Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/12

XII.
Le Tour du mondeVolume 35 (p. 241-245).
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XII.


EXCURSION AU CANADA ET À LA RIVIÈRE ROUGE DU NORD,

PAR M. H. DE LAMOTHE[1].
1873. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XII

Le pays des lacs. — Barges et tocs. — Équipage multicolore, — Séjour à Kashabowie. — Rencontre d’un Écossais francisé et d’un Parisien. — Naufrage comique. — La Hauteur des Terres et la frontière d’Ontario. — Lacs des Mille-Lacs. — Lacs et portages. — Les « brûlots ». — Un second Parisien. — Traversée nocturne. — Contre-temps. — La rivière Maligne. — L’auteur en danger. — Le saut des rapides. — Chansons de « voyageurs ». — Séparation.


Nous entrons ici dans une des plus singulières régions du monde entier, région qu’on pourrait appeler à bon droit « le pays des lacs ». Les indications sommaires fournies par les cartes ne sauraient donner qu’une idée fort imparfaite du nombre de ces nappes d’eau douce, qui, s’étendant des deux côtés de la « Hauteur des Terres », déversent leur trop-plein dans les bassins du Saint-Laurent et de la rivière Winnipeg. Les cartes ne marquent, en effet, que les lacs qui se rencontrent sur les différents itinéraires reconnus ou levés à diverses époques par des « partis » d’explorateurs : elles en omettent une infinité d’autres, fréquentés des seuls Indiens, qui par leur moyen sillonnent le pays dans toutes les directions sans se laisser arrêter par les rapides, les chutes ou la séparation des bassins. Ils sautent les rapides dans leurs légères embarcations d’écorce, contournent les chutes trop redoutables par un « portage » latéral, généralement très-court, et franchissent les lignes de faîte qui s’interposent entre deux lacs voisins par d’autres portages ouverts sur les points fixés par l’expérience et la tradition. Canots et bagages sont alors transportés à travers bois, sur les épaules des navigateurs. Dans ce pays semi-aquatique, la recherche d’un portage avantageusement situé acquiert toute l’importance que prendrait ailleurs la découverte d’un gué de rivière. Seulement, ici la route c’est l’eau, le véhicule c’est le canot ; et c’est la terre qu’il faut en quelque sorte traverser à gué. « Ici, comme le dit M. Dawson dans un de ses rapports, chaque rivière, chaque ruisseau à ses lacs. Qu’il aille dans quelque direction que ce soit, l’explorateur en franchissant une colline est sûr de tomber sur un lac. Il y en a tant qu’il serait difficile de décider s’il ne vaut pas mieux décrire le pays comme un immense lac parsemé de crêtes de terre, que comme une terre entrecoupée d’eau. Un fait remarquable, particulier à cette région, c’est que les cours d’eau n’y sont point sujets à des crues subites ou considérables. Cette circonstance très-favorable est due en premier lieu aux lacs, qui, servant de réservoirs, s’élèvent tranquillement pendant la crue des eaux, pour s’abaisser ensuite avec la même lenteur. Elle est également due à la nature du pays, qui est en général fortement boisé. La quantité annuelle de pluie est excessive : aussi les cours d’eau contiennent-ils un volume très-considérable comparativement au bassin qu’ils égouttent. »

Portage d’un canot.

Pour établir entre le lac Shebandowan et le lac des Bois une voie, navigable sans transbordement, il ne faudrait pas moins de 135 à 140 mètres d’écluses. On a renoncé pour le moment à exécuter ce dispendieux travail, au moins en ce qui concerne la première moitié du trajet, qui est aussi la plus accidentée et s’étend jusqu’au lac de la Pluie. Sur toute cette section on s’est contenté d’élever des digues au débouché de certains lacs, afin d’avoir un fond suffisant pour les grosses « barges » de quatre à cinq tonneaux. À chaque portage, des voitures transbordent le chargement d’un lac à l’autre, et sur chacune de ces nappes d’eau par des portages on a transporté une petite chaloupe à vapeur, un « tug-boat », ou, comme disent les Canadiens-Français, un toc qui peut remorquer à la fois jusqu’à cinq ou six lourdes embarcations.

C’était une chaloupe de ce genre qui nous attendait à l’embarcadère du lac Shebandowan. Le mécanicien-chauffeur était un nègre de la plus belle eau, égaré, je ne sais comment, dans ces régions peu tropicales ; grand et solide gaillard d’ailleurs, bien découplé, passionné pour la musique, et paraissant aimer le mot pour rire. Parmi les pagayeurs et canotiers des barges il y avait des Saulteux, des Iroquois, des Canadiens-Français et un ou deux Anglais.

La traversée du lac, longue d’environ trente kilomètres, se fit rapidement, et nous arrivâmes d’assez bonne heure au petit portage de Kashabowie (en français Kachibouais) ; mais, au lieu de continuer mon chemin sans désemparer, je me laissai persuader de passer la journée entière en compagnie du jeune chef de la station, M. Mackenzie. Malgré son nom écossais, mon hôte, originaire de Trois-Rivières et ex-zouave pontifical, se considérait lui-même comme un Franco-Canadien pur sang. Il en avait les sentiments, et surtout les antipathies, au point de paraître parfois un peu chauvin. Je rencontrai également à Kashabowie un charpentier parisien, nommé Jacques V…, émigré l’année précédente au Canada, et que je devais retrouver un mois et demi plus tard à Manitoba, où il est venu s’établir définitivement. Il paraissait fort content de son sort et se promettait de faire venir de France quelques-uns de ses amis. Ce jour-là fut aussi marqué par deux bains froids, l’un pris dans toutes les règles et troublé seulement par l’attaque de quelques sangsues faméliques ; l’autre involontaire, et dont ma maladresse fut la cause. M. Mackenzie, voulant me faire goûter les plaisirs d’un sport nouveau pour moi, m’avait proposé une promenade en canot d’écorce. Peu familiarisé avec l’équilibre de ce léger esquif, je m’étais à peine installé au fond, qu’un mouvement trop brusque fit chavirer navire et passager dans des eaux heureusement fort peu profondes, d’où je sortis ruisselant des pieds à la tête, faisant écho d’assez mauvaise grâce aux éclats de rire de mes hôtes.

Portage de la rivière Kashabowie.

Le 28 août, au matin, M. de Hertel, M. Towers, le second ingénieur de la route Dawson, et moi, nous quittions la station de Kashabowie dont le portage n’a qu’un kilomètre de long, et retrouvions de l’autre côté, sur le lac du même nom, un nouveau toc et de nouvelles barges. Après une traversée de 13 kilomètres environ, se présente un nouveau portage, celui de la Hauteur des Terres, à peu près aussi court que le précédent. Ici nous quittons définitivement le bassin du Saint-Laurent, dont nous franchissons la ligne de faîte à 545 mètres d’altitude. Nous quittons en même temps la province d’Ontario, dont la frontière suit la ligne de partage des eaux. Ce point toutefois est contesté pour la région que nous venons de traverser, en vertu dune vieille charte française qui donnait pour limite occidentale au Canada le prolongement du méridien passant au point de jonction de l’Ohio et du Mississipi, sur l’emplacement actuel de Cairo. Ce méridien partagerait en deux la baie du Tonnerre, dont la portion occidentale, avec Fort William, appartiendrait au territoire du Nord-Ouest.

Chemin faisant, M. Towers me montre, à quelques pas de la route, une jolie petite source, tête du premier ruisselet que nous voyons couler dans la direction nouvelle, et chacun de nous boit une gorgée d’eau claire et fraîche, puisée à l’origine de l’un des tributaires de la baie d’Hudson, et, par elle, de l’immense bassin de l’océan Glacial arctique. Puis nous naviguons sur un lac semé d’îles verdoyantes qui le découpent en mille petites nappes d’eau : d’où le nom très-français de lac des Mille-Lacs.

Trois heures et demie de navigation sur ce charmant bassin nous ont fait avancer de trente kilomètres. Nous nous arrêtons ensuite au portage Baril, long de 400 mètres à peine, et entouré de monticules assez élevés. Sur le lac Baril (13 kilomètres) nous retrouvons les étroits chenaux, les défilés entre deux murailles de roches moussues et d’arbres verts gracieusement éclairés par le soleil couchant. Mais, pourquoi ne pas l’avouer ? l’éternelle combinaison d’un ciel bleu, d’eaux couleur d’ambre et de toutes les teintes vertes finit à la longue par engendrer l’indifférence.

Nous passons sous la tente, au petit portage Brûlé, la nuit du 28 au 29, non sans faire ample connaissance avec messieurs les « brûlots », ces impitoyables moustiques de l’Amérique septentrionale, qui, en dépit de la latitude, se montrent aussi sanguinaires que leurs congénères sénégalais. Le lendemain nous traversons le lac Windegoostigon (20 kilomètres), le portage Français, les lacs Français et Kaogassikok réunis en une seule section navigable de 25 kilomètres au moyen d’une digue de onze pieds d’élévation, enfin le portage des Pins, où je rencontrai encore un Parisien, Ferdinand L***, jeune ouvrier mécanicien, fort satisfait des résultats d’une campagne pendant laquelle il avait déjà pu économiser un millier de francs, somme qu’il comptait bien doubler avant le printemps suivant, pour s’établir ensuite à son compte dans quelque localité du Canada. Après le portage des Pins vint le petit lac des Pins, long seulement de 2500 mètres, puis le portage des Deux-Rivières. Après le dîner, nous décidâmes de franchir pendant la nuit le lac de l’Esturgeon, long de 25 kilomètres.

D’abord tout sembla marcher à souhait. La nuit était tiède et sans brise ; notre petit remorqueur, chauffé de bois résineux encore vert, lançait bruyamment dans les airs une gerbe d’étincelles qui lui faisaient un superbe panache de feu. Les mille lueurs de ce feu d’artifice à jet continu se reflétaient dans les eaux tranquilles et prêtaient des formes fantastiques aux arbres du rivage. Que durent penser les pauvres Saulteux lorsque, pour la première fois, ils virent un de ces convois infernaux tracer sur leurs lacs un sillage enflammé ? Combien de conjurations adressèrent-ils au Grand Manitou, dans la loge de Médecine ? Aujourd’hui ils sont les premiers à profiter du nouveau mode de transport : on ne leur refuse presque jamais une petite place gratuite dans quelqu’une des embarcations traînées par le « cracheur de feu ».

La digue qui doit rehausser le niveau du lac n’était pas achevée, les eaux étaient basses, et bientôt nous nous trouvâmes arrêtés dans une sorte de marais couvert de riz sauvage (Zizania aquatica), où nos canotiers furent obligés de se mettre à l’eau jusqu’à mi-corps pour dégager les embarcations. À peine sortis de ce mauvais pas, un accident arrivé à la machine du toc nous force à atterrir et à camper dans les bois. Le domestique de M. Towers, un Iroquois, dresse rapidement la tente, après avoir allumé un feu de branches de sapin destiné à éloigner les « brûlots », de cuisante mémoire. Le lendemain matin, nous repartons, tant bien que mal ; mais après 4 à 5 kilomètres, crac ! voilà le remorqueur arrêté : c’est l’histoire de la nuit qui recommence. Cette fois, nous relâchons sur un petit îlot rocheux couvert de bluets (Blueberries, Vaccinium Canadense), petites baies couleur de raisin noir, qui figurent avec honneur sur les meilleures tables du Canada. Enfin, après une réparation provisoire, nous arrivons, non sans peine, au portage de la rivière Maligne, où l’on décide de passer le reste de la journée, ainsi que celle du lendemain dimanche.

La rivière Maligne mérite à tous égards le nom que lui ont donné les vieux voyageurs : elle a des courants, des remous, des tourbillons d’autant plus perfides, qu’en certains endroits la surface semble d’un calme plus parfait. Sans un brave homme de charpentier qui me cria à temps d’éviter un endroit dangereux vers lequel je nageais en toute confiance, mon voyage se terminait brusquement, le dernier jour du mois d’août 1853, et ces mémorables incidents fussent restés à jamais ignorés des nombreux lecteurs du Tour du Monde. Je jurai de ne plus me laisser prendre au sourire trompeur des eaux courantes,

Descente d’un rapide sur la rivière Maligne.

À l’heure où j’écris ces lignes, la malencontreuse rivière doit avoir été domptée par l’érection, à son débouché dans le lac Lacroix, d’une digue de dix-sept pieds de haut, destinée à faire disparaître battures, courants et rapides.

Nous partîmes sans toc, en barge, du portage de la rivière Maligne. La barge ne vole pas sur les eaux comme le canot d’écorce ; il ne faut pas moins de douze ou quinze hommes pour la traîner sur les portages, mais d’habiles rameurs savent tout aussi bien la diriger au milieu des rapides, et le patron la fait manœuvrer avec une aisance surprenante à l’aide de l’énorme rame qui lui sert de gouvernail. Sur la rivière Maligne, nous eûmes à sauter successivement cinq ou six de ces rapides. Après un moment de descente sur un plan incliné dont la pente semble d’abord n’altérer en rien la netteté du miroir liquide, on entre dans une zone légèrement houleuse, bientôt suivie d’énormes bouillons. Un coup de rame maladroit, un mouvement inconsidéré, et nous allons nous briser contre quelqu’une de ces roches que blanchit au-dessous de nous l’écume du rapide. Mais non, la proue fend d’aplomb le milieu de la veine recourbée du « sault » ; une sensation indéfinissable, un haut-le-cœur qui a la durée d’un éclair, nous donne conscience à la fois de la hauteur de la chute et de la vitesse de la descente. Parfois la barge rase l’écueil de si près qu’on croirait entendre le frôlement de la carène. Arrivée au bas de sa course et suivant son impulsion première, elle plonge un instant, au point d’embarquer quelques paquets d’écume, enlevés à la crête des plus formidables bouillons, mais aussitôt elle se relève et suit le fil du courant avec la vélocité d’une flèche, jusqu’à ce que la résistance d’une eau plus tranquille vienne enfin modérer son allure.

À partir du lac Lacroix ou Néquaquon, où la Maligne tombe par deux jolies cascades d’une dizaine de pieds, la route des canots détermine la ligne frontière entre le Canada et les États-Unis. Nous y retrouvons un « tug-boat » et nous faisons encore 27 kilomètres jusqu’au portage Néquaquon, le plus long de toute la route. Il a 4 400 mètres sur un sol marécageux où croissent des épinettes au sombre feuillage. À notre approche, de jolis écureuils s’élancent d’un bond au plus épais des fourrés. Je note ce fait, car dans ce voyage de dix jours sur des lacs entourés de forêts je n’ai aperçu d’autres quadrupèdes indigènes que quelques oursons enchaînés à la porte des stations.

Nous traversons de nuit le lac Namikan ou Nameukan, long de 25 kilomètres, au son de ces naïves chansons de « voyage » dont le rhythme se marie si bien au mouvement des rames. Ne leur demandez ni rimes riches, ni jeux d’esprit, ni saillies à la mode, non plus que les combinaisons d’une musique savante, à ces chansons vieilles peut-être de deux siècles. En dépit des altérations qu’elles ont subies en passant de bouche en bouche, il ne serait pas impossible de découvrir leur parenté avec quelque air rustique encore bien connu dans nos campagnes normandes ou poitevines. Elles n’en font pas moins plaisir à entendre, sur les lacs et les rivières de l’Amérique du Nord, à plus de mille lieues de la patrie. Les intrépides chasseurs canadiens les chantent jusqu’au bord des eaux glacées du majestueux Mackenzie, dans les passes des Rocheuses, sur les rivières du Labrador. Longtemps encore elles seront répétées par les échos du haut Missouri, de la Saskatchewan et des innombrables tributaires du fleuve Saint-Laurent. Elles ont inspiré courage et vigueur aux premiers explorateurs de ces immenses régions, à ces hommes de fer, qui, si la France eût su les soutenir, eussent donné à notre race l’empire du Nouveau-Monde !

Chasseur canadien.

À dix heures du soir, nous arrivâmes aux chutes de la Chaudière (Kettle Falls), où se termine la première section de la route Dawson.

  1. Suite. — Voy. t. XXX, p. 97, 113, 129 ; t. XXXV, p. 225.