Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/13

XIII.
Le Tour du mondeVolume 35 (p. 245-256).
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XIII.


XIII

Départ de Kettle Falls. — Un troisième Parisien, — Le lac la Pluie. — Fort Francis. — M. Pethers, agent des affaires indiennes. — Une région agricole. — Défrichements préhistoriques. — Maquillé et court vêtu. — La rivière la Pluie. — La zone fertile. — Les Saulteux des bois. — Petites misères de la vie en canot. — Hungry Hall. — Le lac des Bois. — Un phénomène de coloration des eaux. — Métis orcadiens. — Euphonie de l’idiome chippewa. — Superstitions indiennes. — L’Angle Nord-Ouest. — Vilain pays, vilain temps, vilaine route. — Maskegs et chaussées. — La rivière aux Bouleaux. — M. Renan et les langues américaines. — La rivière Tête-Blanche. — La commission des frontières. — Yankee tricks. — Influence de la pêche au saumon sur les destinées d’un grand peuple. — La dernière étape. — Le supplice de la charrette. — L’entrée des Prairies. — Français de France et Français « sauvages ». — La pointe des Chênes. — Un cinquième élément. — Arrivée à Saint-Boniface.


Arrivés à dix heures du soir à Kettle Falls, nous en partîmes de si bon matin qu’il me fut impossible de donner un coup d’œil à la chute dont Île portage a pris le nom. Je dus également renoncer à voir un troisième Parisien qui remplissait à cette station les modestes mais utiles fonctions de cuisinier. Vu le peu de variété des denrées alimentaires en usage sur la route Dawson, il ne devait pas avoir, à vrai dire, beaucoup d’occasions de déployer ses talents, et je suppose que son amour-propre en souffrait cruellement. Quant à la « Chaudière » du lac la Pluie, elle est loin d’égaler ses sœurs de Québec et d’Ottawa ; elle tombe d’une modeste hauteur de neuf à dix pieds seulement, et le portage de 300 mètres qu’elle nécessite se trouvera bientôt supprimé par la construction d’une écluse. Avec le petit canal qu’on se propose d’établir au Fort Francis, on aura alors, du portage Néquaquon à l’extrémité nord-ouest du lac des Bois, une ligne de 290 kilomètres de navigation continue.

Nous fîmes lestement 80 kilomètres dans la matinée du 2 septembre sur le lac de la Pluie, dont les bords sont généralement bas, rocheux et maigrement boisés. La plupart des nombreuses baies que forme cette vaste nappe d’eau sont couvertes de ce riz sauvage dont nous avons eu déjà l’occasion de signaler l’existence sur le lac de l’Esturgeon. Cette utile et curieuse plante, connue des « voyageurs » canadiens-français sous le nom très-mal approprié de folle avoine, ne se trouve sur le territoire britannique que dans le district que nous venons de traverser, et jusqu’au lac des Bois. Mais elle existe en abondance dans les innombrables lacs des régions similaires du Minnesota et du Wisconsin. De son grain on fait un excellent potage et sa tige est aujourd’hui employée en grand dans la préparation du papier ; elle rend une proportion de pâte supérieure à celle qu’on obtient de l’alfa.

Un peu au-dessous de l’endroit où le lac la Pluie se décharge dans la rivière du même nom par la « Grande Chute », haute de 8 à 9 mètres, se trouve le fort Francis, ancien poste de la Compagnie de la baie d’Hudson. Un agent des affaires indiennes y a sa résidence. En arrivant je fus parfaitement reçu par deux Canadiens-Français employés au fort, qui me présentèrent à M. Pethers, l’agent en question, et j’appris de lui avec grand plaisir que nous allions faire route ensemble jusqu’à Winnipeg.

Du lac des Mille-Lacs au lac la Pluie nous sommes descendus d’environ cent mètres, altitude bien faible pour justifier la notable différence de climat que tous les observateurs s’accordent à constater entre ces deux points. C’est qu’après la Grande Chute, rochers et collines disparaissent pour faire place à un riche sol d’alluvion qui s’étend sur les deux rives de la rivière la Pluie. Aux environs du fort on revoit pour la première fois depuis la baie du Tonnerre des bâtiments de ferme et des bestiaux dans les champs. Il semble même que cette région ait été autrefois cultivée. « Çà et là, dit M. Dawson, on y rencontre d’anciens défrichements faits par une race dont il ne reste pas de traditions. »

Au moment du départ, de nombreux sauvages viennent prendre congé de M. Pethers, et parmi eux on me montre Blackstone, l’orateur des Saulteux, un gaillard dont la peau rouge a, paraît-il, quelque chose de l’étoffe dont on fait les bons avocats. Pour la première fois je vois à cette conférence apparaître la « peinture » indienne dans tout son lustre traditionnel. Le vermillon, le noir de fumée et le bleu d’azur forment des lignes décoratives de l’effet le plus drôle sur la physionomie cuivrée de quelques-uns de nos visiteurs. Je me rappelle notamment un chef, coiffé d’un chapeau européen à larges ailes, sur lequel se balançaient orgueilleusement trois ou quatre plumes disposées en éventail. Sa face était outrageusement barbouillée de couleurs, mais son costume, beaucoup moins brillant, se bornait à un demi-pantalon et une chemise. Je dis un demi-pantalon, car tout le fond de l’ « inexprimable » vêtement avait été soigneusement découpé d’après un usage général parmi les tribus non encore converties aux principes modernes d’habillement. Il est juste d’observer que les plis flottants de la chemise cachaient à peu près cette fâcheuse lacune. Somme toute, nos Chippewas de Fort Francis, sans s’être européanisés comme ceux que nous avons rencontrés à la baie du Tonnerre, ont juste assez emprunté au costume des blancs pour se rendre disgracieux tout en restant malpropres. Ce n’est pas encore là que nous apercevrons l’Indien de nos rêves.

Indiens Saulteux.

De Fort Francis au Long Sault sur la rivière la Pluie, il y a 56 kilomètres, et pour la dernière fois nous dûmes nous servir de barges remorquées par un toc.

La rivière la Pluie est un fort beau cours d’eau, digne de servir de frontière entre deux grandes nations. Elle a près de quatre cents mètres de largueur moyenne. Ses rives, où les arbres à feuilles caduques, ormes, tilleuls, chênes, hêtres, bouleaux et trembles, se rencontrent plus fréquemment que les conifères, n’ont plus rien de l’aspect un peu sévère et monotone de la région précédente. Pendant 120 kilomètres, de Fort Francis au lac des Bois, on s’imaginerait volontiers côtoyer un parc seigneurial aux massifs artistement disposés. Pour ne parler que du côté canadien, il y a là, sur une longueur de 160 kilomètres, le long de la rivière et de la partie sud-est du lac des Bois, une lisière d’alluvions comparables à ce que la vallée du Saint-Laurent a de plus beau. C’est au bas mot 100 000 hectares de première qualité que renferme ce district, au cœur d’une région dont le sol, généralement rebelle à la culture, recèle en revanche d’immenses richesses minérales.

Mais avant d’arpenter les terres, de les allotir et de les concéder, une précaution était indispensable, ne fût-ce que pour assurer la sécurité des futurs établissements. Il fallait obtenir des Indiens la cession de leurs droits sur les terrains convoités, et c’est dans ce but qu’on se préparait à conclure le traité dont j’avais tant entendu parler depuis mon départ de Thunder Bay.

Pendant les quatre jours que je voyageai en compagnie de M. Pethers, je recueillis de sa bouche une foule de détails intéressants sur les mœurs et habitudes des sauvages de son agence. Mieux que personne il pouvait me donner des notions exactes sur ses administrés. Avant d’entrer dans les affaires indiennes, il avait été vingt-trois ans au service de la baie d’Hudson ; Anglais d’origine, il est arrivé à parler avec la plus grande pureté plusieurs langues indigènes. Il s’exprime également fort bien en français avec l’accent et les intonations des « voyageurs » franco-canadiens, les seuls professeurs qu’il ait jamais eus.

Les limites de son agence s’étendent fort loin au nord, jusqu’au Lac Seul, dans une région encore fort peu explorée. Le chiffre total des différentes « bandes », tous Chippewas ou Saulteux des Bois, s’élève dans ces limites à un peu plus de trois mille individus. Depuis longtemps ils paraissent ne pas augmenter et ne pas diminuer non plus. Les pertes des mauvaises années sont à peu près compensées par le gain des autres, et les guerres meurtrières qu’ils faisaient jadis aux Sioux ont entièrement cessé depuis que les blancs ont éloigné ces derniers des territoires de chasse qu’ils possédaient dans le Minnesota.

Indiens Chippewas.

Avant la création de la route Dawson, les seuls blancs avec qui les Saulteux des bois eussent quelques rapports étaient les employés de la Compagnie de la baie d’Hudson, dont les postes étaient ouverts à leurs vieillards et à leurs infirmes. La chasse, la pêche, la récolte du riz sauvage et quelques cultures de maïs dans les îlots du lac des Bois appelés les « Jardins » suffisaient à assurer leur existence. Mais quelques-unes de ces ressources sont parfois bien précaires. Ainsi le principal gibier de la contrée est le lièvre ou lapin d’Amérique (Lepus americanus). Ce petit rongeur abonde périodiquement dans tout le Nord-Ouest, il s’y trouve parfois en quantité prodigieuse. Il ne faut pas être un bon chasseur pour en abattre une centaine en un jour à coups de fusil ; et au lacet on dépasse de beaucoup ce chiffre. Mais un fait singulier, c’est qu’il disparaît à peu près complétement de temps en temps, et, après ces disparitions presque totales, il se multiplie de nouveau, augmentant en nombre pendant une période de trois ou quatre années ; c’est l’abondance pendant un même laps de temps, puis de nouveau la disparition. Le lièvre d’Amérique est de tout point inférieur comme taille et comme goût à nos lièvres d’Europe ; sa fourrure sans solidité n’a aucune valeur commerciale : cependant les Indiens en tirent à la fois leur nourriture et leurs vêtements. Après avoir mangé la chair, ils divisent la peau en petites lanières qu’ils enlacent et tissent à la manière des étoffes, et se font ainsi des couvertures et des vêtements extrêmement chauds. Dans l’automne de 1868, ces précieux animaux disparurent presque entièrement depuis les montagnes Rocheuses jusqu’au Labrador ; dans le pays des Saulteux, ils furent, suivant l’expression de M. Dawson, littéralement balayés de la surface de la terre. Lors de l’hiver de 1870-1871, ils n’avaient pas encore reparu en nombre suffisant ; malgré les secours qu’apporta aux sauvages l’établissement de la route du lac des Bois, sur laquelle on en employa un grand nombre, on vit en maint endroit des enfants indiens, couverts seulement d’une mince guenille, marcher pieds nus dans la neige profonde, par des froids de trente à quarante degrés centigrades. Il en résulta une effrayante mortalité chez ces petits êtres, et cette année, si malheureuse pour nous, fut aussi « l’année terrible » des pauvres Saulteux.

Vers la même époque, et à quatre cents lieues de , la colonie de métis ou « Bois-Brûlés » français, établie à Saint-Albert, près du fort Edmonton — celle que le capitaine Butler, dans son très-beau livre The Great Lone Land, appelait « la petite France de la Saskatchewan », — était ravagée par la petite vérole, qui enleva près du tiers de ses habitants — trois cents sur un millier. — Le capitaine Butler a consacré une page touchante à ce désastre, qui frappait la mission au moment où lui-même apportait aux missionnaires, presque tous « Français de France », la désolante nouvelle des malheurs de la patrie.

Le 2 septembre au soir, tandis que tout en devisant nous descendons le cours de la rivière la Pluie, le temps, qui, depuis Collingwood, s’était constamment maintenu au beau fixe, se gâte tout à coup ; et bientôt une forte pluie d’orage, nous trempant jusqu’aux os, vient justifier le nom donné jadis à la rivière par quelque ancien explorateur, victime probablement d’une ou de plusieurs mésaventures du même genre. Nos embarcations n’étant point recouvertes, on se fait un abri de tout ce qui tombe sous la main. Au milieu du désarroi général, l’auteur parvient à retrouver enfin au fond du canot, dans un paquet de couvertures, un vieux parapluie emporté par mégarde en quittant Montréal, mais dont l’exhibition en cette circonstance provoque des cris d’admiration et d’envie. Plein d’un juste orgueil, il l’arbore triomphalement au-dessus de sa tête ; mais le vent, entrant en lice à son tour, le force bientôt à capituler, à mettre bas son arme défensive et à subir le sort du commun des martyrs. Mes vêtements de toile se collent au corps, mon chapeau de paille déformé devient une gouttière, les couvertures percées en mille endroits par les étincelles des tug-boats se montrent absolument impuissantes à me préserver de l’averse. Aussi, par moments, il me prend des tentations furieuses de sauter à l’eau, de me faire remorquer en saisissant quelque cordage et d’éviter ainsi par un procédé qui, pour être renouvelé d’un personnage proverbial, n’en est pas moins quelquefois plus rationnel qu’il n’en a l’air, l’effet agaçant de ces douches pénétrantes versées à pleins seaux.

Pendant ce malencontreux incident nous franchissons encore deux rapides, le « Manitou » et le « Long Sault », tous deux bien modestes — le dernier surtout — en comparaison de ceux de la Maligne. Un vapeur de force moyenne pourrait les remonter facilement, n’étaient les roches qui encombrent le passage du Long Sault et qu’on doit faire prochainement disparaître. Le Long Sault dépassé, nous arrivons à l’endroit où nous attend le gros vapeur du lac des Bois.

La journée du 3, sur ce gros steamer, fut la dernière de notre voyage par eau et la première, depuis Shebandowan, où nous n’eussions pas à subir l’ennui des portages. Nous fîmes d’une seule traite 144 kilomètres, dont 56 sur le cours inférieur de la rivière la Pluie et 88 sur le lac des Bois. À l’entrée du lac, les berges deviennent plus basses ; près du rivage, le foin de marais recouvre des eaux sans profondeur. Nous passons devant le petit poste de Hungry Hall, loges indiennes groupées autour d’un poste de traite. Quelle légende de souffrances et de privations se cache sous le nom peu engageant de cette station « la maison des affamés » ? Je n’ai pu le savoir.

Le lac des Bois est élevé d’un peu moins de 300 mètres au-dessus du niveau de la mer ; c’est un grand et beau lac, long et large d’environ cent dix kilomètres et divisé en deux parties bien distinctes par une passe étroite semée d’îles, appelée par les Anglais Les « Narrows » (défilés), et au-dessus de laquelle doit passer un jour sur un long viaduc le chemin de fer canadien du Pacifique. Les contours de la partie septentrionale, constellée d’îles et d’îlots sans nombre, découpée de baies de toute grandeur, sont encore imparfaitement déterminés. La nappe d’eau méridionale au contraire, aux rives moins accidentées, aux îlots plus rares, moins abritée par conséquent contre la violence des vents, soulève fréquemment en vagues énormes ses eaux pourtant bien peu profondes.

Les mille rivières qui naissent dans l’étrange région que nous avons appelée le « Pays des lacs » se réunissent dans ce vaste réservoir pour former à sa sortie la grande rivière Winnipeg. Celle-ci, supérieure en débit à la plupart des fleuves les plus vantés de l’Europe, écume sur 26 chutes ou rapides, qui nécessitent un même nombre de portages, presque tous désignés sur les cartes par les noms français qu’ils reçurent des anciens voyageurs Canadiens. Elle va rejoindre dans le lac du même nom les eaux apportées des montagnes Rocheuses par la puissante Saskatchewan, et du Coteau des Prairies dans le Minnesota et le Dacotah (États-Unis) par les affluents de la Rivière Rouge. C’est une surface supérieure à trois fois l’étendue de la France qu’égouttent les tributaires du lac Winnipeg. Aussi, quand l’énorme masse liquide amenée de tous les points d’un si vaste bassin s’échappe de son dernier réservoir pour aller rejoindre les eaux glacées de la baie d’Hudson, elle forme un des plus considérables et des plus dangereux fleuves du monde : le Nelson, célèbre dans tout le Nord-Ouest par ses chutes grandioses, ses rapides presque infranchissables et l’affreuse désolation des collines rocheuses, prolongement des Laurentides, à travers lesquelles il se fraye un chemin vers la mer.

Le lac des Bois, si redoutable à beaucoup de nos devanciers, se montra pour nous d’une incomparable clémence. On n’eût deviné une ride à la surface de ses eaux ; le temps était chaud, lourd, presque étouffant. Des effets de mirage se produisaient à l’horizon, où l’air tremblotait au contact des dunes littorales de sable blanc chauffées par le soleil. Bientôt un étrange phénomène de coloration se manifesta dans les eaux : d’ambrées elles devinrent verdâtres, mais d’un vert opaque, laiteux, présentant un aspect assez semblable à celui des eaux croupissantes d’une mare de basse-cour, où l’on aurait remué un peu de chaux éteinte. Je priai un homme de l’équipage de tirer un seau ou deux, et je pus constater alors que l’eau était restée parfaitement claire, mais qu’elle tenait en suspension des myriades de petits filaments d’un vert vif, longs de trois ou quatre millimètres à peine, sans largeur ni consistance appréciables, dont j’ignorais la nature animale ou végétale, mais qu’on m’assura être une petite algue d’eau douce. Nous fîmes bien vingt kilomètres au milieu de ces microscopiques organismes, qui ne se manifestent que les jours de calme plat, et qui disparurent aux approches du soir, dès qu’une brise légère eut commencé à rider la surface du lac.

Chemin faisant, nous apercevons un grand nombre d’Indiens, dont quelques-uns ont dans les veines quelques gouttes de sang orcadien[1], tantôt pêchant et coupant du bois, tantôt dirigeant leurs légers canots d’écorce. Toutefois, si les avantages de la pêche et des récoltes faciles les attirent en grand nombre, durant la belle saison, sur les îlots du lac, une crainte religieuse paraît empêcher la plupart d’entre eux de s’y fixer d’une manière permanente. « Le lac des Bois, dit le capitaine Butler dans son livre, The Great Lone Land, est respecté des sauvages comme la demeure favorite du Grand Esprit ou Manitou. Les roches étrangement évidées par l’eau qui les mouille et les frappe, les îles dont la pierre à pipe tendre a fourni tant de calumets, les curieux blocs minéraux qui reposent sur des roches polies, les sommets souvent foudroyés par l’orage, les lézards qui fourmillent dans les îles tandis qu’ils sont très-rares ailleurs, il en fallait moins pour faire du lac des Bois le site principal des légendes et des superstitions qui terrorisent l’Indien de cette contrée. Il y a des îles où les sauvages n’osent mettre le pied, parce que le Mauvais Esprit y réside ; il est des promontoires où il faut apaiser le Manitou par des présents, quand le canot glisse au pied de leurs falaises désertes ; enfin certains lieux sont gardés par le Grand Kennebic ou Grand Serpent, monstre qui veille jalousement sur des trésors. »

Une île du lac des Bois.

Un vieux chef se trouvait là ; il nous salue d’un b’jou ! b’jou ! qui est évidemment l’abréviation de notre « bonjour », et, assis sur une pointe de rocher, il entame avec M. Pethers une longue conversation que j’écoute avec recueillement, non pas que j’aie la prétention d’en comprendre un traître mot, tant s’en faut ; mais j’éprouve un certain plaisir à me rendre compte de l’euphonie de l’idiome chippewa. Après moins d’un quart d’heure d’audition, j’arrive à conclure que cette langue est essentiellement douce et musicale. Les accentuations s’y succèdent avec un rhythme cadencé rappelant assez bien l’harmonie de la langue hongroise, que j’avais si souvent entendu parler à Naples par Les légionnaires magyars au service de l’Italie.

À un ou deux milles environ de North West Angle (l’Angle Nord-Ouest), l’eau devenant trop basse pour notre vapeur, les chaloupes du poste vinrent nous chercher. Là M. Pethers, pressé d’arriver à Fort Garry, m’offrit de partager sa voiture ; j’acceptai avec empressement, et le lendemain, de bon matin, nous quittions l’Angle Nord-Ouest. 155 à 160 kilomètres nous séparaient du but de notre voyage.

Nous n’avions pas fait une lieue, qu’une pluie pénétrante se mit à tomber. L’aspect du pays n’était pas fait pour nous dédommager de ce contre-temps. Plat, marécageux, couvert de troncs d’arbres carbonisés, il était encore plus laid qu’aux abords de Collingwood ou de la baie du Tonnerre. Pour comble de disgrâce, presque toute la première section de la route, passant à travers de nombreux « maskegs », ou marais, avait dû être établie en « corduroy ». Enfin il nous fallait de temps en temps mettre pied à terre au bord de quelque marécage que l’on traversait avec lenteur et précaution, sur de longues chaussées de madriers soutenus par un clayonnage de fascines. Ces marécages ne sont pas, à proprement parler, des nappes stagnantes, mais un enchevêtrement de ruisselets coulant à travers les grandes herbes, sur une plaine tourbeuse où, ne pouvant se creuser un lit, ils épanchent librement leur trop-plein.

Les marais de la route Dawson.

Nous déjeunâmes au relais de la rivière aux Bouleaux, que garde un Écossais, ancien soldat de l’armée britannique. Ce brave homme vit, comme un anachorète, dans la solitude la plus absolue, et en profite pour se vouer tout entier à l’étude des langues indiennes. Quoique ne parlant pas le français, il le comprend assez à la lecture pour s’aider des ouvrages de linguistique écrits par les missionnaires. Justement, le dernier reçu est là sur sa table. Je regarde, et je lis : Réponse à M. Renan, au sujet des langues sauvages de l’Amérique, par un ancien missionnaire. Montréal. Qu’est-ce que M. Renan a bien pu dire sur les langues sauvages ?

Station de la rivière aux Bouleaux.

Nous repartons ; le temps ne fait qu’empirer, et, après avoir fait dans la journée 75 maudits kilomètres, nous passons la nuit à la station de la « Rivière Blanche » (White Mud River).

Arrivés à ce nouveau gîte, nous apprenons qu’un « parti » de la commission des frontières se trouve campé dans le voisinage. Nous sommes cordialement reçus, sous la tente, par M. Fast, ex-officier de l’artillerie royale, et par ses aides.

La commission des frontières.

La frontière qui sépare les États-Unis de la « Puissance » du Canada est une frontière naturelle depuis la pointe à Beaudet (sur le Saint-Laurent) jusqu’au lac des Bois ; mais à partir de ce lac jusque vis-à-vis l’île de Vancouver, c’est une simple ligne astronomique — le 49e degré de latitude — qui ne peut être déterminée que par une série d’observations et un jalonnage précis. C’est ainsi que les habitants métis de Pembina, sur la Rivière Rouge, dont le village était regardé comme partie intégrante du territoire britannique, se trouvèrent un beau jour, de par une détermination astronomique plus exacte, transformés de sujets anglais en citoyens des États-Unis.

Il a été noirci bien du papier, échangé bien des protocoles entre John Bull et son cousin Jonathan à propos de cette question des frontières. Mais, il faut le reconnaître, la diplomatie anglaise, si clairvoyante et en général si heureuse toutes les fois qu’elle a eu pour adversaires la France, l’Espagne et les autres puissances coloniales de l’Europe, a rencontré plus fin qu’elle par delà l’Atlantique. Pour arracher pacifiquement à leur ancienne métropole quelque lambeau de territoire, les Américains n’ont point reculé devant l’emploi de ces subterfuges peu délicats que les financiers « smart », les malins de la bourse de Wall street, ont rendus fameux sous le nom de Yankee tricks, — ce qui se peut traduire exactement en français par l’expression tout aussi vulgaire de « trucs américains ».

Le plus célèbre de ces « tricks » est celui dont se servit Webster lors de la négociation du traité de 1842 : il valut à l’Union, dans le bassin du fleuve Saint-Jean, plus de 1 500 000 hectares qui appartenaient réellement à l’Angleterre, et qui maintenant font partie des États-Unis, au lieu de relever du bas Canada ou du Nouveau-Brunswick. La plus grande partie du bassin du fleuve Saint-Jean était perdue, bien perdue pour le Canada, et l’exécution du chemin de fer intercolonial en fut retardée de trente ans.

La délimitation des frontières à l’ouest du lac Supérieur a donné lieu, elle aussi, à de curieux incidents où la diplomatie anglaise n’a pas brillé davantage.

Plus à l’ouest enfin, un territoire bien plus important a été arraché à la domination anglaise par un concours de circonstances fort singulières. Le bassin du fleuve Orégon, découvert par des trafiquants canadiens, exploité par la Compagnie de la baie d’Hudson longtemps avant qu’un Yankee eût franchi les Rocheuses, fut un beau jour revendiqué par la République comme une dépendance… de la Louisiane. C’était hardi. Jamais sans doute Bonaparte ni Barbé-Marbois, son négociateur, n’avaient supposé que le territoire vendu par eux pour soixante-quinze millions de francs s’étendit aussi loin. L’Angleterre s’émut de ces prétentions insolites. On était en 1846 et la guerre parut un moment inévitable. Mais il advint que vers cette époque un frère du premier ministre britannique faisait partie d’une station navale sur les côtes du pays contesté. Grand amateur de pêche, il ne trouva que déceptions dans l’exercice de son sport favori. Peu faits aux nouveautés de la civilisation, les saumons de la Colombie se refusaient obstinément à mordre aux hameçons perfectionnés. De dépit, le noble pêcheur écrivit à Londres que tout ce pays ne valait point la peine qu’on levât le doigt pour le conserver, et son frère le premier ministre s’empressa de suivre ce conseil désintéressé. Se non è vero, è ben trovato. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui encore tous les habitants de la Colombie anglaise sont convaincus de l’exactitude de cette histoire. Si le grand fleuve Orégon n’est point la limite méridionale de leur province au lieu de la ridicule ligne quarante-neuvième, si les colonies naissantes de Puget Sound et tout le territoire actuel de Washington ont passé sous la bannière étoilée, tout cela, disent-ils, tient uniquement à ce que les saumons du pays n’ont point su comprendre l’honneur que leur faisait le frère du premier d’Angleterre en daignant les prendre de sa propre main. On sait que, depuis la décision arbitrale de l’empereur Guillaume dans l’affaire de l’île San Juan, les Anglais n’ont même plus la possession exclusive du détroit le plus rapproché des côtes de leur colonie de Vancouver. Mais revenons à l’exécrable route de l’Angle Nord-Ouest à Winnipeg.

Le 5 septembre, de bon matin, nous quittons la station de la Terre ou de la Bouche-Blanche. Nous traversons une région de terres sablonneuses, semées çà et là de blocs rocheux. La route est détestable : ce n’est à proprement parler qu’une piste ébauchée, décorée du nom de chemin ; les cahots deviennent effrayants. Notre véhicule résiste ; plus délicat, je suis prêt à crier merci, dût M. Pethers, endurci par ses vingt-cinq ans de vie semi-indienne, me traiter de poule mouillée. Cependant aux deux-tiers du chemin le pays s’améliore, le bois semble repousser plus vigoureusement dans les « brûlés », l’herbe drue et fine des clairières fait pressentir le voisinage des Prairies. Au dix-septième mille nous descendons pour déjeuner devant une modeste habitation. C’est le relais de la rivière Tête-Cassée (Broken Head River), que l’on appelle aussi quelquefois « rivière Tête-de-Vache ». La prétendue rivière n’est guère qu’un ruisseau coulant entre des berges argileuses et assez bien boisées. Elle va se jeter directement dans le lac Winnipeg, après avoir traversé plusieurs grands maskegs. La station est tenue par une famille de métis anglais, qui, n’ayant point d’enfants, ont adopté un jeune Sioux abandonné. Ce jeune Indien, le premier de sa nation que j’aie rencontré sur ma route, a tout à fait bonne tournure et sa figure médiocrement cuivrée respire l’intelligence. Le maître de céans nous fait les honneurs de sa maison, de son petit champ, de son jardin potager où, la nuit précédente, une légère gelée — la première de l’automne — a déjà jauni quelques feuilles. Dans les basfonds, nous dit-il, au bord des ruisseaux et des marécages, les gelées blanches sévissent parfois jusqu’au commencement de juillet et l’on voit que leur retour ne se fait guère attendre. Les terres modérément élevées, sèches et exposées aux vents souffrent beaucoup plus rarement de ces météores précoces ou tardifs.

Depuis le portage de la Hauteur des Terres, frontière d’Ontario, notre voyage s’était effectué en entier sur le territoire non encore organisé[2] des anciennes possessions de la Compagnie de la baie d’Hudson. Au delà de la rivière Tête-Cassée commence la province Manitoba.

Encore seize milles à faire jusqu’à la Pointe des Chênes, trente-deux jusqu’à Winnipeg ! Un peu de courage et un coup de collier. Hélas ! cette maudite route n’en finit pas. Et quels ressorts, bon Dieu ! Il faut être cuirassé comme un caïman du Sénégal pour braver l’effet de leurs soubresauts. J’en prends mon parti, notre course n’est plus qu’un cahot continu : c’est un supplice à l’état chronique. À peine m’aperçois-je que les arbres se font plus rares, que le chêne rabougri, parfois broussailleux, se substitue au pin cyprès. Tout à coup l’horizon s’ouvre ; des deux côtés une lisière de bois, dont nous venons de dépasser les derniers bouquets, semble marquer l’ancien rivage où venaient jadis expirer les flots d’un grand lac. Devant nous, l’Océan, un océan d’herbes et de fleurs : c’est la Prairie dans son immensité.

Une petite maison s’élève non loin de la route ; nous nous y arrêtons un moment pour nous désaltérer. On nous invite cordialement à entrer ; nous sommes chez des métis français. Ces braves gens sont bien trop discrets et polis pour interroger un hôte ; M. Pethers leur décline ses qualités et les miennes. Alors on entoure le « Françâ de France », on cause familièrement, les enfants s’en mêlent, et une bonne femme me dit, non sans un grain de naïve fierté :

« Ah ! m’sieu, chez nous, c’est pas du monde des vieux pays. Dans c’pays cite nous sommes des pauvres Français sauvages. Mais voyez-vous, nous sommes d’ben bons Franças tout de même. »

Oui vraiment, ce sont des Français par le cœur, comme par l’idiome, ces rudes sang-mêlés du Nord-Ouest ; et notre race n’a point à rougir des enfants perdus qui la représentent dans ces immenses solitudes.

À la Pointe des Chênes, petite paroisse de métis français, la première agglomération d’habitations depuis Thunder Bay, nous nous arrêtons quelques instants pour dîner à la station de la Compagnie de la baie d’Hudson et nous repartons aussitôt. En temps ordinaire, la dernière partie de l’étape eût été des plus agréables ; le sol uni de la Prairie peut rivaliser, quand il est sec, avec la route la mieux macadamisée. Mais la pluie de la veille nous poursuit de ses fatales conséquences ; elle a transformé toute la contrée en un immense marécage ; les roues enfoncent jusqu’à l’essieu dans cette boue noire, qu’on pourrait appeler ici, comme en Pologne, le « cinquième élément », et le supplice de la charrette recommence, aussi intolérable que dans la forêt. La nuit est déjà survenue, lorsque l’apparition d’un rideau d’arbres nous annonce enfin l’approche de la Rivière Rouge. Nous sommes à Saint-Boniface, faubourg de Winnipeg. Nous demandons à notre attelage et à notre patience un dernier effort ; et bientôt, moulu, harassé, mais heureux d’être au port, je saute ou plutôt je me laisse tomber du haut de l’exécrable charrette, devant la porte hospitalière de M. Buchanan, l’adjoint au surintendant de cette section de la route Dawson. Là nous trouvons un accueil cordial, quelques fortifiants dont j’avais grand besoin, et ce que je souhaitais plus ardemment encore, un bon matelas sur lequel je m’endormis du sommeil des justes… et des gens éreintés.

H. de Lamothe.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Les îles Orkneys, au nord de l’Écosse, ont toujours fourni la plupart des employés non canadiens de la Compagnie de la baie d’Hudson. Dans le Nord-Ouest, la plupart des métis classés comme « English » ou « Scotch Half breeds » pourraient être plus exactement encore appelés « métis orcadiens ».
  2. Depuis que ces lignes ont été écrites, ce territoire a reçu un commencement d’organisation, sous le nom de territoire de Keewatin.