Expédition de « La Recherche » au Spitzberg/11
La saison avancée nous forçait de quitter les Féroe plus tôt que nous ne l’aurions voulu. Nous nous éloignions à regret de ces grèves rocailleuses, de ces montagnes escarpées qui avaient plus d’une fois surpris nos regards, de ces cabanes de pêcheurs où nous avions vu la pauvreté honnête se parer d’un sourire à notre approche, et de ces humbles maisons de Thorshavn où dès le premier jour nous avions trouvé tant de franchise et de cordialité. Les habitans de cette ville répondaient à notre sympathie, Au moment où nous montions dans la chaloupe qui devait nous conduire à bord de la Recherche, nous les voyions debout sur la grève, ou penchés à leurs fenêtres, nous saluant encore de la main et de la voix, et nous envoyant avec un dernier adieu un dernier souhait. Notre consolation était de nous dire qu’un jour peut-être nous reviendrions encore poser notre tente de voyageur sur ces rives peu connues, puis nous pensions que nous allions bientôt retrouver à Hammerfest d’autres physionomies non moins honnêtes et non moins amicales, et lorsque enfin nous évoquions les grandes scènes du Spitzberg, le désir de voir remplaçait déjà dans notre cœur le regret du moment, et nous regardions avec joie les voiles s’enfler au vent du sud.
Nous étions partis le 1er juillet. Le 10, après des jours de calme, d’orage, d’espoir, de crainte, et toutes les vicissitudes ordinaires d’un voyage maritime, nous vîmes, par un beau soleil, s’élever au-dessus d’une mer bleue et pure les montagnes couvertes de neige qui entourent Tromsœ et bordent la côte septentrionale du Finmark. Je m’élançai sur les enflèchures, je montai dans la hune pour mieux reconnaître ces pics si élevés et si brillans. Pour moi, ce n’était pas seulement un point de vue pittoresque, un grand tableau, curieux à contempler dans son ensemble et dans ses nuances ; c’était une terre qui éveillait au fond de ma pensée une foule de souvenirs. C’était là que l’année dernière j’avais passé des jours de bonheur à rêver sur la grève, à gravir au sommet des rocs les plus aigus, à m’en aller tantôt à pied, tantôt en bateau, d’un côté à l’autre, d’une cabane de pêcheur à une tente de Lapon. Je rappelais dans ma mémoire les noms de tous ceux qui, dans le cours de ces explorations, m’avaient tendu une main affectueuse ; je me demandais s’ils aimeraient à reconnaître l’étranger qui n’avait jamais fait qu’accepter leurs services sans leur en rendre aucun ; et à peine avions-nous posé le pied sur la rade de Hammerfest, que je voyais venir à notre rencontre le digne prêtre qui m’avait associé l’année précédente à toutes ses courses, le médecin qui nous avait généreusement donné le résultat de ses observations dans le Nord, et les marchands qui avaient mis tant de zèle et d’intelligence à satisfaire nos désirs. « C’est, dit M. de Châteaubriand, un privilége du voyageur de laisser après lui beaucoup de souvenirs, et de vivre dans le cœur des étrangers quelquefois plus long-temps que dans la mémoire de ses amis. »
Nous ne voulions que passer à Hammerfest, mais nous nous laissâmes, comme la première fois, entraîner par l’aspect de cette nature étrange et par l’étude de cette population rejetée aux limite de l’Europe. Les Lapons, attirés par un sentiment de curiosité se réunissaient chaque soir auprès de notre demeure. Il ne fallait qu’un verre d’eau de vie pour les faire entrer et les soumettre à notre volonté. Tandis que les dessinateurs s’essayaient à retracer leurs physionomies, leurs attitudes, leurs vêtemens, le naturaliste les toisait et prenait avec le céphalomètre les dimensions de leur tête. Pour moi, j’aimais à renouveler connaissance avec ceux que j’avais déjà rencontrés, à les interroger sur leur famille, sur leur vie depuis la pêche dernière. La plupart n’avaient fait que suivre sans accident le cours de leur existence de pâtres nomades ; d’autres avaient subi tel évènement qui pour eux était un grand malheur : celui-ci avait perdu vingt rennes dans une épidémie, celui-là avait vu les frêles piliers de son stabur s’écrouler sous le poids de la neige. Je regrettai de ne pas revoir parmi eux Ole, qui m’avait étonné par son langage biblique. On me dit que, depuis notre départ, son beau-frère et sa sœur étant tombés dans la misère, il avait été obligé de leur donner asile, et pour leur porter un secours efficace, il était allé à l’est du Finmark, dans l’espoir de faire une meilleure pêche. Ces séances de Lapons se terminaient ordinairement par une série de scènes grotesques dont nous étions involontairement les premiers mobiles. Les malheureux, excités par le verre d’eau-de-vie qui seul pouvait les décider à poser devant le peintre, ou à mettre leur tête dans le cercle en cuivre du céphalomètre, puis enrichis tout à coup par la pièce de monnaie norvégienne que nous leur donnions comme une récompense de leur docilité, descendaient immédiatement chez l’aubergiste, buvaient autant d’eau-de-vie qu’ils pouvaient en avoir pour leur argent, puis autant qu’on voulait bien leur en donner à crédit, et alors c’étaient des chants, des cris à faire fuir les oiseaux de la grève, et des danses, des contorsions à étonner un Callot ou un Téniers. Plus le crédit avait eu d’extension, plus l’ivresse était longue et bruyante ; car une fois que le Lapon a pu tremper ses lèvres à la boisson enchantée qui le console de ses misères, nulle prévoyance fâcheuse ne l’arrête, le lendemain n’existe plus pour lui : il est si heureux d’oublier, et il oublie si bien ! Le soir, en retournant à notre demeure, nous trouvions encore ces pauvres gens, assis deux à deux par terre, s’embrassant avec tendresse et partageant avec une sorte de fraternité un dernier reste de bouteille ; en songeant alors à combien de courses pénibles et de privations ils devaient se résoudre pour acquitter cet entraînement d’une heure, nous nous demandions s’il fallait nous reprocher de les y avoir nous-mêmes poussés, ou nous applaudir de les avoir arrachés un instant à leur souffrance habituelle.
Le 17 juillet, nous mîmes à la voile avec un vent du sud qui semblait devoir nous conduire rapidement au Spitzberg. La Recherche filait huit nœuds grand largue. Le canot du pilote, amarré au couronnement, dansait sur la mer comme une coquille. Une lame le jeta sur le flanc, une autre lame le fit chavirer ; en trois coups de vague, il était entr’ouvert et mis en pièces. Debout sur les bastingages, le pilote suivait d’un œil désolé toutes ces catastrophes, et nous conjurait de retourner à Hammerfest, afin de sauver les dernières planches de sa malheureuse barque. Mais on la suspendit à une poulie, on la hissa à bord ; le charpentier y mit une nouvelle étrave, le forgeron de nouveaux clous, et le pauvre Norvégien, qui avait cru voir s’abîmer à jamais dans les flots son bien le plus précieux, son patrimoine, son bateau de pilote, s’en alla tout joyeux avec sa chère barque.
Le 18, nous étions arrivés à peu près à la latitude de Beeren-Eiland. La température sous-marine avait subitement baissé de trois degrés, ce qui nous faisait croire au voisinage des glaces. Le ciel était brumeux, la mer sombre, le vent froid. Nous regrettions déjà l’atmosphère de Hammerfest, voire même celle du cap Nord. Nous étions alors au 74e degré 30 minutes de latitude. Le 29, nous espérions arriver à Beeren-Eiland, dont l’approche ne nous était pas, comme l’année dernière, interdite par une épaisse ceinture de glaces flottantes ; mais nous cherchâmes en vain cette île à l’endroit indiqué par les cartes anglaises et hollandaises[2]. Nous ne l’aperçûmes que le lendemain, et le 21, à midi, nous jetions l’ancre à trois milles environ de la côte.
Cette île fut découverte en 1596. La Hollande, délivrée du joug espagnol, commençait à donner à sa marine le développement que plus tard elle porta si loin. Déjà ses navires exploraient la mer Baltique, la mer du Nord, l’Océan et la Méditerranée. Son commerce d’Orient était encore entravé par ceux dont elle avait rejeté la domination. Pour échapper à leur poursuite, les Hollandais résolurent de chercher au nord-est un passage pour aller dans les Indes. En 1594, les Provinces-Unies équipèrent dans ce but trois bâtimens : le Cygne, commandé par Corneliss, le Mercure, par Ysbrandtz, et le Messager, par Barentz. Les deux premiers s’étant avancés jusqu’à quarante lieues du détroit de Waigatz, et voyant la terre se prolonger au sud-est, crurent avoir découvert le passage et reprirent la route de Hollande pour annoncer cette nouvelle. Barentz s’avança au nord-est jusqu’au 77e degré 25 minutes de latitude. Les glaces l’empêchèrent de pénétrer plus avant ; il vira de bord et arriva en Hollande à la fin de septembre.
L’année suivante, les états-généraux équipèrent une flotte de sept navires. Le commandement en fut confié à Heemskerke, et Barentz en fut nommé pilote-major. Malheureusement la flotte mit à la voile trop tard et n’alla pas au-delà de la côte septentrionale du détroit de Waigatz. Le 15 septembre, elle repassa ce détroit, et le 18 novembre, elle était de retour en Hollande. Les états-généraux, découragés par le résultat de ces deux expéditions, se refusèrent à en solder une troisième. Ils promirent cependant une prime assez considérable à celui qui parviendrait à découvrir le passage tant désiré, et la ville d’Amsterdam résolut de faire une nouvelle tentative. Elle équipa deux navires dont l’un fut confié à Hammerfest, l’autre à Corneliss. Barentz servait de guide à cette expédition et en était, à vrai dire, le personnage le plus influent. Le 22 mai 1596, les bâtimens arrivèrent aux îles Shetland. Le 9 juin, ils découvrirent une île dont aucun voyageur n’avait encore fait mention. Barentz descendit à terre avec quelques matelots, et se sentit péniblement ému à l’aspect de cette nature inculte, aride, déserte. Il donna à une montagne nue qui s’élevait devant lui le nom de montagne de Misère (Jummerberg), et quelques-uns de ses hommes ayant tué un ours blanc d’une grandeur extraordinaire, il appela cette île : Île de l’Ours (Beeren-Eiland).
De là Barentz et Corneliss continuèrent leur route au nord, et le 17 juin ils se trouvèrent par 80 degrés 11 minutes de latitude, c’est-à-dire au-delà de l’île d’Amsterdam. Les documens que nous avons sur cette partie de leur voyage sont peu explicites ; mais il paraît bien démontré que ce furent ces navires hollandais qui découvrirent la côte nord-ouest du Spitzberg. Dans tous les cas, on ne connaît aucun bâtiment qui ait visité ces parages avant eux[3].
Barentz avait entrepris ce voyage avec toute la joie et toutes les espérances d’un vrai marin, et il ne devait jamais en revenir. Au mois de juillet, il arriva de nouveau sur les côtes de la Nouvelle-Zemble. Le 19, il fut pris par les glaces et parvint cependant à s’avancer un peu plus à l’ouest, mais là il fallut hiverner. La rigueur du climat, les privations de toute sorte, épuisèrent ses forces. Il tomba malade, et le 10 juin ses compagnons de voyage l’ensevelirent en pleurant sur la côte ou il était venu, à trois époques différentes, chercher une route vers l’Orient.
Si, dans ce voyage, Barentz et ses compagnons ne purent parvenir au but qu’ils s’étaient proposé, ils obtinrent cependant d’importans résultats. De là date la découverte de Beeren-Eiland et de la côte nord-ouest du Spitzberg, qui plus tard attira une quantité de bâtimens de pêche et devint pour un grand nombre d’armateurs une source de prospérité.
En 1603, l’aldermann Cherry équipa un navire qu’il destinait à une exploration dans le Nord, et dont il confia le commandement à Steven-Bennet. Ce navire, en revenant de Cola, se trouva en vue de Beeren-Eiland. Bennet, qui ne connaissait pas, ou qui peut-être, pour faire une galanterie à son patron, feignit de ne pas connaître cette île, lui donna le nom d’île Cherry (Cherry-Island). C’est ainsi qu’elle est désignée dans toutes les cartes anglaises. Si aride, si pauvre que soit cette terre du Nord, c’est un acte de justice pourtant que de lui rendre son nom primitif et de restituer à Barentz le stérile honneur de l’avoir découverte. Bennet revint à Beeren-Eiland en 1606. D’autres bâtimens anglais y abordèrent en 1608 et 1609. Enfin la société moscovite établie à Londres, s’en empara comme d’une conquête, et l’Angleterre, fidèle à ses principes d’envahissement, défendit aux Hollandais de pêcher sur la côte découverte par un Hollandais. Mais à mesure que la pêche du Nord devint moins productive, les Anglais mirent moins d’ardeur à défendre leur privilége. Aujourd’hui nul peuple ne réclame plus la propriété de Beeren-Eiland. Les Norvégiens y viennent encore, quand les glaces l’entourent, pour pêcher le morse et le phoque, et les Russes y passent assez souvent l’hiver. Un négociant de Hammerfest, M. Augaard, a fait construire il y a quelques années, au nord de cette île, une cabane pour servir de refuge à ceux qui seraient retenus par l’orage ou enfermés pour tout l’hiver par les glaces. À l’ouest, on trouve encore une autre cabane bâtie par les Russes. Toutes deux ne sont qu’un grossier assemblage de poutres mal fermé et mal couvert ; la pluie, la neige, le vent, y pénètrent de toutes parts. Avant de pouvoir s’y installer, il faut d’abord enlever les couches de glace amassées sur le sol et suspendues aux parois de ces malheureux asiles. On nous a cependant cité un Russe qui passa sept hivers dans une de ces cabanes. Un capitaine de bâtiment norvégien y resta deux années de suite. Il tua dans la première année six cent soixante-dix-sept morses, trente renards bleus et trois ours blancs ; mais le second hiver fut si rigoureux, que les matelots ne purent que très rarement aller à la pêche. Les ours blancs, poussés par la faim, montaient jusque sur le toit de la cabane et se laissaient tuer presque à bout portant.
Il n’y a point de port à Beeren-Eiland. Ce qu’on appelle Norhavn et Sœrhavn (port du nord et port du sud) n’est qu’une baie mal garantie contre le vent et mal découpée. Quand les pêcheurs arrivent en vue de cette île, le capitaine envoie ses canots à terre et reste avec le navire à une assez grande distance du rivage, afin de pouvoir immédiatement prendre le large, si la brume venait à envelopper l’horizon, ou si le vent chassait de son côté les glaces flottantes. La première fois que les marchands de Hammerfest expédièrent des bâtimens de pêche dans ces parages, plusieurs hommes furent ainsi abandonnés à terre. Le capitaine, surpris par un de ces brouillards condensés qui dans le Nord rendent le voisinage des côtes si dangereux, avait été obligé d’appareiller et de regagner la pleine mer. Le vent l’empêcha de retourner en arrière, et les malheureux jetés ainsi sur la côte déserte sans armes, sans provisions, résolurent de s’en retourner avec leurs canots. Ils recueillirent tout ce qu’ils avaient de chair de phoque et de chair de morse, se mirent en route, et après des fatigues inouies arrivèrent à Hammerfest. Quelques jours après, ils s’embarquèrent de nouveau pour Beeren-Eiland, furent de nouveau abandonnés et tentèrent encore de regagner Hammerfest. Cette fois leur bateau était si petit, que, pour pouvoir y rester tous, quelques-uns d’entre eux étaient obligés de se coucher dans le fond en guise de lest. À moitié chemin, ils furent surpris par un orage épouvantable. Des pêcheurs anglais virent la pauvre barque vaciller et trembler sous l’effort du vent, et ne purent lui porter secours. Enfin le calme revint, et, après dix jours de périls, d’anxiété, de misère, les courageux Norvégiens abordèrent à Magerie, d’où ils regagnèrent avec d’autres embarcations la terre à laquelle ils avaient plus d’une fois déjà dit à jamais adieu.
Nous prîmes deux canots pour aller à terre, et nous errâmes long-temps avant de trouver un endroit où nous pussions aborder. De tous côtés, nous ne voyions qu’une longue ligne de brisans sur lesquels la mer lançait des flots d’écume, et des rocs dont nous ne nous lassions pas de contempler les formes bizarres : ceux-ci s’élançaient dans l’air comme des obélisques ; ceux-là, minés à leur base, ressemblaient à des édifices usés par le temps et près de s’écrouler ; d’autres ressemblaient à ces idoles monstrueuses qu’adorent certains peuples sauvages. Mais celui qui s’élevait devant nous était de tous le plus étrange ; à le voir de loin, on l’eût pris pour une grande tour carrée destinée à compléter quelque large fortification. Rien n’y manquait, ni les angles saillans pareils à ceux d’un bastion, ni le couronnement crénelé, ni la terrasse plate sur laquelle deux pierres, posées transversalement, faisaient assez l’effet de deux mortiers. Les flancs de cette masse de roc avaient été de toutes parts creusés et traversés par la lame. On y voyait de larges ouvertures, pareilles à celles des grottes souterraines que l’on aperçoit parfois dans les montagnes ; des arcades arrondies ou effilées en ogive, comme celles d’une vieille église ; des pilastres lourds et massifs, comme ceux du style byzantin. La couleur de ce rocher ajoutait encore à l’étrangeté de son aspect ; ses nuances primitives avaient été complètement dénaturées par l’eau de mer. Aussi haut que la vague pouvait monter, on ne voyait qu’une surface raboteuse revêtue d’une couleur verdâtre, et au-dessus un granit jaune comme de l’ocre. Sur toute la terrasse de ce rocher et sur toutes les aspérités saillantes de ses angles, nous apercevions une innombrable quantité de points blancs pareils à des boules de neige : c’étaient autant d’oiseaux de mer qu’un coup de fusil arracha tout à coup à leur bienheureux far niente, qui s’élevèrent dans l’air comme un nuage, et s’enfuirent en poussant des cris rauques et tristes comme le bruit de la raffale que l’on entend parfois gronder sur les mers.
Un peu plus loin, on apercevait une montagne élevée et toute nue, dont un large bandeau de brume cachait la sommité[4]. À partir de cette montagne, la terre s’incline graduellement comme une dune, et forme une longue plaine ondoyante dont la pointe septentrionale semble s’abaisser jusqu’au niveau de la mer. Tandis que quelques-uns de nos compagnons s’en allaient, ceux-ci avec leurs crayons, ceux-là avec leur baromètre ou leur fusil, du côté de la montagne, je me dirigeai vers le nord avec M. Gaimard et M. Biard. À peine avions-nous posé le pied sur la grève, que nous fûmes arrêtés par un torrent, puis par une fondrière, et un peu plus loin par des masses de neige qui avaient déjà acquis la consistance du glacier. Une fois parvenus au milieu de la plaine, nous ne vîmes plus autour de nous qu’une terre grisâtre et sablonneuse, pareille à celle qu’on voit apparaître au bord des côtes quand la marée se retire ; çà et là, on distinguait une flaque d’eau sombre et silencieuse, une bande de neige dont les contours commençaient à fondre, et pas une fleur, pas une plante, si ce n’est quelque frêle renoncule qui penchait languissamment sur le sol son bouton doré, quelque racine de mousse de renne ou une tige étiolée de cochléaria. À l’horizon, le regard n’apercevait qu’une mer rembrunie, coupée çà et là par l’écume de la houle ; sur notre tête s’étendait un ciel chargé de brouillards, où de temps à autre on voyait surgir péniblement un soleil pâle comme le disque de la lune. Sous cet amas de nuages, sous ce flambeau sans chaleur, la terre inanimée, la terre chargée de neige et de glace, ressemblait à un large tombeau entouré d’une draperie de deuil et éclairé par une lampe sépulcrale. Nulle terre du Nord ne m’était encore apparue sous un aspect aussi lugubre, nulle île dépeuplée, ne m’avait encore fait concevoir une idée aussi effrayante d’un naufrage. Dans ce moment, nous tournions avec une sorte d’anxiété nos regards du côté de la Recherche, et notre cœur se dilatait à la vue de ces mâts se dressant comme des flèches au-dessus des vagues. C’était là notre refuge, c’était la demeure où nous retrouvions les souvenirs de France ; à défaut de tout ce que nous regrettions, c’était pour nous le foyer de famille, la retraite du cœur, la patrie.
Pendant que nous errions à travers la plaine déserte, une brume épaisse s’étendait sur les flots et commençait à nous envelopper. On tira de la Recherche trois coups de canon pour nous rappeler à bord, et nous retournâmes joindre nos bateaux, en traversant le même sol et les mêmes amas de neige. Cette île était autrefois très fréquentée par les pêcheurs ; maintenant les morses qu’on venait y chercher ont pris une autre direction. Les ours blancs n’y abordent plus qu’en hiver, portés sur les glaçons flottans qui se détachent de la pointe méridionale du Spitzberg. Les oiseaux de mer sont seuls restés fidèles à cette côte, comme pour proclamer, du haut de leurs pics de granit, avec leurs cris sauvages, la désolation de l’île entière. À peine étions-nous arrivés à bord de la corvette, que la brume envahit l’espace ; les rochers, les montagnes de Beeren-Eiland se voilèrent peu à peu, puis tout disparut. En regardant autour de nous, nous ne voyions plus que les flots battus par le vent ; il semblait que nous venions de faire un rêve, ou de visiter une terre emportée subitement par les enchanteurs.
Nous poursuivîmes notre route vers le nord, tantôt contrariés par le vent, fatigués par la pluie, cernés par la brume, tantôt récréés par un jour de calme, par l’aspect d’une teinte d’azur, qui, surgissant peu à peu sous le nuage, s’étendait au large et bientôt occupait toute la surface du ciel. Le 26, l’atmosphère était libre et pure. Nul brouillard ne flottait sur notre tête, nul vent n’agitait notre navire. La mer aplanie était parsemée de méduses brillantes comme de la nacre. Au-dessus de nous s’élevait un ciel large et bleu, tacheté seulement çà et là de quelques nuages légers pareils à des flocons de laine. Assis sur la dunette, nous regardions, dans une rêveuse nonchalance, ce tableau si différent de celui qui depuis quelques jours attristait nos regards, et parfois nous nous demandions si quelque fée ne nous avait pas ramenés, par un coup de baguette, sous le ciel méridional. Nous nous trouvions alors au 76e degré de latitude. À minuit, le soleil était à 5 degrés 26 minutes au-dessus de l’horizon, et projetait sur les vagues un large rayon de lumière pareil à une lame d’or et d’argent.
Le lendemain, toute cette magie d’un jour azuré avait disparu ; la mer était de nouveau inondée de vapeurs ; le thermomètre était descendu à 1 degré. Le soir, la neige tombait à flocons. À travers les vapeurs flottantes, nous distinguâmes dans le lointain le pic recourbé de Hornsund et les montagnes couvertes de neige qui l’entourent. De temps à autre, une baleine élevait au-dessus des vagues sa tête monstrueuse, et lançait dans l’air un jet d’eau qui retombait en poussière. Du reste, tout était morne et silencieux. Les oiseaux même, qui chaque jour voltigeaient autour de notre navire, commençaient déjà à nous abandonner. Nul cri ne frappait notre oreille, nulle voile n’attirait nos regards. La Recherche était seule sur l’Océan.
Le 28 était un jour de fête : nos amis célébraient en France un anniversaire national, et nous voulûmes nous y associer de notre mieux dans ces mers lointaines. Le chef de gamelle fit tirer de la cale les fruits du sud qu’il tenait en réserve pour ce jour solennel. La table fut alongée pour donner place au capitaine, à ses commensaux et à la jeune femme qui n’avait pas craint de braver les dangers et les fatigues de notre navigation pour voir les images grandioses des régions du Nord. Notre dîner fut gai et plein de charmes. Chaque toast que nous portions était un souvenir adressé à notre pays. À une si longue distance du monde où l’on a vécu, le souvenir est comme un baume vivifiant qui retrempe l’ame et rafraîchit la pensée. Dans l’ennui d’un isolement profond, il est si doux de prononcer le nom de ceux que l’on aime, et de rêver qu’à un certain jour, à une certaine heure, nos vœux d’affection se croisent avec les leurs. Du reste, si nous en venons jamais à raconter les joies de cette journée, nous ne l’appellerons pas une chaude journée de juillet. Nous ne pouvions sortir de notre chambre sans être munis d’un très respectable vêtement de laine. Une pluie neigeuse tombait sur le pont, et le thermomètre marquait un degré, autant qu’en France dans un beau jour de janvier.
À force de louvoyer, nous arrivâmes, le 30, assez près de l’île du Prince Charles, pour pouvoir en mesurer l’étendue et en distinguer les formes. C’était un beau et curieux spectacle, un singulier mélange d’ombre et de lumière, de montagnes noires comme du charbon et de plateaux de neige éblouissante. Un large brouillard ondoyait le long de cette île, on le voyait monter, descendre, s’ouvrir comme un rideau pour laisser apparaître une pyramide de roc, un sommet de montagne, puis se refermer, et envelopper dans ses vastes plis la terre que nous cherchions à observer. Puis venait un coup de vent qui déchirait ce brouillard comme une gaze, et en faisait flotter au loin les lambeaux. Un rayon de soleil, éclatant aussi tout à coup entre les nuages, dorait la neige des montagnes et jetait un bandeau de lumière sur toutes ces sommités confuses. Sous cette lumière subite, on voyait poindre çà et là une autre cime qui d’abord ne paraissait qu’un point presque imperceptible, puis s’étendait au large, et semblait, comme une jeune fille fatiguée du vêtement qui l’incommode, rejeter avec impatience sa robe de brume pour découvrir ses blanches épaules.
Nous longeâmes cette île, et le lendemain nous arrivâmes en face de sept montagnes de glace rangées comme un collier de perles au bord de la mer. De loin, on ne distingue pas les parois escarpées de ces glaces éternelles ; on ne voit qu’un immense plateau qui, d’un côté, semble descendre jusqu’au niveau des vagues, et de l’autre monte graduellement et s’enfuit dans le lointain. De ce plateau éclatant de blancheur s’élèvent à la suite sept pics aigus aux flancs noirs, aux angles déchirés. À les voir ainsi isolés l’un de l’autre, debout dans l’espace, on croirait voir autant d’îles sortant d’un océan de neige.
Cependant nous avions atteint le 79e degré de latitude, et nous commencions à approcher de notre but. Le 31 au matin, nous vîmes apparaître les hautes montagnes entre lesquelles se trouve la baie de Hambourg, et un peu plus loin la baie de Magdeleine, où nous voulions aborder. Mais le vent était toujours contraire, la brume menaçait à chaque instant de nous entraver dans notre marche. Un rayon de soleil fugitif luisait sur notre tête, puis s’éclipsait aussitôt pour faire place à de lourds nuages d’où tombaient des flocons de neige. Le pilote nous disait, en voyant ce temps orageux, que l’été n’était pas encore venu. Il est possible qu’il vienne parfois récréer ces froides régions ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que cette année nous l’avons vainement attendu.
Enfin, après mainte et mainte bordée, nous entrâmes dans la baie de Magdeleine. Une petite île en marque l’ouverture. Un rocher la barre un peu plus loin, et deux longues lignes de montagnes aux cimes aiguës, aux flancs rocailleux, la bordent de chaque côté. Jusque-là nous n’avions point encore vu les glaces flottantes. C’était un fait singulier qui étonnait notre pilote lui même. Ordinairement les glaces s’avancent jusqu’à Beeren-Eiland, et quelquefois au-delà. Cette année, elles avaient été probablement poussées à l’est, et nous avions toujours suivi une autre direction. Mais bientôt d’énormes blocs vinrent contre le navire, poussés par la brise, entraînés par le courant. Les uns ressemblaient par leur lourde masse à des quartiers de roc ; d’autres avaient pris dans le frottement continu des vagues les formes les plus bizarres. Ceux-ci étaient arrondis comme un œuf, ceux-là taillés comme une pyramide. Il y en avait qui étaient creusés à leur base comme une voûte, d’autres qui, sur leur surface plane, portaient des arcs-boutans ou de longues tiges tordues pareilles à des rameaux d’arbres. Tous étaient d’une couleur bleue limpide qui se reflétait dans les vagues, et dont les nuances délicates variaient sans cesse avec l’ombre d’un nuage ou la clarté du jour. Nous passâmes entre ces masses pesantes comme entre des écueils. Pour éviter leur choc, le timonier était à chaque instant obligé de mettre la barre à tribord ou à babord. Par un effet d’optique que je ne puis expliquer, le fond de la baie paraissait tout près de nous, et, à mesure que nous avancions, semblait fuir en arrière. Vers quatre heures, nous doublâmes la pointe d’une presqu’île, et nous jetâmes l’ancre dans un bassin arrondi, où tout semblait devoir nous garantir des vents. Je ne saurais dire quel profond saisissement, quel mélange de terreur et d’admiration j’éprouvai à la vue des lieux où nous allions nous installer pour plusieurs semaines. C’était là ce Spitzberg que je désirais tant voir, cette terre étrange que j’avais d’avance cherché à me représenter dans mes rêves. Mes rêves étaient au-dessous de la réalité. De tous côtés je n’apercevais que des montagnes taillées à pic qui ont fait donner à ce pays le nom de Spitzberg[5], des cimes dentelées comme une scie, des rocs noirs et humides traversés par de larges ruisseaux de neige qui tombent du haut de la montagne comme des bandeaux d’argent, se déroulent à sa base et s’étendent au loin comme un lac ; des glaciers dont les parois, battues par les flots, labourées par le vent et crevassées par la chaleur, ressemblent à des remparts ouverts et sillonnés par le canon ; des plateaux de neige fuyant comme une route lointaine entre les montagnes ; et devant nous la mer, la mer sombre et terrible, où nul autre bruit ne résonne que le sifflement de la raffale et le cri douloureux du goëland, — cet oiseau dont le nom en langue bretonne signifie pleureur, — où l’on ne voit que l’écume des vagues soulevées par l’orage et les blocs de glace emportés par le vent.
Sur les montagnes, on ne trouve qu’une mousse noire et humide, qui n’a point de racine dans le sol, et se détache comme une motte de terre dès qu’on y pose le pied. Dans quelque creux de vallée, parfois le botaniste découvre encore la renoncule à tête jaune, le pavot blanc, le saxifrage débile, le lichen jaune, dont la racine est entourée d’une couche de glace ; l’azalea, cette fidèle fleur des montagnes, cette dernière parure des terres les plus arides, ne croît pas même ici. M. Ch. Martins a cherché vainement autour de la baie deux fleurs qui éclosent encore à Bellsound : la sylène avec ses petites clochettes roses, et la dryade à huit pétales. Il a trouvé la phipsia algida, mais flétrie par le froid et condamnée à ne plus fleurir. Les montagnes ne sont que des rocs nus, et les plaines, des terres marécageuses sans plantes et sans verdure. Mais lorsque le vent vient à balayer la surface de la neige, on aperçoit une végétation mystérieuse qui se cache sous sa froide enveloppe : c’est la neige rouge, composée d’une multitude de petites plantes qu’on ne distingue qu’au microscope ; puis la neige verte, qui, d’après l’opinion d’un naturaliste, n’est qu’une transformation de la neige rouge, et dans laquelle on aperçoit des animaux infusoires qui se nourrissent de cette plante, comme les animaux herbivores des plantes de la prairie.
Sur les bords de la mer, on ne voit flotter ni varechs, ni goémons. La grève est triste comme la montagne ; l’espace est désert. Partout la solitude et partout un silence solennel qui saisit l’ame comme un silence de mort. Parfois seulement on aperçoit un phoque qui vient se poser sur un banc de glace, et tourne autour de lui ses grands yeux verts étonnés, parfois un dauphin blanc qui fait jaillir autour de lui des flots d’écume, puis plonge tout à coup et disparaît. Il n’y a de vie que sur certains endroits de la plage et sur certaines sommités. Là est le goéland, vautour de la grève, le stercoraire, moins fort en apparence, mais plus vorace et plus courageux, qui le poursuit pour lui enlever sa proie ; la jolie mouette blanche, qui du bout de son aile effleure à peine la vague orageuse ; le guillemot aux pattes rouges et au plumage noir ; le pétrel, qui semble se plaire dans le bruit de la tempête ; l’eder, qui dépose sur le roc aride son précieux duvet, et la godde, dont le cri ressemble à un ricanement, comme si l’oreille de l’homme ne devait entendre ici qu’un soupir de douleur ou un rire sardonique. Le cygne, si beau à voir passer dans les plaines d’Islande, et le lagopède, habitant des neiges du Dovre, ne viennent pas jusqu’au Spitzberg. Les ours blancs sont rares : on ne les voit apparaître dans ces parages qu’en hiver ; l’été ils ne s’éloignent pas des glaces. Les renards sont plus fréquens : nos compagnons de voyage en ont tué plusieurs bleus et blancs ; mais ils sont beaucoup plus petits que ceux d’Islande et du Finmark. Il y a aussi des rennes dans certaines parties du Spitzberg ; on ne les rencontre pas le long des côtes ; ils sont sauvages et très difficiles à approcher. Personne ne pourrait dire comment ces animaux subsistent ; on ignore de quoi ils se nourrissent en été ; c’est bien pire en hiver.
Dès le lendemain de notre arrivée, toutes nos embarcations sillonnaient la baie, et tous les matelots étaient en mouvement. Le maître charpentier dressait sur le bord de la presqu’île l’observatoire destiné à faire des expériences de magnétisme ; un peu plus loin, le voilier posait deux tentes, l’une pour nous servir d’abri contre le mauvais temps, l’autre pour protéger les instrumens. Le météorologue installait de tous côtés ses baromètres et ses thermomètres ; le géologue s’armait de son marteau de chasseur, de son fusil, et les peintres, plus occupés encore que nous tous, ne savaient par où commencer, tant il y avait autour d’eux de points de vue nouveaux, de sites pittoresques, de scènes admirables.
Pour moi, je ne me lassais pas de contempler ce grand panorama qui se déroulait autour de nous sous un aspect si grandiose, et dont les teintes, les couleurs, les formes mêmes, variaient à chaque instant. Parfois on ne voyait qu’un ciel sombre, ou une mer de brouillards flottant sur une autre mer. Le fond de la baie, les plateaux de neige, les cimes des montagnes, tout était inondé d’une vapeur ténébreuse, sans lumière et sans reflet. À travers cette ombre épaisse, on ne distinguait que des masses confuses, des chaînes de rocs interrompus, des cimes brisées, une terre sans soleil, une nature en désordre, une image du chaos. Si dans ce moment le vent venait à ébranler les parois des montagnes de glace, on entendait l’avalanche tomber avec un fracas semblable à celui du tonnerre, et ce bruit sinistre au milieu de l’obscurité, cette chute d’une masse pesante dont les éclats scintillaient dans l’ombre comme des étincelles de feu, tout portait dans l’ame une impression de terreur indéfinissable. Mais, lorsque le soleil venait à reparaître, c’était une magnifique chose que de voir sortir de la brume toutes les montagnes avec leurs pics élancés, et les plateaux de neige sans ombre et sans tache, et les glaciers qui, en reflétant les rayons de lumière, prenaient tour à tour des teintes d’un bleu transparent comme le saphir, d’un vert pur comme l’émeraude, et brillaient de tous côtés comme les facettes d’un diamant. Vers le soir, les nuages remontaient à la surface du ciel ; une ombre mélancolique s’étendait au loin. Une brise du nord ridait la surface de la mer comme une pensée de tristesse qui tout à coup surprend et trouble un cœur paisible. Le soleil disparaissait peu à peu dans les plis ondoyans de la brume, et ne projetait plus à l’horizon qu’une lueur jaunâtre et vacillante, pareille à celle d’un cierge qui s’éteint dans la nuit. Alors l’eder cessait de se plaindre, la mouette de crier, et rien n’interrompait plus ce sombre repos du soir que le souffle de la brise courant par raffales entre les cimes des montagnes, et le retentissement des glaces flottantes que la vague ou le vent chassait l’une contre l’autre.
La presqu’île avec son observatoire, ses tentes, ses longues piques plantées en terre et garnies de thermomètres, présentait aussi un point de vue très pittoresque. De là, les peintres aimaient à dessiner la corvette avec les nasses de glace qui parfois l’entouraient comme un rempart, et parfois la voilaient jusqu’à la hauteur des bastingages. De là nous aimions à voir la pleine mer ouverte devant nous, l’entrée de la baie par laquelle nous songions à nous en aller bientôt reprendre le chemin de France. Cette presqu’île est le cimetière de ceux que la mort a surpris sur cette grève désolée. Elle est parsemée de cercueils qui ont été enterrés avec soin et recouverts de quartiers de roc qui forment une sorte de tumulus. Mais le vent a renversé ces amas de pierre, la gelée a soulevé le cercueil, les planches se sont disjointes, et les ossemens du mort ont été emportés par l’orage ou sont tombés en poussière dans une couche de neige et de glace. Sur chacune de ces tombes s’élève une simple croix en bois portant une inscription : une date et un nom. Quelle autre épitaphe oserait-on faire dans un lieu comme celui-ci ? Deux lettres initiales placées au revers de l’inscription sont probablement le signe modeste de celui qui creusait ce sol pour ouvrir un dernier asile à son compagnon de voyage, pour donner une sépulture à son frère. Une de ces croix, entre autres, attira mon attention. Il y avait là un nom que je connaissais, le nom d’un pêcheur hollandais dont j’avais lu l’histoire et le naufrage. En le voyant, je me rappelais tout ce que ce malheureux avait souffert loin de son pays et loin des siens. Je rassemblai les pierres qui avaient protégé ses ossemens, je les remis sur son cercueil, et en accomplissant ce pieux devoir, j’éprouvai une émotion de tristesse que ces vers, si imparfaits qu’ils soient, exprimeront peut-être mieux que la prose.
Sur le plateau désert enfermé par cette onde,
Où la brume s’étend comme un voile de deuil,
Mon ame a palpité d’une pitié profonde,
Pauvre pêcheur du Nord, en voyant ton cercueil.
Le marchand t’avait dit : — Va sur la mer lointaine,
Explore les écueils et poursuis tour à tour
Le phoque monstrueux, le morse et la baleine,
Puis viens. Je te promets de l’or à ton retour. —
Et toi, pour enrichir ton enfant et ta femme,
Tu partis, tu quittas le rivage natal,
Et chassé par le vent, et battu par la lame,
Ton navire atteignit l’Océan glacial.
Là peut-être un matin, en tressaillant de joie,
Tu vis trembler au loin de longs bancs de poissons ;
Ils voguaient à fleur d’eau, facile et riche proie ;
Et gaiement à l’assaut tu lançais tes harpons.
Mais un nuage noir enveloppa l’espace,
Tout soleil s’éteignit ; le pilote alarmé
Criait : — Il faut partir ! — déjà les blocs de glace
Flottaient et se pressaient ; le golfe était fermé.
Et l’on dut rester là, sur la lande sauvage,
Sans abri, sans espoir, pendant les mois d’hiver ;
Interrogeant sans fin, sous le glas de l’orage,
L’incertain crépuscule au fond d’un ciel de fer.
.................
Un jour tu t’endormis, l’œil terne, le front pâle,
En adressant aux tiens un triste et dernier vœu,
En murmurant le nom de ta rive natale,
Et Flessingue si douce, et ta prière à Dieu.
Un pêcheur t’enterra sur la plage déserte ;
Et pour que les ours blancs ne pussent arracher
Tes membres au linceul, ta tombe fut couverte
Des sables, des débris ramassés du rocher.
Repose en paix au sein durci qui te protége,
Après ton long voyage et tes jours agités ;
Mieux vaut peut-être, hélas ! dormir sous cette neige
Que sous un marbre noir au seuil de nos cités.
Si, comme je le crois, si la mort n’est qu’un songe,
Ton ame, en s’éveillant sur ce sol étranger,
N’aura pas vu du moins le douloureux mensonge
De nos larmes d’un jour, de notre deuil léger.
Le flot qui se balance au vent de la tempête,
Gémit l’hymne éternel à ton cercueil glacé ;
Et l’étranger qui passe ici, penchant la tête,
N’a de pleurs que sur toi, pauvre, être délaissé !
Cette baie Magdeleine et les autres baies du nord et du sud étaient autrefois beaucoup plus fréquentées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Au XVIIe siècle, quatre nations revendiquaient à main armée le privilége d’y venir pêcher la baleine. Pour soutenir leurs prétentions, les armateurs furent obligés de joindre à leurs bâtimens de transport des bâtimens de guerre. L’amour du gain ne connaît pas de limites, et les glaciers du Spitzberg furent plus d’une fois ébranlés par les cris de guerre et les coups de canon des spéculateurs qui se disputaient l’exploitation des golfes déserts, comme ailleurs on se disputait la possession d’une province. En 1606, il s’était formé en Angleterre une société connue sous le nom de société moscovite, qui avait pour but d’exploiter les contrées du Nord. Pendant plusieurs années, les bâtimens de cette société furent les seuls qui entreprirent d’aller pêcher la baleine au Spitzberg. Quand les Hollandais voulurent essayer la même spéculation, les Anglais s’y opposèrent et leur prirent plusieurs bâtimens. En 1613, la compagnie moscovite reçut de Jacques Ier un privilége qui lui accordait le droit de pêche absolu dans les mers polaires et en excluait les autres nations. Elle arma sept bâtimens de guerre, chassa des baies du Spitzberg les Hollandais, les Français, les Biscayens, et fit ériger sur la côte une croix portant le nom de l’Angleterre et celui du roi. Dès ce jour, elle changea le nom du Spitzberg et l’appela la nouvelle terre du roi Jacques (king James new land). En 1614, elle envoya treize navires sur ces côtes, dont elle s’était attribué la possession exclusive ; mais les Hollandais y arrivèrent avec quatorze bâtimens de pêche, quatre bâtimens de guerre, et effrayèrent leurs concurrens. L’année suivante, nouveaux armemens et nouvelle contestation. Le Danemark se mêla aussi à cette guerre ; il envoya trois bâtimens dans le nord pour faire payer un péage aux Anglais, qui s’y refusèrent énergiquement. La lutte dura jusqu’en 1617. Enfin les partis rivaux firent un traité de paix et se partagèrent l’Océan glacial. Les Anglais, dans ce contrat, obtinrent la part la plus large ; leur domaine s’étendait de Bellsound jusqu’à la baie Magdeleine. Les Hollandais occupaient l’île d’Amsterdam, la baie de Hollande et deux autres baies. Les Danois, les Hambourgeois étaient placés entre les Anglais et les Hollandais. Les Français et les Espagnols devaient aller stationner au nord dans la baie de Biscaye. La pêche était très abondante ; toutes ces grèves, aujourd’hui si mornes, si délaissées, offraient alors un singulier mouvement d’hommes, d’embarcations, de navires. Un historien raconte qu’en 1697 il arriva dans le district des Hollandais cent quatre-vingt-huit navires, qui, dans un très court espace de temps, avaient pris dix-neuf cent cinquante baleines. Dans le commencement de ces expéditions, les pêcheurs emportaient avec eux les baleines presque tout entières, ce qui leur faisait un chargement considérable et en grande partie inutile. Plus tard ils établirent à terre des chaudières pour fondre la graisse, et alors ils ne mirent plus sur leurs bâtimens que les tonnes d’huile et les parties de la baleine qui avaient une valeur réelle. Les Hollandais, séduits par les bénéfices considérables de cette pêche, avaient envie, sinon de coloniser le Spitzberg, au moins d’y former une station durable. En 1633, sept hommes entreprirent de passer l’hiver dans cette froide contrée, et surmontèrent heureusement tous les dangers, toutes les souffrances auxquelles ils s’étaient dévoués pendant dix longs mois. L’année suivante, sept autres Hollandais, encouragés par leur exemple, voulurent braver les mêmes périls, mais ils furent tous victimes de leur témérité. Le 20 octobre, le soleil disparut complètement à leurs yeux. Un mois après, ils commencèrent à ressentir une première atteinte de scorbut, et le mal alla toujours en augmentant. Le 24 janvier, l’un d’eux succomba dans de violentes douleurs ; un autre ne tarda pas à le suivre, puis un troisième. Ils voyaient alors fréquemment des ours blancs ; mais ils étaient déjà trop exténués pour sortir de leur cabane et engager une lutte avec ces animaux voraces. Leurs gencives s’enflaient sans cesse, et bientôt leurs dents tremblantes ne leur permirent plus de manger du biscuit. Le 24 février, ils revirent une faible lueur de soleil. Le 26, ils cessèrent d’écrire leur journal. Celui qui le rédigeait traça d’une main vacillante ces dernières lignes : « Nous sommes encore quatre ici couchés dans notre cabane, si faibles et si malades, que nous ne pouvons nous aider l’un l’autre. Nous prions le bon Dieu de venir à notre secours, et de nous enlever de ce monde de douleurs où nous n’avons plus la force de vivre. »
Les Hollandais, qui arrivèrent au Spitzberg en été, trouvèrent la cabane de leurs malheureux compatriotes fermée en dedans, sans doute pour empêcher les ours et les renards d’y entrer. Deux de ces pauvres aventuriers étaient étendus dans leur lit. Deux autres avaient cherché à se rapprocher, ils étaient couchés sur de vieilles voiles, et leurs genoux touchaient presque leur menton. À côté d’eux était une carcasse de chien rongée jusqu’aux os et la moitié d’un autre qu’ils avaient eu sans doute le dessein de faire cuire.
Un demi-siècle plus tard, on attachait déjà beaucoup moins d’importance à ces projets de colonisation, car les baleines devenaient d’année en année plus rares, et les armateurs, par conséquent, moins empressés à envoyer des bâtimens dans ces lointains parages. Les Anglais continuèrent plus long-temps que les autres cette pêche à laquelle ils avaient attaché tant de prix. Scoresby était encore au Spitzberg en 1818 et 1822. Il est heureux pour la science qu’il ait entrepris ces expéditions. Son récit de voyage est l’un des meilleurs livres qui existent sur la nature et les principaux phénomènes des mers polaires. Après lui, on n’a plus vu au Spitzberg que deux ou trois bâtimens anglais, dont les recherches infructueuses achevèrent de décourager ceux qui déjà n’équipaient plus sans de grandes hésitations un navire pour ces contrées. Maintenant la baleine mysticetus, que l’on venait autrefois chercher ici, a complètement disparu des baies du Spitzberg. On ne trouve que la baleine boops, si difficile à harponner, que les pêcheurs n’essaient pas même de la poursuivre.
Les Russes, qui, depuis le commencement du XVIIe siècle, venaient avec de petits navires poursuivre sur ces côtes le phoque, le dauphin blanc, et surtout le morse, continuèrent leurs explorations, et il y a une vingtaine d’années que les marchands du Finmark et du nord de la Norvége ont entrepris la même pêche, qui était alors très facile et très abondante. Les navires faisaient parfois deux voyages dans un seul été, et s’en revenaient avec un chargement complet ; mais cette pêche commence à devenir aussi très précaire et souvent très infructueuse. Les morses ont pris une autre direction. Il faut aller les chercher le long des bancs de glace, tantôt à l’est, tantôt à l’ouest, et souvent on ne les trouve pas. Les navires employés à ces expéditions portent ordinairement deux canots et dix à douze hommes. Quand le navire est au mouillage, le capitaine et le cuisinier restent à bord ; les hommes s’en vont dans les canots à la recherche des morses avec des provisions pour un jour ou deux ; ils doivent être prêts à rallier le bâtiment dès que la brume menace de les envelopper, ou dès qu’ils peuvent pressentir l’approche d’un orage.
Les navires de Hammerfest destinés à la pêche du morse partent au mois de mai, quelquefois au mois d’avril, et ne reviennent qu’en septembre. Peu de jours se passent dans ces deux traversées sans qu’ils aient à lutter contre le vent, l’orage, le froid ou la neige. Pour toutes provisions, ils n’emportent que de la viande salée, du biscuit noir et de l’eau-de-vie de grain. Quelquefois ils se font, comme les Russes, une boisson avec de l’eau et de la farine fermentées ; le plus souvent ils ne boivent que de l’eau. Leur voyage à travers les glaces flottantes est souvent dangereux ; leur pêche ne l’est guère moins. Le morse harponné lutte encore avec vigueur contre ceux qui cherchent à l’égorger. Plus d’une barque a été rudement ébranlée par ces fortes secousses, et plus d’un pêcheur en a été victime. Les pauvres Norvégiens bravent tous ces périls, supportent toutes ces fatigues, pour le salaire le plus minime. Quand un bâtiment revient de son expédition au Nord, le marchand qui l’a équipé prend les deux tiers de la pêche ; l’autre tiers se partage entre le capitaine et les matelots. Dans les dernières années, cette part était si misérable, que nul pêcheur ne voulait plus à ce prix s’exposer aux dangers d’un voyage au Spitzberg. Les marchands ont fait un autre contrat : ils donnent au matelot une solde fixe, vingt, vingt-cinq, ou trente francs par mois. Ils prennent pour eux les cinq sixièmes de la pêche ; le reste appartient à l’équipage. Malgré ces nouveaux arrangemens, les pêcheurs ne font souvent qu’une mauvaise campagne, et les marchands, avec l’édredon, les morses et les phoques, les peaux d’ours et de renards recueillis sur leur navire, éprouvent souvent un déficit considérable : aussi le nombre des bâtimens destinés à la pêche du morse diminue-t-il sans cesse. En 1830, il y avait encore sur les côtes du Spitzberg des bâtimens de Vardœ, Drontheim, Hammerfest, Bergen, Copenhague, Flensbourg. Cette année, il ne s’y est trouvé que quatre petits bâtimens de Hammerfest, deux de Bornholm, et quatre de Copenhague.
Les Russes y viennent toujours en assez grand nombre. Ils partent d’Archangel au mois de juillet, avec de lourds bâtimens qui ne peuvent manœuvrer entre les glaces. Pour pouvoir pêcher avec quelque chance de succès, ils sont obligés de rester tout l’hiver dans la baie qu’ils ont choisie, et chaque année plusieurs d’entre eux succombent à cette téméraire entreprise. En 1837 il est mort vingt-deux Russes au cap Sud. En 1838, un équipage de dix-huit hommes s’arrêta aux Mille-Îles. Six mois après, leur cabane était silencieuse, et leur bâtiment désert : ces dix-huit hommes avaient cessé de vivre.
L’histoire de toutes ces côtes du Spitzberg est une douloureuse page dans les annales des voyages maritimes. Combien de navires ont été tout à coup surpris par les glaces et arrêtés au milieu de l’Océan pendant l’hiver ! combien de catastrophes terribles dont nous savons à peine quelques détails ! combien de courageux matelots qui s’éloignaient de leur pays avec l’espoir d’y revenir un jour plus riches et plus heureux, et qui ont été emportés par les flots ou ensevelis par un compagnon fidèle sur ces plages glacées !
En 1743, un marchand russe de Mesen équipa pour le Spitzberg un bâtiment monté par quatorze hommes. Ils se dirigèrent vers l’est et pénétrèrent jusqu’au-delà du 77e degré de latitude. Là ils furent tellement cernés par les glaces, qu’ils perdirent tout espoir de franchir cette barrière avant la fin de l’hiver. Quatre d’entre eux prirent une embarcation pour explorer la côte, trouvèrent une cabane et y passèrent la nuit. Pendant ce temps, le navire fut écrasé par les glaces ; les quatre matelots, en s’éveillant, n’en virent plus aucun vestige. Mais leur destinée n’était guère moins effrayante que celle de leurs compagnons. Ils n’avaient de provisions que pour un jour ou deux ; ils n’avaient pour toutes armes qu’un couteau, une hache, un fusil, de la poudre pour douze coups, et pour ustensiles une chaudière et un briquet. Avec ces tristes ressources, isolés comme ils l’étaient sur une île lointaine, condamnés à passer l’hiver au milieu des glaces, ils ne pouvaient s’attendre qu’aux souffrances les plus cruelles et à la mort. Cependant ils ne se laissèrent pas décourager ils commencèrent par enlever la neige de la cabane qui devait leur servir de refuge. Avec leurs douze coups de fusil, ils tuèrent douze rennes ; avec les débris d’un navire dispersés sur la côte, ils se fabriquèrent les meubles les plus nécessaires. Ils eurent le bonheur de tuer un ours, prirent ses nerfs pour en faire une corde et se façonnèrent un arc. Dès que leurs provisions commençaient à diminuer, ils allaient à la chasse du renne, du renard et de l’ours. La chair de l’ours était une de leurs friandises ; pour se préserver du scorbut, ils la mangeaient crue, buvaient du sang de renne tout chaud, et faisaient une ample consommation de cochléaria. Après six années passées dans cet abandon, ils aperçurent enfin un navire, et par bonheur c’était un navire russe, qui se dirigea vers eux aux signaux qu’ils lui firent, et les reconduisit à Archangel.
En 1835, il arriva aux Mille-Îles, sur la côte méridionale du Spitzberg, un évènement qui a de l’analogie avec celui que nous venons de raconter. Quatre matelots norvégiens furent envoyés à terre pour explorer le fond d’une baie. À peine avaient-ils fait un ou deux milles, qu’ils se trouvèrent surpris par une de ces brumes subites qui semblent s’élever du sein de la mer et voilent en un instant le ciel et les flots. Hors d’état de regagner le navire ou d’arriver dans la baie vers laquelle ils se dirigeaient, ils se laissèrent guider par le bruit de la lame tombant sur un banc de rochers et atteignirent heureusement une petite île. Deux jours après, la brume s’étant éclaircie, ils se préparèrent à joindre le navire ; mais bientôt le brouillard trompa de nouveau leur attente. Dépourvus d’instrumens et ne sachant de quel côté se diriger, ils s’abandonnèrent à la Providence, et parvinrent encore à aborder dans une île. Le lendemain, à leur grande joie, ils aperçoivent le navire à une distance de quelques milles ; ils courent à la hâte dans leur bateau et se mettent à ramer, lorsque le vent se lève, le navire part et disparaît à leurs yeux. Le soir, les malheureux, épuisés de faim, accablés de fatigue, sont obligés de relâcher sur une côte. Pendant la nuit, un orage violent éclate, et le navire s’éloigne. Deux jours après cependant, ils s’en allaient d’île en île, cherchant s’ils ne le découvriraient pas ; mais tout fut inutile : ils revinrent sur une côte où ils avaient trouvé trois cabanes, et résolurent de s’y installer pour passer l’hiver. Jusque-là ils n’avaient vécu que de chair de morse abandonnée sur la grève. Un jour même ils en étaient venus à regretter cette nourriture corrompue, car ils n’avaient trouvé pour tout aliment que du cochléaria. Ils parvinrent enfin à surprendre quelques morses vivans, et éprouvèrent une singulière jouissance à manger cette chair fraîche. Un matin ils étaient allés à la pêche avec leur bateau, et le sort les avait favorisés : ils avaient tué plusieurs morses et se préparaient à regagner leur cabane. En ce moment, les glaçons flottans, qui s’étaient rapprochés peu à peu, se rejoignirent et leur fermèrent le passage. Ils ne voyaient devant eux qu’une masse de glace compacte et leur île dans le lointain. Ils eussent pu l’atteindre en abandonnant leur bateau et leur pêche ; mais c’était là une perte à laquelle ils n’avaient pas la force de se résoudre. L’idée leur vint qu’un coup de vent pourrait bien ouvrir le passage qu’un coup de vent avait fermé. Dans cet espoir, ils tirèrent leur bateau, leurs morses sur la glace, et attendirent. Ils restèrent là deux jours, courant de long en large pour se réchauffer, et souffrant horriblement du froid et des tourbillons de neige que le vent chassait contre eux. À la fin, ne pouvant plus se tenir debout, ils se couchèrent sur la glace, hors d’état de faire la moindre tentative pour se sauver, et résignés à mourir. Au moment où ils s’abandonnaient ainsi à leur désespoir, ils sentirent que les glaces commençaient à se mouvoir ; bientôt ils les virent se fendre, s’écarter ; ils remirent leur barque à flot et regagnèrent leur demeure.
Ces matelots avaient été abandonnés au mois de septembre. Au commencement de novembre, la mer fut envahie par les glaces, et l’hiver leur apparut dans toute sa rigueur. Ils se firent une lampe avec le fond d’une bouteille ; la graisse de morse leur servait d’huile, et une corde leur servait de mêche. Ils firent des aiguilles avec de vieux clous, du fil avec des bouts de câble, et se façonnèrent des vêtemens avec des peaux d’animaux. Après avoir ainsi pourvu aux premières nécessités de la vie, ils cherchèrent un moyen de se distraire, car les heures leur semblaient horriblement longues. Ils fabriquèrent des cartes avec des planchettes sur lesquelles ils gravaient un signe de convention, et, chose étrange ! dans leur délaissement, dans leur misère, ils se passionnaient tellement en jouant avec ces planchettes, qu’ils en venaient parfois à se battre.
Au commencement de décembre, l’un d’eux fut attaqué du scorbut et mourut trois semaines après ; il était d’une nature indolente, et ses camarades n’avaient pu réussir à lui faire prendre l’exercice nécessaire dans ces régions boréales. Les ours blancs avaient commencé à se montrer au mois d’octobre. Au milieu de l’hiver, les Norvégiens les virent venir fréquemment jusqu’à la porte de leur cabane, et en tuèrent plusieurs à coups de lance. Un jour ils en dépecèrent un et mangèrent son foie avec avidité. Le lendemain ils ressentirent de violens maux de tête, puis une profonde lassitude, et tous leurs membres se pelèrent. Au mois d’avril, ils tuèrent leur dernier ours. Il n’y avait plus autour d’eux ni monstres marins ni oiseaux, et bientôt ils furent tellement dépourvus de provisions, qu’ils en étaient réduits à mâcher des peaux de morses. Le 20 juin, ils aperçurent à une longue distance un bâtiment qui se dirigeait de leur côté. Le 22, ils n’en étaient plus qu’à six milles. Ils coururent aussitôt à leur barque et arrivèrent à bord du navire, commandé par le capitaine Eschelds, d’Altona, qui s’empressa de leur donner tous les secours dont ils avaient besoin dans leur déplorable situation. Quelques jours après, ils montèrent sur un autre navire, commandé par un capitaine de Vardœ, et retournèrent avec lui en Finmark, où on les croyait à jamais perdus. Ils rapportaient, comme souvenir de leur séjour au Spitzberg, les cartes en bois qui leur avaient donné de si violentes émotions, et racontèrent leur hivernage au pasteur Aall, qui a bien voulu me transmettre leur récit.
Je n’en finirais pas si je voulais rapporter ici toutes les scènes douloureuses, tous les évènemens sinistres dont ces côtes du Spitzberg ont été le théâtre : le signe de la souffrance, les vestiges de la mort, sont encore là. Dans toutes les baies où nous avons posé le pied, nous avons trouvé le sol creusé par la bêche du fossoyeur, le cercueil et la croix de bois. On rencontre surtout un grand nombre de ces tombes sur un des versans de l’île d’Amsterdam ; cette terre est la terre des morts, les vivans l’ont abandonnée, les morts seuls sont restés. Il est triste d’errer à travers ces tumulus de pierre renversés par l’orage, ces cercueils usés par le temps sur cette côte que nul soleil durable n’égaie, que nulle fleur ne décore ; au bord de cette mer où le son lugubre de la raffale, le gémissement de la vague, ressemblent à un éternel chant de funérailles. Mais plus triste encore est l’aspect d’une autre grève où nous arrivâmes un soir, à la fin d’une de nos excursions ; c’est à la pointe nord-ouest du Spitzberg. Là, on ne trouve point de tombe, les pêcheurs n’ont pas séjourné si loin ; là, il n’y a plus de traces humaines, et presque plus aucune trace de vie ; les montagnes, la grève, sont également nues. Le botaniste, après avoir parcouru les pics de roc et les vallées, s’en revint sans avoir pu même trouver une de ces fleurs débiles qui éclosent encore auprès de la baie Magdeleine, et le chasseur parcourut toute la grève sans voir un oiseau. Tandis que mes compagnons poursuivaient de côté et d’autre leurs explorations, je m’assis, avec un indicible sentiment de mélancolie, sur un bloc de granit au bord de la mer ; je ne voyais plus devant moi que l’immense espace des flots coupé par les trois îles de Cloven Cliff, Fuglesang et Norway. L’Océan était sombre et immobile, le ciel chargé çà et là de quelques nuages lourds, et de tous côtés couvert d’un voile brumeux ; seulement, sur un des points de l’horizon, on distinguait une lueur blanchâtre qui se déroulait sous les nuages comme un ruban d’argent : c’était le reflet des glaces éternelles. J’étais seul alors au milieu de la solitude immense ; nul bruit ne frappait mon oreille, nulle voix ne venait m’interrompre dans mon rêve. Les rumeurs de la cité, les passions du monde, étaient bien loin. Mon pied foulait une des extrémités de la terre, et devant moi il n’y avait plus que les flots de l’Océan et les glaces du pôle. Non, je ne saurais exprimer toute la tristesse, toute la solennité de l’isolement dans un tel lieu, tout ce que l’ame, ainsi livrée à elle-même et planant dans l’espace, conçoit en un instant d’idées ardentes et d’impressions ineffaçables. Si dans ce moment j’ai désiré tenir entre mes mains la lyre du poète, ce n’était qu’un vœu fugitif. J’ai courbé le front sous le sentiment de mon impuissance, et ma bouche n’a murmuré que l’humble invocation du chrétien.
- ↑ Voir la livraison du 1er octobre.
- ↑ Scoresby fixe cette île au 18e degré de longitude. D’après les observations des officiers de la Recherche, elle doit être portée au 16e degré 29 minutes 10 secondes.
- ↑ En 1553, les Anglais avaient expédié une flotte au Nord, dans le but de chercher un passage pour aller au Cathay ; mais on ne sait par quels lieux passa Willoughby, qui avait le commandement de cette flotte, et que l’on trouva mort un an après sur la côte orientale de Laponie. Quant à Chancelon, qui commandait un des principaux bâtimens de l’escadre, il alla à Vardæhuus, et de là en Russie.
- ↑ Un de nos compagnons de voyage en a pris la hauteur avec le baromètre ; elle s’élève à onze cents pieds. Les plus hautes montagnes du Spitzberg ont de deux mille à trois mille pieds.
- ↑ Montagne pointue.