Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces/6

VI

DE L’HYBRIDATION DANS LES ANIMAUX

(MES EXPÉRIENCES)

Buffon avait déjà vu des métis de chien et de loup ; et, sous la surveillance de M. Frédéric Cuvier, notre Ménagerie en a eu souvent.

On n’en peut pas dire autant des métis de chacal et de chien. Je crois être le premier qui les ait fait connaître.

En 1845, j’obtins, de l’union de l’espèce du chien avec l’espèce du chacal, trois métis.

Ces trois métis, élevés au milieu de petits chiens de leur âge, en différaient d’abord par des allures brusques, farouches. C’étaient trois sauvages élevés au milieu d’un peuple civilisé.

D’un autre côté, leur première dentition a marché beaucoup plus vite que celle des petits chiens.

Mais ce qui les distinguait surtout de ces petits chiens, c’est qu’ils avaient les deux poils de tout animal sauvage : le poil soyeux et le poil laineux, tandis que les petits chiens n’avaient qu’un poil : le poil soyeux.


Buffon avait déjà constaté que le renard ne s’accouple point avec la chienne. Mes expériences ont confirmé celles de Buffon. Jamais le renard n’a voulu s’accoupler avec la chienne, ni le chien avec la renarde. Je suis même convaincu que leur accouplement, s’il a jamais lieu, sera sans effet.

Des animaux qui diffèrent par quelque caractère marqué, soit dans les dents, soit dans les organes des sens, ne sont plus du même genre. Le chien a la pupille en forme de disque, le renard a la pupille allongée ; le chien est diurne, le renard voit mieux la nuit que le jour. Avec une telle différence, et relative à un tel organe, il ne peut y avoir unité de genre. Le chien, le loup, le chacal ont toute leur structure semblable ; la forme de leur pupille est la même. Aussi le loup et le chien, le chien et le chacal produisent-ils ensemble.

Buffon a fait, sur la reproduction du chien et du loup, une série d’expériences. Il n’a jamais pu passer la troisième génération. Frédéric Cuvier, qui a été pendant trente ans le directeur de la ménagerie du Jardin des Plantes, n’a pu aller plus loin. Moi-même je n’ai pu obtenir davantage.

Sur le chacal et le chien, j’ai pu aller jusqu’à la quatrième génération, mais je n’ai pu la dépasser.


Mes expériences sur les métis, persévéramment poursuivies, nous donnent les caractères précis de l’espèce et du genre.

Le caractère de l’espèce est la fécondité continue.

Le caractère du genre est la fécondité bornée.

On a déja des métis de plusieurs espèces. On sait que les espèces du cheval, de l’âne, du zèbre, de l’hémione peuvent se mêler et produire ensemble ; celles du loup, du chien, du chacal, se mêlent et produisent aussi, comme on vient de voir ; il en est de même de celles de la chèvre et de la brebis, de la vache et du bison, du bouc et du bélier. Le tigre et le lion ont produit à Londres, fait remarquable et qui renverse ce principe que l’on s’était trop hâté de poser, savoir, que pour que le croisement de deux espèces fût fécond, il fallait au moins que l’une d’elles fût domestique.

Rien de ce qu’on a dit sur les prétendus métis de chien et de renard, de chien et d’hyène, de lièvre et de lapin, à plus forte raison, de taureau et de jument ou de cheval et de vache, n’est prouvé. J’ai souvent tenté, et quelquefois obtenu l’union de ces animaux ; jamais elle n’a été féconde.

On connaît, dans la classe des oiseaux, les unions croisées de plusieurs espèces : du serin avec le chardonneret, avec la linotte, avec le verdier, etc., des faisans dorés, argentés et communs, soit entre eux, soit avec la poule, etc., etc.


Je donne au produit des unions croisées le nom de métis parce que le métis me paraît fait, par moitié, de chacune des deux espèces productrices.

Le métis du chacal et du chien tient à peu près également du chacal et du chien. Il a les oreilles droites, la queue pendante ; il n’aboie pas : il est aussi chacal que chien.

Voilà pour la première génération. Je continue, à unir, de génération en génération, les produits successifs avec l’une des deux espèces productrices, avec celle du chien, par exemple.

Le métis de seconde génération n’aboie pas encore ; mais il a déjà les oreilles pendantes par le bout ; il est moins sauvage.

Le métis de la troisième génération aboie ; il a les oreilles pendantes, la queue relevée ; il n’est plus sauvage.

Le métis de la quatrième génération est tout à fait chien.

Quatre générations m’ont donc suffi pour ramener l’un des deux types primitifs, le type chien ; et quatre générations me suffisent de même pour ramener l’autre type, le type chacal.


Linné disait, avec une sagacité profonde : Naturœ opus semper est species et genus ; culturœ sœpius varietas ; artis et naturœ classis ac ordo.

En effet, l’espèce et le genre sont toujours l’œuvre de la nature ; la variété est souvent l’œuvre de la culture ; et la classe et l’ordre sont à la fois l’œuvre de l’art et de la nature : de la nature qui donne aux espèces les ressemblances et les différences, et de l’art qui les juge et les apprécie.

Au milieu de tous les autres groupes de la méthode, l’espèce et le genre se distinguent en ce qu’ils ne se fondent pas seulement sur la comparaison des ressemblances, mais sur des rapports directs et effectifs de génération et de fécondité.

Nous ne connaissons bien le chacal que depuis notre conquête d’Alger. Buffon l’a mal connu : il le confond avec l’adive, qui n’est qu’une espèce factice, et il lui attribue beaucoup de mauvaises qualités qu’assurément il n’a pas : « Il réunit, dit-il, l’impudence du chien à la bassesse du loup, et, participant des deux, semble n’être qu’un odieux composé de toutes les mauvaises qualités de l’un et de l’autre[1]. »

« Le chacal, dit simplement Belon, est bête entre loup et chien. » Le chacal a les cuisses et les jambes fauve-clair ; il a du roux à l’oreille ; ces marques distinctives se retrouvent sur le métis de la première génération ; mais dès le mélange de ce métis avec le chien, elles disparaissent.

« Nous les regarderons (le chacal et le chien), dit Buffon comme deux espèces distinctes, sauf à les réunir lorsqu’il sera prouvé, par le fait, qu’ils se mêlent et produisent ensemble[2]. »

Aujourd’hui, il est prouvé, par le fait, qu’ils se mêlent et produisent ensemble, et cependant il est prouvé que ce sont deux espèces distinctes, par cela seul qu’ils ne produisent ensemble qu’un certain nombre de générations.


Mais c’est là tout un ordre d’idées qu’on n’avait point encore au temps de Buffon. Il y a deux sortes de fécondité : une fécondité continue ; c’est le caractère de l’espèce. Toutes les variétés de chevaux, de chiens, de brebis, de chèvres, etc., se mêlent et produisent ensemble avec une fécondité continue.

Et il y a une fécondité bornée ; c’est le caractère du genre. Si deux espèces distinctes, le chien et le chacal, le loup et le chien, le bélier et le bouc, l’âne et le cheval, etc., se mêlent ensemble, ils produisent des individus bientôt inféconds, ce qui fait qu’il ne s’établit jamais d’espèce intermédiaire durable. On unit le cheval et l’âne depuis des siècles, mais le mulet et la mule ne donnent point d’espèce intermédiaire ; on unit depuis des siècles les espèces du bouc et du bélier ; ils produisent des métis, mais ces métis n’ont pas donné d’espèce intermédiaire.

On cherchait le caractère du genre ; où le trouver ? Il est dans les deux fécondités distinctes.

La fécondité continue donne l’espèce ; la fécondité bornée donne le genre.


Buffon avait donc bien raison quand il disait : « L’union des animaux d’espèce différente est le seul moyen de reconnaître leur parenté[3]. »

Il disait encore, avec éloquence : « Le plus grand obstacle qu’il y ait à l’avancement de nos connaissances est l’ignorance presque forcée dans laquelle nous sommes d’un très-grand nombre d’effets que le temps seul n’a pu présenter à nos yeux et qui ne se dévoileront même à ceux de la postérité que par des expériences et des observations combinées. En attendant, nous errons dans les ténèbres, ou nous marchons avec perplexité entre des préjugés et des probabilités, ignorant même jusqu’à la possibilité des choses, et confondant à tout moment les opinions des hommes avec les actes de la nature[4]. »

Je donne, comme on vient de voir, au produit des unions croisées le nom de métis, parce qu’il me paraît fait par moitié de chacune des deux espèces productrices. Chacune de ces deux espèces me paraît y avoir une part égale. Il y a longtemps que je le pense et que je l’ai dit. M. Naudin dit, d’un hybride de deux espèces de cucurbitacées (le luffa cylindrica et le luffa acutangula) : « Les bonnes graines étaient, aussi bien que les fruits, parfaitement intermédiaires entre celles des deux espèces, c’est-à-dire à la fois chagrinées, comme celles du luffa acutangula, et bordées d’une courte membrane aliforme comme celles du luffa cylindrica. »


Finissons par une conclusion nette.

Ou les métis nés de l’union de deux espèces distinctes s’unissent entre eux, et ils sont bientôt stériles, ou il s’unissent à l’une des deux tiges primitives, et ils reviennent bientôt à cette tige ; ils ne donnent, dans aucun cas, ce qu’on pourrait appeler une espèce nouvelle, c’est-à-dire une espèce intermédiaire.

Nous avons vu que les hybrides des végétaux, même ceux qui sont fertiles, reviennent à l’une des deux espèces primitives au bout de quatre ou cinq générations.

L’hybridité n’est donc dans aucun cas, ni dans aucun sens, ni pour les végétaux ni pour les animaux, souche de nouvelles espèces.

  1. Histoire du Chacal.
  2. Histoire du Chacal.
  3. Voyez le Supplément, article Mulets.
  4. Histoire de la Chèvre.