malplaisant déjeuner ! eût dit Gargantua dans sa jeunesse.

Quelques soldats s’étaient répandus dans le bois, marchant sur la pointe du pied, regardant aux branches, et tirant à balle sur d’innocens moineaux qui s’enfuyaient à tire-d’aile. Cette sorte de chasse, fort peu meurtrière, était expressément défendue ; mais il n’est point facile d’empêcher un soldat volontaire de tirer des coups de fusil. J’étais étendu à l’ombre d’un vaste figuier, couché sur un bon lit de tiges de maïs, en compagnie des officiers de la légion hongroise, lorsqu’un Hongrois, tenant par l’oreille un cochon de lait qui semblait bien avoir été récemment assassiné, s’approche d’un air piteux du chef de la petite troupe magyare, le major Mogyoródy[6], et lui dit : « Mon commandant, est-ce que je peux accepter ce joli petit cochon qu’un paysan vient de me donner ? — On ne te l’a pas donné, tu mens ; c’est toi qui viens de le tuer, et tu sais cependant que c’est défendu. — Non, mon commandant, je ne l’ai pas tué ; c’est le paysan qui m’a prié très poliment de l’accepter, et la preuve, c’est qu’il m’a demandé des nouvelles de M. Kossuth. — Comment as-tu pu savoir qu’il te parlait de Kossuth, puisque tu ne comprends pas l’italien ? — Je l’ai deviné à son air gracieux. » La raison était péremptoire, elle fut acceptée, et le petit cochon, enfilé sur une baguette de fusil, fut mis à rôtir, après qu’on lui eut préalablement enlevé la tête, qu’une balle avait fracassée.

Près de nous, derrière un champ de maïs verdoyant, bruissait un ruisseau tout fleuri de baumes et de menthes ; des fougères hautes comme des arbustes croissaient sous les oliviers ; la colline montait en pente douce, couronnée de sa belle verdure ; au loin, les montagnes de l’horizon apparaissaient bleues, semblables à une découpure du ciel. Je serais resté là volontiers tout le jour, sans parler, rêvassant et laissant mon esprit s’en aller dans le grand souffle de la nature ; mais un devoir impérieux m’appelait plus loin, à Mileto, et, abandonnant la brigade, qui devait faire sa halte sous ces ombrages profonds jusqu’à l’heure où le soleil perd un peu de sa force, je partis seul, à cheval, suivi d’un cavalier-guide.

Il est midi, le soleil de feu tombe d’aplomb sur moi ; la poignée de mon sabre me brûle comme un fer rouge quand j’y porte la main ; nos chevaux fatigués ne vont qu’avec peine, comme en rechignant, sur le chemin plat, gris d’une poussière tamisée qui s’élève en tourbillons sous nos pas et nous enveloppe. Le paysage est dur à force de lumière ; quelques miroitemens carboniques semblent faire onduler les prairies ; les arbres se détachent noirs et secs sur l’azur implacable. La solitude partout : à peine çà et là une vache haletante montre la tête au-dessus des herbes ; pas d’oiseaux, pas même de sautillantes bergeronnettes le long des fossés humides. Tout se tait sous la chaleur, la nature paraît silencieusement affaissée, nous en sommes le seul bruit. À travers la poussière de la route, j’aperçois des hommes qui se hâtent et marchent de mon côté. Ce sont des paysans d’un village qu’on voit au loin accroché à la montagne, et qui doit être Laureana ; ils sont armés, un prêtre les conduit, grand garçon de trente ans, large, apoplectique, roulant de gros yeux, en bas de soie, en culottes courtes, avec un large chapeau à ganse d’or, décoré d’un flot de rubans rouges, verts et blancs. Arrivés près de moi, les hommes me présentent les armes, et le prêtre, s’arrêtant devant mon cheval, se campant le poing sur la hanche avec des airs de matamore, s’écrie, sans reprendre haleine : « Vive Garibaldi ! — Vive notre roi Victor-Emmanuel ! — Vive l’Italie ! — Vive l’unité ! — Vive la casaque rouge ! — A bas les Bourbons ! — A bas les Autrichiens ! — A bas les évêques ! — A bas les impôts ! » Le pauvre homme faisait de si visibles efforts pour paraître convaincu de ce qu’il criait, qu’il ne me convainquit pas du tout et me fut même assez déplaisant. Je ne répondis donc pas à ses acclamations, et je me contentai de lui dire : « Combien comptez-vous de milles d’ici à Mileto ? » Il reprit à tous poumons : « Vive Garibaldi ! — Vive notre roi !… » Je donnai un coup d’éperon à mon cheval et je partis au trot, laissant la manifestation, qui resta quelques instans à se consulter et reprit rapidement sa route vers le campement de la brigade.

J’arrive à une rivière presque sans eau, qui est le fleuve Messima[7]. En 1783, pendant le tremblement de terre, il disparut, englouti dans une convulsion, et reparut tout à coup. Un grand pont le traverse, pont de bois dont les balustrades vermoulues tombent de vieillesse, disjointes et pourries. Les lambourdes qui composent le tablier sont séparées les unes des autres, et d’un tel écartement, malgré le sable qu’on y a jeté, que les chevaux hésitent à passer. Je n’avais vu semblable incurie qu’en Orient, dans les plus mauvaises provinces de l’empire turc, celles qu’on a pour ainsi dire abandonnées aux Turcomans nomades. Les voyageurs qui, parcourant l’Asie-Mineure, se sont rendus d’Aia-Soulouk, où sont les ruines d’Ephèse, jusqu’à Sardes, en passant par Tyra et Birké, doivent se rappeler une assez large rivière qu’on appelle le faux Méandre, et qui est enjambée par un pont de bois plus dangereux et plus semé de trahisons que les courans les plus rapides. Les poutrelles transversales sont tellement éloignées les unes des autres qu’on descend de cheval et qu’on saute de poutre en poutre, comme si le tablier n’avait pas encore été posé. Les chevaux, pris de terreur à ces éclairs de lumière humide qui du lit du fleuve montent vers eux, se cabrent, refusent d’avancer, et l’on est souvent obligé de les conduire le long de la rive pour chercher un gué, afin d’éviter les périls de ce que l’administration de la Sublime-Porte nomme un pont. Le pont du fleuve Messima ressemble à celui qui s’élève sur la route de Tyra à Birké, et il y a longtemps qu’il est dans cet état de périlleux délabrement, car un opuscule publié en 1783[8] donne à ce sujet des détails qui semblent écrits d’hier. La plaine qui s’étend près du pont est comme mouvante, moitié sable et moitié fange ; l’herbe rare semble n’y pousser qu’à regret, pourrie au pied par la stagnante humidité, brûlée à la tige par le soleil. Tout dans cet endroit a un air de désolation malsaine ; une ou deux basses collines de gravier tristes et mornes servent de retraites à des lézards qui se sauvent au moindre brait. Les arbres ici ont disparu, et avec eux la verdure des prairies ; ce sont des champs en friche ou moissonnés, on se croirait dans la Beauce ; des corneilles à mantelet courent gauchement parmi les chaumes ; au loin, on entend le crécellement aigu des cigales. Auprès d’une meule de paille, des soldats royaux, déserteurs des brigades qui furent cernées à Villa-San-Giovanni, se reposent et font paisiblement la sieste ; ils portent le pantalon et la veste en cotonnade bleue, uniforme de la troupe napolitaine pendant l’été. Je les appelle, j’interroge un sergent qui paraît les guider : « Où allez-vous ? — À la maison ; nous avons quitté le service. — Où sont vos camarades ? — Envolés comme des oiseaux, chacun vers sa ville au son village. — A quelle brigade apparteniez-vous ? — à la brigade Briganti. — Où est le général Briganti ? » À cette question, ces hommes, ils étaient neuf, parurent hésiter et tout à coup, tournant les talons, ils se sauvèrent. Mon cavalier-guide voulait courir après eux ; je le rappelai et continuai ma route. Pourquoi cette fuite précipitée ? Je ne devais pas tarder à en avoir l’effroyable explication.

Les horizons sont beaux parce qu’ils sont étendus et noyés dans la lumière rouge du soleil ; mais le paysage ne se relève pas, il reste laid et aride ; la chaleur est terrible. À toutes les maisons devant lesquelles nous passons, mon guide demande de l’eau malgré mes conseils. « C’est plus fort que moi, » me dit-il, et plus il boit, plus il a soif. « Mais comment faites-vous donc pour ne jamais boire ? » me demanda-t-il. Je lui montre un tout petit morceau de pierre à fusil que j’ai dans la bouche. « Ah ! reprend-il en soupirant, cela ne vaut pas un verre de vin d’Asti, comme on en boit dans mon bon pays de Montferrat. »

En haut d’une âpre côte que nous avions gravie dans la poussière, je rencontrai une troupe de soldats appartenant, je crois, à la division Medici, et qu’à leur costume gris foncé je reconnus pour des Toscans. Réunis à l’ombre douteuse de trois ou quatre arbres maigrelets, ils jouaient ensemble, chacun faisant le moulinet avec son fusil, le portant debout en équilibre sur un doigt, le lançant en l’air pour le rattraper au vol. En passant près d’eux, je leur jetai un avertissement sur ces jeux pleins de périls. On me répondit par la phrase commune : « Il n’y a pas de danger ! » Je n’avais pas fait vingt pas que j’entendis une détonation : je me retournai et j’aperçus un de ces jeunes hommes qui s’affaissait, il se roulait sur la terre et se débattait en criant. Nous détachâmes sa blouse ; la balle avait pénétré dans la région intermédiaire du diaphragme, et elle était ressortie par le dos. Le pauvre enfant pâlissait, ses yeux cernés de tons livides flottaient sous les paupières déjà trop pesantes. Nous l’appuyâmes contre un arbre. « Laissez-moi dormir, disait-il, j’ai la tête lourde. » Une voiture passa, je la fis requérir, on y coucha le blessé sur les coussins réunis ; une demi-heure après, il était mort.


III

J’étais, on le comprendra facilement, sous une triste impression en arrivant à Mileto. La ville me parut affreuse, carrée, petite, rebâtie à neuf avec de vieux matériaux et composée de trois rues parallèles si larges qu’elles ressemblent à des places. Elle s’agitait, courait, faisait plus de bruit que de besogne et criait à rendre sourd. Garibaldi s’y trouvait. À l’aide de tentures de soie et de coton, de draps et de tapis, on avait improvisé, sous un arbre, dans un champ, une tente où le dictateur se tenait. Il était à demi couché, ayant près de lui des cartes déployées ; deux prêtres debout le regardaient avec une sorte de curiosité farouche, pendant qu’il écoutait une députation des habitans de Monteleone qui le priaient d’accourir au plus vite pour empêcher la garnison napolitaine de se porter à des excès redoutables. Les troupes royales du reste faisaient ; dit-on, leurs préparatifs de départ, et au lieu de nous livrer bataille dans les plaines de Monteleone, ainsi que nous l’avions pensé d’abord, elles se retiraient sous les ordres du général Ghio pour aller nous disputer le passage des défilés qui mènent à Cosenza ; mais on craignait qu’en se retirant de Monteleone, elles ne rançonnassent la ville. « J’y vais tout de suite, » répondit Garibaldi, et il sauta dans une voiture qui partit grand train-, chacun, à pied, à cheval, s’élança pour le suivre. Le général Türr, que je venais de retrouver, partit comme les autres pour rejoindre ce chef d’armée qui ne marchait qu’au galop. Ils arrivèrent à Monteleone ; à leur aspect, la ville entière se souleva, et la garnison s’éloigna sans retourner la tête.

« A Reggio les pêcheurs d’espadons, à Catanzaro les tisseurs de soie, à Mileto les brigands et les prêtres ! » c’est encore un proverbe des Calabres, et il est aussi vrai que le premier. Relativement Mileto est une ville neuve : le tremblement de terre de 1783 l’a littéralement engloutie ; le sol s’est ouvert et refermé, gardant la ville dans ses entrailles, et l’on n’a pas encore fini de la reconstruire : des chaumières, quelques hangars, un vaste séminaire, le palais de l’évêque et une moitié d’église coiffée d’un affreux dôme en zinc, voilà Mileto. C’était la ville chérie et favorisée des princes normands : ils la dotaient, faisaient des pèlerinages à sa chapelle, lui donnaient des fiefs et lui soumettaient les colonies du bas-empire, dont l’origine grecque est attestée encore aujourd’hui par le nom des villages voisins : Ierocarno, Potame, Dafina, Policastro. C’est aujourd’hui un misérable bourg d’aspect sinistre, et qui compte à peine deux mille habitans. De ses splendeurs passées il ne lui reste rien qu’un évêché d’où l’évêque s’est enfui à notre approche. Des prêtres noirs le parcourent timidement et curieusement ; ils nous regardent avec anxiété quand ils pensent n’être pas remarqués, et s’étonnent de ne point voir à notre front les cornes du diable et à nos pieds ses ongles fourchus. Lorsqu’ils passent près de nous, ils nous saluent de cet air humble et quémandeur qui indique la crainte prête à toutes les concessions ; il n’y a de franchise ni dans le regard, ni dans le geste, ni dans la voix. Là, dans une bourgade des Calabres, dans ce pays perdu dont le nom n’est venu qu’à bien peu d’oreilles, la providence des événemens a réuni pour quelques heures face à face les deux frères ennemis, les deux lutteurs irréconciliables, les robes noires et les casaques rouges, l’autorité quand même, la liberté quand même. La guerre entre ces questions semble près de s’engager dans le monde entier : à qui restera la victoire ?

Dans les murailles de l’église nouvelle, froide et suant l’humidité, on a encastré des bas-reliefs recueillis parmi les débris échappés à l’engouffrement d’autrefois : ils représentent des princes normands, des Humfroy, des Robert Guiscard, vêtus de la chemise de mailles, agenouillés et mains jointes ; à côté, je vois deux sculptures peu chrétiennes figurant je ne sais quels Amours, trouvés sans doute dans les ruines de quelques villes du vieux Brutium, ou arrachés à Hipponium, dans le temple de Proserpine, dont le comte Roger donna les colonnes à l’abbaye de Mileto. Les a-t-on mis là comme un simple ornement, ou pour prouver que la religion romaine, en donnant asile aux restes de toutes les croyances sur lesquelles elle s’est fondée, mérite bien son nom de catholique ? Je ne sais.

Nous étions au 27 août, et deux jours auparavant cette odieuse ville de Mileto avait été le théâtre d’une tragédie terrible. Le 15e régiment de ligne napolitain, revenant de Villa-San-Giovanni, avait campé sur la place et dans les rues ; ses officiers le conduisaient, mais les troupes indisciplinées murmuraient, voyant avec terreur s’allonger devant elles les fatigantes étapes, dont la dernière ne devait être que Naples, et, répudiant le métier de soldat, demandaient sourdement à être renvoyées libres, en congé illimité. Les officiers découragés ne répondaient rien, ou répondaient qu’ils étaient eux-mêmes contraints d’obéir à des ordres supérieurs. Le général Briganti arriva sur ces entrefaites, à cheval, suivi d’un seul domestique. Les soldats, en le reconnaissant, crièrent : « À mort ! à mort ! chez nous ! chez nous ! » Briganti passa outre, sans s’arrêter à ces clameurs. Il avait déjà franchi le village et se trouvait sur la route de Monteleone, quand il tourna bride et revint sur ses pas. Qui le ramenait ? La volonté de faire tête à l’orage et de calmer une sédition militaire qui pouvait, en éclatant, amener le pillage de la ville ? ou plutôt cette invisible et invincible main qui pousse les hommes vers les destinées qu’ils doivent accomplir ? Je ne sais, mais il revint. Dès qu’il parut, les cris recommencèrent, et les menaces aussi, plus violentes encore. Il était sur la place, devant un grand hangar qui sert d’écurie à la poste. Il s’arrêta et voulut parler ; deux coups de feu abattirent son cheval, qui roula dans la poussière. Le domestique épouvanté prit la fuite. Les officiers impassibles n’essayaient même pas de calmer leurs hommes. Le général Briganti se releva et alla droit aux mutins, avec courage et une grande sérénité. Il parla de son âge, leur rappela les soins paternels qu’il avait toujours eus pour eux ; il invoqua la discipline, sans laquelle les soldats ne sont plus que des bandits armés. La révolte hésitait et semblait près de s’apaiser, lorsqu’un sous-officier, s’approchant du général, lui dit : « Mes souliers sont usés, et je vais presque pieds nus ; toi, tu as de trop belles bottes ! » et il lui tira un coup de fusil à bout portant. Plus de cinquante balles lui furent encore envoyées. Le sous-officier l’avait déchaussé, et toute la troupe enivrée du meurtre se jeta à coups de baïonnette sur son ancien général et le mit en pièces. On ne put qu’à grand’peine arracher à ces sauvages le corps mutilé pour le cacher dans l’église. Ils défoncèrent alors quatre ou cinq boutiques où l’on vendait des cigares, du vin et du café, et les pillèrent. Je ne sais quel cannibalisme les avait saisis et affolés. Ils retournèrent vers l’église, en forcèrent la porte, et, tirant par ses pieds nus le pauvre cadavre, ils l’accablèrent d’outrages sans nom, lui arrachant les cheveux et les moustaches, enfonçant dans les orbites des capsules auxquelles ils mettaient le feu, lui traversant le nez avec des épinglettes. Ce fut un cauchemar. Quand ils furent las, ils se réunirent de nouveau sur la place, et, laissant leurs armes, ils partirent débandés, chacun tirant vers son propre pays. Les officiers muets laissèrent faire et burent leur honte jusqu’à la lie. Les habitans de Mileto étaient terrifiés. On prit quelques-uns de ces misérables et on les interrogea : « Pourquoi l’avez-vous massacré ? — Parce que c’était un bourbonien, dirent les uns. — Parce que c’était un libéral, » dirent les autres. Un seul approcha de la vérité : « Nous l’avons tué parce que c’était notre général ! »

Certes j’ai lu et entendu bien d’ineptes calomnies sur cette loyale et franche armée que commandait Garibaldi ; ceux qui avaient le plus puissant intérêt à mentir pour jeter sur elle toute sorte de défiances n’ont cependant jamais osé inventer le crime dont une armée régulière, destinée, disait-on, à combattre le désordre, venait de donner l’irrécusable exemple. Je sais tous les mensonges qu’on a accumulés contre l’armée de Garibaldi ; mais je n’ai même pas à les réfuter, car ils sont morts d’eux-mêmes, ce qui est la destinée des mensonges. Je dirai seulement que pendant quatre mois, jour et nuit, j’ai vécu avec cette armée, et que jamais je n’y ai vu un fait d’insubordination. On commandait sans peine et sans peine on obéissait, car tous, officiers et soldats, étaient animés du même esprit et marchaient d’un commun accord vers un but connu d’avance, l’affranchissement de l’Italie. Pendant les lentes étapes, sur la poussière et sous le soleil, dans les froides nuits brumeuses aux avant-postes du Vulturne, dans les pénibles attentes des rations en retard, dans l’encombrement fatigant des bateaux à vapeur, dans les marches forcées, après des heures sans sommeil, jamais je n’ai entendu ni une plainte ni une imprécation. Une seule fois j’ai vu un officier s’oublier à ce point qu’il frappa un de ses soldats au visage ; le soldat, très pâle et faisant manifestement un effort pour se contenir, lui dit : « Je suis un homme libre ; vous n’avez pas le droit de me frapper, quoique je vous reconnaisse pour mon supérieur ; vous-même vous avez des supérieurs, et ce sont eux qui me feront rendre justice. » Le soldat fit en effet sa plainte au chef direct de l’officier, qui fut mis aux arrêts et courut grand risque d’être cassé. Nous avons traversé bien des villages et des villes : pas un vol n’y fut commis ; on maraudait peu, même devant les jardins t par les heures de la plus vive soif. Si de mauvais exemples furent parfois donnés, ce n’est ni par des Italiens, ni par des soldats, c’est par des étrangers, qui portaient au képi plus de galons qu’on n’aurait dû leur en accorder. Du reste, dès qu’un coupable était connu, on en faisait rapide justice en l’expulsant.

Il y avait à Mileto un homme qui ne pensait guère à Briganti ni à ses soldats débandés : c’était le syndic. Le pauvre homme faisait pitié à voir et ne savait auquel entendre, car on lui faisait des demandes que les insuffisantes ressources du pays le mettaient dans l’impossibilité de satisfaire. Comme il n’y a qu’une route de Beggio à Naples, toutes nos troupes y passaient forcément et devaient traverser Mileto, à qui son évêché donnait une importance malheureusement plus fictive que réelle : d’heure en heure, des officiers d’ordonnance expédiés par les brigades restées en arrière apportaient au syndic l’ordre de faire préparer pour le soir, le lendemain, le surlendemain, tant de milliers de rations de pain, de riz, de viande et de vin. Le syndic accumulait les ordres devant lui, sur une table, les regardait d’un air consterné, mettait la tête entre ses mains et se désespérait. Quand on le pressait un peu trop, il poussait des cris et appelait tous les saints à son secours ; mais les saints ne l’entendaient guère, et les rations n’arrivaient pas. Je contemplais la scène avec une curiosité insouciante, car je savais que notre brigade avait reçu le matin même ses rations à Rosarno. Un vieil officier, qui philosophiquement s’obstinait à pousser sous les yeux du syndic un ordre que celui-ci s’obstinait à ne point lire, lui dit avec une extrême douceur : . « Monsieur le syndic, en Espagne, pendant la guerre révolutionnaire que j’ai faite, quand les syndics ne fournissaient pas les rations requises, on les faisait pendre. » Le syndic fit un bond, arracha sa cravate, sauta sur un paquet de cordes accroché à la muraille, et le jetant aux pieds de l’officier : « Eh bien ! pendez-moi, s’écria-t-il, et je vous baiserai les mains. Des rations ! des rations ! Est-ce que j’en ai des rations, moi ? J’aime mieux être pendu ! Voulez-vous me pendre ? Non ! Eh bien ! bonsoir ; je vais retrouver ma femme ! » Et le malheureux se sauva en agitant les bras au-dessus de sa tête. On prit un parti plus simple, on envoya à Monteleone un aide-de-camp qui revint, quelques heures après, suivi de charrettes chargées de vivres. Quant au syndic, on courut après lui pendant toute la nuit sans pouvoir le rejoindre : il était parti pour sa campagne.

Les étoiles brillaient depuis quelque temps déjà lorsque la brigade Eber arriva ; elle venait prendre son campement dans la ville à la place des troupes du général Cosenz, qui partaient pour Monteleone. Nous étions accoudés au balcon de l’évêché, où nous avions notre logement, respirant à pleins poumons la bonne brise du soir, lorsque l’on vint nous donner une sérénade. Une guitare et quatre trombones composaient l’orchestre, qui, à défaut de chant national ou patriotique, nous joua l’air napolitain si connu sous le nom de Piedigrotta ; la pauvre guitare bourdonnait et frétillait de toute la force de ses cordes pour faire entendre un peu sa petite voix plaintive au milieu des tron tron cuivrés des trombones qui jouaient faux à faire grincer des dents. Nous subîmes sans nous plaindre cette terrible aubade, car il faut savoir souffrir pour la bonne cause ; mais nos soldats étaient las, ils avaient besoin de dormir, et ils ne tardèrent pas à reconnaître que cette musique endiablée ne portait pas précisément au sommeil : ils prirent donc délicatement les musiciens par le bras et les conduisirent chez eux avec force complimens, en les engageant à se taire d’abord et ensuite à se coucher.

Les approches de Monteleone, où nous arrivâmes le lendemain dans la matinée, sont d’une beauté grasse et plantureuse, qui me charma d’autant plus que j’avais encore dans les yeux le souvenir des tristes paysages traversés la veille. Ces campagnes, fleuries étaient célèbres dans l’antiquité. Proserpine, échappée de Sicile, vint récolter des fleurs dans les champs d’Hipponium, qui fut ensuite Vibona-Valentia et plus tard Monteleone. En souvenir de la fille de Cérés, les femmes du pays cueillaient elles-mêmes les fleurs dont elles tressaient leurs couronnes pendant les jours de fêtes sacrées. À gauche, vers l’ouest, la Méditerranée échancre les côtes par un beau golfe adouci qui ressemble au galbe d’un vase antique ; à droite, les champs verdoyans, plantés de mûriers, où se mêlent quelques pins-parasols, s’étendent, comme une nappe d’émeraude, jusqu’aux montagnes qui ferment l’horizon. Au bord d’une route ombragée par les trembles et les peupliers de Virgile, Monteleone se dresse en amphithéâtre, dominé par un vieux château à tourelles qui, du haut de la montagne, semble se pencher au-dessus d’un abîme. La ville m’apparaissait, sous un ciel ardent, baignée par des lueurs si perpendiculaires qu’elle me semblait noire, car la lumière ne dessinait plus d’ombres sur les murs. Cet effet étrange d’un soleil d’aplomb m’a souvent frappé dans les pays méridionaux, surtout dans le désert de Quosseyr, sur les bords de la Mer-Rouge, où, vers l’heure implacable de midi, la nature revêt une teinte morne, farouche, et d’une lumière si intense qu’elle en paraît obscure. Arrivant, partant, nos troupes se croisaient, se heurtaient dans la ville avec une telle rumeur que les pauvres hirondelles, épouvantées, ne savaient où chercher un refuge. Presque toutes, ahuries et tremblantes, se pressant les unes contre les autres, s’interrogeant avec mille petits cris, elles s’étaient rassemblées sur la corniche d’une méchante église élevée au Largo Santa-Maria. Les plus hardies reprenaient parfois leur vol, attirées sans doute par quelque bupreste doré qui passait en bourdonnant ; mais bien vite, se trouvant mal à l’aise et comme dépaysées dans cet air ébranlé par les clameurs confuses, elles retournaient s’abriter près de leur nid pour y trouver un asile et peut-être pour le défendre.

Monteleone offrit à nos soldats une bonne fortune dont ils profitèrent amplement ; on y trouva une caserne précédemment occupée par les gendarmes royaux, et dans la caserne un magasin complet de bottes et de sabres : c’étaient des bottes à l’écuyère, bottes fortes, montant au-dessus du genou et dures comme du bois ; il y en avait quelques centaines de paires, provision de gala et de grande tenue. Une folie de bottes monta à la tête de tous nos hommes ; ils en demandaient en suppliant ; ils venaient à nous, les mains jointes : « Ah ! mon officier, faites-moi donner des bottes ! » On en distribua aux cavaliers ; les fantassins réclamèrent, et on leur en accorda quelques-unes. L’orgueil de ceux qui avaient pu chausser ces incommodes et lourdes machines ne peut se concevoir ; ils allaient par la ville

Plus fiers qu’un capitan sur la barque amirale,


faisant résonner leurs talons ferrés, s’embarrassant dans leurs éperons, qui souvent les jetaient le nez contre le pavé. Les plus sages quittèrent le lendemain même ces instrumens de supplice ; mais quelques-uns tinrent bon, et je me rappelle avoir rencontré six semaines après, au quartier de Santa-Maria, des soldats qui marchaient encore triomphalement dans ces pesans entonnoirs de cuir ; la gloire avait couronné leur effort, ils étaient célèbres dans leur brigade : on les appelait les bottés de Monteleone. On ne saurait croire l’attrait invincible que les chaussures, et spécialement les bottes, exercent sur les soldats ; disons le mot franchement, c’est une fascination. Paul de Flotte tombé remuait encore, que déjà on lui avait volé ses bottes ; sans un sous-officier qui eut envie de celles de Briganti, ce malheureux n’aurait peut-être pas été massacré.

Ce fut au bruit de notre musique sonnant ses plus belles marches que le soir nous quittâmes Monteleone. Déjà le crépuscule avait éteint les dernières lueurs du soleil couchant ; les fenêtres de la ville s’allumaient peu à peu, et la nuit planait sur nous lorsque nous dépassâmes les dernières maisons. Le long de la mer, qu’elle domine, la route est ouverte aux flancs d’une montagne dont elle suit les rampes irrégulières. Aux pâles clartés de la lune, qui jette devant nous les ombres bizarres des arbres et des rochers, le pays paraît très beau ; il me semble que les oliviers et les mûriers y abondent, entrelacés avec des vignes. Vers onze heures nous passons au-dessus d’un gros amas de maisons couchées sur le rivage, et d’où sortent des clartés vacillantes ; c’est Pizzo, où nous descendons, pendant que la brigade continue sa route.

Pizzo me semble une ville en cascade, tant la pente de ses rues est raide et coupée d’angles subits ; sur les dalles luisantes, nos chevaux glissent et font des écarts tels que nous prenons le parti de les conduire à la main : rues étroites, maisons hautes, place biscornue où coule une fontaine autour de laquelle les chevaux se battent à qui boira le premier et le plus longtemps. À grand’peine, dans la nuit et à travers un dédale de ruelles, nous découvrons la demeure du syndic ; il faut insister beaucoup et même menacer un peu pour obtenir le sac d’avoine dont nous avons besoin, avant toute chose, pour réconforter nos chevaux harassés. On nous promit de nous l’envoyer dans une heure, plus tôt même, à notre campement ; mais nous n’en voulûmes démordre, et bon gré, mal gré, nous eûmes notre sac, que Sandor Téléki chargea virilement sur ses arçons. Je soupçonne la ville de Pizzo de n’être point de complexion fort libérale ; cela peut s’excuser lorsqu’on pense aux immunités considérables que les Bourbons, de Naples lui ont accordées et maintenues depuis leur restauration. La capture accidentelle de Murat, « le beau roi, » amena sur la ville une nuée de grâces royales que notre expédition devait égalitairement faire évanouir. J’aurais aimé, si j’en avais eu le loisir, à visiter les lieux où s’accomplit la sinistre aventure du 13 octobre 1815. Certes Murat n’était point fort intéressant, mais ses côtés chevaleresques et essentiellement gaulois lui méritent une grande indulgence. Un de ses derniers mots m’a toujours touché profondément, car j’y retrouve l’homme tout entier : « Tirez à la poitrine, et respectez le visage ! » Sa tentative fut ridicule, comme toutes les hardiesses avortées. Un autre, qui trouva pour une meilleure cause une mort horrible sur les côtes de l’Italie méridionale, savait bien, avant de se jeter dans son expédition folle à force de générosité, que pour être absous il faut réussir. Pisacane, qui fut un grand cœur, et qui, blessé, désarmé, après s’être loyalement rendu, fut assommé à coups de bâton et déchiré à coups de fourche comme un loup enragé, écrivant son testament avant de partir, disait[9] : « Je suis persuadé que si l’entreprise réussit, j’obtiendrai les applaudissemens universels ; si je succombe, le public me blâmera, on m’appellera fou, ambitieux, turbulent, et ceux qui, ne faisant jamais rien, passent leur vie à critiquer les autres examineront l’œuvre minutieusement, mettront à découvert mes erreurs, et m’accuseront d’avoir échoué faute d’esprit, de cœur et d’énergie. » Pauvre Pisacane ! quels regrets toujours saignans il a laissés dans le cœur de ceux qui l’ont connu ! Sans cesse j’ai entendu parler de lui par les hommes les plus éminens de l’Italie nouvelle ; un de nos généraux, mettant pied à terre à Sapri avec ses troupes, s’évanouit en prononçant le nom de Pisacane, car c’est là qu’il avait débarqué en appelant le peuple aux armes. Dans son testament, il résumait toutes ses théories politiques par deux mots : liberté, association. Quelle est la grande idée religieuse, politique ou morale qui n’a pas eu ses martyrs ? Pourquoi trop les regretter ? N’est-ce pas leur sang versé et le souvenir de leur abnégation qui ont fait la route moins difficile à ceux qui viennent après eux pour continuer et achever leur œuvre ? On oublie les intérêts momentanément compromis par ceux qu’on appelle des fous et des utopistes pour ne plus se rappeler que les souffrances expiatoires qu’ils ont endurées ; la captivité légendaire de Sainte-Hélène a été pour beaucoup dans l’éclosion du second empire, et la défaite de Novare est la mère de la victoire de Solferino. C’est peut-être le long supplice de Venise qui sauvera définitivement l’Italie.

Quand, vers une heure du matin, nous arrivâmes au campement, situé à droite de la route, dans un bois d’oliviers appuyé contre une petite colline, les hommes dormaient ; les chariots de bagages, rangés sur une seule ligne, s’étendaient sur la lisière d’un champ que côtoyait un sentier bordé de haies vives. La lune avait quitté l’horizon, et le ciel fleuri d’étoiles semblait sombre dans ses profondeurs. Tout était calme ; on n’entendait d’autre bruit que celui des chevaux broyant leur avoine et des bœufs mangeant des tiges vertes de maïs, puis ça et là la plainte confuse de quelque soldat qui parlait en rêvant. Je me couchai sur la terre nue, la tête sur ma selle, emporté bien loin du temps présent par mes souvenirs vers l’époque heureuse où, jeune, ayant fait de ma vie une expansion d’indépendance, je dormais en plein air sur les sables encore tièdes de la chaleur du jour, pendant que les dromadaires ruminaient non loin de moi, et que les chameliers veillaient en attisant le feu pour éloigner les animaux féroces qui hantent les déserts. Il y a dans cette existence, malgré les fatigues qu’elle comporte, je ne sais quoi de sain et de fortifiant, de hardi et d’imprévu, qui charme et complète notre être. L’homme est ainsi fait que souvent le moment présent lui suffit ; il se fait vite illusion, et il pense qu’il est délivré dès que les exigences de la civilisation, disparues pour quelques heures, ne sont plus là prêtes à l’étreindre. Que de fois, en me réveillant dans mes nuits de voyage et en voyant le ciel briller au-dessus de ma tête, je me suis cru libre, et j’ai joui des joies puissantes de la liberté ! Ce sentiment était si profond que je bénissais les hasards bruyans qui, en m’arrachant au sommeil, me faisaient ouvrir les yeux vers les étoiles, et me donnaient ainsi conscience de dormir seul et comme perdu sous l’immensité.

Cette indépendance, je la sentais en moi à cette heure dont je parle, mêlé par le fait seul de mon vouloir à une action de liberté, couché sous le ciel sans limite et suivant des yeux les constellations qui gravitaient dans leur lumineuse harmonie. Longtemps je rêvai sans dormir, puis peu à peu le sommeil détendit mes membres et ferma mes paupières. Un son de clairon me réveilla. L’étoile de Vénus, éblouissante, large comme un jeune soleil, apparaissait au-dessus des arbres obscurs. Debout sur une éminence, le trompette sonnait la diane, air triste, langoureux et comme imprégné encore des mélancolies de la nuit. Semblables à des morts qui se lèveraient de leurs tombes, nos soldats se dressaient un à un, étendant les bras et secouant leur dernier sommeil. Un feu s’alluma, puis un autre ; des cris de commandement retentirent ; les bœufs mugissans furent attelés aux chariots ; le clairon jetait toujours aux quatre coins de l’horizon ses notes émouvantes et sérieuses. — Trompette, que sonnes-tu là au-dessus de ces jeunes hommes qui se lèvent ? — Le réveil d’une nation ! la diane de l’indépendance !

Largement rassasiés d’avoine, nos chevaux avaient bonne vigueur. Je pris les devans avec Sandor Téléki. Quand le jour apparut, nous vîmes des montagnes à notre droite, et à notre gauche des marécages herbus qui précédaient la mer. Le golfe de Sainte-Euphémie s’arrondissait, bleu et calme, près de nous sur le rivage plein des tristes souvenirs de 1806. C’est là en effet, entré la petite rivière d’Angitola et le fleuve Lamato, que le général Reynier fut battu, le 4 juillet, par le général anglais Stuart, qui commandait les Napolitains amenés de Sicile. Les suites de cette défaite furent désastreuses ; nous perdîmes momentanément la Basse-Calabre, Reynier put à grand’ peine aller chercher un refuge jusqu’à Catanzaro, et le pays entier se souleva contre nous avec de si cruelles atrocités que le général anglais lui-même, voulant y mettre un terme, promit dix ducats par soldat et quinze ducats par officier français qu’on amènerait sain et sauf à son quartier-général. Les grands propriétaires du pays, soupçonnés de n’avoir pas désapprouvé l’ordre de choses nouveau, furent rançonnés et mis à mort. Joseph écrivait à Napoléon[10] : « Dans la ville de Nicastro, le commandant des gardes d’honneur a été crucifié après avoir eu les yeux crevés ; c’était un prince qui m’avait reçu chez lui. » Harcelés, massacrés, brûlés dès qu’ils se montraient hors des portes, nos soldats étaient comme perdus et voués aux supplices dans ces montagnes où chaque habitant était un ennemi. Cette situation terrible pour nous, mais légale pour les Calabrais, qui, malgré leur odieuse cruauté, se soulevaient avec raison contre une domination étrangère, dura jusqu’après la capitulation de Gaëte (18 juillet 1806) ; les troupes employées au siège de la ville purent alors, sous les ordres de Masséna, venir en Calabre délivrer Verdier à Cosenza, Reynier à Cassano, et pacifier le pays par des moyens qui ne furent guère moins blâmables que les atrocités commises et qu’on voulait réprimer. Et cependant à cette époque déjà, on pouvait écrire cette phrase si vraie encore aujourd’hui : « Il est impossible qu’un gouvernement inspire moins d’intérêt que la maison de Naples n’en inspire à ses peuples[11]. » On se soulevait en criant : Vive le roi ! cela est incontestable ; mais en réalité on se soulevait beaucoup moins pour le roi que contre l’invasion. Quant aux cruautés inutiles qu’on a tant reprochées aux Calabrais dans cette circonstance, comment ne pas les excuser quelque peu lorsqu’on pense que ces montagnards, naturellement farouches, ne jouissant même pas d’une civilisation embryonnaire, catholiques fervens, étaient guidés par leurs prêtres, qui prêchaient du haut de la chaire que Jésus avait été jadis crucifié à Jérusalem par des Français déguisés en Juifs ? On ne peut croire jusqu’où va l’excès de crédulité de ces pauvres cervelles que nulle instruction n’a jamais éclairées. En 1851, dans la Pouille, un cultivateur aisé m’a demandé s’il était vrai que Napoléon Ier dût son invincibilité à l’habitude qu’il avait de boire chaque matin le sang d’un soldat spécialement égorgé pour lui ! Tous les peuples ignorans sont ainsi, on leur fait croire ce que l’on veut. Les Hindous sont persuadés que la compagnie des Indes est une vieille demoiselle qui porte un chapeau de paille et des lunettes vertes ; les Turcomans disent que le pape est un vieillard archi-centenaire, enfermé dans une boîte dont il soulève parfois le couvercle pour demander si la fin du monde est proche.

Sur la route, abrités çà et là dans les anfractuosités des rochers, les traînards des brigades qui nous précèdent dorment auprès de leurs fusils. Un cavalier s’approche d’eux pour les réveiller et les pousser en avant : c’est Menotti, le fils aîné de Garibaldi, bon et joyeux jeune homme, qui prouve sa bravoure en se battant comme on sait, et sa jeunesse en dansant à perdre haleine toutes les fois qu’il en trouve l’occasion. Nous échangeons un bonjour, puis nous arrivons à une belle colline plantée d’oliviers, qui descend en pente douce jusqu’à la rivière d’Angitola, que traverse un pont en très bon état, fait notable dans ce pays d’incurie administrative. Des champs s’allongent où foisonnent les mûriers. La terre est vigoureuse, et porte sans fatigue les moissons et les arbres ; dans ce pays du soleil, il faut jeter de l’ombre au-dessus des céréales pour qu’elles ne soient pas dévorées par les ardeurs du ciel. On plante des arbres dans tous les champs pour abriter et protéger le blé futur. Il en est de même pour la vigne ; réduite aux proportions françaises, c’est-à-dire courte et soutenue par un échalas, elle serait vite desséchée par la double action du soleil et du rayonnement terrestre ; on la pique au pied des arbres, elle y grimpe, saute d’une tige à l’autre, et va chercher loin du sol, sous les feuilles des mûriers ou des trembles, l’air et la fraîcheur dont elle a besoin, car ce n’est pas la chaleur qui lui manque jamais. Loin d’être nus comme les nôtres et secs pour les yeux, les champs italiens, avec leurs plantations enguirlandées de pampres, sont toujours animés de verdure et pour ainsi dire vivans. Ceux que nous traversons frissonnent au souffle de la brise, et laissent tomber sur le chemin une ombre profonde que nos chevaux vont chercher d’eux-mêmes, car la poussière est épaisse et le soleil ardent.

Toujours cheminant, nous atteignons une maison effondrée, noircie, et qui fume. Tout auprès, sur la route, des paysans consternés sont réunis. Une vieille femme s’élance au-devant de nous, elle écarte son corsage, et, mettant à nu sa poitrine ridée, elle la frappe à grands coups en criant des phrases que déchirent ses sanglots, et que nous ne comprenons pas. Nous descendons de cheval, nous calmons la pauvre vieille avec quelques pièces de monnaie, irrésistible consolation que je ne sais plus quel ministre espagnol appelait la parole même de Dieu, et nous finissons par démêler, à travers son récit, que la veille les troupes napolitaines, passant sous les ordres du général Ghio, sont entrées dans sa maison. Les soldats ont demandé à boire et ont bu ; puis ils ont parcouru les chambres, se sont approprié ce qui leur convenait, ont battu à coups de plat de sabre la vieille, qui se lamentait, ont pris des bottes de maïs sec, les ont répandues dans la maison, les ont allumées, et tout s’est mis à flamber. L’incendie a duré le jour et la nuit ; sauf les murailles, il a tout dévoré ; parmi les cendres chaudes, on cherche quelques ferrailles qui pourront servir encore. La vieille femme regarde cette ruine et éclate en larmes nouvelles. Les hommes sont silencieux et taciturnes ; ils parcourent les décombres, haussent les épaules, font entendre une imprécation et lèvent le poing vers l’horizon, menace lointaine jetée aux incendiaires. Je me suis assis à l’ombre de ces murailles lézardées que le feu a léchées de ses langues sanglantes, et j’ai senti l’amertume de cette désolation monter dans mon cœur. La vieille femme revient comme invinciblement vers nous, et nous raconte pour la vingtième fois comment « ces fils de chiens « l’ont frappée et ont brûlé la maison. « Où dormir, où manger, comment vivre maintenant ? Les bandits ont mis le feu à tout, à tout ! Il ne reste plus rien ! » En la contemplant, en écoutant ses plaintes, je pensais involontairement à la magnifique comparaison d’Alfred, de Musset dans sa Lettre à Lamartine, et je me répétais :

Il s’assoit à l’écart, les yeux sur l’horizon,
Et regardant s’enfuir sa maison consumée,
Dans les noirs tourbillons de l’épaisse fumée
L’ivresse du malheur emporte sa raison !

Nos peu nombreux cavaliers passent sous les ordres de Caselli, puis deux brigades, celle de Sacchi et celle de Bixio. La vieille femme se jette sur la route et recommence ses lamentations ; les chefs laissent tomber quelques piastres dans ses mains tendues. À un moment, elle semble devenue folle : elle ramasse des cendres brûlantes et les lance dans la direction du nord, en criant des malédictions contre les Napolitains : « Tueurs de femmes, fuyards devant votre ombre, assassins d’enfans, que votre face soit noire ! que vos mains soient rouges quand vous irez dans vos suaires au jugement dernier ! »


IV

Après une heure de repos, nous repartîmes. Il me faut remonter jusqu’au mois d’août 1850, pendant mon voyage sur les bords de la Mer-Morte, pour trouver le souvenir d’une chaleur aussi aiguë. Nous traversons deux lits de rivières qui sortent du fleuve Lamato, mais, d’eau il n’y a point vestige : des cailloux, des cailloux, et quelques pâles bouquets de tamarix. Près d’un de ces ruisseaux de pierres s’étend un petit plateau où hier les royaux ont eu un engagement avec les Calabrais. Les cadavres déjà gonflés de deux ou trois mules indiquent l’emplacement ; une nuée de corbeaux se gorgent de cette chair immonde que les mouches leur disputent. À notre approche, ils s’enfuient en croassant, tournent en vaste cercle au-dessus de leur proie, et se rabattent à la curée dès que nous sommes éloignés.

Nous quittons la grande route qui conduit à Nicastro, et nous nous jetons sur la droite, par un large chemin, vers Maïda, qui, en haut de la montagne, nous apparaît sombre, aplatie comme une immense carapace de tortue. La pente qui y mène est difficile ; elle est abrupte et grimpe entre deux précipices qui semblent des torrens de verdure, tant les arbres y ont poussé drus et serrés. L’aspect de Maïda est farouche ; on sent que là doit vivre une race forte, demi-sauvage, pleine de rancunes terribles, n’oubliant point les injures et chérissant la vengeance. S’il est vrai, comme l’ont dit les poètes, que les lieux participent de l’âme des hommes qui les habitent, Maïda doit être implacable et hospitalière, douce avec ceux qu’elle aime, sans pitié ni merci dans ses haines. Quand nous y entrâmes, elle était en pleine ardeur comme une ruche de frelons révoltés. Chacun courait aux armes ; des enfans de quinze ans et des vieillards courbés par l’âge se hâtaient de se rassembler sur la place, portant de longs fusils, des cartouchières bourrées de munitions et le fort couteau national passé dans la ceinture de cuir. Un signal avait été donné, et tous ils allaient partir pour rejoindre le baron Stocco, patriote célèbre, exilé depuis 1848, et qui, revenu depuis peu, s’était jeté dans son cher pays des Calabres en l’appelant à la bataille. Chacun s’était levé pour répondre au chef montagnard, et Maïda accourait tout entière. Comme la plupart de ceux qui habitent sur les hauteurs, près du ciel et dans une pure atmosphère, ces hommes me parurent hardis, agiles, bien découplés, musculeux sous leur maigreur ; un front bas, ombragé de cheveux noirs bouclés, des yeux rapprochés d’un nez très accentué donnent à leur physionomie quelque chose d’âpre et de sérieux qui rappelle la tête de l’aigle. Nous étions les deux premières chemises rouges qu’on voyait dans la ville ; aussi nous y fûmes reçus comme on peut penser. Une heure après, Menotti arrivait, prenait le commandement des Calabrais et s’éloignait avec eux.

Ce fut le syndic qui tint à nous héberger lui-même, et nous acceptâmes ses offres avec empressement. Il nous conduisit à son palais ; c’en était un ou quelque chose d’approchant, délabré, il est vrai, habité aux angles des plafonds par les araignées, brisé aux marches des escaliers, écaillé au stuc des murailles, mais de belle construction et d’imposante tournure. Dans une énorme salle peinte à fresque et dallée de marbre, nous fûmes reçus par la mère de notre hôte : c’était une femme âgée, maigre, hautaine, dont les yeux bordés de rouge et sans cils regardaient d’une manière indécise ; sa peau avait cette profonde pâleur de cire qui indique les maladies incurables ; des cheveux bruns cachaient à demi son iront ridé ; elle était tout en noir et debout. Jamais je n’oublierai ce moment. Dès que nous eûmes franchi le seuil, elle marcha vers nous, se prosternant plutôt qu’elle ne salua, et d’une voix creuse, donnant à ses paroles une intonation traînante qui les faisait ressembler à un chant à peine rhythmé, elle nous dit : « Je suis la mère de quatre fils et de deux filles, beaux parmi les beaux enfans de Maïda ; trois de mes garçons partent pour aller rejoindre l’envoyé du Seigneur ; le quatrième reste ici pour veiller sur la ville et préparer les armemens, mes filles, mes servantes et moi, nous cousons des casaques rouges, nous effilons la charpie, nous aiguisons les couteaux, nous fondons les balles. Celui que j’ai aimé pendant toute ma vie, que j’ai cousu moi-même dans son linceul, qui fut le père de mes enfans et l’époux que j’avais librement choisi quand j’étais belle, celui-là est au ciel, assis dans la gloire des saints. Toujours il a combattu, souvent il s’est enfui dans la montagne, plus que tout autre il a crié : Vive la liberté ! S’il avait vu ce beau jour, dont mon cœur se réjouit maintenant pour lui, il serait mort de joie ; mais il le voit du haut du séjour divin qu’il habite, et il vous bénit, vous tous qui portez l’humble livrée de l’indépendance ! Vous avez à toujours sanctifié ma maison en y mettant le pied ; le blé croît où vous marchez, la vigne devient féconde quand vous la regardez ; l’esprit de Dieu circule dans vos veines avec votre sang ; vous serez victorieux toujours, toujours ! Vous êtes le droit, et la défaite ne peut l’atteindre ! Il faut que tous se lèvent pour vous suivre : il faut égorger les royaux, les jeter en pâture aux loups de la montagne, brûler leurs palais, éventrer leurs femmes et broyer la tête à leurs enfans ! Nous le devons à nos chers morts qui ont souffert par eux et nous ont légué leur vengeance. Que Dieu m’écoute et m’exauce ! que les Bourbons périssent honteux et misérables ! que leur pain soit de cendres, leur vin de fiel ! que l’or leur brûle les doigts comme du feu ! que la trahison veille à leurs côtés ! que la stérilité frappe leurs entrailles ! qu’ils soient maudits dans cette vie et dans la vie de Dieu ! » Quelques servantes qui redoutaient se signèrent et répondirent : amen ! Je restais saisi, ayant vainement essayé plusieurs fois d’interrompre ce discours terrible, et qui me choquait outre mesure. Elle était calme, soutenue par une haine qui touchait de près à la folie, et semblait, en prononçant ces effroyables paroles, réciter une leçon déjà souvent répétée ; puis, se tournant alternativement vers ses domestiques et vers nous, elle reprit : « A-t-on mené les chevaux à l’écurie ? Qu’ils aient un tonneau d’avoine et de la paille jusqu’au ventre, car ils ont porté les libérateurs ; qu’on prépare un repas, et le meilleur et le plus copieux ! Leurs seigneuries excuseront la pauvreté de ma maison ; telle qu’elle est cependant, elle est à vous, brûlez-la si cela vous plaît ; notre fortune, nos champs, nos greniers pleins, tout est à vous, prenez, prenez ; j’ai maintenant du bonheur pour toute ma vie, puisque je ne suis pas morte avant d’avoir vu les Calabres enfin délivrées ! » Notre contenance était fort embarrassée, on le comprendra, et après quelques paroles vagues, nous alléguâmes notre fatigue, et nous nous retirâmes dans la chambre qu’on avait préparée pour nous. Nous y dormîmes après avoir fait un excellent déjeuner pendant lequel il nous fut impossible d’empêcher notre hôtesse, qui portait un titre et un nom assez retentissans, de nous servir elle-même.

La ville est bossue, elle est bâtie sur les gibbosités sans nombre de la montagne ; ses rues ont des pentes si aides, qu’on ne peut y marcher qu’à pied, le cheval y est dangereux et la voiture impossible. Maïda est purement orientale par ses ruelles étroites, ses basses habitations, ses détours infinis, et surtout par son inconcevable saleté. C’est un monceau d’immondices où s’élèvent quelques maisons. Il faut penser aux cités juives de Tabarieh et de Safeth pour retrouver le souvenir d’une si radicale incurie. Dans les rues, qui ressemblent à des escaliers dont les marches seraient descellées et bouleversées, des ordures de toute sorte, restes de la cuisine, restes de l’écurie, s’entassent sous l’incessant bourdonnement des mouches ; des chiens fauves, pelés, rogneux, ayant quelque ressemblance avec les chiens errans de Constantinople, s’en vont au hasard, cherchant pâture, et semblent vivre en bonne intelligence avec des bandes de porcs noirs qui fouillent du groin ce lit épais de fumier, s’y vautrent, y dorment, et s’en croient si bien les maîtres qu’ils chargent l’imprudent qui les dérange pour passer. Des enfans nus, vêtus seulement d’une écaille de crasse, courent à travers les chiens, les cochons et ces sanies immondes d’une ville entière. Devant les portes, les femmes, nonchalamment étendues, regardant le ciel, murmurant quelque refrain mélancolique, se font peigner par leurs compagnes, qui ne mettent pas plus de mystère à leur recherche que le jeune mendiant de Murillo.

En voyage, j’ai fait souvent une observation que je livre sans commentaires au lecteur. On peut affirmer qu’entre le degré de propreté d’une ville et la religion professée par ses habitans il y a corrélation intime. Plus une religion est matérialiste, plus ceux qui la pratiquent ont une tendance à l’abandon des soins les plus simples ; plus elle est spiritualiste, plus la propreté est en honneur chez ses adhérens. Le type principal de malpropreté est la religion juive, religion presque exclusivement matérialiste, circonscrite dans ses préceptes à la vie mortelle, ainsi que le prouvent les lois du Sinaï. Vient ensuite l’islamisme, qui impose, il est vrai, cinq ablutions par jour aux croyans, mais qui laisse les villes dans un état de telle négligence que sans les chiens, les milans, les percnoptères, qui sont pour ainsi dire chargés de la voirie, la peste ne tarderait pas à y éclater. L’islamisme en effet n’est qu’un judaïsme déguisé, il ne voit dans la vie future qu’une continuation de l’existence terrestre embellie par une extrême sensualité. La religion grecque, dite orthodoxe, quoiqu’un peu plus propre que le mahométisme, ne marque sur lui qu’un progrès presque insignifiant. Plus le catholicisme est absolu, c’est-à-dire ultramontain, plus ses partisans oublient les lois de la propreté : l’Italie et l’Espagne le prouvent ; la France a moins d’incurie, parce qu’elle est gallicane., et aussi, il faut le dire, parce qu’elle subit depuis quelques années l’influence de la protestante Angleterre. Dès que nous entrons dans le protestantisme, la propreté nous apparaît avec toutes ses recherches ; dans certaines sectes méthodistes, elle devient une sorte de manie, ainsi qu’on peut le remarquer dans plusieurs villes hollandaises et notamment dans le village de Broeck. Quelle tache immonde le quartier juif ne fait-il pas au milieu d’Amsterdam ! Et en Suisse quelle différence subite et saisissante entre les cantons catholiques et les cantons protestans ! On pourrait, sans craindre de se tromper, formuler cet axiome : plus les hommes par leur religion se rapprochent du judaïsme, plus ils sont sales ; plus ils s’en éloignent, plus ils sont propres. Le paganisme, au moins autant que l’hébraïsme, devait avoir à ce sujet des négligences absolues ; il a fleuri de toutes ses forces dans l’Italie méridionale, dans la Grande-Grèce, où tous les cultes ont passé tour à tour, et qui fut une sorte d’Olympe successif. Ses traces n’y sont encore que trop vivantes ; les Calabres et Naples elle-même ne sont-elles pas des réceptacles d’immondices ? L’idée très naturelle d’approprier les villes n’est venue à aucune des administrations qui ont gouverné le pays, et Maïda sous ce rapport est un échantillon curieux : c’est l’idéal même de la saleté.

Elle est belle cependant, cette ville juchée sur sa montagne isolée, entourée de verdures qui s’élancent vers elle et lui font un touffu piédestal, commandant la plaine qu’elle surveille du haut de sa crête, ainsi qu’une vedette toujours en alerte, et ne laissant à nulle autre le droit de marcher avant elle au combat. La plaine qui s’étend à ses pieds, et que coupent les méandres du fleuve Lamato, semble être formée des plateaux réunis d’un grand nombre de basses collines ; elle est fermée vers l’ouest par le golfe Sainte-Euphémie, que je vois briller à l’horizon, au nord par la chaîne des Apennins, qui se dresse, comme une infranchissable muraille, dans une anfractuosité où la petite ville de Nicastro s’étale en amphithéâtre. Vers la fin du jour, à l’heure malsaine où la brume s’amasse lentement au-dessus des marais, de grandes bandes de nuages ternes s’allongent sur les montagnes et les traversent comme un fleuve de couleur sombre. Quand la nuit est tout à fait descendue sur terre, nous apercevons trois incendies qui flambent : ce sont des fermes que les Napolitains ont allumées dans leur retraite.

Le soleil apparaissait au-dessus des monts, quand le lendemain nous rejoignîmes la brigade, qui déjà était en marche ; elle traversait le fleuve Lamato, qui n’est plus qu’un mince filet limpide coulant entre deux larges rives de cailloux. Les rangs de nos soldats sont plus pressés que d’habitude, on marche en meilleur ordre ; des guides ont été envoyés en arrière pour ramener les traînards, notre avant-garde est plus nombreuse que les jours précédens. Attentifs au premier signe de leurs chefs, nos hommes semblent joyeux et comme défatigués. Qu’est-ce donc ? Une dépêche vient d’être remise à Eber et lui apprend que les Napolitains nous attendent, dit-on, à Tiriolo, dont nous sommes séparés seulement par une. douzaine de milles. Nous examinons nos cartes ; la position est bien choisie : Tiriolo couronne une montagne plus élevée que celle de Maïdâv l’aire d’un aigle ne serait pas plus inaccessible.

On hâte le pas, car on a bon espoir de rejoindre enfin cet invisible ennemi qui se dérobe à notre approche et fond comme la neige au vent du sud. La route nous mène à travers des ravins et des défilés, par-dessus de belles collines plantées d’oliviers, devant des fermes où il n’y a plus que des femmes, parmi des champs où paissent les bestiaux. On arrive ainsi, vers onze heures du matin, à Marcellinara, belle petite ville où s’élève une large maison carrée qui a quelques vagues semblans de poste fortifié, et qui est l’habitation d’un gros personnage du pays, le baron San-Severino. Là, de nouveaux ordres nous parviennent et nous arrêtent ; Tiriolo est évacué, rien n’empêche plus de donner aux troupes un repos que leurs marches forcées depuis notre débarquement en Calabre ont rendu nécessaire. Nos hommes sont mal satisfaits, et la joie de se reposer enfin ne diminue pas leur désappointement.

Garibaldi s’attendait si bien à trouver la position de Tiriolo défendue par les Napolitains qui, sous le commandement du général Ghio, avaient abandonné précipitamment Monteleone, qu’il avait adressé l’ordre du jour suivant à ses soldats : « L’Italie depuis quelques mois a mis en vous ses espérances les plus chères. Vous avez souffert beaucoup de privations, et voilà que, pour vous récompenser, je vous demande des privations nouvelles. En vingt-quatre heures, les destinées de notre pays seront décidées. Que cette récompense de vos travaux soit présente à vos yeux ! Je ne doute pas d’un dernier effort de mes compagnons d’armes ! » Les Napolitains, se sentant à Tiriolo entourés par un pays en complète insurrection, cernés de toutes parts et menacés par les chemises rouges, qui accouraient, quittèrent leur position, se replièrent et s’arrêtèrent aux défilés de Soveria[12], couvrant ainsi l’importante ville de Cosenza et défendant la route qui y mène ; mais les mêmes périls qui les avaient chassés de Tiriolo se retrouvèrent plus pressans et plus nombreux encore à Soveria : là aussi toute la contrée en armes était debout. Sur leurs flancs, l’insurrection s’étendait ; le baron Stocco, avec ses Calabrais, les avait tournés par une marche rapide, et coupait les communications avec Cosenza. Garibaldi arriva pour livrer bataille. La troupe royale, découragée par des défaites qu’elle ne pouvait ignorer, démoralisée par un esprit d’indiscipline dont nous avions trouvé déjà tant de preuves sur notre route, ne pouvait opposer une résistance bien sérieuse à des hommes ardens qui sentaient la victoire s’agiter dans leur cœur. Les généraux napolitains le comprirent et capitulèrent, abandonnant à Garibaldi deux batteries d’artillerie, les chevaux et les mulets, dont nous avions grand besoin. La capitulation de Soveria laissait sans défense la route de Cosenza et découvrait la ville, où déjà fonctionnait régulièrement un comité national choisi parmi les notables habitans. Le général napolitain Cardarelli, qui y commandait avec une brigade, sentit facilement que sa position était fort compromise ; il savait que nos troupes de Sicile débarquaient journellement à Paola et à Sapri pour intercepter toute retraite sur Naples. Avec beaucoup de raison il pensa qu’il était odieux de faire couler un sang inutile, et que l’honneur de ses armes était sauf, puisqu’il se trouvait dans une position inextricable. Il capitula donc entre les mains du comité de Cosenza[13], « comité central de la Calabre citérieure. » Le corps sous ses ordres comprenait un régiment de carabiniers à pied, une compagnie de gendarmes, une batterie d’obusiers de montagne, deux escadrons de lanciers. Qu’aurait pu faire cette petite troupe contre l’insurrection et notre armée ? On a accusé les généraux napolitains de lâcheté et même de trahison dans les Calabres ; on a eu tort. Ils ont été constamment coupés, isolés les uns des autres et mis dans l’impossibilité d’agir par le général le plus merveilleusement actif qui soit au monde. Il est une preuve de cette activité qui sera surtout convaincante pour les hommes habitués aux choses militaires. Vingt-huit étapes régulières séparent Reggio de Naples ; notre brigade les fit en quatorze jours, et encore prit-elle deux jours de repos à Marcellinara et autant à Catanzaro[14]. Malgré ces fatigues, l’ardeur des soldats était telle que Sirtori, chef de l’état-major général, fut obligé de la modérer par un ordre du jour[15]. Nous pouvons dire sans exagération que nous avons traversé les Calabres et la Basilicate au pas de course.

Quoi qu’il en soit, Cardarelli, par sa capitulation, s’engageait sur son honneur militaire à ne plus prendre les armes contre « la cause de l’unité de l’Italie, du roi Victor-Emmanuel, du dictateur Garibaldi, de ses soldats et des gardes civiques mobilisées de toutes les provinces du continent napolitain et de la Sicile. » Il s’engageait en outre à se rendre et à rester à Salerne ; ses étapes étaient prévues et indiquées, avec leurs jours de repos ; il partait avec armes et bagages, ne laissant à l’insurrection que trois cents fusils mis en dépôt au quartier de Sainte-Thérèse. Par le fait de cette capitulation, notre expédition des Calabres devenait une simple promenade militaire, fatigante il est vrai, mais sans dangers. La route nous était ouverte, non pas jusqu’à Naples, mais jusqu’à Salerne, car chacun de nous croyait fermement alors que le roi François II viendrait à la tête de son armée, de ses Suisses et de ses Bavarois, sur la fidélité desquels on fondait bruyamment tant d’espérances, nous attendre lui-même dans les plaines de Salerne et nous disputer chaudement l’entrée de sa capitale. Le repos ordonné à nos soldats confirmait encore cette prévision, et nous pensions que Garibaldi rassemblerait toutes ses troupes soit à Cosenza, soit à Lagonegro, pour aller avec de meilleures chances livrer bataille à la monarchie.

Ce fut à Soveria même, après la capitulation, que Garibaldi reçut des mains de M. La Cecilia une lettre écrite par ordre du roi François II et datée du 27 août. Par cette lettre, le roi offrait au dictateur, à la condition qu’il ne chercherait pas à renverser le gouvernement bourbonien, — l’abandon de la Sicile, qui serait appelée à décider elle-même de son sort par le suffrage universel ; — le passage libre pour lui et son armée sur les terres napolitaines, mais sans traverser Naples ; — 3 millions de ducats comptans ; — la coopération pendant six mois de cinquante mille hommes de l’armée royale et de la flotte pour aller attaquer l’Autriche dans la Vénétie ou l’armée du pape à Ancône ; — le droit de lever des volontaires dans tout le royaume. Le piège était grossier, et de toute façon il s’adressait mal. Garibaldi sait mieux que personne que les adeptes du droit divin, — rois ou prétendans, — admettent à leur usage une morale particulière relative à certains cas de force majeure dont nous avons eu, en Espagne, récemment encore un triste exemple. Il n’oubliait pas en outre que François II était le fils de ce Ferdinand qui, en 1848, avait déclaré à la face du monde « vouloir contribuer, avec les autres princes de l’Italie, à la sainte guerre de l’indépendance italienne par l’envoi d’un large contingent de terre et de mer[16] ; » ce qui ne l’empêcha pas de mitrailler son peuple le 15 mai, de retirer la constitution jurée, de rappeler les troupes et les navires envoyés au secours de la Vénétie soulevée. Garibaldi savait qu’entre les deux principes qui sont, quels que soient les prétextes dont on les enveloppe, le fond de toutes les guerres qui secouent l’Europe depuis tant de siècles, il n’y a pas de pacte possible. « L’un des deux est de trop dans le monde ; » le mot est de Lucien Bonaparte, et il est juste. Il savait encore que si, par faiblesse, il acceptait le marché proposé, il serait joué, bafoué, berné par des hommes dont la politique est basée uniquement sur cet adage, que la fin justifie les moyens ; il savait enfin que l’acceptation de ces offres, la loyauté du jeune roi étant admise, conduirait vers une fédération l’Italie, qui ne cherche et ne veut que son unité. Garibaldi refusa donc, verbalement je crois, et sans même répondre à la lettre royale.


MAXIME DU CAMP.


  1. Les brigades Bixio et Eberhard, qui s’étaient distinguées à la prise de Reggio, faisaient partie de la division Türr.
  2. Türr Istevan (Etienne) est né le 10 août 1824, à Baja, dans le comitat de Baco-Bodrog.
  3. Les fonctions de sindaco (syndic) correspondent à celles de nos maires.
  4. Richard de Saint-Non, Voyage pittoresque à Naples et en Sicile, t. III, p. 162.
  5. Mémoires et Correspondance politique et militaire du roi Joseph, t. III, p. 157.
  6. Depuis lieutenant-colonel après la bataille du Vulturne, où il se distingua spécialement.
  7. Nommé en patois calabrais indifféremment Melramo et Metauro ; les anciens l’appelaient Metaurus.
  8. Lettre du chevalier Hamilton au président de la Société royale de Londres (sur les tremblemens de terre arrivés dans les royaumes de Naples et de Sicile depuis les premiers jours de février jusqu’en mai 1783).
  9. Voyez le testament de Carlo Pisacane, daté de Gênes, 24 juin 1857, et publié dans le Journal des Débats du samedi 25 juillet 1857.
  10. Mémoires et Correspondance politique et militaire du roi Joseph, t. II, p. 391.
  11. Joseph à Napoléon, ibid., p. 204.
  12. Soveria est un gros bourg placé précisément sur l’extrême limite de la Calabre ultérieure deuxième, au fond d’un défilé ; il ne faut pas confondre ce bourg avec la petite ville de Soveria, située à l’est de Catanzaro, au haut d’une montagne, derrière le fleuve Simmari.
  13. La minute de la capitulation est signée : « Cav. Giuseppe Cardarelli ; — le comité, Francesco Gazolini, Pietro Compagna, Donato Morelli, Carlo Compagna, Domenico Fruginele. »
  14. Les vetturini mettent dix jours pour aller de Naples à Reggio.
  15. « Le moment de combattre viendra pour tous, et alors ceux qui croyaient rester les derniers se trouveront les premiers au combat. Le désir d’être au premier rang à la bataille est très louable chez le soldat ; mais le sentiment du devoir, qui le retient à son poste quoi qu’il arrive, obéissant à quelque ordre que ce soit, est plus honorable encore. Ce n’est point pour vous distinguer que vous êtes ici sous les drapeaux, c’est pour servir la patrie, quelques sacrifices que la patrie réclame. Vous êtes prêts à donner votre sang pour elle : ne pouvez-vous donc pas lui sacrifier les impulsions d’un amour-propre nécessaire ? Ce n’est pas là de la vertu. Ce n’est pas l’amour-propre qui accomplit les grandes entreprises. Soldats ! souvenez-vous que le sacrifice de l’amour-propre vaut mieux que le sacrifice de la vie ! — Sirtori. »
  16. Planat de La Faye, Documens et pièces authentiques relatifs à Manin, t. Ier, p. 285. Il faut lire dans le même volume, p. 247, le cri de douleur que cette trahison arrache à Leopardi, envoyé du roi de Naples auprès du roi de Sardaigne : « Le colonel Lahalle s’est tué, le colonel Testa est mort d’apoplexie à force d’angoisses. O éternelle infamie des Bourbons ! » Les chefs de corps, avant de quitter Naples, avaient reçu directement du roi la défense de franchir le Pô.