Examen chymique des pommes de terre/Examen chymique


EXAMEN
CHYMIQUE
DES POMMES
DE TERRE.



Quoique l’expérience prononce journellement en faveur des Pommes de terre que leur uſage adopté depuis un ſiècle, & vanté par des Ecrivains amis de l’humanité, n’ait produit juſqu’à préſent que des effets très-heureux ; on vient cependant de déprimer la ſalubrité de ces racines, en les accusant d’occaſionner des maladies qu’elles ſeroient plutôt capables de prévenir ſi on en étoit menacé. Il eſt bien étonnant ſans doute qu’un aliment qui remplace toutes les autres eſpeces, chez des Nations ſages nos plus proches voiſines, trouve encore parmi nous des adverſaires, & même des critiques. Seroit-il donc probable que cette multitude d’hommes qui ſe nourrit continuellement de ce végétal, s’accordât à avancer qu’il n’y a pas d’aliment plus ſain & plus agréable que celui des Pommes de terre, ſi elles étoient auſſi nuiſibles que quelques perſonnes l’ont prétendu ?

Toutes les accuſations formées contre les Pommes de terre, dans un tems où leur culture & leur uſage deviennent plus abondant que jamais, ne pouvoient manquer de faire quelques ſenſations, particulierement ſur les François, prévenus la plupart encore deſavantageuſement contre ce genre d’aliment. Pour s’aſſurer de la valeur de cette prévention, & ſavoir ſi ces accuſations étoient fondées, M. le Contrôleur Général jugea à propos de conſulter la Faculté de Médecine, qui publia un Rapport à ce ſujet. Ce Rapport bien capable de diſſiper les craintes qu’on avoit fait naître, devoit ſervir de réponſe ; mais preſſée de ſatisfaire aux deſirs du Miniſtre, cette célèbre Compagnie, toujours animée du bien public, n’a pas eu le tems de l’accompagner des Expériences chymiques qu’elle auroit ſouhaité faire. C’eſt pour entrer dans ſes vues que j’ai entrepris ce travail ; je ſerai très-flatté s’il les ſeconde, & s’il peut augmenter les connoiſſances que l’on a déjà acquiſes ſur ce végétal, dont les frais de récolte & de culture ne ſont preſque rien, relativement à ſa fécondité. En effet, il n’eſt pas de plante auſſi productive, & qui exige moins de la terre & du cultivateur : elle ſe plaît dans tous les climats, tous les terreins lui ſont propres, avec cette différence néanmoins que ſon rapport eſt toujours proportionné à la qualité du ſol.

Je ſai qu’on a déjà beaucoup écrit ſur la culture & ſur les avantages économiques des Pommes de terre ; mais ce ſujet eſt du nombre de ceux dont on ne ſauroit trop parler, puiſqu’il intéreſſe la nourriture du peuple, & je ne crois pas qu’il y ait d’objet plus important, plus digne des méditations du Philoſophe & de la protection du Gouvernement. Que l’on faſſe attention que dans un tems de calamité & de diſette, un petit coin de terre ſuffit pour fournir à une famille très-nombreuſe, aſſez de Pommes de terre pour attendre le retour de l’abondance : faſſe le Ciel que ce tems affreux ſoit loin de nous ! mais enfin s’il arrivoit, nos malheureux Concitoyens, en jouiſſant de ce bienfait, que nous devons à la découverte du nouveau Monde, ne ſe trouveroient-ils pas dédommagés en quelque ſorte du préſent fatal apporté preſqu’en même-tems de ces contrées.

La plante qui donne les tubercules dont je m’occupe, ne fut d’abord cultivée en Europe que dans les jardins, par pure curioſité. Les Irlandois qui l’apporterent les premiers de l’Amérique, vers le commencement du dix-ſeptieme ſiecle, furent auſſi les premiers qui en firent uſage ; ſa culture paſſa bientôt en Angleterre, puis en Flandre, en Allemagne, en Suiſſe & en France. Elle s’eſt tellement répandue, qu’il y a des provinces où les Pommes de terre ſont devenues une partie de la nourriture des pauvres gens ; on en voit depuis quelques années des champs entiers couverts dans le voiſinage de la capitale, où elles ſont aujourd’hui ſi communes, que tous ſes marchés en ſont remplis, & qu’elles ſe vendent au coin des rues, cuites ou crues, comme on y vend depuis long-tems les châtaignes.

Les Pommes de terre furent déſignées pendant long-tems ſous les noms de Patate & de Topinambour ; mais les plantes à qui appartiennent vraiment ces noms, quoiqu’originaires de l’Amérique ainſi que la nôtre, n’ont cependant avec elle aucune reſſemblance dans les parties de leur fructification. On les appella encore Truffes blanches ou rouges, ſuivant leur couleur : mais pluſieurs habiles naturaliſtes ont déjà fait ſentir les caracteres qui établiſſent la différence qu’il y a entre ces productions. C’eſt pourquoi je ne m’y arrêterai point ; d’ailleurs il faudroit entrer dans des détails qui pourraient nous mener trop loin, & je paſſerois les bornes qu’une ſimple analyſe comme celle-ci me preſcrit.

Parmi les Pommes de terre rouges, il paroît que les formes ſont plus ſuſceptibles de variétés que parmi les blanches ; mais à la rigueur on pourroit ne diſtinguer que les rouges & les blanches ; les premieres ont plus de ſaveur & ſont plus pâteuſes, les dernieres, au contraire, ſont plus douces & plus farineuſes. La plante de celles-ci eſt d’un verd foncé & porte des fleurs de couleur rouge, tandis que la plante des autres eſt d’un verd moins foncé & que ſes fleurs ſont gris-de-lin.

Les Pommes de terre ſont raſſemblées au pied de la plante, quelquefois au nombre de quarante à cinquante ; elles ſont liées les unes aux autres par des filamens chevelus qui s’étendent conſidérablement ; on voit à leur ſurface plus ou moins de cavités d’où ſortent les tiges & les racines chevelues qui portent la nourriture à la plante & donnent naiſſance à de nouvelles Pommes. La forme, la couleur & la groſſeur de ces tubercules varient à l’infini ; les uns ſont ronds & unis, d’un rouge pâle de couleur de chair ; les autres longs & crenelés, extrêmement rouges ; il y en a enfin de jaunâtres tirant ſur le blanc : mais ces différences extérieures ne ſemblent pas conſtituer des eſpeces particulieres, ils ſont tous revêtus d’une peau griſe aſſez mince qui ſe ride en ſéchant.

Cette premiere peau ou cette eſpeces d’épiderme ne varie pas autant que la forme des Pommes de terre qu’elles enveloppent ; la peau des pommes de terre blanches & rondes eſt la même que celle des Pommes de terre rouges & oblongues ; elle eſt toujours griſe & d’une texture extrêmement ſerrée ; auſſi un Miniſtre de Renſbourg, en Allemagne, a-t’il trouvé les moyens d’en faire du papier.

Lorſque ces Pommes de terre ſont humides ou fraîches, on enleve leur peau avec aſſez de facilité ; c’eſt cette peau qui les garantit, non-ſeulement de la perte de leur humidité, mais encore de l’action de l’air ; car dès qu’elles en ſont privées, leur couleur rouge & éclatante ſe ternit ; les Pommes de terre ſe fanent, s’amoliſſent, & elles finiſſent enfin par ſe gâter ou ſe deſſécher, ſelon l’endroit où elles ſont expoſées.

Si l’on enleve avec beaucoup de ſoin la peau qui revêt les Pommes de terre, on en apperçoit une ſeconde plus mince : il eſt vrai que la premiere eſt plus tranſparente, d’une couleur blanchâtre, & d’une texture beaucoup moins ſerrée : par la chaleur du feu cette peau ſe confond avec la premiere, en ſorte que quand on pele une Pomme de terre cuite, il ne paroît plus qu’une ſeule peau, mais extraordinairement gonflée.

Je dois prévenir, avant de paſſer outre, que mes expériences ont été faites ſur la même eſpece de Pomme de terre, & qu’avant de les employer, j’ai eu ſoin de les priver de leur germe, des racines chevelues, & de la terre qui y eſt toujours adhérente. Cette eſpece eſt très-commune à Paris ; elle a la forme d’un rognon, crénelée, d’une groſſeur médiocre, & d’une couleur rouge aſſez foncée, ce qui ne m’a pas empêché néanmoins d’établir quelque comparaiſon avec les autres eſpece que je me ſuis procurées de différens pays.

En coupant une Pomme de terre par le milieu, on remarque, au bout d’un moment, dans l’épaiſſeur de la chair, un cercle à deux ou trois lignes de la peau & autour du centre : ce cercle eſt quelquefois marqué par une raie rouge très-ſenſible qui ſépare la portion corticale ſervante à la germination de la ſubſtance médullaire qui paroît n’y point contribuer eſſentiellement, puiſque dans ces racines, & dans beaucoup d’autres, telle que navets & carottes, la germination s’opere après avoir enlevé entierement cette ſubſtance médullaire.

La chair des Pommes de terre n’eſt pas également blanche dans toutes les eſpeces, elle eſt ſouvent jaunâtre, & quelquefois très-blanche : ſi on conſidere à la loupe une tranche de ces racines nouvellement coupée, on y remarque des petits points brillans qui perdent bientôt leur éclat, étant expoſés à l’air ; nous ferons voir dans la ſuite de quelle nature ils ſont.

Les Pommes de terre, privées exactement de leur première peau, & plongées dans une eau acidule, ſe décolorent au bout de quelque-tems, & communiquent à l’eau qui les baigne une belle couleur rouge, ſur laquelle l’alkali ne ſemble pas avoir d’action. La couleur, au lieu d’être rouge, devient d’un pourpre aſſez foncé, ſi l’eau dans laquelle on plonge ces racines pelées eſt legerement alkaline ; mais cette couleur pourpre eſt changée en rouge par quelques gouttes d’acide. En ſaturant l’acide contenu dans l’eau chargée de la couleur rouge des Pommes de terre, cette couleur diſparoit inſenſiblement ; mais, un phénomene ſingulier, c’eſt qu’une ſurabondance d’alkali rappelle la couleur, qui devient plus foncée qu’elle n’étoit auparavant.

Pour connoître la nature de cette couleur, j’ai enlevé la ſurface rouge des Pommes de terre auſſi exactement que je l’ai pu ; j’en ai mis une portion infuſer dans l’eau, une autre dans l’eſprit-de-vin, & la troiſieme dans l’æther vitriolique ; aucun de ces trois fluides n’a paru ſe charger de la matiere colorante rouge ; l’eau & l’eſprit-de-vin n’ont pris qu’une légere teinte, que quelques gouttes d’acide ont relevée ; l’æther s’eſt coloré en jaune & nâgeoit ſur une liqueur rouge, phénomene dû à l’eau des pellicules, colorée par l’acide que contient tout æther, quelque bien rectifié qu’il ſoit. Ayant fait ſécher cette pellicule rouge à une douce chaleur, pour la ſoumettre aux mêmes expériences, l’eau ne prit pas de couleur non plus que l’eſprit-de-vin ; mais un peu d’acide vitriolique ajouté à ces deux liqueurs fit naître auſſi-tôt une très-belle couleur rouge ; j’ai pris enſuite huit livres de Pommes de terre que j’ai fait cuire à l’air libre, dans ſuffiſante quantité d’eau ; j’ai diſtribué ma décoction ſur pluſieurs aſſiettes pour la faire évaporer promptement & à une douce chaleur, j’en ai obtenu une demi-once d’extrait noirâtre ſalin, s’humectant à l’air, & que l’eſprit-de-vin ne diſſout point.

L’eau dans laquelle ont cuit les Pommes de terre étant verte, j’ai fait quelques recherches pour découvrir l’origine de cette couleur, ſoupçonnant qu’elle n’étoit pas dûe aux Pommes de terre en totalité ; je fis donc bouillir à part la peau des Pommes de terre, & la décoction, au lieu d’être verte, prit une couleur ſemblable à celle d’une forte infuſion de thé, laquelle étoit un peu âcre, ſans contenir rien d’acerbe, ainſi que je l’ai jugé à l’aide d’une diſſolution martiale : cette décoction, rapprochée en conſiſtance d’extrait, étoit extrêmement ſaline, & attiroit puiſſamment l’humidité de l’air. Les liqueurs ſpiritueuſes n’avoient pas plus d’action ſur cet extrait que ſur l’autre.

Les Pommes de terre, dépouillées de leur premiere peau, ſe décolorent par le contact de l’eau bouillante qui devint verte auſſitôt, ce qui me fit préſumer d’abord que la couleur rouge en étoit la ſeule cauſe : pour m’en aſſurer davantage, je ſéparai avec beaucoup de ſoin la ſurface rouge des Pommes de terre, & l’eau devint verte en même tems qu’elle prit une ſaveur un peu âcre.

Les Pommes de terre, dépouillées & de leur peau & de la pellicule rouge, ayant été miſes dans l’eau bouillante, préſenterent le même phénomene, c’eſt-à-dire que l’eau devint encore très-verte ; mais j’attribuai cet effet aux taches & aux raies rouges qui ſe trouvent encore dans la chair des Pommes de terre & la traverſent.

Je fis tout mon poſſible pour enlever aux Pommes de terre leur couleur rouge, afin de voir ſi elles communiqueroient encore à l’eau dans laquelle elles bouilliroient le verd en queſtion ; il ſe manifeſta de nouveau, mais il étoit moins intenſe en proportion de la quantité qu’il y en avoit.

Afin de n’avoir plus aucun doute, je fis bouillir dans l’eau une certaine quantité de Pommes de terre, dont il ne reſtoit préciſément que la partie du milieu, laquelle étoit très-blanche ; la décoction que j’eus étoit blanchâtre & douce ſans avoir rien de verd. Il falloit néanmoins examiner ſi les Pommes de terre blanches offriroient la même couleur en bouillant avec l’eau ; c’eſt ce que je fis : mais le verd que j’obtins étoit très-foible, ce qui me fit penſer que la couleur verte de l’eau dans laquelle ont bouilli les Pommes de terre étoit dûe à la partie qui s’approche le plus de la peau, & que plus ces racines étoient rouges, plus la couleur verte étoit belle & foncée. Cette circonſtance m’a engagé à examiner ſi les racines de bardane & d’énula-campana, dont la décoction eſt d’un beau verd, n’étoient pas dans le même cas ; mais toute la racine donne cette couleur.

J’ai fait bouillir de nouveau les Pommes de terre déjà cuites, & cette décoction ne me donna aucune couleur ; je les pelai alors, & le rouge qu’elles ont à leur ſurface étoit à peine ſenſible ; quelques gouttes d’eſprit de vitriol, frotté deſſus, firent renaître auſſi-tôt la couleur, même avec une nuance plus agréable.

J’ai mis bouillir les Pommes de terre cuites & pelées, mais entieres, juſqu’à cinq fois dans de nouvelle eau ; à chaque fois l’eau devint verte ; les dernieres décoctions étoient moins chargées en couleur & ne reſſembloient en rien pour la ſaveur à la décoction de la premiere peau & à celle de la ſurface rouge des Pommes de terre ; elles étoient douces & un peu mucilagineuſes.

La plûpart des végétaux préſentent à peu près la même choſe en bouillant dans l’eau ; la premiere décoction doit être rejettée, comme étant fournie par leur écorce ou leur ſur-peau ; il faut pour la ſeconde décoction les éfiler quelquefois, ou les concaſſer comme le chiendent, les laiſſer entier comme l’orge, &c. Ces décoctions, préparées ainſi, en ſont infiniment meilleures : cette conſidération peut s’étendre juſques ſur les feuilles de quelques plantes, dont les ſecondes infuſions ſont préférables aux premieres. Il y a telles feuilles dont on détache aiſément l’épiderme qui les couvre ; & il eſt certain que cet épiderme doit être différent de la feuille même, puiſque la nature l’a deſtiné à défendre l’intérieur de tous les accidens qui peuvent l’altérer. Auſſi aſſure-t-on que les Chinois font bouillir ou infuſer le thé avant de nous l’envoyer.

Les Pommes de terre bouillies à pluſieurs repriſes, comme je viens de le dire, ont perdu toute leur couleur rouge, car l’acide vitriolique ne la rappelle plus ; elles prennent un gris ſale, ne cèdent plus a l’impreſſion des doigts, réſiſtent ſous la dent, & n’ont plus la ſaveur qu’elles avoient auparavant : mais il eſt étonnant que dans ces décoctions réitérées, nos racines n’aient pas ſouffert un déchet proportionné à l’extrait qu’elles avoient fourni, vraiſemblablement parce que l’eau en avoit remplacé une partie, & qu’elle s’étoit logée à ſa place.

La couleur verte qu’a la décoction des Pommes de terre, eſt changée en rouge par tous les acides ; ſi on ajoute à ce mélange, moyennant quelques précautions, un peu d’alkali réſous, on rétablit la couleur dans ſon premier état ; il en eſt de même de la décoction d’énula & de bardane. Les petites raves qui ſont, comme l’on ſait, beaucoup moins fortes, lorſqu’on les ratiſſe, & qu’on les prive par conſéquent de leur couleur rouge, ſe décolorent à peu près de la même maniere que les Pommes de terre, par le contact de l’eau bouillante, en lui communiquant un beau verd, que les acides changent en rouge plus éclatant qu’il n’exiſtoit avant.

Tous ces détails ſemblent prouver que la ſurface des Pommes de terre n’eſt colorée en rouge, que par l’acide de la plante, & que ce même acide eſt l’unique cauſe de la petite âcreté qu’on reproche à nos racines, puisqu’elles ne l’ont plus dès qu’elles ſont dépouillées de cet acide ; que plus une Pomme de terre eſt rouge, plus cette âcreté eſt ſenſible, & que les Pommes de terre blanches en paroiſſent abſolument exemptes.

Enfin cette couleur verte dont ſe charge aſſez conſtamment l’eau dans laquelle on a fait bouillir pluſieurs fois des Pommes de terre, ne peut & ne doit faire naître aucune crainte, ni plus exciter la curioſité, que ne le feroient les couleurs variées des décoctions des herbes, des racines, des écorces & des bois, que tous les acides alterent d’une maniere quelconque.

Les Pommes de terre cuiſent plus ou moins aiſément dans l’eau, ſuivant la nature & la doſe de l’eau employée. Quand on les fait cuire, il eſt néceſſaire qu’il y ait ſuffiſamment d’eau, & que l’ébulition ne ſoit pas trop vive, autrement elles crevent & perdent beaucoup de leur ſaveur ; il eſt encore néceſſaire de ne faire cuire ces racines qu’à meſure que l’on en a beſoin : car du jour au lendemain elles ſe pelent difficilement & ſe déſſechent un peu ; la peau qui les couvre les garantit encore de l’action de l’eau dans laquelle elles bouillent : car j’ai trouvé que huit livres de Pommes de terre n’avoient fourni qu’une demi-once d’extrait, & qu’en bouillant une ſeconde fois avec de nouvelle eau, celle-ci ne ſe coloroit plus. Si les Pommes de terre perdent beaucoup de leur ſaveur lorſqu’elles crevent, ce n’eſt pas que l’eau en extrait une grande quantité de parties ſolubles ; j’ai fait bouillir des Pommes de terre coupées par tranches dans beaucoup d’eau, qui eſt devenue blanchâtre : cette eau évaporée juſqu’à ſiccité m’a donné un extrait doux, d’une couleur un peu jaune, qui ne s’humectoit pas à l’air.

Les Pommes de terre, cuites en pleine eau & dans un vaiſſeau ouvert, ne ſemblent ſouffrir aucun déchet ; il n’en eſt pas de même de celles que l’on fait cuire à très-petit feu dans un pot exactement fermé où l’on met un peu d’eau, pour empêcher qu’elles ne brûlent au fond, elles perdent un ſixieme de leur poids, & ſont beaucoup plus ſavoureuſes.

Quand on fait cuire nos racines ſous la cendre, elles diminuent d’un tiers de leur poids ; leur peau eſt ridée, & leur ſurface rouge n’eſt gueres plus apparente que dans celles qui ont été cuites comme je viens de le dire, mais elles acquierent beaucoup plus de goût.

La déperdition que les Pommes de terre éprouvent en cuiſant ſous les cendres eſt bien une cauſe de leur ſaveur plus développée ; mais eſt-ce bien la ſeule ? Nous ſçavons que les marons cuits ſous la cendre ont infiniment plus de goût que ceux grillés dans la poêle. Je vais hazarder ſur cette différence une conjecture : ſous la cendre l’évaporation de l’humidité ſurabondante ſe fait lentement, & ſans que la ſubſtance huileuſe & ſaline ſoit bruſquée par la chaleur ; d’où il ſuit que cette humidité réduite en vapeur s’échappe difficilement, pénetre, amollit, développe & combine les parties conſtituantes. Par le grillage, au contraire, la chaleur plus vive, chaſſe plus promptement l’humidité, attaque, durcit & brûle les autres parties ; peut-être auſſi la nature ſaline des cendres contribue-t-elle à la bonté des mets cuits ſous cet appareil. On ſait combien la cendre contribue non-ſeulement à conſerver, mais encore à améliorer les viandes ſalées qu’on y enterre.

D’après ces obſervations préliminaires, j’ai procédé à la diſtillation de nos racines ; j’ai d’abord commencé par celle au bain-marie, & la liqueur que j’en obtins n’avoit que l’odeur herbacée ; j’ai paſſé enſuite à la diſtillation à feu nud. Pour cela, j’ai pris deux cornues de grès, que j’ai placées ſur un même fourneau ; dans l’une, no 1, j’ai mis une livre de Pommes de terre coupées par petits morceaux, dans l’autre, no 2, pareille quantité non pelées ; après avoir ajuſté à chacune de mes cornues un récipient, j’ai diſtillé par degrés ; la première liqueur qui a paſſé étoit inſipide, tranſparente, diaphane comme l’eau, d’une odeur herbacée. Ce premier produit des deux cornues peſoit huit onces ; je le ſéparai, & je continuai la diſtillation ; la liqueur qui vint enſuite étoit encore phlegmatique & ſans couleur : mais lorſque je m’apperçus qu’elle alloit ſe colorer, je changeai de récipient. Ce ſecond produit peſoit en tout dix onces & demie. Ayant augmenté le feu, j’obtins une liqueur acide fort colorée & ſur laquelle nâgeoient quelques gouttes d’huile ; il paſſa à la derniere violence du feu une huile très-épaiſſe, très-tenace, très-noire, & adhérente fortement aux parois du récipient. Ces deux derniers produits peſoient ſix onces & demie ; il y avoit dans les deux cornues une once ſix gros de réſidu charbonneux ; je le fis calciner dans un creuſet, & il me reſta deux gros & demi de cendres foncées en couleur, d’une ſaveur cauſtique & brûlante, attirant puiſſamment l’humidité de l’air ; je la leſſivai avec de l’eau diſtilée, & après avoir filtré & évaporé la leſſive, j’ai obtenu un gros d’alkali fixe ; la cendre épuiſée & ſéchée ne peſoit plus qu’un gros. La différence qui ſe trouvoit entre les produits des Pommes de terre pelées & non pelées ne mérite pas d’être remarquée.

Cette analyſe à la cornue prouve de plus en plus combien l’eau eſt abondante dans les Pommes de terre, & combien par conſéquent leurs autres parties conſtituantes doivent être éloignées du ſoupçon d’être peſantes ſur l’eſtomac de ceux qui s’en alimentent, puiſque deux livres de ces racines n’ont donné qu’un gros de produit terreux : cette circonſtance m’a porté à voir comment cette ſi grande quantité d’eau étoit combinée dans les Pommes de terre.

J’ai pris vingt livres de Pommes de terre que j’ai diviſé, à l’aide d’une rape de fer-blanc : la pulpe étoit d’abord blanche, elle devint enſuite rougeâtre, puis griſe, & enfin preſque noire : je l’enfermai dans un ſac de toile ſerrée pour la ſoumettre à la preſſe ; le ſuc que j’en exprimai étoit trouble, brun, mucilagineux, dépoſant un ſédiment blanc.

Le marc qui me reſta ne peſoit plus que dix livres ; il étoit très-blanc, mais expoſé à l’air il devint, à vue d’œil, rouge & finit par demeurer entiérement gris : je le délayai dans l’eau en le frottant entre les mains ; l’eau devint laiteuſe ; je la paſſai à travers un tamis de crin ſerré ; j’ajoutai de nouvelle eau au marc, tant qu’il la troubla, & j’obtins enfin, par les lotions, le repos & la décantation, une fécule qui paroiſſoit blanchâtre ; l’eau qui la ſurnageoit étoit un peu rouge ; je la mis à part, ainſi que le ſuc exprimé, je vais en parler dans l’inſtant.

Le marc reſtant ne louchiſſant plus l’eau, fut ſoumis de nouveau à la preſſe, il ne donna plus qu’une liqueur inſipide ſans couleur : je le fis deſſécher avec ſoin, puis réduire en poudre ; dans cet état il étoit léger, un peu rude au toucher, blanchâtre & d’une ſaveur fort douce ; il peſoit vingt onces.

Je lavai à pluſieurs repriſes la fécule dans de nouvelle eau, que je paſſai trouble & laiteuſe à travers un tamis placé ſur une terrine remplie à moitié d’eau ; cette fécule ſe diviſa conſidérablement, & gagna bientôt le fond de la terrine ; je m’apperçus qu’elle y formoit deux couches, que je ſéparai, & fis ſécher chacune de ſon côté ; l’inférieure étoit plus blanche que la ſupérieure ; elles peſoient l’une & l’autre près de quatre livres.

On voit qu’il n’eſt pas néceſſaire d’ajouter de l’eau aux Pommes de terre pour en extraire le ſuc, elles le fourniſſent très-aiſément à la preſſe, comme quantité de végétaux ſucculens ; il eſt brun & très-coloré.

Dans la crainte cependant que la rape dont je m’étois ſervi n’influât ſur la couleur de ce ſuc, quoiqu’il ne parut contenir rien d’acerbe, je pris le parti de broyer d’autres Pommes de terre, tant rouges que blanches, dans un mortier de marbre ; j’eus l’attention même de les peler pour lever tout ſcrupule ; mais le ſuc que j’en exprimai fut toujours coloré & entiérement ſemblable au premier.

Je voulus ſavoir quelle étoit la liaiſon qu’avoient entr’elles les parties conſtituantes des Pommes de terre ; c’eſt pourquoi, au lieu de mettre la pulpe à la preſſe, je la délayai tout de ſuite dans une terrine pleine d’eau ; l’eau s’eſt chargée de beaucoup d’écume & eſt devenue trouble comme du cidre ſortant du preſſoir. Cette eau ayant été décantée, & la fécule bien lavée, j’ai reconnu que tout étoit ſemblable à l’opération précédente.

Le ſuc réſultant de vingt livres de Pommes de terre, les différentes eaux colorées & décantées de deſſus la fécule, ayant été clarifiés, filtrés & évaporés, ont donné dix-neuf onces d’extrait, qui s’humecte un peu à l’air, & n’eſt ſoluble dans aucun menſtrue ſpiritueux ; ſa ſaveur, ſa ſolubilité dans l’eau, le peu d’action que l’eſprit-de-vin a ſur lui, manifeſtent ſon état gommeux & ſalin.

Le ſuc des Pommes de terre eſt abſolument ſemblable à celui de bourrache & de bugloſſe pour la couleur & l’odeur ; ſa ſaveur eſt fade. Expoſé à l’air pendant quelques jours dans une température moyenne, il paſſe à l’état acide & putride ; il ne peut ſe clarifier de lui-même, il lui faut des intermedes, & ces intermedes ſont ceux que l’on emploie ordinairement pour la dépuration des autres ſucs. Enfin, lorſqu’on le laiſſe ſur le feu un moment, & qu’on le filtre à travers le papier gris, il préſente une liqueur tranſparente & foncée en couleur, comparable à tout autre ſuc épuré de plantes.

La plûpart des végétaux contenant, outre les parties mucilagineuſes extractives, des ſels en diſſolution qu’on appelle ordinairement ſels eſſentiels, j’ai voulu ſavoir ſi les Pommes de terre étoient dans le même cas ; en conſéquence, j’ai pris une livre de leur ſuc clarifié & filtré, que j’ai fait évaporer à une douce chaleur juſqu’à conſiſtance de ſyrop clair ; j’ai porté enſuite au frais cette liqueur épaiſſie pour cryſtalliſer, mais au bout de quelques ſemaines je ne trouvai qu’un magma mucilagineux, c’eſt pourquoi je me déterminai à faire ſubir au ſuc un mouvement de fermentation pour détruire l’extrait mucilagineux qu’il contient, & débarraſſer le ſel de ſes entraves ; j’eus par ce moyen des cryſtaux ſalins que j’apperçus très-diſtinctement, mais dont la forme n’étoit pas aſſez réguliere pour être décrite ici.

Les Pommes de terre contiennent donc un ſuc qui n’a rien de plus particulier que ceux de beaucoup de végétaux dont nous faiſons uſage ; étant un peu mucilagineux, il ne ſe clarifie pas ſpontanément ; le feu ou les acides operent le même effet ſur lui que ſur ceux des plantes dont la nature lui eſt ſemblable. Ce ſuc contient, ainſi que je l’ai déjà dit, un ſel eſſentiel, dont la privation augmente encore dans les Pommes de terre, leur fadeur, & ſerviroit à rendre cet aliment lourd, mat & indigeſte. C’eſt donc à tort qu’on voudroit priver les Pommes de terre de leur ſuc & y ſubſtituer de l’eau. Quoique le principe aqueux ſoit on ne peut plus abondant dans nos racines, on doit bien penſer que l’eau de végétation leur eſt bien plus analogue que la plus pure eau qu’on y ajouteroit ; d’ailleurs, pour ſéparer cette premiere, il faut déranger les principes conſtituans de nos racines, & cela ne peut ſe faire ſans leur nuire.

Il eſt aiſé de remarquer dans les Pommes de terre dont on a extrait le ſuc par le moyen de la preſſe, deux ſubſtances très-diſtinctes ; l’une pulvérulente, blanche & peſante ; l’autre fibreuſe, griſe, légere, & qu’on ne peut avoir ſous la forme de la premiere qu’en la réduiſant en poudre. La vue de ces deux matieres très-diſtinctes, m’a conduit à quelques recherches. La fécule fixa d’abord mon attention ; j’apperçus bientôt, à la maniere de ſe précipiter & de s’amonceler en maſſe au fond du vaſe, que c’étoit un véritable amidon.

Les expériences auxquelles je l’ai ſoumiſe l’ont confirmé.

J’ai mis trois onces de cette fécule, & pareille quantité d’amidon de bled, dans deux cornues que je plaçai ſur un même fourneau : les premieres gouttes qui parurent étoient jaunâtres, acides, ayant l’odeur de caramel : la liqueur qui vint enſuite étoit plus acide, avec quelques gouttes d’huile légere ; elle étoit en même quantité dans les deux : il y avoit, au fond de chaque récipient, à peu près, un gros d’huile peſante, fort tenace & fort épaiſſe ; les réſidus étoient bruns, ſpongieux, & peſoient également : l’intérieur des cornues étoit recouvert d’un vernis noir extrêmement luiſant ; il y avoit cette différence à remarquer, que notre fécule qui s’étoit bourſouflé vers la fin de la diſtillation, avoit bouché l’orifice de la cornue, & occaſionné une force d’exploſion : je l’ai diſtillé de nouveau, & le même effet a eu lieu ; ce qui peut provenir d’un peu de mucilage conſervé dans la fecule des Pommes de terre, & que la fermentation a détruit entiérement dans l’amidon de bled : les deux réſidus calcinés ſéparément & leſſivés avec de l’eau diſtillée, donnerent l’un & l’autre des preuves très-ſenſibles d’alkalicité.

La fécule des Pommes de terre ſe comporte dans toutes les expériences de la même maniere que l’amidon du bled, en digeſtion à froid dans l’æther, l’eſprit-de-vin, le vinaigre diſtillé, les acides minéraux delayés, ces menſtrues n’en diſſolverent pas un atome : expoſée à l’air libre dans de l’eau très-pure, elle eſt un tems infini ſans s’alterer. Elle a le toucher froid, le cri, la fineſſe & la blancheur de l’amidon ; jettée ſur les charbons ardens, elle s’y enflamme comme lui. Enfin, délayée dans l’eau chaude & miſe un inſtant ſur le feu, elle prend l’œil opale & ſe convertit, par le refroidiſſement, en une gelée tranſparente que l’on appelle vulgairement empois.

Je pris une once de fécule de Pommes de terre & autant d’amidon ; je les ai converti en empois avec douze onces d’eau pour chaque ; je priai une Sœur de la Charité de vouloir bien m’eſſayer, dans la lingerie, ces deux empois ; elle m’aſſura que celui de nos racines donnoit plus de roideur & d’éclat au linge. Une Demoiſelle eut auſſi la complaiſance de s’en ſervir ſur des blondes & des dentelles qu’elle blanchit & qu’elle fait dans la perfection, & elle en fut très-contente. Enfin, je chargeai mon Perruquier d’employer notre fécule dans ſes accommodages, & il m’aſſura qu’elle poudroit auſſi uniformement que la plus belle poudre.

L’amidon de bled, mis ſur une pelle dans les charbons ardens, ſe liquéfie un tant ſoit peu, & ſe bourſoufle enſuite à peu près comme la gomme, en répandant beaucoup de fumée épaiſſe ; lorſqu’il approche de l’état charbonneux, il s’enflamme & laiſſe en arriere un réſidu noir, léger & ſpongieux. La fécule fait exactement la même choſe, excepté cependant qu’elle ſe bourſoufle un peu plus.

J’ai fait une autre doſe de l’un & l’autre empois, avec la même quantité d’eau & d’amidon ; il y en avoit donc douze onces de chacun ; je les fis ſécher à part à une très-douce chaleur, & j’obtins des deux environ une once d’une matiere tranſparente comme de la corne, & ſemblable à une véritable gomme ; cette ſubſtance pulvériſée, & traitée comme l’amidon, ne reprend plus ſon état gélatineux ; mais triturée à froid dans un mortier de marbre, avec un peu d’eau, elle acquiert la conſiſtance d’un mucilage ſemblable à celle que lui donneroit la gomme adragante ; il n’en a pas, il eſt vrai, le liant, ce qui vient peut-être en partie de ce que la plûpart des gommes ſe ſéchent ſur l’arbre & à l’aide de la chaleur du ſoleil, au lieu que notre empois a éprouvé une chaleur un peu moins douce & plus bruſque, qui l’a privé davantage de cet état mucilagineux que les gommes poſſedent plus ou moins ; il n’y a pas d’Apothicaire qui n’ait remarqué cela en faiſant ſécher la gomme adragante elle-même.

Quoique l’amidon ne ſoit pas ſoluble dans les acides minéraux & végétaux affoiblis, il s’y diſſout néanmoins en bouillant avec eux, & prend également la conſiſtance & la forme d’empois, qui a cependant un peu plus de tenacité qu’avec l’eau. Il faut remarquer que ſi les acides minéraux ne ſont pas aſſez délayés, ils réagiſſent ſur l’amidon, le décompoſent, & l’état gélatineux eſt détruit au point de ne pouvoir plus ſe rétablir : le même effet a lieu dans les gelées végétales. On ſait que pour faire certains ſyrops de fruits, au lieu de détruire leur mucoſité par la fermentation, on y parvient en les faiſant macérer long-tems dans du vinaigre ; tel eſt le ſyrop de vinaigre aux framboiſes.

Mais une choſe qui paroît particuliere, & que je ne dois pas omettre ici, c’eſt que les acides minéraux concentrés, verſés en petite quantité ſur l’amidon, offrent différens phénomenes : l’acide vitriolique concentré, par exemple, le convertit en une ſubſtance tranſparente, extrêmement tenace, qui exhale l’odeur amandée, & prend une couleur jaunâtre : l’acide nitreux agit également ſur l’amidon, excepté ſeulement que la ſubſtance paroît beaucoup plus tenace, plus blanche & plus tranſparente, en conſervant toujours l’odeur de l’eſprit-de-nitre : l’acide marin fait, avec l’amidon, une ſubſtance qui n’a aucune tranſparence, mais beaucoup de tenacité. Je n’ai pas fait ces dernieres expériences ſans avoir quelques vues, mon deſſein étoit de m’aſſurer ſi, en ajoutant à l’amidon un peu de mucilage ſucré fermenteſcible & quelques gouttes d’acide, j’imiterois les gelées végétales : je crois en avoir fort approché.

A peine s’apperçut-on que les Pommes de terre contenoient abondamment de la fécule, qu’on ſongea à en tirer parti & à les faire ſervir à divers uſages économiques, pour leſquels on emploie malheureuſement trop ſouvent les meilleurs grains. Les Magiſtrats & les Sçavans s’occuperent de cet objet important. Le Parlement conſulta l’Académie Royale des Sciences dès 1739, ſur une fécule provenante des Pommes de terre, dont un particulier qui la propoſoit faiſoit de l’empois : on reconnut que cette fécule donnoit, il eſt vrai, un empois auſſi bon, & même plus épais que celui du bled, mais que l’émail bleu ne s’y mêloit pas avec autant d’uniformité : je crois avoir remarqué que cette petite différence dépendoit de la pureté de notre fécule, & que l’émail s’y diviſoit également que dans l’empois du bled, lorſqu’elle étoit préparée avec ſoin.

M. Lauron, Apothicaire de Paris, très-inſtruit, a bien voulu vérifier le fait : il a chargé ſon Chandelier de préparer de l’empois avec l’amidon de Pomme de terre, & d’y mêler devant lui de l’émail bleu. Il a remarqué que ce mêlange étoit auſſi parfait que dans l’empois de bled, & que celui-ci, dont il s’étoit ſervi pour objet de comparaiſon, prenoit, en proportion égale, moins de conſiſtance que le notre.

J’ai dit que l’amidon ne s’altéroit pas aiſément à l’air, lorſqu’il étoit en digeſtion avec l’eau ; mais dans l’état d’empois, il ſubit les mêmes dommages que les gelées végétales, c’eſt-à-dire, qu’au bout de quelque-tems il devient en eau & s’aigrit. Le grand froid, comme le grand chaud, hâte ſa deſtruction.

On a ſoin, quand on fait l’empois, de délayer d’abord l’amidon dans de l’eau aſſez chaude, pour que la main y puiſſe tenir, on le verſe enſuite dans une autre eau plus chaude qu’on met ſur le feu, en remuant continuellement pour l’empêcher de bouillir & de prendre au fond du vaiſſeau ; c’eſt l’affaire d’un petit demi-quart d’heure pour que l’empois ſoit fait. On y fait entrer, aſſez ordinairement, de l’alun pour le clarifier ; mais il eſt certain qu’il ſert encore à lui donner un peu de tenacité ; quelquefois on y ajoute de l’eſprit-de-vin ; je n’en vois pas la néceſſité, à moins que ce ne ſoit pour le conſerver plus long-tems.

L’amidon de Pommes de terre eſt ſpécifiquement un peu plus peſant que celui de bled ; je les ai examiné tous deux au microſcope ; l’un, qui étoit l’amidon des Pommes de terre, étoit entièrement tranſparent ; l’autre ne l’étoit pas autant.

La fécule des Pommes de terre, ainſi que celle de beaucoup d’autres végétaux qui en contiennent, paroît être de la même nature que l’amidon du bled ; ce n’eſt pas une terre ni la ſubſtance même du végétal réduit en poudre, mais une matiere gommeuſe particuliere que l’eau bouillante diſſout, & avec laquelle elle prend la forme d’une gelée qui, étant deſſéchée, ſe convertit en une gomme tranſparente, avec des nuances aſſez particulieres, pour ne pouvoir pas plus la comparer à d’autres gommes qu’il n’y a de reſſemblance entre la gomme adragante & la gomme du pays.

Cette fécule, que la nature nous préſente quelquefois à coté des ſucs & paranchimes acres, vénéneux & colorés, eſt cependant toujours, lorſqu’elle eſt bien lavée, très-douce & d’un beau blanc.

L’amidon entre dans pluſieurs préparations de pharmacie ; on l’employoit autrefois en médecine comme pectoral & adouciſſant ; on le donnoit, comme certaines gommes, dans les crachemens de ſang ; on prétend même qu’il réuſſiſſoit aſſez bien dans les diarrhée, étant ſous la forme d’empois ; mais dans ce dernier cas, je crois qu’il agit de la même manière que les gelées, c’eſt-à-dire, qu’il nourrit ſans fatiguer l’eſtomac, pourvu cependant qu’il ſoit aſſaiſonné de ſucre, de vin &c. pour être digeſtible & alimentaire.

La partie fibreuſe ayant été deſſéchée à une douce chaleur, puis réduite en poudre fine, étoit un peu griſe ; elle eſt ſpécifiquement plus légere que la fécule : digérée pendant quelque-tems dans l’æther & l’eſprit-de-vin, elle leur communique une légere teinte ; délayée dans l’eau, elle devient plus griſe, & prend en bouillant la conſiſtance d’une colle qui en a parfaitement l’odeur : les épreuves que j’ai fait, avec l’eau ſure des Amidonniers, pour voir ſi cette partie fibreuſe pouvoit ſe convertir en amidon, ne m’ont rien donné qui en eût l’apparence.

Je ne ſaurois me diſpenſer d’ajouter ici que la fécule des végétaux étant d’une nature différente de la partie fibreuſe, il ne ſera jamais poſſible de convertir celle-ci en amidon : dans le mouvement de fermentation qu’on lui fait éprouver, elle ſe pourrit en partie, comme le ſon dans le travail des Amidonniers, & répand une fort mauvaiſe odeur. J’ai expoſé à l’air des Pommes de terre réduites en pulpe ; j’en ai même laiſſé d’entieres dans l’eau ; quand elles ont été bien gâtées, j’en ai retiré une fécule auſſi blanche & auſſi bonne que ſi ces racines euſſent été fraîches, mais la quantité n’en étoit ni plus ni moins conſidérable.

Quoique l’on diſe aſſez ordinairement que le paranchime fibreux des végétaux ne contient pas de partie nourriſſante, on pourroit peut-être bien ſe tromper à l’égard de celui des Pommes de terre, qui, dépouillé auſſi exactement qu’il eſt poſſible, par des lotions répétées, de tout ſuc & de toute fécule, ne laiſſe pas que de prendre dans l’eau, en bouillant avec elle, une conſiſtance un peu muqueuſe, qui prouveroit que la partie fibreuſe des Pommes de terre eſt alimentaire.

Une livre de Pommes de terre contient donc deux onces & demie de fécule ou d’amidon, ſix gros de partie fibreuſe, & une once d’extrait, le reſte n’eſt que de l’eau. Que l’on juge après cela ſi cet aliment eſt auſſi peſant qu’on le dit : la grande quantité d’eau qui s’y trouve, tient tous ſes principes dans un état de diviſion extrême.

Après avoir ſéparé les différentes parties conſtituantes des Pommes de terre ; ſavoir, la fécule ou l’amidon, la partie fibreuſe & l’extrait, pour les examiner chacune en particulier, & en déterminer les proportions ; il étoit naturel de chercher tous les moyens propres à étendre les reſſources qu’on peut tirer de ces racines ſalutaires ; j’oſe avancer que je n’ai rien négligé pour réuſſir, & s’il reſte encore quelques tentatives à faire, je deſire qu’elles ſoient plus heureuſes.

Mes premieres vues ſe ſont portées à eſſayer ſi les Pommes de terre ſéchées & pulvériſées pourroient être changées en pain, en y ajoutant la doſe de levain qu’on a coutume de faire entrer dans les autres pâtes ; mais avant de détailler mes expériences à ce ſujet, je dois dire un mot de celles qu’on a déjà tenté avec les Pommes de terre cuites d’abord, puis réduites en pulpe, & enfin mêlées avec la farine de différens grains.

Il y a déjà quelque tems que pluſieurs Citoyens, zélés pour tout ce qui peut concourrir au bonheur de la ſociété, ont tenté différens moyens pour faire du pain économique de Pommes de terre, en employant ces racines, réduites en pulpe, & les mêlant à différentes doſes avec pluſieurs eſpeces de farines ; ils ont même obſervé que la farine d’orge perdoit, par cette aſſociation, une bonne partie de ſon âcreté.

En 1761, M. Falguet préſenta à l’Académie un pain compoſé d’une partie de farine de froment, d’une de ſeigle, & d’une autre de Pommes de terre, lequel s’eſt trouvé agréable au goût & peu différent, pour la couleur & la ſaveur, du pain de froment mêlé de ſeigle. M. Falguet a depuis beaucoup perfectionné la compoſition de ce pain économique.

M. Reville, Curé de Saint-Aubin de Scello, a publié, dans les Affiches de Normandie, une méthode de préparer le pain de Pommes de terre mêlées avec la farine de froment. Voici quelle elle eſt.

Après avoir lavé la quantité de Pommes de terre qu’on veut employer, on la met dans une marmite d’une capacité proportionnée, où il y a aſſez d’eau pour qu’elles trempent également ; on les fait bouillir vingt à vingt-deux minutes ; on les retire de la marmite & on les écraſe ſur une table un peu concave avec un rouleau de bois, de maniere qu’il ne reſte pas de grumeaux ; ajoutez-y enſuite partie égale de farine, obſervant que dans ce mêlange, quelque ſec qu’il ſoit, il ne faut pas d’eau, parce qu’il s’amollit toujours ſuffiſamment ; le levain préparé à l’ordinaire doit être délayé dans la farine avec le moins d’eau poſſible, & on laiſſe lever la pâte un peu moins qu’à l’ordinaire ; cela fait, on en forme des maſſes de ſeize livres que l’on fait cuire, &c.

Dans un excellent Mémoire que M. le Chevalier Muſtel a publié ſur les Pommes de terre, cet Académicien donne pluſieurs procédés pour préparer le pain économique : la Société Royale d’Agriculture de Rouen, ſe propoſe de faire toutes les recherches dont cet objet eſt ſuſceptible, & de donner des planches gravées pour faciliter l’intelligence des inſtrumens néceſſaires à la culture de ces racines, & à la manipulation du pain économique. De pareilles vues ſont bien dignes d’être fecondées, & méritent à leurs Auteurs de juſtes droits ſur notre reconnoiſſance. Il eſt conſolant, & bien eſſentiel que les Sçavans conſacrent leurs veilles à diminuer la miſere des malheureux : quelle foule d’avantages précieux ne retireroit-on pas des connoiſſances acquiſes, ſi on les dirigeoit toutes vers l’utilité publique.

Le Frere Côme, à qui l’humanité a déjà tant d’obligations, s’eſt auſſi occupé à faire du pain économique de Pommes de terre : il en a fait non-ſeulement avec la farine de froment, mais encore avec celles d’orge & de ſeigle, dans la proportion de deux tiers de pulpe (c’eſt ainſi que j’appellerai déſormais les Pommes de terre cuites) & d’un tiers de farine. Il a obſervé de plus, qu’on ne doit pas fermer la porte du four, comme cela ſe pratique ordinairement pour les autres pains ; parce que l’expérience lui a appris que la croûte en devenoit plus brune, & que ce défaut rendoit le pain moins agréable à l’œil. Le pain qu’il a obtenu de la pulpe de nos racines & du levain ſeul, a bien levé, & étoit de bonne qualité.

Voici une méthode de préparer le pain de Pommes de terre, qui m’a été donnée par une Dame, dont le ſeul plaiſir eſt de faire du bien, & d’être utile aux indigens.

Prenez la quantité que vous voudrez employer de Pommes de terre ; faites-les cuire dans l’eau bouillante, & écraſez-les de maniere qu’il ne reſte pas de grumeaux. Après les avoir long-tems manié avec les mains pour leur faire prendre corps, on en mêlera la moitié avec le levain & la farine de froment, deſtinés à faire ce qu’on appelle les levains ; le lendemain on met échauffer dans l’eau ou à ſec, l’autre moitié reſtante de pâte de Pommes de terre, on la mêle avec les levains joints à la farine ; on pêtrit le tout, & on en forme des pains, dans leſquels il n’entre qu’un tiers de farine, & deux tiers de Pommes de terre : on a ſoin que le four ne ſoit pas auſſi chaud que pour le pain ordinaire, lorſqu’on n’y met que du pain fait ſuivant ce mêlange. Si on y mettoit en même-tems d’autre pain, il faudroit avoir le ſoin de placer celui de Pommes de terre à la bouche du four, parce que ce pain n’exige pas autant de chaleur que l’autre ; mais il eſt néceſſaire qu’il reſte plus long-tems au four.

J’ai répété tous ces procédés depuis le mêlange d’un huitieme de pulpe de Pomme de terre, contre ſept huitiemes de farine de froment. J’ai fait auſſi du pain de pulpe, mêlé uniquement à du levain, & j’ai eu les mêmes réſultats. Le pain dans lequel la pulpe de Pommes de terre n’entroit que pour un tiers, étoit ſi délicat, qu’on a déjà dit qu’il ne convenoit pas à la nourriture des habitans de la campagne, qui digerent très-promptement. La précaution de ne pas fermer d’abord le four, & de le chauffer moins que de coutume, n’a cependant jamais empêché que la croûte de mes pains ne fut un peu dure. Ces pains ſe conſervent frais aſſez long-tems, ſoit par rapport à la nature de la pulpe, qui perd difficilement ſon eau lorſqu’elle n’a pas de contact immédiat avec l’air, ſoit encore à cauſe du ſel qu’on ne peut ſe diſpenſer d’y ajouter pour en relever la fadeur.

J’ai fait un gâteau qui a très-bien levé, avec parties égales de pulpe de Pommes de terre & de farine de froment, en y ajoutant du beurre, des œufs, du ſel & un peu de levure ; il étoit même ſi délicat & ſi bon, qu’il eût été difficile au plus habile gourmet d’y diſtinguer la ſaveur des Pommes de terre : cette ſaveur eſt cependant notable dans tous les pains où les Pommes de terre ſe trouvent, quelle qu’en ſoit la doſe : elle me paroît ſemblable, ſi je ne me trompe, à celle du ſeigle. Je n’ai garde de paſſer ſous ſilence cette remarque, dans la crainte qu’un jour des gens intéreſſés, ou de mauvaiſe foi, ne commettent quelques fraudes.

L’embarras de cuire les Pommes de terre, celui de ne pouvoir faire cette coction qu’au moment de les employer, puiſqu’elles ſe deſſéchent en très-peu de tems à leur ſuperficie, le ſoin & le travail qu’exige ce pain, par rapport au pétriſſage, ont dégoûté beaucoup de gens de faire du pain économique ; je ne penſe pas même que l’habitude de faire ce pain en ſimplifie beaucoup la manipulation. J’ai cru que la méthode de préparer le pain de Pommes de terre avec leur poudre, leveroit toutes les difficultés ; mais l’état aqueux de nos racines y mettant obſtacle, parce que la meule n’en feroit qu’un pâte, il falloit avoir recours à quelques opérations préliminaires, comme l’exſiccation & la pulvériſation.

Preſque tous les Auteurs qui ont parlé de la farine de Pommes de terre, ont confondu l’amidon qui ſe ſépare toujours de la partie fibreuſe par le lavage ; il eſt du moins aiſé de s’en convaincre d’après le procédé qu’ils indiquent pour ſa préparation.

Le vrai & le ſeul moyen d’obtenir la farine de Pommes de terre étoit, ce me ſemble, de deſſécher nos racines, de les réduire enſuite en poudre. C’eſt auſſi celui auquel j’ai eu recours.

J’ai mis ſur le four de notre boulangerie, dont la chaleur eſt aſſez ordinairement de trente-cinq à quarante degrés, ſuivant le Thermometre de M. de Reaumur, des petites Pommes de terre toutes entieres & rondes ; elles y reſterent plus de huit jours ſans ſécher ; elles s’amoliſſoient bien, & leur peau ſe ridoit : en les ouvrant elles exhaloient une odeur déſagréable ; pluſieurs d’entr’elles que j’avois pelé exprès, perdirent toute leur humidité, mais en ſéchant elles prirent une couleur noire : je me réſolus donc à les couper par tranches, & à les étendre ſur des tamis ; elles ſe deſſécherent, en vingt-quatre heures, trèsbien, mais leur ſurface devint fort griſe ; ce qui m’ôta tout eſpoir d’obtenir jamais une poudre blanche : en effet, elle étoit encore un peu griſe. Le deſir de l’avoir plus blanche me fit auſſi employer plus de précaution dans l’exſiccation : je pelai & coupai les Pommes de terre par tranches très-menues ; je les expoſai enſuite à une chaleur plus douce, entre deux papiers : leur ſurface ſe ternit encore un peu, il eſt vrai, mais j’eus une poudre beaucoup plus blanche que je ne l’eſpérois.

Les Pommes de terre perdent, dans leur exſiccation, les deux tiers de leur poids, & ce n’eſt que dans cet état, comme je m’en ſuis aſſuré plus d’une fois, qu’on peut les pulvériſer ; elles ſe retirent, ſe terniſſent à leur ſurface, & ſont peu tranſparentes. Si on fait bouillir ces racines quelques minutes dans l’eau, pour les peler plus aiſément, & qu’après les avoir coupé par tranches, on les faſſe ſécher, elles ſont d’un beau jaune tranſparent, & offrent, dans leur caſſure, le luiſant du verre. La poudre qui en réſulte eſt jaunâtre, & d’une ſaveur extrêmement douce.

Lorſqu’on jette ſur les charbons ardens des Pommes de terre deſſéchées & concaſſées, elles donnent, avant de prendre feu, une fumée épaiſſe qui répand une odeur entièrement ſemblable à celle du pain que l’on grille : j’ai conſtamment obſervé cette même odeur dans les végétaux farineux que j’ai examinés, enſorte qu’elle pourroit bien être un des ſignes propres à caratériſer & faire reconnoître l’amidon quelque part où il ſe trouveroit : cette odeur de pain grillé n’eſt cependant pas dû à l’amidon tout ſeul ni au parenchyme fibreux ; car ces deux ſubſtances brûlées ſéparément exhalent chacune une odeur qui ne reſſemble en rien à celle dont nous faiſons actuellement mention ; mais ayant mêlé un peu d’amidon avec un peu de ſubſtance fibreuſe de Pommes de terre, je jettai ce mêlange au feu, & je reconnus de nouveau l’odeur du pain grillé.

Les Pommes de terre deſſéchées, comme je viens de le dire, ſe mettent en poudre fort aiſément ; l’amidon qu’elles contiennent paſſe le premier par le tamis, puis la partie fibreuſe : cette poudre, dont l’odeur & le goût ſont farineux, devient, comme la farine, un appas pour les ſouris & les rats qui la dévorent avec la même avidité ; elle n’a pas le toucher ni la légéreté de la farine, quelque fine qu’elle ſoit.

Comme on a coutume d’appeller farine la plûpart des ſubſtances nourriſſantes réduites en poudre, on me permettra de donner ce nom à la poudre de Pommes de terre. La farine donc de nos racines ſe conſerve long-tems ſans s’altérer ; elle étoit auſſi belle & auſſi bonne au bout d’une année que le premier jour, & je ne me ſuis jamais apperçu qu’au retour du Printems la germination s’y établît, & qu’elle changeât de couleur, ainſi qu’on l’a avancé : je ſuis même perſuadé que cette farine, tenue renfermée, & même expoſée à l’air, ſe garderoit beaucoup plus de tems ſans altération que la farine de nos graminées. On verra plus loin la cauſe qui fait gâter ces dernieres.

L’amidon des Pommes de terre eſt dans le même cas ; j’en ai conſervé des années entières, à l’abri de l’humidité, ſans que ſa couleur & ſon odeur paruſſent altérées.

J’ai voulu découvrir, par l’analiſe à la cornue, l’analogie que pourroit avoir la farine de Pommes de terre avec celle de froment ; en conſéquence, j’en ai mis une livre de chacune dans deux cornues que je plaçai ſur un même fourneau ; en conduiſant le feu par degrés, & changeant pluſieurs fois de récipient, j’ai eu à peu près la même quantité de liqueur des deux cornues, ayant l’odeur, la couleur & la ſaveur aſſez ſemblables ; la farine de bled me donna, à la vérité, un peu plus d’huile, dont l’odeur, vers la fin de la diſtillation, étoit animale, tandis que celle des Pommes de terre étoit toujours ſemblable au pain grillé : les réſidus peſoient également ; mais incinérés à part, l’un me donna de l’alkali fixe, & l’autre, qui étoit celui du froment, préſenta au contraire de foibles indices de ſel marin.

Comme l’odeur animale eſt toujours une preuve de la réaction de l’alkali volatil ſur l’huile, je ſoupçonnai qu’il pouvoit fort bien s’en trouver dans le produit de la farine ; c’eſt pourquoi je pris les deux liqueurs acides de notre diſtillation, que je mis dans deux cornues de verre, où il y avoit aſſez d’alkali fixe pour le ſaturer ; je plaçai mes deux cornues au bain de ſable ; & après y avoir ajuſté des récipiens, je diſtillai à la plus douce chaleur. Les premieres gouttes qui paſſerent furent eſſayées.

La liqueur du froment donna un nouveau produit qui préſentoit tous les phénomenes de l’alkali volatil, tandis que celui des Pommes de terre n’offrit rien de ſemblable, ce qui prouve qu’à la fin de la diſtillation du froment, il paſſe de l’alkali volatil qui ſe combine avec l’acide contenu dans le récipient, & forme enſemble une eſpece de ſel ammoniacal. Les Chymiſtes ſont maintenant dans l’habitude de faire leur diſtillation à la cornue avec beaucoup plus de précaution que ci-devant ; ils ſéparent leurs produits, les examinent à part avec des réactifs purs : toutes ces attentions préviennent une foule d’erreurs dans leſquelles on eſt ſouvent tombé, & l’on ne ſauroit trop employer de ſoins pour les éviter.

M. Rouelle, qui n’échappe rien dans ſes cours publics ou particuliers, de tout ce qui peut concourir au progrès de la chymie & à l’inſtruction de ſes auditeurs, a examiné auſſi les parties conſtituantes du froment ; il a fait également cette obſervation, que la farine donne de l’alkali volatil vers la fin de la diſtillation, & il l’a ſéparé de ſes produits en rectifiant, comme je l’ai fait, ſur de l’alkali fixe. Je ne doutai preſque plus, d’après l’eſpece d’analogie qui me paroiſſoit exiſter entre la farine de froment & celle des Pommes de terre, que cette derniere ne fut en état de ſe convertir en pain par les procédés ordinaires ; je commençai donc par l’aſſocier pour un quart avec la farine de froment, & le pain que j’en eus étoit aſſez bon, d’une odeur & d’une ſaveur agréable, mais il étoit bis : je la fis entrer enſuite pour un tiers dans un ſecond pain, puis pour moitié dans un troiſieme pain ; enfin, pour les deux tiers dans un quatrieme, en y ajoutant à chaque fois la doſe de levain néceſſaire, & un peu de ſel. Tous ces pains, quoique d’aſſez bon goût, étoient peu levés, très-bis, ayant la croûte brune & dure : le pain de farine de Pommes de terre, dans lequel il n’entroit que la portion de levain preſcrite, ſans mêlange d’aucune autre farine, étoit mangeable, quoique ſerré, mat & très-bis.

Le peu de liant qu’a la pâte faite avec la farine de Pommes de terre, la facilité qu’elle a de s’émietter lorſqu’elle eſt convertie en pain, m’ont engagé à employer différens véhicules pour la faire, & remédier aux inconvéniens remarqués, imaginant toujours que la pâte leveroit plus aiſément : je me ſuis d’abord ſervi d’une décoction de ſon ; le pain étoit levé, ayant une croûte dorée, de la liaiſon, & une bonne ſaveur ; j’ai fait enſuite une eau mucilagineuſe avec un peu de miel, & le pain qui en eſt réſulté étoit aſſez bon.

Je voulus ſavoir ce que ſeroient les Pommes de terre ſans être deſſéchées, ni cuites, c’eſt-à-dire, avec leur eau de végétation : je les diviſai donc, à l’aide de la rape, & j’y mêlai une ſuffiſante quantité de farine & de levain. Le pain que j’eus étoit gris, mais il étoit mieux levé que les précédens.

J’eſſayai encore ſi les Pommes de terre, réduites en pulpe, mêlées avec leur farine, ne donneraient pas un pain plus léger, & qui auroit une couleur moins foncée ; je réuſſis en effet, c’eſt-à-dire, qu’au lieu d’employer la farine de froment je ſubſtituai celle de Pommes de terre, dans les proportions dont je viens de parler, & les pains que j’obtins furent plus levés, & le goût m’en parut très-bon.

Je cherchai, dans cette circonſtance, à employer toutes les manipulations de la Boulangerie ; je travaillai long-tems la pâte de mes pains. L’eau dont je me ſervois étoit plus ou moins chaude ; je laiſſois plus ou moins de tems ma pâte lever dans un endroit tantôt plus chaud tantôt moins.

J’ajoutai à mon levain un peu de levure pour lui donner plus de priſe ſur les Pommes de terre, & les faire lever d’une manière plus convenable. Enfin, comme la levure de bierre a un effet plus prompt & plus fort que le levain ordinaire, je m’en ſervis à ſa place, mais mes pains ne leverent guere mieux.

Je ſoupçonnai que la nature extractive des Pommes de terre pouvoit bien être un obſtacle à la fermentation de leur farines : en conſéquence, j’examinai ſi en en privant nos racines le pain ne leveroit pas davantage. Je pris les Pommes de terre, épuiſées de leur ſuc par la preſſe, puis ſéchées & pulvériſées ; mais les pains reſſembloient aux autres dont j’ai déjà fait mention, avec cette différence qu’ils étoient moins bis, mais beaucoup plus fades.

Les parties conſtituantes des Pommes de terre ayant été déjà examinées, chacune ſéparément, je crus qu’il étoit encore eſſentiel de voir de quelle maniere elles ſe comporteroient dans la fabrication du pain : je commençai par la partie fibreuſe, & les différens pains où elle entroit furent moins inſipides, mais toujours mats & noirs : l’amidon eût enfin ſon tour. Voici ce qu’il préſenta.

J’ai mêlé l’amidon de Pommes de terre, en différentes proportions, avec la farine de froment, obſervant toujours de faire en même tems une contr’épreuve avec l’amidon de bled, afin d’établir de plus en plus leur analogie. Les pains étaient d’un blanc mats, mais aſſez levés & de bon goût : ceux où entroit l’amidon de bled étoient plus mats & d’une ſaveur moins agréable : j’ai pouſſé mes eſſais plus loin ; j’ai mêlé de l’amidon de bled d’une part, & de l’amidon de Pommes de terre de l’autre, avec ſuffiſante quantité de levain. La premiere maſſe eſt reſtée matte, blanche & luiſante, ſans lever, & a donné, par la cuiſſon, un pain dur, caſſant & nullement levé : le pain de la ſeconde maſſe, qui étoit reſtée également matte, blanche & luiſante, avoit l’apparence d’être un peu levée, & donna par la cuiſſon un pain beaucoup moins fade.

Je pris quatre onces de pulpe de Pommes de terre, auxquelles je mêlai la même quantité de leur amidon & de levain de froment ; je mis la pâte dans un endroit chaud, pour qu’elle levât, & je la fis porter enſuite au four : le pain que j’eus étoit très-blanc, aſſez bien levé, d’une ſaveur agréable. Je fis pluſieurs fois du pareil pain, en ſuivant la même proportion, & toutes les perſonnes qui le gouterent le trouverent excellent ; il n’avoit d’autre défaut que d’être un peu fade, défaut que quelques grains de ſel corrigeoient ; l’amidon de bled, converti également en pain, avec la pulpe de Pomme de terre, donne des pains qui en different très-peu.

Ces dernieres expériences prouvent de plus en plus que la fécule des Pommes de terre eſt un véritable amidon, qui équivaut à celui du bled ; qu’une livre de Pommes de terre en fournit près de trois onces, & que le travail pour l’en ſéparer, tient à très-peu de choſe, puiſqu’on l’apperçoit très-manifeſtement après l’extraction du ſuc de ces racines, leſquelles, ſans être rapées ou écraſées, mais ſimplement coupées par petits morceaux & battues avec l’eau, fourniſſent une partie de leur amidon. C’eſt cet amidon qui ſe montre ſous la forme de points brillans, lorſque l’on regarde une tranche de Pommes de terre à la loupe ou ſous le microſcope. L’amidon du bled, comme on ſait, ne s’obtient pas avec la même facilité, quoiqu’il exiſte tout formé dans le grain ; il eſt libre en partie & lié par un mucilage qu’il faut détruire abſolument ; & ce n’eſt qu’en faiſant ſubir au froment un mouvement de fermentation, qu’on en vient à bout. On ne peut diſconvenir que ce ſeroit un avantage réel qu’on n’employât d’autre amidon que celui de Pommes de terre ; cette économie épargneroit une grande quantité de grains, dont on pourroit tirer un parti plus avantageux & plus utile : car on a droit de ſoupçonner que ce ne ſont pas toujours les bleds gâtés qui ſervent à la préparation de l’amidon.

M. Baumé, le premier qui ait parlé de l’amidon d’une maniere claire & préciſe, dit dans ſes Elémens de Pharmacie, qu’ayant fait examiner par un Parfumeur une fécule bien lavée, qu’il avoit retiré de la bryonne, celui-ci n’a trouvé aucune différence d’avec l’amidon de froment : auſſi cet habile Chymiſte, ajoute-t-il, qu’il ſeroit très-intéreſſant pour l’Etat, qu’on ne fît de l’amidon qu’avec les racines qui en contiennent, telles que l’arum le glayeul & la bryonne ; puiſque faute de ne pouvoir ſe procurer de bleds gâtés, les Amidonniers n’emploient que trop ſouvent de très-bons grains.

Juſqu’à préſent il ne me paroît point que les Pommes de terre, ſous quelque forme & en quelque doſe qu’elles aient été employées, ſe ſoient trop prêtées au mouvement de fermentation ; condition ſans laquelle la ſubſtance farineuſe nourriſſante eſt peu ſavoureuſe, & preſque pas digeſtible. Il me reſtoit donc encore un moyen à eſſayer, c’étoit de faire aigrir la farine de Pommes de terre ; comme c’eſt du levain que dépend en partie la bonne qualité du pain, je me perſuadai qu’étant analogue à la pâte dans laquelle il entreroit, je parviendrois à obtenir un pain moins fade & mieux levé. Je cherchai donc différentes voies pour faire le levain que je deſirois.

J’ai pris quatre onces de farine de nos racines, dont j’ai fait une pâte avec de l’eau chaude, rendue acidule par une cuillerée de vinaigre. Je laiſſai cette pâte dans un endroit chaud pendant pluſieurs jours ; mais loin de fermenter, elle ſe deſſécha ; je lui rendis une partie de ſon humidité : cependant au bout de quelque tems, quoique je viſſe qu’elle ne s’aigriſſoit point, je me flattai néanmoins qu’elle pourroit produire ſon effet. Je la fis entrer dans une pâte de pure farine de froment, & dans une autre de nos farines. Les pains qui en réſulterent, ne valurent rien ; au lieu de me ſervir de vinaigre, j’employai un peu d’œuf couvé ; mais les réſultats furent abſolument les mêmes.

Kunckel dit dans ſon Laboratorium Chymicum, qu’ayant appris avec étonnement qu’on alloit à Torgau chercher un levain qu’on préparait ſur le champ, & qu’on regardoit comme un ſecret ; il fit enſorte de s’inſinuer chez les Boulangers de cette ville pour le découvrir, mais inutilement : cependant racontant le fait dans une compagnie ou ſe trouvoit un vieillard, il apprit de ce dernier, que le ſecret conſiſtoit en un blanc d’œuf & très-peu de ſucre. Je mis donc cette compoſition en uſage ; je me ſervis auſſi de vin doux, à l’exemple des Romains ; mais ces différentes additions ne réuſſirent pas aſſez pour m’en tenir là.

Je mêlai partie égale de levain ordinaire & de farine de Pommes de terre, dont je formai une pâte, que je laiſſai dans un lieu chaud juſqu’au lendemain matin. Elle étoit levée, & avoit parfaitement l’odeur du levain de froment. J’ajoutai à ce nouveau levain le double de ſon poids de farine de Pommes de terre. Le mêlange fait, j’en pris la moitié, dont je fis un pain qui étoit très-bon ; l’autre moitié miſe de côté, dans un endroit chaud, me ſervit à faire tous les matins, pendant huit jours, une nouvelle pâte, ayant ſoin de ne pas trop la manier, dans la crainte d’interrompre la fermentation, & d’y ajouter à chaque fois le double de ſon poids de notre farine, & faiſant un pain avec la moitié : je rafraichis, pour parler le langage des Boulangers, pendant huit autres jours, la maſſe en queſtion, avec une once de farine de Pommes de terre, & un peu d’eau chaude, afin d’étre aſſuré qu’elle n’étoit plus compoſée que de farine de Pommes de terre ſeule : elle étoit alors brune, ayant l’odeur aigre du levain. Avant de l’employer comme levain, je cherchai à ſavoir quel étoit ſon degré de force en le ſubſtituant au levain ordinaire, dans la farine de froment : le pain qui en réſulta étoit fort bis, d’ailleurs aſſez levé, & d’un bon goût.

L’eſpoir que j’avois de me procurer avec ce levain, un pain de Pommes de terre mieux levé & moins peſant que tous ceux que j’avois fait juſqu’ici avec le levain de froment, ne me fit pas peu de plaiſir ; je croyois déjà que j’allois faire lever la farine de Pommes de terre avec la même facilité que celle du bled ; mais le ſuccès tempera bientôt ma joie ; & quoique mes pains fuſſent plus légers, ils n’avoient cependant pas encore toute la perfection que je leur aurois deſirée.

Je ne bornai pas ſeulement mon ambition à eſſayer à faire lever la farine de Pommes de terre, j’examinai ſi l’amidon ne ſeroit pas auſſi ſuſceptible de cette propriété, & après l’avoir ſoumis aux mêmes expériences que la farine de Pommes de terre : je ne pus venir à bout de changer ſa nature, car le pain que j’en fis étoit dur, mat & ſerré.

Je ne me décourageai point ; l’eſpece de ſupériorité que j’avois donnée aux pains faits avec une décoction de ſon ou de l’eau ſucrée, me fit naître l’idée de voir ſi un peu de miel ne détermineroit pas l’amidon à lever ; j’introduiſis dans ma pâte, compoſée d’un tiers de levain, & de deux tiers d’amidon, environ deux gros de miel, étendu dans un peu d’eau. La pâte leva aſſez bien ; je la laiſſai dans un lieu chaud juſqu’au lendemain matin ; j’en pris une portion que je fis cuire, & le pain n’étoit que fade, mais levé ; je mêlai l’autre portion à du nouvel amidon qui leva aſſez bien, & c’eſt avec ce levain que je fis différens pains de froment qui ſe ſont trouvés preſque auſſi bons qu’avec le levain de froment. Ce levain d’amidon n’a pas, il eſt vrai, le liant & la tenacité de celui de froment, il ſe gerſe & s’affaiſſe plus promptement que ce dernier ; mais enfin, il a l’odeur aigre, il fait lever la pâte de froment & l’aſſaiſonne preſque comme l’autre.

On juge bien que je n’ai pas quitté ce travail ſur le levain, ſans eſſayer auſſi le miel avec la farine de Pommes de terre ; & j’oſe dire qu’elle a beaucoup mieux levé par cette addition, & que le pain étoit de meilleure qualité.

Quelles que ſoient les tentatives que j’ai faites pour convertir en pain les Pommes de terre ou leurs parties conſtituantes, je ſuis bien éloigné de croire que ce ſoit ſous cette forme qu’il faille s’en ſervir comme aliment. On ne doit abſolument mettre en pain que les ſubſtances ſeches & très-abondantes en amidon, parce qu’elles ne ſont ſaines & digeſtibles la plûpart, que quand leurs parties ſont écartées, diviſées, &, pour ainſi dire, diſſoutes par la fermentation. Or, les Pommes de terre ne ſont pas douées par elles-mêmes de la propriété fermenteſcible. Enfin c’eſt une eſpece de pain que la nature nous offre tout fait, & qui n’a beſoin que de la cuiſſon, & d’être aſſaiſonné d’un peu de ſel, pour devenir un très-bon aliment.

Dans quelle circonſtance donc pourroit-on manger les Pommes de terre ſous la forme de pain ? Ce ſeroit lorſque le bled ſeroit extrêmement rare ; on ſubſtitueroit à ſa farine celle du ſeigle, de l’orge & de l’avoine ; & comme ces différentes graines converties en pain, ont une ſaveur forte, âcre & ſouvent déſagréable, la pulpe de Pomme de terre aſſociée avec elles, diminueroit de cette ſaveur, & en feroit de bon pain.

Il ſeroit encore bon de faire du pain avec les Pommes de terre, lorſque tous les grains manqueroient ; alors n’ayant que ces racines, on en pourroit conſacrer une partie à faire de l’amidon, & cet amidon repréſentant la farine, deviendroit digeſtible comme elle, étant mêlé avec du levain, de la pulpe de Pommes de terre, & un peu de miel.

Il eſt aiſé de voir, par tout ce qui vient d’être dit, que je donne la préférence aux Pommes de terre en pulpe ſur celles qui ont été ſéchées & pulvériſées.

Mais malgré toutes les précautions que j’ai pris pour avoir une farine blanche de nos racines, il eſt impoſſible cependant d’empêcher qu’elle ne communique aux pains de froment, dans leſquels elle entre, quelqu’en ſoit la doſe, une couleur griſe aſſez foncée ; ſi on délaie cette farine ſeule dans l’eau chaude, & qu’on la faſſe cuire comme de la bouillie, elle prend une conſiſtance de colle de froment, qui n’en a pas, à la vérité, la ténacité ni l’odeur ; elle eſt griſe & colle aſſez bien.

L’exſiccation la plus douce dérange toujours l’organiſation des Pommes de terre, en leur enlevant l’eau de végétation qui ne peut jamais être remplacée par aucune autre eau, ce qui me fait douter que la mouture, la bluterie, & le pétriſſage, qui ont tant influé, ſur la qualité & la blancheur du pain, étant appliqués à nos racines, donnent jamais, une farine qui approche de celle du grain. On ſait qu’avant la découverte des moulins on mettoit les grains en farine à la faveur des pilons, & il eſt certain que cette opération différe eſſentiellement de la mouture. Celle-ci agit, en broyant & en atténuant les grains ; elle en change quelquefois juſqu’aux qualités.

La pulpe des Pommes de terre n’altere pas, comme leur farine, la blancheur du pain de froment, & réduite en bouillie, elle conſerve ſa couleur, ſon goût & ſon odeur, vraiſemblablement parce que par la coction, le ſuc ſ’eſt combiné avec le parenchyme fibreux & la partie amylacée, & forme un tout meilleur & plus délicat ; d’ailleurs, la pulpe contenant l’eau qui s’eſt échappée pendant l’exſiccation, donnera toujours, étant mêlée avec la farine de Pommes de terre, un pain plus agréable que celui fait avec notre farine ſeule.

Les Pommes de terre qui ont été cuites avant d’être ſéchées & pulvériſées, fourniſſent une farine douce, ſavoureuſe, mais moins blanche que celle de Pommes de terre qui n’ont pas été au feu ; cette farine ne change pas de couleur lorſqu’on la délaie dans l’eau ; on pourrait la conſerver des ſiecles, pourvu qu’elle fût renfermée dans un endroit ſec & à l’abri des animaux deſtructeurs, elle deviendroit une reſſource de plus dans les années de diſette & de ſtérilité, pour leſquelles on ne ſauroit trop prendre de précautions, afin d’en éviter les ſuites malheureuſes.

On pourroit encore mêler cette poudre avec la pulpe de Pommes de terre, &, à l’imitation des pâtes de Gênes & d’Italie, en former des eſpeces de vermicelles & macaronis, en y ajoutant les aſſaiſonnemens ordinaires.

Pourquoi même, dans les tems d’abondance, ne ſubſtitueroit-on pas notre poudre au ſagou & au ſalep qu’on nous apporte de loin, & que cette circonſtance ſeule laiſſe ſoupçonner de mélanges infideles. On pourroit la délayer, comme ces dernieres ſubſtances, dans des véhicules nourriſſans, elle procureroit un aliment ſain qui ſe digéreroit aiſément, & rempliroit, ſans contredit, les mêmes indications. Le tapioca des Amériquains, qui n’eſt autre choſe que l’amidon le plus fin & le plus blanc du Magnoc, donne des bouillons excellens & très-ſalutaires dans les maladies d’épuiſement & de conſomption.

Il eſt bon, je crois, avant de continuer notre examen, de réſumer tout ce qui précéde. Nous avons vu que plus les Pommes de terre ſont rouges, plus elles ont de ſaveur, & plus l’eau auſſi, dans laquelle elles cuiſent, devient verte ; mais que cette couleur verte ſe changeoit en rouge par tous les acides. Ayant paſſé enſuite à la décompoſition de nos racines, & nous étant arrêté un inſtant ſur chacune de leurs parties conſtituantes ; nous avons fait voir d’abord combien l’eau abondoit dans les Pommes de terre, que cette eau contenoit du ſel eſſentiel en diſſolution avec un mucilage extractif aſſez inſipide, qui n’avoit rien de nuiſible. Nous avons examiné le parenchyme fibreux, dont la nature ne nous a préſenté rien de particulier. Enfin, la fécule nous a occupé plus long-tems. Cette ſubſtance a ſoutenu toutes les épreuves de l’amidon du bled : nous avons vu la différence qui ſe trouvoit dans l’action d’extraire l’amidon, ſoit des Pommes de terre, ſoit du bled ; elle conſiſte en un état mucilagineux & viſqueux que conſerve le froment & que n’ont pas les Pommes de terre. Tout l’art de l’Amidonnier tend à détruire cet état mucilagineux par la fermentation acide & même putride. Enfin, il étoit queſtion de faire lever les Pommes de terre pour les tranſformer en pain ; j’ai employé tous les moyens, connus & pratiqués par les Boulangers, pour développer en elles le mouvement de fermentation ; j’ai réuſſi en partie en leur ajoutant une ſubſtance mucilagineuſe ſucrée, qui les a un peu rapprochés des farines.

Maintenant je crois qu’il eſt eſſentiel de voir ſi les Pommes de terre contiennent ce glutineux qu’on a reconnu dans le bled. Y manque-t-il abſolument ? Nos racines ne péchent-elles que pour n’en avoir pas une doſe ſuffiſante : s’il y exiſte, ſa nature eſt-elle ſemblable à celle du glutineux de la farine ? Ces différentes queſtions vont m’occuper, & je les crois de la plus grande importance dans le travail que je me ſuis impoſé.

M. Beccari, ſavant Médecin, & Membre de l’Inſtitut de Boulogne, a découvert, depuis quelque tems, dans la farine de froment, deux parties diſtinctes ; l’une qu’il appelle ſubſtance animale ou glutineuſe ; l’autre, végétale ou amylacée. Cette découverte, certifiée en Ruſſie par M. Model, en Allemagne par MM. Keffel-Meyer & Speelman, & à Paris par MM. Roux & Rouelle, eſt actuellement connue de toute l’Europe, & regardée comme conſtante en chymie : j’eſpérois auſſi rencontrer dans nos racines farineuſes cette matiere glutineuſe, quoique la difficulté qu’elles ont à lever, le peu de liant & de viſcoſité qu’a la pâte de leur farine, me laiſſaſſent déjà beaucoup de doute. Je formai donc une pâte de notre farine de Pommes de terre avec un peu d’eau ; je maniai long-tems cette pâte que je délayai enſuite dans une plus grande quantité d’eau ; mais je ne trouvai pas la ſubſtance que je cherchois. Au lieu de faire ſécher nos racines je les fis cuire, puis j’en fis une pulpe, & cette pulpe, traitée comme la farine, ne me donna pas davantage de la ſubſtance glutineuſe. Enfin, dans la crainte que l’exſiccation ou la coction n’euſſent combiné ou détruit la matiere glutineuſe, au cas qu’elle s’y trouvât, j’ai rapé les Pommes de terre dans l’eau pure ; celle-ci s’eſt d’abord colorée, parce que le ſuc de nos racines eſt, comme nous l’avons vu, très-foncé ; la partie amylacée s’eſt d’abord ſéparée du parenchyme par le lavage ; mais je n’ai apperçu aucunes traces de ſubſtance glutineuſe, & encore moins les impuretés qu’on accuſe les Pommes de terre de fournir à l’eau dans le procédé que je viens d’employer. M. de Puymarets[1] m’avoit procuré une eſpece de Pommes de terre du pays de Naſſau, qui me paroiſſoit être très-pâteuſe ; mais elle ne me donna pas plus de ſubſtance glutineuſe que les autres.

M. Keffel-Meyer, qui a recherché auſſi la ſubſtance glutineuſe, non-ſeulement dans les graminés & les légumineux, mais encore dans quelques racines potageres, n’a pas non plus oublié les Pommes de terre ; mais il n’y a rien trouvé qui reſſemblât à cette ſubſtance glutineuſe.

J’ai cru devoir répéter à cette occaſion, quelques expériences ſur la matiere glutineuſe découverte dans la farine de froment par Beccari, non que je doutaſſe de celles qui avoient déjà été faites par des Savans, dont je reſpecte le mérite ; mais ſeulement pour avoir une certitude de plus. Je pris donc deux livres de farine de froment, dont je fis d’abord une pâte, afin d’éviter qu’il n’y eût de grumeaux ; je verſai enſuite ſur cette pâte de l’eau, tant qu’elle devint laiteuſe, & je la paſſai à travers un tamis de crin ſerré, ſur lequel il reſta des portions diviſées qui, étant raſſemblées & maniées, préſenterent une ſubſtance ſemblable à une membrane tenace, élaſtique, inſoluble dans l’eau, adhérente fortement aux corps qui ne ſont pas mouillés, ſans ſaveur, ayant une odeur de colle & une couleur jaunâtre ; elle peſoit une once.

Je laiſſai cette quantité de matiere élaſtique ſur une ſoucoupe de porcelaine, dont elle couvrit, en s’affaiſſant, une partie de la ſurface ; le lendemain elle étoit brune à l’extérieure, ſéche & rude au toucher, & finit par ſe deſſécher entiérement au point d’être caſſante ; j’eus toutes les peines du monde de la détacher.

Je paſſai l’eau qui avoit ſervi à extraire notre matiere élaſtique, quoique trouble & laiteuſe, à travers

un linge plus ſerré que le tamis, & j’obtins encore un gros de notre ſubſtance glutineuſe ; ce qui faiſoit une once un gros pour deux livres de farine.

Comme cette petite quantité de ſubſtance glutineuſe, retirée de deux livres de farine, ne reſſembloit en rien, à ce que de très-habiles Chymiſtes ont dit ou écrit, d’aprés M. Becçari, je ſoupçonnai qu’elle dépendoit, non-ſeulement de l’eſpece de bled & de la manipulation employée pour le convertir en farine, mais encore du procédé par lequel on l’en retiroit. Ce procédé, quelque ſimple qu’il ſoit en lui-même, influe étonnamment ſur la quantité de produit. J’ai perdu beaucoup de tems & de matiere avant de trouver le meilleur. Voici quel il eſt.

J’ai pris deux livres de la même farine, dont j’ai formé également une pâte ferme avec ſuffiſante quantité d’eau ; j’ai malaxé long-tems cette pâte, pour les raiſons dont on ſentira la néceſſité plus loin ; je l’ai tenue enſuite, dans les mains, ſous le robinet d’une fontaine, d’où l’eau ne ſortoit que goutte à goutte, & étoit reçue dans une grande terrine ; en moins d’un quart-d’heure l’eau, qui tomboit laiteuſe, ne louchit plus ; il me reſta une maſſe qui devint plus glutineuſe à meſure qu’elle étoit maniée : elle peſoit ſept onces.

L’eau qui avoit ſervi à extraire cette ſubſtance demeura pendant quelque-tems laiteuſe ; mais elle s’éclaircit inſenſiblement, en dépoſant d’abord, à la partie inférieure du vaiſſeau, un ſédiment très-blanc, recouvert d’une matiere jaunâtre & d’une ſubſtance blanche un peu collante ; je décantai l’eau, & je l’évaporai juſqu’à ſiccité ; elle me donna un peu d’extrait jaunâtre qui s’humecta aiſément à l’air ; le ſédiment ſe détacha avec facilité, & étoit le plus bel amidon poſſible ; cependant la ſubſtance collante qui le recouvroit ne put ſe deſſécher ſans éprouver quelqu’altération ſenſible, ce qui me fit perdre de vue l’idée de faire du tout un pain, pour le comparer & un autre compoſé de même farine, à laquelle on n’auroit rien enlevé. J’eus beaucoup de regrets de ne pouvoir faire cette expérience.

Comme je n’avois pas aſſez de matiere glutineuſe pour la ſoumettre à quelques expériences ultérieures, je cherchai à m’en procurer une plus grande quantité, & n’ayant pour le moment que de la farine un peu biſe, avec laquelle on fait le pain pour les ſoldats invalides, & qui eſt un mêlange de gruau & de recoupes, j’en pris le même poids que de la farine dont je viens de parler, & l’ayant traité de la même manière, je fus très-étonné en appercevant que la matiere glutineuſe s’y trouvoit en plus grande quantité ; cette circonſtance me parut propre à confirmer l’opinion de M. Model, premier Apothicaire de Sa Majeſté l’Impératrice de Ruſſie. Ce ſavant Chymiſte dit, dans une Diſſertation ſur l’Ergot, qui doit ſervir de Supplément aux Récréations Chymiques du même Auteur, Ouvrage Allemand dont je publierai bientôt la traduction : « nous n’appellerons, avec la permiſſion de M. Beccari, la matiere animale ou glutineuſe, que le ſon ou la partie corticale, douée par la nature d’une très-grande quantité d’huile, pour ſe conſerver très-long-tems & réſiſter davantage aux intempéries de l’air ; l’autre partie de la farine, je veux dire l’amidon, étant en plus grande abondance, contient plus de phlegme, il eſt vrai ; mais elle eſt auſſi plus nutritive. »

M. Model a été porté à cette opinion par ſes recherches ſur l’Ergot ; n’ayant pas trouvé dans cette excroiſſance la ſubſtance corticale, il n’y a pas non plus découvert de matiere glutineuſe, d’où il conclud que cette derniere eſt fournie par l’écorce.

Il étoit naturel, d’après cette obſervation, de s’aſſurer ſi les différentes farines d’un même grain donneroient de la matiere glutineuſe en proportion du ſon qu’elles contiendroient ; je pris donc des quatre ſortes de farine ſéparées du même grain par les bluteaux, & que l’on connoit dans la boulangerie ſous le nom de farine blanche, bis blanc, gruau blanc, gros gruau ou gruau bis, une livre de chacune ; je les traitai ſéparément, en ſuivant le procédé indiqué ; la premiere me donna une once & demie de ſubſtance glutineuſe ; la ſeconde, trois onces & demie ; la troiſieme, cinq onces ; & la quatrieme enfin, près de ſix onces : cette ſubſtance glutineuſe, dans les dernieres farines, ſe trouvoit confondue avec le ſon, & ſembloit d’abord y être en plus grande quantité ; mais il eſt facile de remarquer que le ſon empêche ſa continuité : ce n’eſt qu’en la maniant ſouvent dans l’eau que le ſon ſ’en ſépare & qu’elle prend ſa conſiſtance tenace & glutineuſe.

Je me perſuadai qu’en conſéquence, je pourrois bien encore rencontrer des veſtiges de cette matiere élaſtique dans le ſon, en le traitant à la maniere de la farine ; mais je ne remarquai rien qui en eût l’apparence ; j’ai ſeulement obſervé que le ſon, dépouillé de toute la farine qu’il peut contenir, par la décoction, & tenu dans un endroit chaud, acquiert promptement l’odeur putride, caractere eſſentiel de notre matiere glutineuſe.

Occupé toujours de cette idée, je crus que l’état groſſier du ſon pouvoit bien empêcher la matiere glutineuſe de ſe manifeſter ; c’eſt pourquoi je réduiſis le ſon en poudre très-fine ; je ſéparai la premiere partie comme contenant beaucoup de farine, & je fis du reſte une pâte ferme avec un peu d’eau, & à force de la manier, je vis quelques traces de matiere glutineuſe.

Curieux de ſavoir ſi en chauffant le ſon je rendrois cette matiere glutineuſe plus propre à ſe développer, j’en mis huit onces dans une cuiller de fer, & les ayant échauffé doucement, juſqu’à ce qu’il ne ſortît plus d’humidité, je pris une partie de ce ſon que je piſtai avec de l’eau chaude, & que je délayai enſuite de la maniere accoutumée, ſans rencontrer la matiere que je cherchois, tandis que l’autre partie demeura dans une cuiller ſur le feu, s’enflamma aſſez promptement, & brûla comme pourroit faire de la ſciure de bois réſineux.

J’ai pris du ſon, privé exactemenr de ſa farine ; je l’ai mis dans une grande phiole avec du vinaigre diſtillé ; j’ai laiſſé ce mêlange en digeſtion pendant huit jours, à une douce chaleur ; j’ai filtré enſuite la liqueur que j’ai évaporé juſqu’à ſiccité, & j’ai obtenu une eſpece d’extrait, ſemblable, à peu près, à celui que donne le vinaigre chargé de la matiere élaſtique.

J’ai répété la même expérience, avec cette différence, qu’au lieu d’employer du vinaigre diſtillé, je me ſuis ſervi d’eſprit-de-vin rectifié qui eſt devenu d’un beau jaune tranſparent, & le réſidu que j’ai obtenu étoit ſemblable, à peu de choſe près, à celui que m’a donné la matiere élaſtique traitée avec ce menſtrue.

Le ſon qui avoit été mis en infuſion dans le vinaigre, conſerva long-tems l’odeur acide, & ce ne fut que quelques ſemaines après avoir été expoſé à l’air qu’il parut ſe gâter.

Enfin j’ai pris huit onces de ſon que j’ai mis dans une cornue, & j’ai diſtillé comme il convient : la premiere liqueur qui paſſa étoit blanchâtre, ayant l’odeur du phlegme que donne le ſinapi diſtillé à feu nud ; elle ne rougiſſoit ni ne verdiſſoit la couleur du ſyrop de violettes ; il vint enſuite de l’acide & quelques gouttes d’huile légere ; ayant augmenté le feu & changé de récipient, j’obtins en troiſieme lieu une liqueur ſavoneuſe, contenant de l’alkali volatil, tant combiné qu’à nud, plus de l’huile jaune foncée, épaiſſe, tenace, d’une odeur d’huile animale de Dippel ; le réſidu peſoit deux onces ; après l’avoir calciné & réduit en cendres, je le leſſivai avec de l’eau diſtillée, & la leſſive rapprochée, préſenta des indices de ſel marin.

Pour m’aſſurer, par l’analyſe à la cornue, combien il pouvoit reſter encore de matiere élaſtique dans le ſon, en comparant les produits de cette matiere avec ceux du ſon que je viens d’obtenir, j’ai mis quatre onces de matiere glutineuſe dans une petite cornue de grès, & j’ai diſtillé ; la premiere liqueur qui paſſa étoit abſolument inſipide, ayant l’odeur du phlegme que l’on retire du ſon par la diſtillation à la cornue ; la ſeconde liqueur qui vint enſuite étoit plus volatile, & coloroit déjà le ſyrop de violettes en verd ; la troiſieme liqueur étoit un eſprit volatil, ſurnagé d’une huile jaunâtre ; il paſſa enfin, au plus fort degré du feu, une huile noire, épaiſſe, d’une odeur animale, avec un peu d’alkali volatil concret, qui ſe ramifioit aux parois du récipient : le réſidu peſoit un gros & demi ; je le fis calciner, & je le tins rouge pendant long-tems avant de pouvoir le réduire en cendres. La leſſive de ces cendres me donna des indices de ſel marin.

La quantité de ces produits, m’a montré qu’il pouvoit reſter obſtinément dans le ſon un huitieme de matiere glutineuſe ; mais l’odeur qu’a le produit phlegmatique de notre derniere diſtillation, eſt due au ſon qui reſte toujours adhérent à cette matiere glutineuſe, malgré tous les ſoins que l’on prend pour l’en dépouiller : l’odeur de l’huile, entiérement ſemblable à celle de l’huile de corne de cerf, ſe remarque dans tous les produits huileux qui paſſent dans la diſtillation en même-tems que l’alkali volatil, & paroît être le réſultat de la réaction de l’alkali volatil ſur les huiles ; ce que j’ai développé plus amplement dans un Mémoire que j’ai envoyé à l’Académie des Sciences de S. Péterſbourg. Quant à la difficulté d’incinérer le réſidu de notre matiere, & même celui du ſon, il vient d’une ſubſtance phlogiſtiquée, extrêmement tenace, qui ſe trouve également dans le charbon de toutes les ſubſtances animales.

Les recherches ſavantes de MM. Beccari & Keffel-Meyer, ſur la partie nourriſſante des ſemences farineuſes & légumineuſes, prouvent de plus en plus que la partie glutineuſe ne ſe rencontre que dans la farine du froment & de l’épeautre. J’ai cru devoir auſſi examiner le ſon d’un des grains dans lequel on n’a pas trouvé cette ſubſtance glutineuſe ; j’ai donc mis huit onces de ſon de ſeigle, qui m’a ſervi d’exemple dans une cornue de grès, & j’ai diſtillé ſuivant les regles preſcrites. Les produits que j’ai obtenus étoient acides & huileux, ayant une odeur empyreumatique végétale : cependant à la derniere violence du feu, & vers la fin de la diſtillation, il a paſſé un peu d’alkali volatil & d’huile épaiſſe, dont l’odeur étoit animale ; le réſidu s’eſt converti en cendres plus aiſément que celui du ſon du bled, & a donné également des légeres marques de ſel marin.

Quoique ce dernier produit n’eût rien qui m’étonnât, parce que la plûpart des corps végétaux huileux le fourniſſent à la fin de leur analyſe, & que la gomme arabique elle-même, comme l’a remarqué un très-habile Chymiſte, diſtillée à feu nud, donne un peu d’alkali volatil. J’ai néanmoins cherché ſi en malaxant pendant long-tems une pâte faite avec la farine du ſeigle, & la traitant comme j’ai fait celle du froment, je n’obtiendrois pas de ſubſtance glutineuſe. Mes tentatives furent inutiles ; la pâte ſe délaya en entier dans l’eau ; & cette eau après s’être éclaircie, décantée & évaporée, juſqu’a ſiccité, me donna un extrait mucilagineux aſſez abondant.

J’avois encore un ſoupçon que je crus fondé : je penſai que la ſubſtance glutineuſe que je n’avois pas trouvé dans l’expérience précédente, pouvoit exiſter en petite quantité dans le ſon du ſeigle ; en conſéquence je ſoumis ce dernier aux mêmes eſſais que le ſon du bled ; mais je n’apperçus rien qui y reſſembloit ; je remarquai ſeulement que le ſon du ſeigle ſe pourriſſoit plus lentement, qu’il s’enflammoit avec moins de facilité, & qu’il n’étoit pas ſi léger ni ſi huileux que le ſon du bled.

L’acide que le ſon du bled donne à la cornue, vient non-ſeulement de ſon mucilage, mais encore de la farine qu’il contient, laquelle farine rend ſa décoction laiteuſe, & d’une conſiſtance épaiſſe & mucilagineuſe ; on fait même que ſi on employe cette décoction à la place de l’eau dans le pêtriſſage de la pâte, elle augmente la qualité & la quantité du pain. On peut ſe reſſouvenir que cette décoction du ſon donne au pain de Pomme de terre, avec laquelle nous l’avons fait, une ſaveur & une couleur agréables.

La reſſemblance qu’il y a entre les produits que donne le ſon du bled à la cornue bien avant la diſtillation, & ceux de la matiere élaſtique, parle encore en faveur de l’opinion de M. Model. J’aurois deſiré, pour la mettre hors de doute, qu’il fût poſſible de ſéparer la partie corticale du bled, & d’avoir ſa farine à part, ſans être obligé d’employer l’action des meules. J’ai voulu au moins, à ce défaut, comparer en quoi du bled pilé & du bled moulu différeroient dans ce genre d’expériences, & j’ai reconnu que le bled moulu fourniſſoit une plus grande quantité de matiere élaſtique, puiſqu’une livre de bled pilé m’en donna à peine deux onces.

Après avoir reconnu qu’en effet le ſon eſt le réceptacle de notre matiere glutineuſe que les meules en détachent, j’ai cherché à connoître cette matiere ſinguliere, tant en faiſant de nouvelles expériences, qu’en répétant celles qui avoient déjà été faites ; je m’eſtimerai heureux ſi ce foible travail jette quelques lumieres ſur ſa nature.

La ſubſtance glutineuſe miſe ſur une pele dans les charbons ardens, commence à fumer un peu, en répandant cette odeur que fait ſentir toute pâte de froment, expoſée ſubitement à une chaleur violente, comme eſt par exemple celle qu’on ſent en préparant des gauffres & des azimes, & elle imprime ſur la pele la tache d’un huile graſſe ; elle ſe tuméfie enſuite, jaunit, puis noircit ; & enfin s’enflamme en exhalant l’odeur de corne brûlée.

Notre matiere glutineuſe, miſe par morceaux dans l’eau bouillante, s’y gonfle un peu, & après deux ou trois bouillons, perd ſa ténacité ; elle eſt alors ſpongieuſe, ne paroît plus avoir de liaiſon entre ſes parties, & donne ſur la pele la même odeur, ſans ſe bourſouffler.

Si on met la ſubſtance glutineuſe en digeſtion dans une eau très-pure, elle occupe d’abord le fond du vaſe ; mais au bout de deux jours elle vient à la ſurface ; l’eau louchit, & bientôt elle paſſa à l’état putride & donne l’odeur de vieux fromage : notre matiere eſt alors très-diviſée & va au fond de l’eau.

J’ai attaché au bout d’un fil un peu de ſubſtance glutineuſe que j’ai ſuſpendu dans un endroit où il y avoit des corps en putréfaction ; elle a bientôt changé de couleur, & prit une odeur très-déſagréable, odeur qu’elle perdoit en partie par la deſſiccation.

La couleur jaunâtre qu’a ordinairement la ſubſtance glutineuſe, diſparoit en partie, ſi on la frotte long-tems dans l’eau, & elle dépoſe à chaque fois des parcelles de ſon, très-fines ; dans cet état elle eſt aſſez blanche : je l’ai frotté de nouveau dans une eau fort claire, & elle a néanmoins encore louchi. Pour ſavoir ſi c’étoit réellement de la matiere glutineuſe, que le frottement conſtant & réitéré avoit mis dans un état de diviſion capable de troubler la tranſparence de l’eau, j’abandonnai celle-ci à l’air ; elle ne tarda pas d’y prendre l’odeur fétide, ſemblable à celle de la matiere glutineuſe corrompue, après avoir laiſſé un petit dépôt qui étoit ſoluble dans le vinaigre.

Les acides minéraux délayés n’attaquent pas notre matiere glutineuſe, non plus que l’eſprit-de-vin & l’æther ; mais le vinaigre la diſſout en entier ; en dépoſant une ſubſtance brune qui eſt le ſon : j’ai pris deux onces de notre matiere que j’ai mis dans quatre onces de vinaigre diſtillé ; il eſt devenu bientôt laiteux : je l’ai expoſé à une douce chaleur ; j’ai fait enſuite évaporer la diſſolution juſqu’à ſiccité, & j’ai eu un extrait tranſparent comme de la corne, adhérent fortement à l’aſſiete, & ayant une forte odeur de vinaigre.

Je pris une pareille quantité de vinaigre diſtillé, chargé de deux onces de matiere élaſtique ; je l’étendis dans le double de ſon poids d’eau diſtillée, & j’évaporai le mêlange juſqu’à ſiccité ; l’extrait que j’en obtins, ayant été étendu dans l’eau, ne me préſenta aucun des caracteres de l’amidon.

Ces deux derniers extraits étoient durs, ſecs & jaunâtres, n’attirant nullement l’humidité de l’air ; je les détachai des aſſietes, & les ayant manié enſemble, dans l’eau, pendant quelque-tems, ils redevinrent ſemblables à la matiere glutineuſe, & l’eau parut acidule.

Mais une choſe qui m’a frappé, c’eſt que quand j’ai ajouté de l’eau à mon vinaigre diſtillé, chargé de ſubſtance glutineuſe, elle a paru ne s’y mêler qu’imparfaitement, car elle a ſurnagé la diſſolution & n’étoit preſque pas louche.

L’extrait mucilagineux que l’on a dit avoir obtenu en évaporant le mêlange précédent, ne viendroit-il pas de ce qu’au lieu d’employer du vinaigre diſtillé, on aura pris du vinaigre ordinaire, dont la partie extractive ſe ſera confondue avec la ſubſtance glutineuſe, & aura préſenté tous les caracteres du mucilage.

J’ai pris encore quatre onces de vinaigre diſtillé, tenant en diſſolution deux onces de matiere élaſtique ; je l’ai ſaturé avec de l’alkali ; il s’eſt fait une vive efferveſcence, & notre matiere s’eſt dégagée promptement de ſon diſſolvant en venant nager, à la ſurface, en forme d’écume ; je lui ai rendu, en la maniant dans l’eau, toutes les propriétés qui lui appartiennent.

Je cherchai à m’inſtruire ſi le levain, dans lequel on ſait qu’on ne retrouve plus de ſubſtance glutineuſe, préſenteroit le même phénomene que dans l’expérience précédente, en y ajoutant de l’alkali : je pris d’abord une livre de levain que je délayai dans ſuffiſante quantité d’eau, & il me reſta dans les mains demi-once de matiere élaſtique ; ce qui me fit penſer que mon levain étoit nouveau : j’en pris la même quantité, mais plus ancien & plus aigre par conſéquent ; je le délayai avec ſoin dans beaucoup d’eau, & j’y verſai peu-à-peu de l’alkali fixe diſſous ; la liqueur, de blanche qu’elle étoit, devint jaune & prit une odeur ſemblable à celle d’un ſavon liquide, ſans qu’il ſe ſéparât un atome de ſubſtance glutineuſe.

Il étoit naturel de penſer que la ſubſtance glutineuſe étoit combinée dans le levain, puiſque je ne pus l’en extraire, comme je l’ai fait du vinaigre à la faveur de l’alkali ; mais l’odeur ſavoneuſe que je viens de remarquer, l’état gras & laiteux qu’a le vinaigre, tenant de la ſubſtance glutineuſe en diſſolution, m’ont engagé à faire quelques expériences que je rapporterai dans la ſuite.

La ſubſtance glutineuſe animale que M. Beccari a retiré le premier de la farine de froment, ne paroît avoir été examinée juſqu’à préſent que ſous la forme glutineuſe & élaſtique ; ce n’eſt cependant pas comme telle qu’elle ſe trouve diſtribuée dans la farine ; il y a tout lieu de croire au contraire, que ſon état eſt ſec & pulvérulent, & que l’eau ajoutée à la farine pour l’en extraire, lui donne la glutinoſité & l’élaſticité que nous lui reconnoiſſons. Voici d’abord le déchet que notre ſubſtance éprouve par la deſſiccation.

J’ai pris quatre livres de matiere glutineuſe bien blanche & bien lavée ; je l’ai diviſée en une infinité de petits morceaux ſur beaucoup d’aſſietes que j’ai expoſées à la chaleur la plus douce ; elle s’eſt d’abord applatie, puis tuméfiée, & lorſqu’elle a été parfaitement deſſéchée, elle ne peſoit plus que vingt onces & demie ; elle étoit alors tranſparente, d’un jaune brun, remplie de cellules luiſantes, n’ayant plus l’odeur de pâte, fragile & caſſante comme une réſine, & ne s’humectant pas à l’air.

J’ai mis, pour la faire ſécher, une autre fois quatre onces de matiere glutineuſe à la même chaleur, ſans prendre la précaution de la diviſer par morceau ; au bout de deux jours, la ſurface étoit fort ſéche ; mais dans l’intérieur elle étoit encore humide & tenace, & elle exhaloit une odeur déteſtable ; j’ai néanmoins achevé ſa deſſiccation, & j’ai remarqué que cette odeur était moins fétide.

J’ai pris la moitié de la ſubſtance glutineuſe deſſéchée, que j’ai réduite en poudre très-fine ; ce qui ne ſe fait pas ſans une peine extrême ; l’action du pilon en a développé une odeur de colle forte ; j’ai ſoumis cette poudre aux mêmes expériences que la matiere glutineuſe, & la deſſiccation ne lui avoit rien fait perdre de ſes propriétés.

Si on expoſe à la flamme d’une bougie un morceau de notre matiere, il fume, noircit & prend feu comme de la corne, en exhalant l’odeur d’une ſubſtance animale que l’on brûle.

La ſubſtance glutineuſe pulvériſée reprend, à l’aide de la trituration, & d’un peu d’eau, ſa première forme, c’eſt-à-dire, ſon état tenace & élaſtique, ſa couleur, ſon odeur, & la même peſanteur qu’elle avoit avant d’être deſſéchée.

Je dois faire obſerver ici que pour rendre à cette matiere toute ſa glutinoſité, il faut la manier pendant quelque-tems ; ce qui m’a fait avancer, en indiquant le moyen d’avoir toute la ſubſtance élaſtique contenue dans la farine de froment, combien il eſt néceſſaire de beaucoup malaxer la pâte d’où on la veut retirer.

La ſubſtance glutineuſe ſéchée ſans précaution, comme je viens de le dire, reprend également, à l’aide de l’eau & de la trituration, l’état glutineux & élaſtique ; mais non pas ſemblable à celui qu’elle avoit auparavant d’être alterée & deſſéchée ; ſa tenacité eſt beaucoup moindre, & l’odeur n’eſt plus celle de pâte.

J’ai dit que la ſubſtance glutineuſe perdoit, en bouillant avec l’eau, ſa glutinoſité & ſon élaſticité ; j’ai eſſayé ſi en la faiſant ſécher, pulvériſer & triturer avec l’eau, je lui rendrois ſes propriétés ; ce fut ſans ſuccès, c’eſt pourquoi on ne retrouve pas la matiere glutineuſe dans la bouillie, dans le pain azime, & par conſéquent dans celui qui a fermenté.

L’eſprit-de-vin & l’æther, qui n’ont rien diſſous de la ſubſtance animale dans ſon état glutineux, à cauſe de la grande quantité d’eau qu’elle contient, ſe colorent cependant l’un & l’autre étant en digeſtion avec notre matiere deſſéchée ; l’æther devient jaune auſſi-tôt, & la poudre ſe raſſemble en maſſe & prend la forme glutineuſe ; elle la perd cependant au bout de quelque-tems, & ne la reprend plus.

J’ai mis demi-once de notre ſubſtance pulvériſée dans quatre onces d’eſprit-de-vin, que j’ai placé dans un lieu chaud juſqu’au lendemain matin ; je le filtrai enſuite & le mis à part ; le réſidu avoit perdu une partie de ſa tenacité & de ſon élaſticité ; je le fis ſécher de nouveau ; il étoit pour lors d’une couleur plus foncée & paroiſſoit graveleux : je le mis une ſeconde fois en poudre, & à infuſer dans de nouvel eſprit-de-vin ; celui-ci ſe colora encore, mais beaucoup moins que la premiere fois : je fis évaporer ces deux eſprits-de-vin colorés, & j’obtins une réſine caſſante, tranſparente, d’une belle couleur jaune, ayant l’odeur de colle forte, & répandant en brûlant celle des ſubſtance animales grillées.

Le réſidu manié dans l’eau paroiſſoit avoir perdu toutes ſes propriétés, enſorte que deſſéché une troiſieme fois, toujours à une très-douce chaleur, il ne put, à l’aide de l’eau & de la trituration, ſe réunir en maſſe ; il ſe diſſolvoit difficilement dans le vinaigre diſtillé, ne s’amoliſſoit plus dans l’eau bouillante : je le tins dans cette derniere près d’un quart-d’heure, & ayant évaporé cette eau juſqu’à ſiccité, il me reſta une eſpece d’extrait mucilagineux.

Notre ſubſtance glutineuſe perd donc, par l’eſprit-de-vin, la propriété d’être tenace & élaſtique ; j’ai eſſayé de la lui rendre en triturant enſemble la réſine qu’elle avoit fourni, & ſon réſidu, mais inutilement.

Je tentai différens moyens pour imiter notre matiere élaſtique ; j’ai battu long-tems du ſon en poudre avec un peu d’amidon, dans un mortier un peu chaud ; j’ai traité enſuite le mêlange comme la farine, ſans rien obtenir de ſemblable.

J’ai fait d’eux autres expériences ; l’une conſiſtoit dans le mêlange de l’amidon avec une réſine telle que le benzoin ; l’autre, de l’amidon avec un baume, comme la térébenthine, je n’ai eu aucun ſuccès ; mais j’oſe aſſurer cependant que la choſe n’eſt pas impoſſible, & prédire qu’un heureux hazard en fera trouver un jour le procédé à quelque chymiſtes.

Je me ſuis occupé à répéter les expériences qui avoient déjà été faites ſur la matiere glutineuſe & élaſtique, & à en ajouter de nouvelles, en la conſidérant telle qu’elle eſt dans la farine de froment, c’eſt-à-dire, ſéche & pulvérulente, ne jouiſſant d’aucune élaſticité ni glutinoſité ; mais il me reſtoit à ſavoir ſi cette matiere exiſtoit réellement dans le bled, ou ſi l’action des meules & du pilon n’étoit pas capable de la former, en développant la ſubſtance huileuſe & la combinant avec l’amidon : ce doute étoit d’autant plus fondé que le bled pilé m’avoit fourni moins de matiere élaſtique que le bled moulu.

Je fis infuſer à chaud une certaine quantité de bled dans du vinaigre diſtillé, qui devint laiteux : le bled prit presque le double de ſon volume, & devint flexible ſous les doigts ; je le piſtai dans un mortier de marbre, & j’en fis une pâte, que je traitai avec l’eau comme la farine, & j’apperçus un peu de matiere glutineuſe : le vinaigre évaporé juſqu’à ſiccité, ne me préſenta qu’un extrait jaunâtre, qui s’humectoit à l’air. Cette expérience ne me ſatisfit pas entierement ; je la répétai, mais avec la précaution de concaſſer groſſierement le grain. Le vinaigre devint également laiteux, & donna par l’évaporation une ſubſtance qui reſſembloit beaucoup mieux au réſidu de l’eſprit de vinaigre, tenant en diſſolution la matiere élaſtique.

Je ne doutai plus d’après ces dernieres expériences, que la matiere glutineuſe n’exiſtât dans le bled ; mais j’étois encore bien-aiſe de ſavoir quelle place elle y occupoit. Pour m’en inſtruire, je ſéparai, avec bien des précautions, la première écorce du bled, & je crus l’appercevoir ; mais craignant que mes yeux n’euſſent quelques préjugés, je priai différentes perſonnes impartiales d’examiner ſi elles voyoient réellement une ſubſtance comme tranſparente recouvrir la partie farineuſe. Elles m’aſſurerent toutes, qu’en effet elles la diſtinguoient. Tous ces témoignages ne m’empêcherent pas d’appeller à mon ſecours le microſcope, & je vis qu’en effet la partie blanche du bled étoit revêtue d’une matiere tranſparente : je regardai auſſi le ſon ſous le microſcope, & il paroiſſoit demi-tranſparent & parſemé de points lucides, comme le ſont les feuilles de mil-pertuis, tandis que celui du ſeigle étoit obſcur, & n’avoit aucune de ces véſicules tranſparentes.

Ce n’étoit pas aſſez d’avoir confirmé par mes expériences celles qui avoient déjà été faites ſur la matiere glutineuſe du froment, de l’avoir conſidéré ſous deux états différens, 1.o glutineux & élaſtique, 2.o ſec & pulvérulent ; d’avoir déterminé en quelle proportion elle s’y trouvoit ; ſi elle étoit l’ouvrage de la nature, ou celui de l’art ; enfin de quelle maniere & comment elle exiſtoit dans le bled. J’ai cru devoir encore examiner ſes effets dans la mouture & dans la farine qui en réſulte, ſes fonctions dans la pâte & dans le pain qu’on en fait, démontrer enfin la différence qu’il y a entre une farine, à laquelle on a enlevé la matiere glutineuſe, & celle qui l’a conſervée.

On ſait que dans les tems où l’on ignoroit l’art de convertir le bled en farine & celle-ci en pain, on mangeoit les grains entiers, ſans autre préparation que celle de leur avoir fait éprouver une légere torréfaction. On le ramollit enſuite par la coction, & on en fit uſage comme nous faisons du ris. L’induſtrie ſe perfectionnant, on enleva au bled ſon écorce, & on en prépara les gruaux, dont on forma des bouillies, puis des pâtes, auxquelles on donna par la ſuite différens noms, ſuivant leur forme & leurs aſſaiſonnemens. On imagina de faire avec ces pâtes des gâteaux, puis des pains, qu’on mit cuire ſous la cendre. Après l’invention des fours, l’art de mêler l’eau à la pâte, de la pêtrir & de la faire cuire, devint plus facile & plus parfait. Enfin, après la découverte du levain, on fit du pain fermenté. Ces différents moyens pour venir à bout de faire du pain bien conditionné, prouvent combien il a fallu de tems pour arriver au point de perfection actuelle. On peut dire à l’honneur des Phyſiciens, qu’ils y ont beaucoup contribué, en s’occupant des arts relatifs à cet objet important ; mais il paroît auſſi que leurs travaux ſe ſont bornés au pain de froment, & qu’ils ont négligé de tourner leurs recherches à faire du bon pain avec les autres farines. J’eſpere faire voir dans une Chymie économique, que je publierai lorſque mes occupations le permettront, combien il eſt poſſible de rendre le pain des autres graminés meilleur qu’il n’eſt ordinairement.

Le bled eſt de tous les graminés celui qui mérite le plus notre admiration, & les ſoins que nous lui prodiguons ; mais il faut avouer, en même-tems, qu’il eſt celui qui exige davantage de précautions, pour prévenir les accidens auxquels il eſt aſſujetti. La nature très-huileuſe de ſon écorce, fait qu’elle ſe rancit aiſément, la ſubſtance glutineuſe, dans cet état, s’altere promptement ; ces deux ſubſtances enfin hâtent la corruption du bled ; auſſi le bled en épis & renfermé dans ſa balle, ſe conſerve-t-il mieux, & beaucoup plus de tems que le bled battu.

J’ai mis ſous le microſcope le bled dans différens états, coupé tranſverſalement, longitudinalement, & enfin écraſé groſſierement ; il m’a ſemblé voir près de la partie corticale une ſubſtance mate un peu jaunâtre, qu’on n’apperçoit pas dans le bled germé, ni dans les autres graminés.

J’ai pris deux livres de bled, que j’ai fait bouillir dans une ſuffiſante quantité d’eau ; j’ai fournis la décoction dans des aſſiettes à une douce évaporation juſqu’à ſiccité ; elle m’a donné un extrait mucilagineux doux, un peu ſucré, s’humectant aiſément à l’air.

Le bled bouilli une ſeconde fois, m’a fourni encore un extrait doux, attirant moins l’humidité de l’air que le premier, & dont la quantité étoit moindre, puiſqu’il n’y en avoit que le tiers.

J’ai diſtillé ces deux extraits enſemble dans une cornue à feu nud, & j’ai obtenu du phlegme, de l’acide, un peu d’huile légere, & ſur la fin, au plus fort degré de feu, de l’alkali volatil & de l’huile empyreumatique ; le réſidu bien incinéré & bien leſſivé, n’a montré aucune trace d’alkalicité.

J’ai concaſſé groſſierement une livre du même bled, pour voir s’il me fourniroit une plus grande quantité d’extrait ; je l’ai fait bouillir également deux fois, & la décoction que j’ai eu étoit mucilagineuſe, blanchâtre, d’une conſiſtance de ſyrop : j’ai diſtribué cette décoction ſur pluſieurs aſſiettes pour la deſſécher plus promptement, afin d’empêcher qu’elle ne s’aigriſſe, & j’ai obtenu une beaucoup plus grande quantité d’extrait, qui étoit tranſparant, inſipide, & n’attiroit pas l’humidité de l’air.

Cet extrait, très-différent du premier, me fait croire que quand le mucilage ſucré eſt combiné avec l’amidon, il ceſſe d’être ſapide, de s’humecter à l’air, & de fermenter avec autant de facilité. Pour m’en aſſurer davantage, j’ai fait un peu d’amidon dans une eau miellée ; j’ai deſſeché enſuite le mêlange à un feu doux, & l’extrait que j’ai obtenu, paroiſſoit très-peu ſucré, & ne s’humectoit pas à l’air.

Lorſque l’on fait moudre du bled mouillé, ou trop nouveau, il ſe broie difficilement, empâte les meules, & graiſſe les bluteaux au point que la farine ne paſſe qu’avec peine, & n’eſt pas de garde. Cet effet eſt dû à la matiere élaſtique, qui, dès qu’elle touche à l’humidité, prend l’état glutineux, qu’elle conſerve pendant quelque tems.

L’action des meules trop violente ou trop long-tems continuée, nuit encore à la farine, en lui donnant une petite odeur d’échauffé, parce que la ſubſtance huileuſe du ſon ou de la matiere animale, ſe développe & éprouve un peu d’altération : auſſi remarque-t-on que la farine ne ſe blute jamais bien au moulin, qu’il eſt néceſſaire de mettre un intervalle entre la moutûre & le blutage, & qu’enfin ſi on l’enſachoit trop vîte, on courroit les riſques de ne la pas conſerver. On remarque encore qu’une pareille farine trop moulue, a plus de couleur, & que le pain qui en réſulte, quoique levé & bien cuit, n’a pas la ſaveur agréable des autres pains.

Le bled, comme il ſort de la meule, n’a pas encore le toucher fin & la couleur de la farine : on y voit le ſon très-diſtinctment, que l’on en ſépare par le bluteau ; & l’on en compte ordinairement trois eſpeces, qui different entr’elles relativement à leur groſſeur & à la quantité de farine qu’elles retiennent toujours, de même que celles-ci varient auſſi entr’elles, par rapport à la quantité de ſon qui s’y trouve.

Le ſon eſt, comme l’on ſait, le nom que l’on donne à la ſubſtance corticale des graminés. La nature l’a doué d’une très-grande quantité de parties huileuſes, pour préſerver des intempéries de l’atmoſphere tous les principes qu’elle renferme. Les meilleurs grains ſont ceux qui en fourniſſent le moins, & dont on retire une plus grande abondance d’amidon & de ſubſtance glutineuſe. Le ſon eſt la partie la plus légere du grain, & l’amidon en eſt la plus peſante ; auſſi juge-t-on de la bonté des grains par leur peſanteur ſpécifique, par leur tenacité ſous les dents, & par leur denſité. Quelque bien blutée que ſoit une farine, elle contient toujours une portion de ſon, qui s’eſt réduite en poudre aſſez fine pour s’y trouver confondue d’une maniere imperceptible. C’eſt ce ſon répandu plus ou moins abondamment dans les farines de la plûpart de nos graminés, qui fait qu’elles fourniſſent par l’analyſe à la cornue vers la fin de la diſtillation un peu d’alkali volatil ; car le mucilage en donne très-peu, & l’amidon n’en fournit abſolument point.

J’ai pris les quatre ſortes de farines connues dans la boulangerie, ſous les différens noms dont j’ai déjà parlé. Je les ai expoſées chacune ſéparément ſur une aſſiette, à l’humidité d’une cave ; en très-peu de tems elles s’y font gâtées. La plus biſe a d’abord commencé, & ſucceſſivement juſqu’à la plus blanche, qui s’eſt altérée la derniere. Après cela, j’ai fait des pâtes de ces farines, que j’ai délayées dans l’eau, pour en retirer la ſubſtance glutineuſe : j’ai remarqué qu’elle y étoit en moindre quantité, que ſa glutinoſité & ſon élaſticité paroiſſoient altérées, & qu’enfin elle avoit un peu d’odeur & de couleur.

J’ai pris ces mêmes farines, mais qui n’avoient pas été expoſées à l’humidité de la cave ; je les ai délayé ſéparément dans l’eau ; j’ai abandonné enſuite cette eau à l’air dans une température moyenne : l’eau qui ſurnageoit la farine la plus biſe exhala bientôt en la remuant une odeur très-fétide, tandis que la farine la plus blanche répandoit une odeur moins déſagréable.

Toutes ces différentes farines, dépouillées de leur matiere glutineuſe, & délayées dans l’eau, s’y ſont également corrompues, mais avec moins de rapidité ; la blanche eſt même demeuré long-tems ſans s’altérer, & ſon altération ne s’eſt pas annoncée par l’odeur fétide que donnent les autres farines ; elle devient aigre, & ne ſe corrompt qu’au bout d’un très-long-tems.

J’ai déjà dit, & je le répete, que l’amidon eſt l’ouvrage de la nature, qu’il eſt tout formé dans le bled, mais qu’il y eſt ſous divers états. 1.o Libre en partie, 2.o engagé dans un mucilage ſucré, 3.o enfin adhérent fortement au ſon ; le premier ſe dépoſe de lui-même, en étendant la farine dans l’eau, & eſt de la plus grande beauté ; c’eſt ſans doute celui que les Amidonniers appellent l’amidon fin. Les deux autres ne ſont pas moins de la même nature ; mais comme on ne peut les débarraſſer de leurs entraves que par le mouvement de fermentation, cela ſuffit vraiſemblablement pour leur faire éprouver une altération capable d’influer ſur leur fineſſe & ſur leur blancheur ; auſſi ces amidons ſont-ils moins beaux & plus communs.

Les farines des autres graminés, dans laquelle on ne rencontre pas de matiere glutineuſe, ont été pareillement expoſées à l’humidité de la cave ; j’ai choiſi pour cette expérience le ſeigle, l’orge & l’avoine ; j’ai fait trois parts de chacune de leurs farines ; je n’ai rien mis dans l’une ; dans l’autre j’ai ajouté de la matiere glutineuſe en poudre très-fine, & dans la derniere du ſon de bled auſſi réduit en poudre fine ; la farine où j’avois introduit du ſon ou de la matiere glutineuſe ſe gâta preſqu’auſſi promptement que la farine du froment, tandis que celle où il n’y avoit aucun mêlange ne s’altéra qu’au bout d’un certain tems, & cette altération fut encore moins marqué que celle du froment.

Je penſe qu’il eſt aſſez inutile de multiplier les expériences pour démontrer combien l’humidité fait de tort aux farines ; tout le monde ſait à merveille qu’elles s’y gâtent aſſez promptement, & que la premiere attention que l’on a pour les conſerver c’eſt d’abord de les en garantir, enſuite de les blutter auſſi exactement qu’il eſt poſſible ; par cette derniere opération on ſépare beaucoup de ſon & de matiere glutineuſe, qui étant tous deux de nature huileuſe & éminemment putreſcibles, ſont en état de s’altérer & de communiquer leur altération au reſte de la farine.

La farine de froment, délayée dans de l’eau & expoſée au feu pour cuire, s’épaiſſit & forme une ſubſtance opaque appellée ordinairement bouillie, laquelle colle très-bien. Cette bouillie préparée avec la farine de froment, dont la matiere glutineuſe a été enlevée ou détruite par la germination, ou bien encore altérée par l’humidité de la cave ; cette bouillie, dis-je, eſt beaucoup moins viſqueuſe & tenace que n’eſt la premiere.

J’ai encore fait de la bouillie avec les autres farines de nos graminés ; elle étoit moins tenace & moins collante : mais en y introduiſant de la matiere glutineuſe j’ai eu une bouillie preſque ſemblable pour l’odeur & la tenacité à celle du froment.

En général, c’eſt un mauvais aliment que la bouillie, qui ſurcharge l’eſtomac plutôt qu’il ne nourrit ; ce qui fait que de très-habiles Médecins en ont déja proſcrit l’uſage depuis long-tems. Il y a cependant des graines farineuſes qui ne poſſédant pas aſſez de muqueux fermenteſcible pour être converti en pain, ne peuvent ſe manger que ſous la forme de bouillie. Cela eſt vrai, mais ces bouillies, quoiqu’elles nourriſſent à-peu-près de la même maniere, ne font pas ſi lourdes, ſi mates & ſi viſqueuſes. Mais il eſt tems de conſidérer la matiere glutineuſe dans la pâte, & de voir les effets dans le pain qui en réſulte.

J’ai pris mes quatre eſpeces de farine, dont j’ai formé autant de pâtes, en obſervant de leur donner la même conſiſtance, afin de voir laquelle boiroit plus d’eau & prendroit plus de tenacité à meſure qu’elles ſeroient pétries. Il fallut moins d’eau pour la derniere farine, c’eſt-à-dire la plus biſe, que pour la premiere, mais la pâte de celle-ci étoit plus longue, ſes parties réſiſtoient davantage à leur ſéparation.

Je fis d’autres pâtes avec la farine de bled germé & de plusieurs graminés, dans leſquels il n’y a pas de matiere glutineuſe ; elles n’étoient pas ſi tenace, mais plus gluante, & n’avoient pas l’odeur ordinaire de pâte : ces différentes pâtes ſe deſſéchoient plus ou moins promptement, ſelon leur blancheur ; les pâtes blanches perdent plus vite leur humidité que les biſes.

J’ai pris une livre de chacune de mes quatre farines ; j’en ai fait quatre pains, avec la même eſpece & la même quantité de levain ; le pain le plus bis a levé plutôt que le plus blanc ; mais en revanche, le dernier leva davantage ; je les mis dans le même four & au même moment ; le plus blanc y leva encore, & fut plutôt cuit que les autres qui ne leverent plus : le pain de la premiere farine étoit le plus blanc, le plus léger & le plus agréable à la vue & au goût ; le ſecond poſſédoit les mêmes qualités, mais à un degré inférieur ; le troiſieme étoit plus ſavoureux que ces deux-ci, mais moins blanc & moins léger ; enfin le quatrieme étoit le plus ſavoureux de tous, mais mat, bis, lourd & indigeſte.

J’ai rompu ces différens pains en trois ou quatre morceaux ; je les ai expoſé enſuite à l’humidité de la cave ; le pain bis n’a pas tardé à prendre une odeur déſagréable, tandis que le plus blanc s’eſt ramolli ſeulement & ne s’eſt altéré qu’au bout d’un très-long-tems.

Les obſtacles que j’avois rencontré pour deſſécher ſuffiſamment la farine de froment, de laquelle j’avois extrait toute la matiere glutineuſe par le moyen d’une moindre quantité d’eau poſſible, me laiſſoient beaucoup de regrets ; le beſoin que j’avois néanmoins d’une pareille farine, pour montrer la différence qu’il y a d’un pain fait de cette maniere & celui préparé avec de la farine ordinaire, m’engagea à chercher les moyens d’en venir à bout ; j’employai d’abord très-peu d’eau, & j’eus l’attention la plus ſcrupuleuſe de ne point y laiſſer tremper la maſſe glutineuſe ; cela fait je mis mon eau laiteuſe dans un vaſe cylindrique que je plaçai dans un endroit ſec & froid ; l’eau, de laiteuſe qu’elle étoit, devint claire ; je la décantai au bout de huit heures ; je trouvai d’abord une ſubſtance blanche, viſqueuſe, collante & liquide comme de la térébenthine ; je la verſai auſſi-tôt ſur un filtre de papier gris ; il y avoit enſuite un ſédiment blanc qui occupoit le fond du vaſe ; je le mis également ſur un filtre & à la plus douce chaleur ; il devint bientôt ſec au point de pouvoir former une poudre, tandis que l’autre ſubſtance perdoit difficilement ſon humidité ; je n’eus garde de l’approcher d’aucune chaleur, ſachant combien elle s’y aigriſſoit promptement ; enfin, je parvins à l’obtenir auſſi ſéche que l’amidon à force de l’étendre ſur des papiers gris & de la reſſuyer ; je mêlai le tout bien intimement ; j’en fis une pâte qui étoit extrêmement liſſe, d’un blanc mat, n’ayant plus cette tenacité ni cette odeur qu’on appelle communément l’odeur de pâte ; je mêlai cette pâte avec du levain ; elle ſe gerſa en levant & donna un pain fade, d’un blanc de lait, ayant la croute fort dure, & ſe ſéchant fort aiſément.

J’ai converti auſſi en pain la farine de bled que j’avois fait germer, l’un plus conſidérablement que l’autre ; le premier étoit un peu plus fade, & moins que le pain ordinaire ; l’autre étoit mat, lourd, & de ſaveur déſagréable : je rétablis en partie la ſaveur & la légéreté de ces pains en y mêlant un peu de matiere élaſtique.

Je fis d’autres pains avec la farine de pluſieurs de nos graminés, en y introduiſant à peu près la même quantité de ſubſtance glutineuſe que pourroit contenir une même doſe de pâte de bled ; la pâte me parut plus tenace, leva plutôt & mieux, donna des pains d’une meilleure ſaveur, plus légers & plus agréables à l’œil : notre farine de Pommes de terre ne fut pas oubliée, non plus que leur amidon, & celui du bled ; les pains que j’obtins, par l’addition de notre ſubſtance glutineuſe, étoient auſſi bons que je pouvois le ſouhaiter, c’eſt-à-dire, qu’ils étoient levés, ſavoureux, de bonne couleur, & remplis d’yeux.

La petite quantité de matiere glutineuſe que j’avois apperçu dans le ſon, m’engagea d’employer celui-ci à ſa place ; & comme j’avois remarqué que ſa décoction augmentoit la bonté du pain avec laquelle on le pêtriſſoit, je voulus auſſi connoitre quel ſeroit ſon effet en ſubſtance dans le pain ; en conſéquence je le mêlai pluſieurs fois, & à différentes repriſes, en poudre fine, avec la farine d’orge, de ſeigle, d’avoine, de bled de Turquie, de ris, de Pommes de terre & d’amidon ; tous ces pains étoient meilleurs, moins peſans & moins indigeſtes que les pâtes faites des mêmes farines ſans le mélange du ſon.

Les autres ſons ont été ſoumis, aux mêmes eſſais, & leur effet n’a rien montré de ſemblable ; ce qui prouve encore que le ſon du bled mérite, ainſi que ſa farine, la préférence ſur le ſon & la farine des autres graminés : ce ſeroit donc à tort qu’on regarderoit le ſon comme une ſubſtance indifférente, quoiqu’elle ne contienne pas une grande quantité de parties nourriſſantes ; elle pourroit ſervir très-avantageuſement, ſoit en décoction, ſoit en ſubſtance, dans les pâtes qui ne levent pas aiſément, dont les pains ſont peu ſavoureux en ayant la précaution ſur-tout de le réduire en poudre fine, & de n’en mettre qu’une certaine doſe.

L’uſage dans lequel on eſt de faire manger le ſon aux beſtiaux, prouve aſſez qu’il poſſéde une vertu nourriſſante ; mais on objectera peut-être que ſi le ſon a la propriété de faire lever les autres pâtes, il ne la doit qu’à la petite portion de farine dont on ne ſauroit le dépouiller entierement, plutôt qu’au ſon lui-même. Je réponds que, pour éviter l’objection, j’ai eu le ſoin de ne prendre que du gros ſon, qui eſt le moins farineux, de le réduire en poudre très-fine, & de n’employer que les dernieres portions qui paſſoient, enſorte que c’eſt du ſon tout pur.

La légéreté du ſon, ſon état ſpongieux, la quantité de parties huileuſes qu’il contient, ſa propriété mucilagineuſe, la petite portion de matiere glutineuſe qui s’y trouve adhérente ou confondue, toutes ces choſes, en un mot, peuvent bien communiquer aux farines avec leſquelles on mêle le ſon, quelque vertu du froment.

Dans les divers uſages auxquels on fait ſervir le ſon, on préfere toujours celui du bled, quoiqu’il ſe gâte plus aiſément que les autres ſons. Lorſqu’on l’emploie tel qu’il ſort de la meule, & en doſe trop conſidérable, dans le pain, il produit préciſément des effets contraires à ceux que nous venons de remarquer. Le pain eſt lourd, mat, indigeſte, & n’eſt pas de garde. Tous les inconvéniens qu’a le pain bis, c’eſt-à-dire celui dans lequel on introduit beaucoup trop de ſon, mériteroient l’attention du Gouvernement éclairé : j’ai ſouvent été témoin, à l’armée, des accidens qui en ſont les ſuites. Que d’hommes précieux enlevés à l’État, dans l’inſtant préciſément où ils lui ſont les plus néceſſaires.

Je ne prétends pas être le premier qui ſe ſoit récrié contre l’uſage du ſon employé en trop grande quantité dans le pain ; pluſieurs Médecins ont déjà prouvé que le ſon groſſier ne ſe digéroit point, qu’il fatiguoit extraordinairement l’eſtomac, & qu’on le rendoit tel qu’on le prenoit ; ainſi je ne fais qu’inſiſter, ſur une ancienne vérité.

Dans le pain de munition, une partie du ſon y eſt dans tout ſon entier, jouiſſant de ſes propriétés, c’eſt-à-dire qu’il attire l’humidité de l’air, qu’il s’altere aiſément, & qu’il communique bientôt ce défaut à la totalité du pain. Si cette altération n’étoit qu’acide, mais elle viſe à la putridité & peut devenir le germe de maladies très-dangereuſes. Par la moutûre économique, on a plus de ſon dans la farine ; mais il eſt plus diviſé, & cet état de diviſion eſt capable de lui faire perdre ce qu’il a de nuiſible, en le faiſant entrer en combinaiſon avec les parties qui compoſent eſſentiellement le pain. Je le répéte, une ſurabondance de ſon nuit au pain comme une petite quantité y fait du bien ; dans le premier cas, la fermentation & la coction du pain n’ont rien changé au ſon ; dans le ſecond, ces deux préparations l’ont diviſé, diſſout & combiné, au point qu’il n’eſt preſque plus ſon. Je vais encore le prouver par une expérience.

J’ai pris trois parties de pâte, faite de la même farine, de demi-livre chacune ; dans l’une je n’ai rien mis ; dans la ſeconde j’ai ajouté une once de ſon ; & dans la troiſieme, trois onces : j’ai ſoumis les trois pains à la diſtillation à la cornue ; le premier m’a donné beaucoup d’acide & très-peu d’huile ; à la derniere violence du feu j’ai eu une très-petite portion d’alkali volatil & d’huile épaiſſe ; le ſecond ne m’a pas fourni d’alkali volatil aſſez pour laiſſer appercevoir l’augmentation du ſon ; mais du dernier, j’obtins en outre toute la quantité du produit alkalin que peuvent fournir deux onces de ſon ; le réſidus du dernier pain étoit plus conſidérable que celui des deux autres ; mais incinérés tous trois, ils donnerent des indices de ſel marin.

Je conviens, ainſi que pluſieurs Auteurs l’ont déjà avancé, qu’une petite quantité de ſon rend le pain plus ſavoureux & plus aiſé à être diviſé & diſſout par les ſucs digeſtifs ; mais il eſt certain, que trop de ſon fait tout le contraire : je ſens bien que dans les alimens il faut que néceſſairement il y ait une ſubſtance ſolide & peu nourriſſante qui tienne dans l’eſtomac & ſerve à en diſtendre les parois, & qu’enfin il ne ſuffit pas d’être nourri, il faut encore être leſt ; néanmoins les hommes occupés à des travaux forts & violens, dont la diſſipation eſt conſidérable, ont beſoin de réparer, & trop de leſt ne ſerviroit qu’à irriter leur eſtomac, & à augmenter même leur appétit : mais ce n’eſt pas à moi à ſuivre l’aliment juſque dans l’eſtomac, ni à expoſer les différens dégrés d’altération qu’il éprouve avant de prendre le caractere propre à l’individu qu’il doit nourrir ; c’eſt aux Médecins à donner ces détails importans. On peut conſulter à ce ſujet les ſavans ouvrages de MM. Lemery & Lorry ; je dirai ſeulement que l’eſpece & le choix des alimens influent beaucoup ſur la population, qu’on ne ſauroit trop prendre de précautions pour que le peuple ſoit bien nourri, & qu’il ne faſſe uſage que de choſes ſaines ; le malheureux manque toujours de moyens pour choiſir, & comme le pain eſt ſa nourriture ordinaire, & ſouvent la ſeule qu’il puiſſe ſe procurer, il eſt très-intéreſſant qu’il ſoit de bonne qualité & compoſé de choſes ſaines.

Il y avoit autrefois des Ordonnances qui défendoient aux Boulangers de mettre du ſon remoulu dans leur pain ; il faut cependant avouer que ſi cette ſubſtance eſt réduite en poudre fine, & mêlée en certaine doſe au pain, ce pain convient très-bien aux eſtomacs vigoureux qui digérent promptement. On demandera peut-être ce que deviendra le ſon qu’on n’emploiera plus dans le pain ; je répondrai qu’il peut ſervir à faire lever les autres pâtes, ou en ſubſtance ou en décoction ; nous avons vu qu’il produit de très-bons effets dans les pâtes qui ne fermentent pas aiſément : l’uſage de faire manger les graines entieres aux animaux me paroît abuſif, pour ne rien dire de plus ; on pourroit réduire ces dernieres en farine, les mêler avec une certaine quantité de ſon & en faire des pains bien levés qui nourriroient beaucoup mieux les chevaux ſans les fatiguer. On a déjà propoſé ce moyen en Suede, & il ſeroit à ſouhaiter qu’il fut adopté. On remarque que les animaux rendent preſqu’en entier les graines qu’ils avalent, enſorte qu’une partie de leur manger eſt en pure perte, où même avec danger pour leur eſtomac.

Ce ſeroit une nourriture moins chere & plus ſaine, parce que les frais de la fabrication du pain ſetoient compenſés par une moindre quantité de graines qu’on ſeroit obligé d’employer, & que la ſubſtance farineuſe ſeroit atténuée & diviſée par la fermentation.

J’ai ſouvent examiné ces graines dans les excrémens des animaux qui s’en nourriſſent ; elles étoient ſans altération, gonflées ſeulement par l’humidité ; l’exemple d’ailleurs des oiſeaux & des volailles, qui viennent avec avidité les chercher dans le fumier, ſuffit pour n’en plus faire douter.

Les vieux chevaux auxquels on donne des graines, ne pouvant pas faire la maſtication comme il faut, ont une peine infinie à digérer ; ils en prennent une plus grande quantité & les rendent encore plus entieres que les jeunes ; au lieu que le pain eſt un aliment qui convient à tous les êtres, parce que les parties qui le compoſent ſont rendues plus ſavoureuſes par la fermentation, plus diviſées & plus propres à être diſſous par les ſucs digeſtifs de l’eſtomac, qu’aucune autre nourriture. Mais c’eſt aſſez parler du ſon, je paſſe à la farine.

La farine la plus blanche tire un peu ſur le jaune citron ; cette couleur lui eſt donnée en partie par la ſubſtance glutineuſe, & en partie par le ſon qui l’accompagne toujours, quelque fin que ſoient les bluteaux dont on s’eſt ſervi pour le paſſer : cette farine, qui eſt preſque tout amidon, donne un pain blanc, délicat, très-nourriſſant & de bonne garde : la farine la plus biſe, au contraire, qui contient une beaucoup plus grande quantité de ſubſtance glutineuſe & de ſon, fait un pain qui a plus de goût, il eſt vrai, mais ſon état mat & ſerré le rend quelquefois indigeſte ; outre qu’il nourrit infiniment moins que le pain blanc, il eſt auſſi plus ſuſceptible de s’altérer.

Plus les farines ſont blanches plus elles boivent d’eau & moins elles ont de peſanteur ſpécifique, parce qu’elles ſont dans un état de diviſion très-conſidérable, & que cela ſuffit pour leur donner cette propriété : quand le ſon eſt en poudre plus fine dans la farine biſe, elle prend plus d’eau, devient moins peſante qu’une pareille farine.

Quand la farine ſe gâte, c’eſt toujours ſon mucilage qui commence par attirer l’humidité de l’air dont il eſt aſſez avide ; la ſubſtance élaſtique ne ſauroit être voiſine de l’humidité ſans prendre l’état glutineux, comme le montre l’état pelotonné de farines gâtées ; dans cet état elle ſe corrompt promptement & fait auſſi corrompre le ſon qui eſt très-huileux, car l’amidon eſt la ſubſtance qui s’altere la derniere ; nous l’avons déjà fait voir ; en mettant à la cave des farines de différentes couleurs, & qui s’y altéroient d’autant plus promptement qu’elles étoient moins blanches. Mais voici encore quelques expériences qui le démontrent aſſez.

J’ai expoſé de nouveau à l’humidité de la cave, une farine de bled avec toute l’écorce, c’eſt-à-dire, telle qu’elle ſort du moulin ; dès qu’elle eut acquiſe une odeur déſagréable, je l’ai bluté, & j’ai obſervé que la farine qui demeuroit ſur les bluteaux avoit une odeur déteſtable, tandis que la farine blanche n’avoit preſque pas de cette odeur, ce qui manifeſte de plus combien on a raiſon de bluter exactement la farine pour la conſerver.

J’ai pris huit onces de farine blanche un peu altérée, dont j’ai fait un pain avec la doſe de levain. Ce pain étoit moins levé que de coutume, n’avoit pas la couleur ordinaire du pain, & ſa ſaveur fade étoit bien celle qu’on exprime ordinairement par le goût de terre ou de pouſſiere.

J’ai pris une livre de cette même farine, que j’ai miſe en pâte pour la délayer enſuite dans très-peu d’eau, afin d’en extraire bien exactement la ſubſtance glutineuſe qu’elle contenoit. J’ai deſſéché le réſidu de la maniere dont j’ai déjà dit, & j’en ai fait deux pains ; dans l’un je n’ai mis que du levain, dans l’autre j’ai ajouté de la ſubſtance glutineuſe, pareille doſe à-peu-près qu’il y en avoit ; le premier de ces pains étoit preſque ſemblable, pour la couleur & le goût, à celui d’une bonne farine privée également de ſubſtance glutineuſe, & le dernier était auſſi bon qu’un même pain de farine non gâtée.

On s’apperçoit qu’une farine eſt gatée non-ſeulement par l’odeur qu’elle contracte, mais encore par ſa couleur, qui eſt un peu plus jaune, ſurtout ſi on a pour objet de comparaiſon une bonne farine de même eſpece. Je ſuis parvenu à enlever une partie de cette odeur & de cette couleur, ſans employer aucun moyen de décompoſition, & j’en ai fait du pain meilleur qu’il n’étoit avant cette petite opération.

Lorſque la farine n’eſt que peu altérée, ſoit par un commencement de gémination, ſoit par l’humidité de l’air, ou bien encore quand la vétuſté la fait rancir, les pains qui en réſultent ſont encore bons ; mais il leur manque cependant cette délicateſſe & ce goût agréable que l’on trouve dans le pain parfait. Je leur ai donné cette perfection par un moyen bien ſimple, peut-être auſſi connu que celui dont je viens de parler, des Meuniers & des Boulangers ; mais je ne dois pas l’apprendre à ceux qui l’ignorent. Il y a des découvertes qui méritent de demeurer toujours enſevelies. Si je pouvois indiquer à quels ſignes il eſt poſſible de reconnoître les moyens que j’ai mis en uſage, je m’empreſſerois de les faire connoître ; tout ce qui tend à en impoſer à la bonne foi, ne doit être rendu public qu’avec cette précaution. Dans le cas préſent, je dois être d’autant plus circonſpect, que la ſanté de mes ſemblables y eſt encore plus intéreſſée que leur confiance.

Nous ſavons que le bled contient un principe de plus que les autres graminés ; c’eſt pourquoi on peut le définir un compoſé de ſon, de ſubſtance glutineuſe, de mucilage fermenteſcible & d’amidon. Les deux premiers ſont très-huileux & putreſcibles à l’humidité de l’air ; les deux derniers ſont plus ſalins ; l’un devient acide, & l’autre ne s’altere pas. Le ſon donne à la cornue de l’acide, que j’attribue à la farine & au mucilage qu’il contient, enſuite de l’huile & de l’alkali volatil ; la ſubſtance glutineuſe donne beaucoup d’huile légere & peſante, & de l’alkcali volatil ; le mucilage donne du phlegme, de l’acide, de l’huile, & vers la fin de la diſtillation, un peu d’alkali volatil ; l’amidon enfin donne une grande quantité d’acide, & très-peu d’huile : leurs réſidus, excepté celui de l’amidon, ne donnent pas, étant incinérés, de l’alkali fixe. Il eſt donc certain que quelque blanche que ſoit une farine, elle contient les quatre principes dont il eſt queſtion.

Pour completter les démonſtrations des parties conſtituantes de la farine de froment, j’ai pris ces parties dans différens végétaux ; je les ai réunies enſemble pour en former un mêlange comparable, en quelque ſorte, à la farine. J’ai donc pris quatre onces d’amidon de Pommes de terre, un gros d’extrait mucilagineux d’orge, un gros de ſon de ſeigle, un gros & demi de ſubſtance glutineuſe deſſéchée & pulvériſée ; j’ai fait du tout, avec ſuffiſante quantité de levain, un pain qui approchoit de celui du froment.

On doit avoir vu, d’après ce que nous avons dit, que ſi j’ai retiré ſept onces de ſubſtance glutineuſe de deux livres de bonne farine ; il faut en défalquer la grande quantité d’eau, qui en fait les deux tiers au moins, & dont elle eſt abſolument dépourvue dans la farine. Ce ſeroit donc une illuſion de compter comme ſubſtance glutineuſe, cette maſſe ſurchargée d’eau & de ſon, ainſi qu’on la trouve en l’extrayant de certaines farines ; d’où il ſuit que la vraie partie alimentaire du bled n’eſt pas cette ſubſtance glutineuſe ; elle s’y trouve en trop petite quantité ; mais bien l’amidon, qui poſſede la propriété gélatineuſe, & la partage avec tous les végétaux farineux, & ſingulierement avec nos Pommes de terre. Il ſuit encore que ſi la ſubſtance glutineuſe étoit la vraie partie nutritive du froment, le pain le plus bis ſeroit le plus nourriſſant, puiſqu’il en contient au moins le double de celui de farine blanche. Or, c’eſt tout le contraire ; & ſi l’on penſe que le pain où il y a le plus de ſon eſt le plus nourriſſant, on confond la plénitude de l’eſtomac avec la ſaciété. Cette eſpece de pain occupe plus fortement l’eſtomac ; celui-ci eſt plus promptement débarraſſé, d’où s’enſuit un nouveau beſoin, parce que la ſomme alimentaire, non-ſeulement n’eſt pas plus grande, mais paſſe plus rapidement, à cauſe de l’excès de force qu’il exerce ſur leurs eſtomacs : je me ſers pour preuve de l’obſervation de M. de Buffon ; cet homme de génie remarque que plus les animaux ſe nourriſſent de ſubſtance peu alimentaire, plus la quantité de leurs excrétions eſt conſidérable & ſolide, parce qu’ils ſont obligés de manger beaucoup. Voilà préciſément le cas de ceux qui ſe nourriſſent de pain bis ; ils en mangent beaucoup, ont toujours faim, & leurs excrétions ſont plus dures & plus copieuſes.

Je crois avoir prouvé, dans le Mémoire où j’ai traité la queſtion propoſée par l’Académie de Beſançon, que la fécule où la ſubſtance amylacée étoit abondamment répandue dans les végétaux ; qu’elle ſe trouvoit non-ſeulement dans les graminés & les légumineux, mais encore dans les ſemences ou les fruits de certains arbres, dans les tiges, les écorces & les troncs de quelques arbriſſaux, dans les racines des plantes de pluſieurs familles ; que par-tout elle étoit blanche, inſipide, inodore, douce au toucher, inſoluble à froid, tant dans les liqueurs aqueuſes que ſpiritueuſes & acides ; qu’elle prenoit une forme & une conſiſtance gelatineuſe en bouillant avec l’eau ; qu’enfin elle fourniſſoit à la cornue des produits ſemblables en partie à ceux du corps muqueux : ce qui m’a fait avancer, d’après d’autres faits dont le détail ſeroit déplacé ici, que l’amidon étoit la véritable partie nutritive des végétaux farineux, & que ceux-ci étoient d’autant plus nourriſſans qu’ils en poſſédoient une plus grande quantité.

L’amidon eſt une eſpece de corps muqueux, différent de celui qu’on extrait du bled & des autres graminés, ou bien des autres ſucs ſucrés des végétaux. Il n’attire pas l’humidité de l’air ; il eſt ſec & pulvérulent, ſans odeur, ſans ſaveur & ſans couleur ; il n’eſt attaquable par aucun menſtrue, ne donne pas d’alkali volatil par la cornue ; lorſqu’on le fait bouillir avec l’eau, il ſe convertit en une gelée qui a une bonne partie des propriétés des gelées ordinaires ; enfin c’eſt un corps muqueux à part qui poſſede des qualités particulieres. Son inſolubilité à froid dans tous les fluides, ſon inaltérabilité, ſon état parfaitement neutre, ſon extrême diviſion, ſont ce me ſemble autant de propriétés qui manifeſtent combien la nature s’eſt occupée de la conſervation de l’amidon, & quel uſage elle indique aux hommes d’en faire.

On ne peut diſconvenir que dans les ſubſtances dont nous nous ſervons comme aliment, la portion qui nourrit eſt ſuſceptible de beaucoup de variétés. M. Durade dit dans ſon Traité phyſiologique & chymique ſur la nutrition, que ſi l’identité de la matiere nutritive eſt quelquefois méconnoiſſable, c’eſt ſeulement à cauſe des corps étrangers auxquels elle eſt aſſociée. M. Thouvenel, Auteur d’une Diſſertation très-étendue intitulée : De Corpore nutritivo & de nutritione, Tentamen chymico-medicum, dit également que le corps muqueux végétal, connu ſous le nom générique de mucilage, varioit plutôt par rapport aux corps étrangers qui entroient dans ſa mixtion, qu’à cauſe de quelques différences eſſentielles. Ce jeune Médecin, plein de ſavoir, s’occupe de la matiere nutritive ; il eſt fait pour la conſidérer en Phyſiologiſte éclairé & en Chymiſte très-inſtruit, & il y a tout lieu d’eſpérer de ſes travaux, les lumieres qui nous manquent dans le regne animal.

La méthode de retirer l’amidon des ſubſtances qui en contiennent ſe trouve décrite en abrégé dans pluſieurs ouvrages de réputation, tels que le Dictionnaire Encyclopédique, la Maiſon Ruſtique, le Dictionnaire des Arts & Métier, & les Elémens de Pharmacie de M. Baumé ; mais il ſemble que la plûpart des Auteurs qui ont fait mention de l’amidon, l’aient regardé comme un produit de l’art ; il ſemble que quand on a conſidéré ſon uſage dans la farine, pluſieurs lui ont attribué une vertu nutritive. M. Baumé fait bien connoître qu’il eſt de ce ſentiment, en diſant, dans l’Ouvrage cité, qu’il ſeroit curieux de ſavoir ſi l’amidon peut faire du pain, & quelle ſeroit la qualité de cette eſpece de pain. M. Keffel-Meyer dit auſſi, en faiſant l’examen des parties conſtituantes du bled, que l’amidon étoit nutritif. Il n’y a pas de Chymiſte qui n’ait regardé cette ſubſtance comme contenant des propriétés nourriſſantes ; M. Beccari lui-même, l’a laiſſé aſſez entendre en publiant ſa découverte ; mais aucun n’a dit clairement, comme M. Model, que l’amidon étoit plus nutritif que la matiere glutineuſe ; j’ai dû faire en conſéquence toutes les expériences néceſſaires pour démontrer la vérité de cette opinion, & je les crois concluantes en faveur de l’idée dans laquelle je ſuis depuis cinq ans, que l’amidon eſt la partie principalement nutritive du bled.

Je ne dis pas que la ſubſtance glutineuſe ne nourriſſe pas du tout, parce que tout corps ſuſceptible de donner à la cornue les produits qu’on retire de cette ſubſtance, peut contenir une propriété nutritive ; mais autre choſe eſt d’être la partie principale nutritive d’un végétal & autre choſe eſt de n’en faire que la plus légere.

En raſſemblant tous les phénomenes qu’a préſenté la ſubſtance glutineuſe, ſoit dans l’état élaſtique, ſoit dans l’état ſec & pulvérulent, je penſe que c’eſt une eſpece de gomme-réſine particuliere, contenue dans le bled, près de la ſubſtance corticale, diſſéminée dans la farine, mais ſéparément des autres parties. Quoique cette gomme-réſine ait de l’analogie avec celle des autres végétaux, par la maniere dont l’eau l’amollit, les acides végétaux huileux la diſſolvent, les acides minéraux concentrés la bituminiſent, l’æther & l’eſprit-de-vin l’attaquent : elle en différe cependant beaucoup, en ce qu’elle ſe réunit bientôt en maſſe à l’aide de l’eau & de la trituration ; qu’elle prend par ce moyen l’état glutineux & élaſtique, qui dans cet état paſſe à la putréfaction avec une promptitude extrême, ceſſe d’avoir de l’adhéſion entre ſes parties ; qu’en bouillant un inſtant dans l’eau, elle devient ſpongieuſe, flexible, & ne reprend plus ſa premiere forme ; que frappée par quelques vapeurs putrides, elle eſt ſuſceptible de s’altérer en un inſtant, & qu’enfin elle donne, par l’analiſe à la cornue, des produits ſemblables à ceux des animaux.

Loin donc que cette ſubſtance glutineuſe, dont la proportion eſt trop petite en comparaiſon de l’amidon que contient la farine de froment, soit la partie vraiment nutritive du bled, elle n’y ſert qu’à mettre un obſtacle de plus à la ſéparation de la pâte qui fermente ; elle y fait ce que la pellicule viſqueuſe fait dans la fermentation ſpiritueuſe, en arrêtant l’air & le gas ; elle contribue encore à ſa plus grande ſaveur, ſoit en l’aſſaiſonnant par elle-même, ſoit en développant la ſubſtance ſaline, & l’empêchant de paſſer à une entiere combinaiſon ; elle eſt la cauſe de la multitude innombrable des petites cellules dont eſt compoſé le pain, & par conſéquent de ſa légéreté, de ſon goût agréable ; enfin elle ſe mêle, ſe combine, s’aſſimule avec toutes les parties qui entrent dans la formation du pain, d’où il réſulte un tout délicat, ſalubre, digeſtible & très-nourriſſant.

Cette ſubſtance glutineuſe ſe trouve ordinairement dans le bled près de la partie corticale, dure, ſéche & jaunâtre ; elle ſe met difficilement en poudre ; voilà pourquoi nous en trouvons davantage dans les farines plus biſes & plus groſſieres, & ſi les pâtes de ces farines levent moins conſidérablement, & ne ſont pas auſſi tenaces, c’eſt que les parties de ſon interpoſées en empêchent la réunion.

La ſubſtance glutineuſe rend la bouillie qu’on prépare avec la farine de froment, plus collante, plus viſqueuſe, & plus peſante ; auſſi, dans les pays où l’on aime la bouillie, détruit-on cette ſubſtance glutineuſe, en torréfiant un peu le grain avant de le mettre en farine : M. Rouelle, l’aîné, penſoit, avec raiſon, qu’on pourroit faire la bouillie avec le malte ou la farine de bled germé : on diminue encore la conſiſtance tenace de la bouillie en mêlant avec la farine de froment d’autres farines qui donnent, comme l’on fait, des bouillies moins lourdes & moins collantes.

La ſubſtance glutineuſe peut s’altérer dans la minute lorſqu’elle eſt ſous la forme élaſtique : on a des exemples que des fournées de pain entieres ont manqué par la ſeule vapeur des commodités qu’on vuidoit ; le pain étoit lourd, maſſif & fort mauvais ; mais dans l’état ſec & pulvérulent elle ne paroit plus ſuſceptible de cette altération ; elle demeure conſtamment jaunâtre, en conſervant l’odeur de colle-forte qu’en a développé le frottement du pilon qui l’a réduit en poudre, ou peut-être bien encore la chaleur & le tems qu’il a fallu employer pour la deſſécher.

Il ſembleroit que la propriété qu’a la ſubſtance glutineuſe de s’alterer & ſe pourrir ſi rapidement, vient de la nature de l’huile & du mucilage qui entrent dans ſa compoſition, de la maniere dont ils ſont combinés enſemble, de leur moleſſe & de leur flexibilité, & qu’enfin l’eau ſurabondante la détermine.

La ſubſtance glutineuſe ſe charge volontiers des exhalaiſons putrides auxquelles elle eſt expoſée ; mais nous avons vu que la chaleur de l’exſiccation ſuffit pour la lui faire perdre entierement. Il eſt cependant certain que quand cette ſubſtance eſt trop altérée, elle ne peut reprendre ſon premier état, quoique la chaleur détruiſe une bonne partie de cette odeur ; Phénomene qui s’accorde très-bien avec ce que M. Duhamel a avancé dans son traité de la conſervation des grains ; ſavoir, que du froment qui avoit contracté une odeur déſagréable, pouvoit être rétabli dans ſon premier état, au moyen de l’étuve & du crible. Les expériences de ce célebre Académicien prouvent aſſez combien un bled ſec en apparence, contient encore d’humidité ; c’eſt cette humidité qui hâte la corruption du grain, parce que la ſubſtance élaſtique prenant l’état glutineux, acquiert en même-tems la propriété de s’altérer promptement. Tous les moyens qu’indique M. Duhamel pour conſerver long-tems les grains, & les mettre à l’abri de la rapine des inſectes, méritent aſſurément toute notre reconnoiſſance.

Lorſque l’on expoſe les bleds dans une étuve pour les priver de l’humidité ſurabondante, on leur enleve encore un principe odorant, dont l’abſence ne peut ſervir qu’à augmenter la bonté du pain. Les bleds deſſéchés, ou par l’ardeur du ſoleil, comme dans les pays chauds ; ou par l’étuve, ou bien encore parce qu’ils ſont vieux, fourniſſent plus de pain & de meilleure qualité.

Je crois avoir remarqué que la ſubſtance glutineuſe deſſéchée, puis miſe en poudre & rétablie dans ſa premiere forme à l’aide de l’eau, s’altere moins aiſément ; ce qui me fait croire encore davantage que le principe odorant qui s’échappe dans la deſſiccation du bled, appartient à la partie glutineuſe, & qu’il a une diſpoſition ſinguliere à la fermentation putride.

Quand les bleds font ſerrés en tas dans les greniers ordinaires, la partie ſupérieure eſt plus ſujette à s’altérer, non-ſeulement par rapport au contact de l’air, mais encore à cauſe de l’humidité, accompagnée de cette partie odorante, qui ſe dégage en vapeurs, & peut, en frappant les grains, leur communiquer quelque choſe.

J’aurois dû faire quelques expériences pour donner la démonſtration phyſique de l’exiſtance de cette ſubſtance odorante qui s’exhale du bled qu’on ſoumet à la deſſiccation, examiner enſuite ſa nature & ſes effets ſur les grains qu’elle touche ; mais toutes ces recherches demandent un travail particulier, auquel mes occupations préſentes ne me permettent pas de me livrer.

La facilité avec laquelle je ſuis parvenu à retirer la ſubſtance glutineuſe du vinaigre diſtillé, qui le tenoit en diſſolution, en prenant pour intermede l’alkali fixe ou par l’évaporation, les tentatives que j’avois faites inutilement ſur le levain pour le même objet, me déterminerent à examiner ſi cette derniere matiere n’étoit pas non-ſeulement diſſoute par l’acide du levain, mais encore combinée avec l’amidon & le mucilage ; c’eſt ce que je crois avoir remarqué ; j’en parlerai plus bas.

La ſubſtance glutineuſe ſe trouve répandue dans la totalité de la farine, ſans être engagée avec aucun des autres principes du bled, puiſque nous pouvons l’en extraire ſans employer d’effort extraordinaire ; mais, comme je l’ai déjà dit, une partie de l’amidon du bled eſt unie avec un mucilage que la fermentation acide a bien de la peine à en détacher : c’eſt ce qui eſt cauſe que les Amidonniers ne peuvent jamais obtenir tout l’amidon que contiennent les grains fournis à leur travail, il leur reſte toujours, entre l’amidon dépoſé & l’eau claire, une liqueur graſſe qu’ils appellent, fort improprement, premier blanc ou gros noir, & avec laquelle ils engraiſſent des cochons. J’ai fait quelques expériences ſur cette eau graſſe, dont je vas donner les réſultats.

Cette eau eſt effectivement graſſe au toucher & à l’œil ; elle eſt d’un blanc jaunâtre, d’une odeur & d’une ſaveur acide, ayant la conſiſtance d’une crême claire ; elle ſurnage toujours l’amidon, & eſt ſurnagée elle-même par une eau claire qui ſe confond par le ſecouement, mais que le repos fait bientôt ſéparer.

J’ai filtré, à travers le papier gris, une livre d’eau graſſe qui a paſſé aiſément, en laiſſant ſur le papier un dépôt que j’ai fait ſécher & qui peſoit deux onces & demie ; il étoit d’un gris blanc, gras au toucher, & conſervoit toujours une ſaveur & une odeur acide ; délayé dans l’eau, celle-ci reprenoit à peu près l’état laiteux & gras qu’elle avoit auparavant.

La liqueur filtrée reſſemble à un ſuc épuré de plantes bien colorée ; elle rougit les teintures bleues des végétaux, fait efferveſcence avec les alkalis ; & évaporée juſqu’à ſiccité, elle préſente un extrait viſqueux & tenace qui n’attire pas l’humidité de l’air, eſt ſoluble dans l’eau & dans l’eſprit-de-vin : une livre de cette liqueur m’en a fourni environ deux gros.

Le dépôt ſéparé de l’eau graſſe par le papier gris, & deſſéché, exhale, lorſqu’on l’expoſe ſur une pele aux charbons ardens, une odeur animale ſemblable à celle que donne la ſubſtance glutineuſe que l’on brûle ; mais on y remarque aiſément l’odeur de pain grillé. Après avoir répandu beaucoup de fumée, il a pris feu aſſez promptement.

J’ai pris une demi-livre d’eau graſſe que j’ai miſe dans un poélon ſur le feu ; j’ai eu le ſoin de la remuer continuellement avec une cuiller d’argent ; elle s’épaiſſit promptement & prit, en refroidiſſant, la conſiſtance & la vraie forme d’une bouillie jaunâtre, dans laquelle on auroit mis quelque choſe de gras.

J’ai diſtibué ſur pluſieurs aſſiettes, quatre livres de cette eau graſſe, & par une douce chaleur je l’ai évaporé juſqu’à ſiccité ; j’ai obtenu douze onces d’extrait blanchâtre, dont la ſurface étoit brune foncé, ne s’humectant pas à l’air, & gardant conſtamment l’odeur aigre.

Une partie de cet extrait & du dépôt, ſéparé par le filtre, ayant été délayé de nouveau dans l’eau, donna une colle qui paroiſſoit plus graſſe ; mais, à l’exception de ce léger changement, j’ai eu une bouillie ſemblable à la premiere.

J’ai mis en digeſtion l’autre partie de cet extrait dans de bon eſprit-de-vin, qui ſe colora auſſitôt en un jaune foncé ; après avoir filtré & évaporé la liqueur, il m’eſt reſté une réſine ſemblable, à peu près, à celle que m’a fourni la ſubſtance glutineuſe traitée pareillement avec l’eſprit-de-vin. Jettée ſur les charbons ardens elle répandit l’odeur animale.

J’ai ajouté à une livre d’eau graſſe, de l’alkali fixe en liqueur, il n’y a pas eu d’efferveſcence ſenſible ; mais le mêlange eſt devenu plus jaune, & l’odeur, au lieu d’être acide, prit celle d’un ſavon liquide, ſemblable enfin à l’odeur que nous avons apperçu en jettant de l’alkali fixe ſur du levain délayé ; j’ai donc filtré ce mêlange ; il a paſſé une liqueur alkaline fort colorée, & il eſt reſté ſur le filtre un ſédiment qui, ſéché, peſoit deux onces.

J’ai lavé ce ſédiment dans pluſieurs eaux, il eſt devenu un peu plus blanc ; je l’ai fait cuire avec l’eau, & j’ai obtenu une bouillie qui s’approchoit davantage de l’état d’empois, elle s’attachoit aiſément au fond du poélon dès que je ceſſois de le remuer,& avoit preſque l’odeur de la colle ordinaire.

Je crois que les expériences que je viens de rapporter ſuffiſent pour démontrer l’exiſtence de l’amidon dans l’eau graſſe ou le premier blanc des Amidonniers que j’examine, & qu’il y en a environ trois onces par pinte ; mais comme cet amidon eſt celui qui ſe trouve le plus intimement lié au mucilage, & que ce mucilage lui-même eſt aigri & tient à un acide qu’a rendu plus huileux la ſubſtance glutineuſe avec laquelle il eſt combiné ; il n’eſt pas poſſible de l’obtenir pur, ſans le mouvement de putréfaction, ce qui eſt difficile, à cauſe de l’état très-acide de la liqueur. J’ai cherché cependant à y établir la fermentation putride, en introduiſant dans la liqueur une ſubſtance très-ſuſceptible de pourriture.

J’ai pris deux pintes d’eau graſſe, dans laquelle j’ai mis par morceaux quatre onces de ſubſtance glutineuſe. J’ai expoſé ce mêlange dans un endroit chaud ; il s’eſt bientôt gâté. J’ai filtré cette liqueur fétide, dans laquelle il ne reſtoit plus d’autres veſtiges de la ſubſtance glutineuſe qu’un peu de ſon au fond du vaſe ; la matiere dépoſée ſur le filtre, paroiſſoit plus abondante ; je la lavai & la fis ſécher, & puis cuire avec de l’eau ; mais la colle étoit toujours graſſe & huileuſe, même plus qu’à l’ordinaire. La diſparition totale de la ſubſtance glutineuſe, & l’augmentation de poids du dépôt, me fait croire qu’une partie ſe décompoſe, & que l’autre, unie à un acide, prend la forme & produit les effets de l’amidon. M. Malouin a déjà avancé que cette ſubſtance glutineuſe, combinée avec un acide, ſe convertiſſoit en amidon.

Au lieu de me ſervir de cette ſubſtance trop abondante en huile, je pris du ſon bien dépouillé de farine, que je mêlai en quantité avec de l’eau graſſe : lorſque le mêlange me parut aſſez fétide, j’en ai ſéparé la liqueur ; & par des lotions à grande eau, j’en ai obtenu une plus grande quantité de bel amidon que n’auroit donné le ſon que j’ai employé.

En mêlant enſemble du vinaigre diſtillé, chargé, autant qu’il eſt poſſible, de ſubſtance glutineuſe, avec un peu de farine aigrie, c’eſt-à-dire, de celle qui, délayée dans l’eau, ne laiſſe pas précipiter l’amidon, j’ai fait une eſpece d’eau graſſe, ſur laquelle j’ai répété les mêmes expériences que ſur celle des Amidonniers, & j’ai remarqué beaucoup de phénomenes qui lui reſſembloient.

Le premier blanc ou le gros noir des Amidonniers ne me ſemble être autre choſe, qu’une eau acide, tenant en diſſolution un extrait ſavonneux, dans laquelle ſe trouve ſuſpendu un amidon, dont chaque molécule eſt comme enveloppée d’une matiere graſſe ; ce qui l’empêche de paroître ſous ſa véritable forme. Cette matiere graſſe eſt dûe à la ſubſtance glutineuſe qui n’exiſte plus ici comme élaſtique & tenace, ſa combinaiſon avec l’acide ou l’amidon, peut-être bien encore ſa décompoſition, ne permettent pas qu’elle paroiſſe avec ſes propriétés ordinaires, mais je crois qu’il ſeroit poſſible d’enlever à l’amidon cette ſubſtance graſſe, en l’expoſant, pendant un tems très-long, à la putréfaction ; il n’y a donc pas de doute que ce ne ſoit encore l’amidon qui nourrit ici & engraiſſe les beſtiaux.

Voici, je crois, ce qui arrive dans un tonneau rempli, autant qu’il le faut, de griots & de recoupes, dont un Amidonnier va retirer l’amidon. L’eau ſure ou forte qu’il y introduit, détermine bientôt le mucilage à s’aigrir ; la ſubſtance glutineuſe, qui va ordinairement au fond du tonneau, gagne bientôt la ſurface, parce qu’elle ne tarde pas à s’altérer, & étant un peu altérée, elle ſe diviſe & elle paſſe à travers un fluide acide qui la diſſout, augmente l’état huileux de l’acide, en s’y combinant. Le mucilage aigri, lié très-étroitement avec une portion d’amidon, ſe mêle aiſément avec la diſſolution de la ſubſtance glutineuſe pour former une eau très-aigre, qui défend de la putréfaction le ſon.

Il ſe paſſe à-peu-près la même choſe dans la pâte qui fermente ; le levain fait fermenter le mucilage ; celui-ci diſſout la ſubſtance glutineuſe, en la combinant avec une portion d’amidon ; & il réſulte que par la cuiſſon, la totalité eſt convertie en une maſſe homogene, appellée pain.

La différence donc qu’il me ſemble appercevoir entre le travail de l’Amidonnier & celui du Boulanger, c’eſt que l’un fait paſſer ſa farine à la fermentation acide dans un véhicule aqueux le moins abondant poſſible, tandis que c’eſt dans une quantité conſidérable d’eau que l’Amidonnier établit & acheve la même fermentation. Dans l’eau forte & le levain, le peu d’eau & la grande quantité operent la même eſpece de décompoſition, dont les réſultats varient. La fermentation de la pâte & ſa cuiſſon retiennent & achevent de combiner l’amidon dans le pain ; les lavages réitérés déterminent l’amidon à ſe précipiter dans les tonneaux, d’où l’ouvrier doit l’obtenir à part : mais tous ces détails appartiennent aux arts relatifs à ces travaux. Nous avons déjà l’art du Boulanger par M. Malouin ; nous ne tarderons pas d’avoir celui de l’Amidonnier : M. Duhamel m’a dit, l’année derniere, qu’il s’en occupoit, & l’on doit attendre de ce ſavant & laborieux Accadémicien, les choſes les plus intéreſſantes ſur cet objet.

La ſubſtance glutineuſe varie, comme l’on ſait, en proportion, j’oſerois même dire en qualité dans le bled : nous avons vu que plus une farine eſt biſe, c’eſt-à-dire, plus elle contient de ſon, plus auſſi elle a de ſubſtance glutineuſe. Je puis maintenant avancer qu’un bled eſt d’autant plus parfait qu’il fournit moins de ſon & plus de ſubſtance glutineuſe ; c’eſt ſans doute ce qui a augmenté l’idée qu’on s’eſt formé de cette ſubſtance, en la regardant comme la partie vraiment nutritive du bled ; mais on ne fait pas attention que ces mêmes bleds, abondans en ſubſtance glutineuſe, renfermant une quantité beaucoup plus conſidérable d’amidon, & par conſéquent de farine, donnent plus de pain, de meilleure qualité & plus blanc.

Comme le ſon du froment eſt plus huileux que celui des autres graminés, on ne peut diſconvenir que ſes propriétés ne ſoient encore ſupérieures dans les bons bleds, & que la ſubſtance glutineuſe qui en provient ne s’y trouve en plus grande quantité : la partie furfuracée dans les bons bleds eſt extrêmement mince, & paroît compoſée de pluſieurs pellicules : la premiere, qui eſt la plus extérieure, paroît jaune ; la ſeconde eſt d’une couleur moins jaune & tranſparente comme de la corne ; on s’apperçoit même à la loupe que cette ſeconde enveloppe, pénétre quelquefois juſque dans la ſubſtance amylacée : enfin une troiſieme appartenante encore au ſon, d’un tiſſu plus ſerré, moins tranſparente & moins blanche que l’amidon ; elle varie en épaiſſeur ſuivant l’eſpece de bled ; & plus celui-ci eſt de bonne qualité, plus cette derniere enveloppe paroît denſe & ſerrée.

Je me ſuis procuré deux farines telles qu’elles ſortent de la meule, l’une provenant d’un bon bled & fourniſſant le moins de ſon poſſible, l’autre d’un bled médiocre qui donnoit le plus de ſon ; j’en ai pris une livre de chacune, & j’ai retiré de la premiere cinq onces & demie de ſubſtance glutineuſe ; la ſeconde en a donné à peine trois onces, qui paroiſſoit moins tenace & moins élaſtique.

Mais il y a des petits bleds qui quoiqu’ils fourniſſent beaucoup de ſon, comparativement aux bons bleds d’une groſſeur double, ne laiſſent cependant pas que de donner une très-grande quantité de ſubſtance glutineuſe, & cela doit être. J’ai examiné des bleds de Mars, d’où j’ai retiré une doſe de ſubſtançe glutineuſe égale à celle des bleds de la meilleure qualité ; la farine de ces bleds eſt ordinairement moins blanche, & fait du pain par conſéquent moins blanc, mais excellent & en quantité.

Quoique la ſubſtance glutineuſe ne paroiſſe pas très-eſſentielle au bled ou à la farine, puiſqu’elle concourre à l’altérer ſi on ne prend pas les précautions néceſſaires pour le mettre à l’abri des inconvéniens dont il a été fait mention plus haut, on ne ſauroit diſconvenir cependant que ce ne ſoit à elle en partie que le pain du bled eſt redevable de toutes les qualités qui le rendent ſupérieur aux autres pains. Il ſeroit à ſouhaiter que tous les graminés en continſſent une plus ou moins grande quantité : la nature paroît y avoir ſuppléé par un mucilage plus abondant que n’eſt celui du bled. Je dis que la ſubſtance glutineuſe eſt en partie la cauſe de la bonté du pain de froment, parce que je crois bien que quoique le mucilage fermenteſcible & l’amidon ſoient à peu près les mêmes que dans les autres grains, ils peuvent être plus atténués, & plus parfaits dans le bled. Je n’entreprendrai pas de faire ici l’éloge du pain, ſon uſage adopté dans toute l’Europe, & dans quelques parties du continent ; ſes effets reconnus comme très-ſalutaires, en font le premier des alimens : il eſt même certain que toutes les graines farineuſes ne ſont bien digeſtibles & très-nourriſſantes que ſous cette forme, & il y a tout lieu de croire que dans les pays où l’on ne fait pas uſage de pain, les pâtes & les bouillies qu’on y ſubſtitue ſont faites de ſubſtances qu’on aura eſſayé en vain de faire lever pour les convertir en pain. Le mais, le millet, le bled-ſaraſin, le ris, la caſſave, ne contiennent pas aſſez de mucilage fermenteſcible pour lever aiſément, c’eſt ce qui force ceux qui s’en nourriſſent à les manger ſous la forme de bouillie ; enfin les farines converties en pain ou en bouilie paroiſſent être notre aliment naturel, ils ſont la baſe de la nourriture de tous les peuples de la terre, & s’il y a des hommes qui vivent uniquement de viandes ou de poiſſons, c’eſt qu’ils n’ont pas de ſubſtances farineuſes ; leur eſpece eſt d’ailleurs peu nombreuſe & très chétive.

Le pain paroît tellement analogue à notre conſtitution, que nous ne nous en laſſons jamais ; le premier deſir du convaleſcent eſt pour cet aliment. On peut vivre de pain ſeul ſans être incommodé. Les farineux convertis en bouillie n’offrent pas les avantages du pain, ils ne font que remplir l’eſtomac, ne raſſaſient point ; auſſi eſt-on obligé d’en manger beaucoup & ſouvent.

Le ris, qui nourrit une partie du monde connu, ne poſſede pas, il eſt vrai, aſſez de propriété fermentative pour former du bon pain ; il eſt lourd, fade & indigeſte, c’eſt pourquoi on le mange entier : dès qu’on l’écraſe dans le lait ou dans le bouillon, on en forme une bouillie, & alors le ris eſt plus peſant & nourrit moins ; on en ſent la raiſon. Auſſi dans tous les pays où cette graine ſupplée au pain, on a le ſoin de le faire gonfler dans l’eau ſans qu’elle creve.

Pluſieurs perſonnes prétendent que le ris contient beaucoup de parties nutritives ; d’autres, qu’il en contient très peu ; pour moi, je crois que s’il étoit poſſible de faire de bon pain de ris, cette graine nourrirait plus qu’elle ne fait.

J’ai fait crever du ris dans l’eau ; l’eau eſt devenue, comme l’on ſait, un peu laiteuſe ; je l’ai miſe à évaporer juſqu’à ſiccité, & j’ai obtenu un extrait tranſparent, inſipide, inodore, & n’attirant pas l’humidité de l’air.

J’ai pris le ris crevé que j’ai paſſé à travers d’un tamis par le moyen de l’eau bouillante, ce qui a fait une eſpece de purée claire ; je l’ai ſoumiſe à l’évaporation ; le réſidu reſſembloit à peu près à de l’empois deſſéché, un peu moins tranſparent que celui de bled.

J’ai mis dans une petite cornue de grès ſix onces de ris, & j’ai diſtillé ; il a paſſé d’abord peu de phlegme blanchâtre, enſuite de l’acide, de l’huile épaiſſe, & vers la fin de la diſtillation, un peu d’alkali volatil : tous ces produits étoient en moindre quantité que ceux du bled, que je diſtillai en même tems pour contr’épreuve ; le réſidu peſoit une once & demie, deux gros de plus que celui du bled ; je le fis incinérer, & il me reſta trente grains de cendre noirâte, qui, leſſivée avec de l’eau diſtillée, & eſſayée ſur une diſſolution mercurielle, préſenta le même phénomene que la cendre des graminés.

Le réſidu de la diſtillation des parties conſtituantes du bled, à l’exception de l’amidon, s’incinere, ainſi que celui du ris, avec une peine extrême ; leſſivé avec de l’eau diſtillée, celle-ci ne prend ni ſaveur ni couleur, mais elle précipite en blanc la diſſolution mercurielle bien ſaturée, ce qui m’a porté à avancer qu’il contenoit quelques veſtiges de ſel marin ; mais ce phénomene ne me paroit pas ſuffiſant pour admettre la préſence de ce ſel : j’ai cherché à me procurer une plus grande quantité de réſidu ; en conſéquence, j’ai calciné huit livres de bled que j’ai tenu pendant long-tems très-rouge ; il eſt reſté une once de poudre griſe, un peu graveleuſe, qui étoit inſipide, & ſur laquelle les acides concentrés ne ſembloient pas avoir une grande action ; je l’ai fait bouillir dans de l’eau diſtillée ; à peine la diſſolution mercurielle que j’y mêlai louchit-elle ; la couleur du ſyrop de violette n’éprouva aucune altération ; il y a grande apparence que ce réſidu eſt devenu une terre vitreſcible à laquelle eſt due la ſi légere précipitation de la diſſolution mercurielle.

Le ris, dans l’état de farine, a la blancheur & le cri de l’amidon, mais il n’en a pas la fineſſe ni le toucher ; délayé dans l’eau en même proportion que l’amidon du bled, il fait beaucoup moins d’empois.

Le ris étant dur & ſec, n’ayant aucune partie corticale & huileuſe, ſon mucilage fermenteſcible ſe trouvant combiné avec l’amidon, l’humidité ne lui fait aucun tort ; quand il s’altere, il prend l’odeur aigre ou de pouſſiere ; mais en le tenant dans des endroits ſecs, on le garantit de ces inconvéniens.

Je reviens à mon examen, dont je ne me ſuis écarté que pour diſcuter un objet aſſez important, puiſqu’en traitant de la ſubſtance nutritive du bled, il a été queſtion de mettre le Lecteur en état de porter un jugement plus certain ſur les degrés de force nutritive que poſſedent les autres végétaux que l’on eſt dans l’uſage d’employer comme aliment. Je crois avoir démontré que la ſubſtance glutineuſe n’eſt rien moins que cette partie nutritive principale du froment, puiſque, quelqu’abondante qu’elle s’y trouve, elle n’en fait pas la douzieme partie en poid, qu’elle eſt privativement dans le bled, lequel peut très-bien nourrir, indépendamment de cette ſubſtance, & que les autres graminés & légumineux, ainſi que nos Pommes de terre, n’en contiennent pas un atome, & ne ſont pas moins fort nourriſſants.

Pour faire ſubir à nos racines toutes les expériences que l’art ſuggere, j’ai cherché à en préparer une boiſſon comparable à la bierre : l’eſpece de levain que j’étois parvenu à faire avec la farine de Pommes de terre, me donnoit quelqu’eſpoir de réuſſir. Je commençai donc par employer la farine des Pommes de terre que je braſſai ſuivant les regles ordinaires ; mais au bout d’un certain tems je n’obtins qu’une liqueur gluante & fort trouble : ce mauvais ſuccès ne me découragea point ; je l’attribuai à l’état mat & lourd de ma farine, & j’imaginai qu’en faiſant germer nos racines elles pourroient gonfler, ainſi que les graines farineuſes & légumineuſes, & qu’enfin les parties atténuées & diviſées par cette opération, fermenteroient aiſément.

La ſaiſon, il eſt vrai, n’étoit pas propre à la germination ; j’en vins à bout néanmoins, mais ſans que nos racines euſſent pris plus de volume ; le germe ſortoit, comme dans les racines bulbeuſes, de la partie corticale qui ſe diſtingue du méditullium par la raie dont j’ai fait mention, & ce méditullium lui-même, ſembloit n’avoir rien fourni.

J’eus la curioſité de ſavoir quelle étoit la ſaveur des Pommes de terre germées ; elle étoit un peu âcre, plus dure, plus fibreuſe, mais elles donnoient leur amidon auſſi blanc & ne ſembloient avoir rien de bien particulier : je les fis germer un peu plus, juſqu’à même leur faire pouſſer des tiges ; je trouvai alors que l’amidon s’y trouvoit en moindre quantité, mais auſſi blanc & auſſi beau qu’auparavant. À meſure que la plante végete, la ſubſtance fibreuſe devient plus dure & plus abondante ; elle eſt nourrie & entretenue par l’amidon qui diminue & diſparoît inſenſiblement lorſque la plante a pris de l’accroiſſement.

Il n’eſt pas étonnant qu’une Pomme de terre qui a germé ſoit âcre, la ſubſtance douce, inſipide, qui eſt l’amidon, ayant fourni un peu d’aliment à la partie fibreuſe, celle-ci augmentant de ſaveur, doit dominer abſolument ; auſſi plus les Pommes de terre ſont germées ; plus elles ſont âcres, dures & mauvaiſes.

Je coupai par tranches les Pommes de terre germées, peu ou beaucoup ; & après les avoir fait ſécher & pulvériſer, je les braſſai de nouveau & à part ; le ſuccès fut toujours le même.

Ne pouvant obtenir de liqueur potable de nos Pommes de terre, j’ai voulu du moins eſſayer ſi étant traitées comme les Allemands traitent les grains, à deſſein non pas d’en préparer de la bierre, mais d’en retirer une eau-de-vie, elles me donneroient un peu de liqueur ſpiritueuſe ; mais les Pommes de terre germées & non germées, coupées par tranches ou bien rapées, ſéchées ou pulvériſées, miſes en digeſtion pour fermenter, & enſuite diſtillées, n’ont rien fourni qui reſſemblât à de l’eſprit inflammable.

On lit dans l’Avant-Coureur de Mars une méthode pour extraire l’eau-de-vie de Pommes de terre par M. Kyte, ſavant Suédois ; voici quelle elle eſt : On prend une certaine quantité de nos tubercules, on les fait bouillir dans l’eau ; quand elles ſont cuites, on les pêtrit avec la liqueur de la décoction, on en forme une pâte ferme, que l’on délaye dans de l’eau bouillante pour la réduire en gruau fin ; on laiſſe le tout fermenter ; & au bout de trois jours on diſtille, & on a pour ſeize meſures de Pommes de terre une meſure de bonne eau-de-vie. J’ai ſuivi ce procédé comme il eſt preſcrit ; j’ai pelé mes Pommes de terre, je les ai écraſées avec leur pelure, & j’en ai fait une pâte qui peſoit cinq livres ; j’ai délayé cette pâte dans quatre pintes d’eau bouillante ; j’ai mis le tout dans une température de quinze degrés ; mais au bout de trois jours, la diſtillation ne me donna pas de ſpiritueux.

Je répétai ce procédé encore trois fois ; la premiere, dans le deſſein d’eſſayer ſi un jour de plus ne determineroit pas la fermentation ; la ſeconde, j’expoſai la ſubſtance à fermenter dans un endroit plus chaud de cinq degrés ; la troiſieme enfin, j’augmentai encore de deux degrés, & je pelai les Pommes de terre ; mais tous mes efforts furent inutiles. Si par la ſuite je ſuis auſſi heureux que ceux qui retirent ſi aiſément de l’eau-de-vie des Pommes de terre, je me ferai un devoir de le publier.

L’obſtacle principal à la fermentation ſpiritueuſe eſt la privation du mucilage ſucré dans nos racines ; il faut donc leur ajouter des ſubſtances qui en contiennent, comme le font ſans doute ceux qui prétendent avoir obtenu une eau-de-vie des Pommes de terre. M. l’Abbé Paſquini, entr’autres, dit lui avoir donné une qualité ſupérieure à toutes les eaux-de-vie connues, en faiſant fermenter ces racines avec d’autres végétaux, en rectifiant enſuite, par deux diſtillations, l’eſprit ardent qu’il en a retiré : ne ſeroit-ce pas à ces végétaux qu’on pourroit attribuer le ſucces de ſon opération ? Il eſt certain qu’en mêlant avec les Pommes de terre des racines ſucrées, des grains très-mucilagineux, comme l’orge, du miel ou du ſucre, des fruits ſavoureux ou leur ſuc récemment exprimé, on pourra peut-être parvenir à faire prendre à nos tubercules le mouvement de fermentation néceſſaire pour avoir une liqueur ſpiritueuſe.

Quoique j’aie fait beaucoup de tentatives pour développer dans les Pommes de terre la faculté fermentative, afin d’en faire du pain & des boiſſons, je ſuis bien éloigné de penſer qu’il faille mettre ces racines en uſage pour de ſemblables préparations dans les pays à grain, dont le pain ſera toujours préférable ; mais je ſuis perſuadé que le pain de Pommes de terre en queſtion, vaut mieux que la caſſave des habitans des Antilles, & que certains pains connus en Weſtphalie ſous le nom de bonpernikel, dont j’ai ſouvent mangé lorſque j’étois priſonnier de guerre. Je ſuis perſuadé encore qu’il eſt moins lourd que le pain préparé avec la chataigne & le bled ſarraſin, les féveroles, les pois, &c. Il eſt cependant certain qu’on pourroit très-bien ſe diſpenſer de faire du pain de Pommes de terre, & s’en ſervir ſans être converties ſous cette forme, puiſque dans beaucoup d’endroits elles en tiennent lieu. La nature paroît nous offrir cette nourriture toute préparée, à laquelle il ne faut que la coction & un aſſaiſonnement de quelques grains de ſel pour devenir un très-bon aliment digeſtible & ſain. Il ſera difficile, il eſt vrai, de convaincre les François habitués à manger du pain quel qu’il ſoit, que les trois quarts du monde vit ſans cet aliment.

Je ne ſais d’où vient la fureur que l’on a de vouloir tout mettre en pain ; cette nourriture qui fait les délices de toute l’Europe, perdra de ſes bons effets, ſi on s’obſtine toujours à y introduire des corps étrangers. Les grains peuvent ſe mêler enſemble, en ſe prêtant leur ſecours mutuel ; mais je ne conçois pas pourquoi on veut altérer les meilleurs grains, en les aſſociant avec des fruits, des tiges & des racines qui ne contiennent rien de farineux.

J’ai déjà fait remarquer que s’il arrivoit qu’on manquât de grains, on pourroit employer les Pommes de terre à faire du pain ; le bled & le ſeigle ſéparément ou mêlangés, font, comme l’on ſait un très-bon pain ; mais il n’en eſt pas de même de l’orge, de l’avoine, du ſarraſin, du bled de Turquie, ainſi que des autres ſubſtances avec leſquelles on fait du pain, qui, compoſé de leur farine ſeule ou mêlangée, eſt lourd, peu levé par conſéquent, & de mauvais goût. Les Pommes de terre réduites en pulpe, & jointes à toutes eſpeces de farines, n’augmenteront pas la propriété fermentante ; mais en portant avec elles une très grande quantité d’eau, & cette eau étant dans un état un peu mucilagineux, il arrive que les Pommes de terre fourniſſent plus d’eau qu’on n’en mettroit, ſi on la prenoit pure, & donnent au pain une légéreté qui nuit, en ce qu’on croit y trouver plus de nourriture, tandis qu’il ne préſente que plus de volume, & peut-être une plus grande facilité à paſſer dans les ſecondes voies, & par conſéquent un obſtacle au raſſaſiement qu’on ſe propoſe en le mangeant.

Le règne végétal n’offre pas une plante capable de fournir une nourriture plus ſaine, plus commode & moins diſpendieuſe que les Pommes de terre ; l’avidité avec laquelle on voit les enfans dévorer cet aliment, prouveroit aſſez qu’il eſt analogue à notre conſtitution.

Nos Soldats, dans la derniere guerre, ont conſidérablement mangé de Pommes de terre ; ils en ont même fait des excès ſans avoir été incommodés ; elles ont été ma ſeule reſſource pendant plus de quinze jours, & je n’en fus ni fatigué ni indiſpoſé. Le beſoin m’avoit condamné à ce régime, & le goût me le fit adopter par la ſuite. Il eſt cependant rare qu’un aliment, même le plus ſavoureux, dont on fait pour la premiere fois un uſage continuel, ne cauſe quelques dérangemens dans l’économie animale ; mais j’oſe aſſurer, d’après ma propre expérience, & celle de beaucoup d’autres compagnons de mon infortune, qu’il réuſſit aux plus robuſtes comme aux plus foibles : les perſonnes de tout âge & de tout ſexe en mangent ſans éprouver d’accident. Enfin, s’il reſtoit encore quelques doutes ſur l’uſage des Pommes de terre, il ſuffiroit d’examiner & d’interroger ceux qui s’en nourriſſent depuis leur naiſſance, pour ſavoir que ces racines ſont un des végétaux les plus précieux à l’humanité.

Les Pommes de terre ſe ſervent en Allemagne ſur la table des grands Seigneurs, qui les mangent avec ſenſualité ; il n’y a pas même de repas un peu ſomptueux où nos racines ne paroiſſent ſous pluſieurs métamorphoſes : c’étoit autrefois la derniere claſſe des malheureux qui s’en nourriſſoit en France ; mais depuis quelque tems on n’a plus pour ce ragoût la même indifférence, & la conſommation qui ſe fait aujourd’hui de ces racines, prouve qu’elles y ſont moins dédaignées.

Tous les Auteurs Anglois qui ont parlé des Pommes de terre, les regardent comme légeres & très-nourriſſantes : Ellis, qui s’eſt beaucoup exercé ſur leur culture, leur donne les épithetes les plus pompeuſes, en les annonçant comme l’aliment le plus analogue à ſes compatriotes, par rapport à l’uſage où ils ſont de manger beaucoup de viandes.

M. Lemery rapporte, dans ſon Traité des Alimens, Chapitre des Truffes, que ces eſpeces de racines ne ſe rencontroient pas dans l’Amérique ; mais qu’on pourroit les y faire venir en les mettant par quartiers en terre, puiſque ce pays produit des pommes de terre meilleures & beaucoup plus ſucculentes que les Topinambours, & autres légumes dont on fait uſage en Europe.

M. Tiffot, dans ſon Eſſay ſur les maladies des gens du monde, dit, en faiſant l’éloge de la vie ſimple des habitans de la campagne, que les Pommes de terre ſont un aliment fort ſalubre ; quoique plus loin, ce célebre Médecin en proſcrive l’uſage, ainſi que celui du laitage & de la patiſſerie dans les cas d’obſtruction.

Un Marchand, d’une conſtitution très-robuſte, ayant été épuiſé par une maladie de neuf mois, & rendant les alimens tels qu’il les prenoit, s’aviſa un jour de manger des Pommes de terre ; il s’en trouva ſi bien qu’il m’a aſſuré que c’étoit à elles ſeules qu’il devoit la bonne ſanté dont il jouiſſoit maintenant.

Un de mes parens, dont l’eſtomac eſt fort & vigoureux, faiſant beaucoup d’exercice, & ne pouvant jamais manger de graines légumineuſes ſans éprouver auſſitôt des aigreurs, s’eſt apperçu que les Pommes de terre ne lui ont jamais produit de ſemblables effets ; il en continue l’uſage depuis un an, & s’en trouve on ne peut pas mieux.

Je connois pluſieurs perſonnes à Paris qui ne vivent que de lait & de Pommes de terre, & dont les eſtomacs n’ont jamais pu ſupporter d’autres alimens. J’en connois d’autres dont le ſang viſoit au ſcorbut, qui ont guéri radicalement par un uſage modéré de Pommes de terre ; & loin que leurs eſtomacs en aient été fatigué, ils avoient acquis plus de force.

M. le Baron de S. Hilaire, l’Auteur d’une culture de Pommes de terre, que je vais bientôt expoſer, avoit un domeſtique qui, après une fievre maligne, avoit perdu le ſommeil ſans pouvoir le recouvrer : il lui fit manger des Pommes de terre à ſouper ; dès la même nuit il dormit ſix heures de ſuite, & l’uſage ſoutenu de cette nourriture lui procura conſtamment le même effet, ſans changer abſolument rien à ſon exiſtence.

Un ſavant, d’une conſtitution maigre, d’une ſanté conſtamment & également bonne, & jamais altérée par la moindre incommodité, ayant toujours l’appétit bon, ſans être grand mangeur, & obligé de partager ſon tems entre des occupations de cabinet & des courſes, a fait, pendant deux ans, un très-grand uſage de Pommes de terre cuites ſous la cendre, & accommodées avec un peu de beurre & de ſel. Accoutumé, de tout tems, à ne prendre que très-peu de nourriture au repas du ſoir, il avoit contracté, par goût, l’uſage de ce ſouper, juſqu’à en manger ſix ou ſept des plus groſſes ; il faut obſerver qu’il mangeoit du pain à proportion, jamais il n’en a été incommodé. Ce qui lui a fait abandonner ce manger, c’eſt que forcé de ne pas garder le lit trop tard dans la matinée, il a cru remarquer qu’il dormoit d’un ſommeil plus profond, qu’il avoit de la peine à s’éveiller, & qu’il étoit pendant quelques heures un peu lourd : cependant il penſe que ce qu’il a éprouvé ſur cela, provenoit décidément de l’eſpece d’excès qu’il faiſoit à cet égard, comme il en feroit pour lui d’un ſouper qui auroit paſſé les bornes de la frugalité, à laquelle il s’eſt condamné. Lorſqu’il mange des Pommes de terre à dîner ; ce qui lui arrive preſque tous les jours, il n’éprouve rien de différent dans ſon état ordinaire.

Je rapporte cette derniere obſervation avec d’autant plus de plaiſir, qu’elle peut ſervir de réponſe au reproche que l’on fait encore aux Pommes de terre d’être aſſoupiſſante. Si l’excès de cet aliment porte au ſommeil, quel eſt l’aliment dont l’excès n’a pas d’effets plus pernicieux. Les Pommes de terre contenant beaucoup d’eau, peuvent tempérer l’efferveſcence du ſang, en lui donnant plus de conſiſtance, ſans néanmoins l’épaiſſir.

On dit qu’en Irlande quantité de familles auraient été moiſſonnées par la famine de 1740, ſi elles n’euſſent eu des Pommes de terre qui réſiſterent au grand froid. On aſſure cependant qu’elles ſont fort tendres à geler ; & que frappées de l’air froid, elles éprouvent de l’altération. Il eſt donc néceſſaire, pour les préſerver de cet accident, qu’elles ſoient enfouies aſſez profondément dans la terre, & bien recouvertes de paille. C’eſt ainſi que font les Allemands pour les conſerver pendant l’hiver.

Les Cultivateurs Anglois, pour préſerver les Pommes de terre de la gelée, les enterrent dans des trous d’une verge de profondeur, en les couvrant de paille de pois, du fumier de cheval par-deſſus la paille, & enfin du terreau bien battu.

Pluſieurs Obſervateurs ont remarqué que la gelée ne faiſoit pas autant de mal aux Pommes de terre qu’on le prétend, & que ces racines, dans cet état, ſont bonnes encore pour les beſtiaux. J’ai voulu ſavoir quelle étoit la ſaveur des Pommes de terre gelées ; c’eſt pourquoi j’en ai expoſé au froid pendant vingt-quatre heures : elles devinrent dures comme des cailloux : je les laiſſai dans un endroit moins froid ; elles s’amolirent bientôt ; & en les preſſant un peu, l’eau en ſortoit en abondance, & la pelure ſe détachoit aiſément. Je les fis cuire ; elles reprirent leur conſiſtance ferme, & j’oſe aſſurer que leur faveur ne paroiſſoit nullement changée.

J’en pris une certaine quantité, que je diviſai à la faveur de la rape, afin d’examiner ſi leurs parties conſtituantes étoient altérées, & il m’a ſemblé qu’elles étoient dans le meilleur état.

J’ai fait geler & dégeler les mêmes Pommes de terre à différentes repriſes, & j’ai remarqué que leur altération n’étoit ſenſible que dans le cas où on les feroit cuire ſortant du froid, ſans prendre les précautions de les expoſer avant dans une température moyenne.

La gelée n’eſt cependant pas un ennemi auſſi redoutable pour les Pommes de terre que l’eſt l’humidité. J’ai vu dans des tems encore éloigné du printems, nos racines germer à la cave avec aſſez de promptitude, M. de Puimarets obſerve avec raiſon, que pour mettre les Pommes de terre à l’abri du froid, il ne faut pas les porter dans une cave trop humide, parce qu’elles y germent bientôt ; un grenier bien ſec eſt ſans doute préférable pour les conſerver. Je le répéte, les Pommes de terre germées font filandreuſes, dures & âcres, tandis que celles qui ont été gelées ne préſentent aucune altération ſenſible ; tout l’inconvénient qu’ont ces dernieres, c’eſt de ne pouvoir ſe garder long-tems, parce que l’eau qui n’y eſt plus auſſi étroitement unie, abandonne les parties conſtituantes & les pourrit.

Les Pommes de terre doivent être regardées comme une très-grande reſſource, parce que la récolte n’en manque preſque jamais, qu’elle peut ſe faire pluſieurs fois l’année, & que trois ou quatre mois ſuffiſent pour qu’elles acquierent leur accroiſſement & toute leur perfection. Combien de terreins en friche ou aſſez pauvres pour ne pouvoir rapporter de grains conviendroient à la culture des Pommes de terre ; on aſſure qu’un arpent de mauvaiſe terre ſabloneuſe qui n’auroit pas rendu en grain la ſemence qu’on y auroit jettée, peut produire cinquante ſeptiers de Pommes de terre.

On ne riſquerait donc jamais rien de cultiver une grande quantité de Pommes de terre, parce que le ſuperflu ſervira à faire de l’amidon, à nourrir les beſtiaux, & à engraiſſer les cochons ; on peut encore couper les fanes & les donner aux vaches, qui les dévorent ; mais il faut attendre que la plante ait fourni les bayes ou fruits, autrement ce fauchage nuiroit à la groſſeur, à la quantité & à la bonté des Pommes de terre ; c’eſt auſſi ce qu’a très-bien obſervé un Citoyen zélé pour l’agriculture, qui auroit recueilli plus de cinq cens boiſſeaux de Pommes de terre dans trente & un mille neuf cens cinquante pieds carrés de terre, s’il avoit pris cette précaution ; ainſi la même plante pourra ſervir à mieux alimenter l’habitant de la campagne & ſes beſtiaux, d’où il s’enſuivra qu’il ſera en état d’en poſſéder un plus grand nombre, & que la race humaine elle-même pourra s’augmenter, puiſqu’on aſſure que ce légume eſt propre à la population, & que la quantité d’enfans qu’on voit en Irlande, eſt due à l’uſage que les habitans font des Pommes de terre, ſoit parçe qu’elles les préſervent des maladies du premier âge, ſoit parce qu’elles donnent à leurs parens plus d’aiſance & une conſtitution plus robuſte.

Je ne me laiſſe pas gagner par l’entouſiaſme au point de m’aveugler ; mais en voyant la fécondité, preſque miraculeuſe, de cette plante, qui pourroit lui refuſer ſon admiration ?

On trouve, dans le Journal Economique du mois d’Octobre de 1770, qu’il y a des Pommes de terre qui ont produit juſqu’à cent quarante tubercules, dont vingt-quatre peſoient de douze à ſeize onces chacune ; ſoixante étoient d’une groſſeur ordinaire, & les autres étoient fort petites : il faut remarquer en même-tems que le terrein n’avoit pas été ſemé depuis deux ans, & qu’on l’avoit fatigué par d’autres récoltes : à cette obſervation nous pouvons ajouter celle de M. Elleray de Billingen, qui eſt bien digne d’être remarquée de tous les Cultivateurs.

Ayant ſemé en Mars une grande quantité de graines d’oignons, & planté en même-tems beaucoup de Pommes de terre, d’après la méthode ordinaire, dans la vue de préparer le terrein à d’autres récoltes, M. Elleray s’apperçut que les oignons manquoient, & ſe détermina à couper les ſommités des Pommes de terre & à les tranſplanter dans le quarré de terre où la graine d’oignons n’avoit pas pris ; elles produiſirent des Pommes de terre ſi belles, & en telle abondance, que cette plantation ſinguliere a excité l’admiration de tous ceux qui l’ont vue ; les racines d’où ces jets avoient été détachés, loin d’avoir été endommagées, ont donné une production plus forte : M. Elleray a obtenu une double récolte, l’une & l’autre très-abondante : il eſt à remarquer que les Pommes de terre qui avoient été d’abord plantées, & qui ont produit à la tranſplantation, avoient été miſes en terre pendant l’hiver.

Il eſt fait mention, dans le Journal hiſtorique & politique du mois de Mars, à l’article de Suede, que dans le cours de l’année derniere on a obſervé que le ſeigle n’a pas réuſſi partout, & qu’au contraire les Pommes de terre ont donné une récolte des plus abondantes.

La Société Patriotique, pour encourager la culture de ces racines, promet des recompenſes à ceux qui en recueilleront une plus grande quantité ; mais ſous la condition cependant qu’on ne négligera pas la culture du ſeigle.

Une Société d’Agriculture vient de donner une médaille d’or à un particulier pour avoir récolté deux mille boiſſeaux de Pommes de terre ſur un champ de quatre acres. Je ſuis perſuadé que ſi on propoſoit pour ſujet d’un prix, de trouver les moyens de conſerver toute l’année des Pommes de terre avec leur ſaveur & leur fraicheur, d’accoutumer la terre à produire nos racines dans toutes les ſaiſons, les recherches du Phyſicien, & l’induſtrie du Cultivateur nous mettroient certainement dans le cas de ne plus jamais craindre les famines qui déſolent encore aujourd’hui quelques Provinces du Nord.

Les Pommes de terre forment, ſans aucun mêlange, un aliment ſuſceptible d’une infinité de préparations : leur production ne craint pas les intempéries de l’air, puiſqu’elles n’y ſont pas expoſées, & que leur végétation ſe fait dans l’intérieur de la terre, ce qui les met à l’abri de tous les accidens que nos récoltes eſſuient ſi ſouvent. Le peu d’apprêt qu’elles exigent pour devenir un aliment ſalubre & digeſtible, les variétés ſans nombre qu’elles ſont en état de prendre dans les accommodages, enfin le ſimple expoſé des réſultats des expériences faites depuis quelque-tems, prouvent le cas qu’on doit faire de cette plante, & le rang qu’elle doit tenir parmi les végétaux néceſſaires & nourriſſans.

De toutes les cultures qui occupent les Européens, il n’y en a point qui demande moins de peine & d’être auſſi peu ſuivie que celle des Pommes de terre : toutes les terres, excepté celles qui ſont argilleuſes, parce que les racines ne peuvent s’y étendre, conviennent à leur culture. Enfin, tout bon Citoyen ne doute pas combien il ſeroit avantageux d’encourager la culture des Pommes de terre, dans les pays où il y a tant de terreins incultes, & où les viciſſitudes des ſaiſons moiſſonnent ſi ſouvent nos grains avant leur maturité.

Les Pommes de terre, comme mets, ſe déguiſent de mille manieres différentes, & perdent, dans les aſſaiſonnemens, le goût ſauvage qu’on leur reproche ; on les mange ſimplement cuites ſous la cendre ou dans l’eau, avec quelques grains de ſel, ſouvent un peu de beurre ; elles ſont excellentes en ſalade, à l’étuvée, à la ſauce blanche, au roux, avec la morue & la merluche, en friture, à la maître-d’hôtel & ſous les gigots ; on en farcit des dindons & des oyes roties ; on en prépare des beignets ; elles entrent dans les pâtés de légumes, dans les hachis ; on en fait encore des petits pâtés, des gâteaux & des tartes qui imitent tellement les tartes d’amandes qu’elles en impoſent aux plus grands Connoiſſeurs. Enfin, le Cuiſinier, dont l’art eſt aujourd’hui ſi délicat, ſi recherché & ſi important, trouvera dans les Pommes de terre de quoi exercer ſon génie inventif & meurtrier.

On fait avec les Pommes de terre réduites en pulpe, le lait caillé & les ſemences aromatiques, différentes ſortes de fromages, dont on a publié la préparation dans les Journaux. Quatre parties de ces racines, par exemple, & deux de lait caillé, font, avec les aſſaiſonnemens ordinaires, un fromage que l’on mange avec plaiſir.

On prépare encore avec les Pommes de terre une boiſſon caféïforme. Après les avoir coupées par tranches, on les fait ſécher ; on les rôtit enſuite dans un poélon de terre, & on les réduit auſſi-tôt en poudre dans un moulin à café ; on en fait une décoction, qu’on clarifie avec un ou deux blancs d’œuf, qui ſervent en outre à lui donner du corps. On mêle à cette décoction du ſucre & du lait.

Les Pommes de terre entrent dans la ſoupe des pauvres de la Charité de Lyon. Je pourrois citer pluſieurs Seigneurs qui nourriſſent dans leurs campagnes beaucoup de malheureux avec un mêlange de Pommes de terre, de riz & de quelques racines potageres.

Les Pommes de terre ſont la baſe du riz économique qui ſe diſtribue aux pauvres chez les Sœurs de la Charité de ſaint Roch ; & les Médecins de cette Paroiſſe ont obſervé que nos racines amélioroient le lait des Nourrices, & en augmentoient la quantité. Ils aſſurent dans leurs Certificats imprimés à la ſuite de la petite brochure publiée ſur la maniere d’apprêter le riz économique, que cette nourriture eſt non-ſeulement plus propre à la ſanté, que toutes celles que les pauvres ſont en état de ſe procurer, mais encore qu’elle prévient une multitude d’infirmités auxquelles les enfans ſont aſſujettis, & qui en font périr un grand nombre ; telles que les ulceres, les maux d’yeux, l’atrophie, &c. Auſſi les Commiſſaires de la Faculté ſont-ils étonnés des accuſations que l’on forme contre cette nourriture. Voici comme ils s’expriment dans leur rapport ſur les Pommes de terre : « Comment un aliment qui mérite tous les éloges, pourroit-il produire les écrouelles, dont la cauſe la plus commune eſt la mauvaiſe nouriture ? Eſt-il maladie plus voiſine des écrouelles que celles dont nous venons de faire mention ? Ne pourroit-on pas les regarder, à juſte titre, comme ſcrophuleuſes ? Dira-t-on qu’un aliment qui prévient à Paris des maladies preſque ſcrophuleuſes, ſi elles ne le ſont pas, donnent les écrouelles en Suiſſe ».

Il y a dans le Guide du Fermier des détails très-intéreſſans ſur les Pommes de terre. L’Auteur eſtimable de cet excellent ouvrage dit, que dans les diſettes de ces racines, & lorſqu’on ne pourroit ſe paſſer de la nourriture qu’elles procurent, il ſeroit poſſible, en levant les pelures avant de les faire cuire, & les mettant dans la terre au lieu des racines, de faire produire à chaque œilleton autant que s’il étoit nourri par la pulpe entiere. Il avance, que les Pommes de terre qui en réſultent, font douter ſi les racines même en auroient fourni de plus groſſes : il ajoute encore, qu’au défaut de leur racine, on pourroit ſe ſervir de la ſemence ; mais que les Pommes de terre qui en proviennent, ſont très-petites pendant pluſieurs années. M. de Puimarets, Membre de la Société Royale d’Agriculture de Limoges, dit dans ſon Mémoire économique ſur les Pommes de terre, que les Irlandois retirent, ſuivant leur méthode de cultiver ces racines, cent pour un, eu égard à la ſemence. Cette méthode eſt décrite dans le Mémoire que nous venons de citer.

M. Engel, Membre du Conſeil Souverain de Berne, dit dans ſon Traité ſur la nature, la culture & l’utilité des Pommes de terre, que c’eſt à tort qu’on choiſit les plus petites Pommes de terre pour planter. Ce Magiſtrat reſpectable préfere les moyennes, & entr’autres celles qui n’ont qu’un œil, parce qu’elle ne produiſent qu’une tige, qui eſt par conſéquent mieux nourrie & plus groſſe.

On trouve dans le Journal helvétique de Mai 1772, une Lettre ſur les Pommes de terre, & l’on propoſe la Méthode de M. Sprenger pour les cultiver. La bonté de cette méthode eſt confirmée par les expériences les plus déciſives faites dans le Duché de Wirtemberg, où elle eſt maintenant ſuivie.

M. Dubois, Baron de Saint-Hilaire, en bas Limouſin, a fait quelques expériences dans ſa terre ſur les Pommes de terre, & il en a envoyé le réſultat à la Société Royale d’Agriculture de Limoges, dont il eſt Membre. M. de Puimarets ayant bien voulu me les communiquer, j’en ai extrait ce qui concerne la culture pour l’inſérer dans cet ouvrage, me propoſant d’être plus utile à mes lecteurs, & d’entrer dans les vues patriotiques de M. le Baron de Saint-Hilaire, en multipliant de plus en plus les connoiſſances que l’on a ſur ces racines.

» Les éloges, dit M. le Baron de Saint-Hilaire, que j’avois entendu faire des Pommes de terre par les Anglois, m’engagerent, il y a trois ans, à en ſemer un petit eſpace de terrein. Malgré le peu de ſoin qu’on prit de ces plantes pendant une abſence aſſez longue que je fus obligé de faire, trois douzaines de Pommes, de terre ſemées, m’en rendirent trois ſacs à la récolte. Cette production me frappa ; mais le peu d’accueil que les payſans firent à cette nourriture, à laquelle je ne trouvois moi-même rien de ſupérieur, me l’auroit fait abandonner, ſi la lecture des ouvrages de M. Duhamel ne m’eût encouragé. Comparant ce qu’il en dit avec la petite épreuve que j’avois faite, je me décidai à la cultiver en grand, perſuadé que ſi le palais de nos payſans Limouſins trop délicaté par les châtaignes, ne pouvoit s’y accoutumer, quelques années de miſere les y forceroient. Malheureuſement, les ſuites n’ont que trop vérifié ma conjecture ; & qu’en tous cas on pourroit s’en ſervir utilement pour la nourriture de cochons, dont le débit fait une branche eſſentielle du commerce de la Province.

n’ayant donc pour objet, dans cette culture, que d’augmenter la matiere de la nourriture des animaux, & conſidérant l’exceſſive cherté de la culture à bras dans le canton que j’habite, je conclus que cette plante ne pourroit être réellement utile qu’autant qu’on pourroit la cultiver avec des bœufs, comme on cultive les vignes en Gaſcogne. Pour cet effet, je tâchai de faire exécuter la charrue nommée Cultivateur, décrite au deuxieme tome des Elémens d’agriculture de M. Duhamel. Quelque défectueux que ſoit cet outil, conſtruit par des ouvriers ignorans, & manié par des laboureurs mal-adroits dès qu’on les ſort de leur routine, je n’ai pas laiſſé de l’employer avec ſuccès ; il eſt vrai que j’ai eu à faire à une plante vigoureuſe, qui a bravé les maux faits par les pieds des bœufs & par un ſoc mal dirigé.

Pour ſavoir au vrai la différence de la dépenſe & du produit de la culture à bras, ou avec des bœufs, je pris deux portions de terre égales en ſurface & en qualité ; dans l’une je fis faire des trous de trois pieds de diametre, & huit pouces de profondeur, diſtans de deux pieds les uns des autres. Ce travail fut fait dans un eſpace d’une ſétérée[2], meſure de Brive. Je fis donner à l’autre terre un labour profond avant Noël ; il fallut deux journées de bœufs & d’un homme ; un ſecond labour au mois de Février, & un troiſiéme au mois de Mars, pour diſpoſer ma terre en planches de quatre pieds ſix pouces de large, non compris les ſentiers. Il ne fallut pour ces deux labours, que deux journées de deux bœufs & d’un laboureur.

Mes planches ainſi diſpoſées, je fis charrier dans ce champ trois charrétées de terreau mal conſommé, fait de balayure de baſſe-cour. Ce fumier fut dépoſé dans les ſentiers qui ſéparoient les planches ; il fallut une journée de deux bœufs & de trois hommes. Le lendemain un homme ſema des Pommes de terre coupées à quartier ſur ce fumier ; & le laboureur les récouvroit d’un trait de charrue. On mit une demi-journée à ce travail.

L’autre portion de champ donna beaucoup plus de peine ; comme l’eſpace entre les trous n’étoit pas ſuffiſant pour faire paſſer une charrete, il fallut dépoſer le fumier à la tête du champ, & le porter dans les trous avec des paniers. Celui qui fit ce tranſport n’ayant pas obſervé d’égalité, trois charretées ne furent pas ſuffiſantes ; on en charria deux de plus. Ces différens tranſports de fumier, ou la plantation qui ſe fit en même-tems, occuperent quatre hommes pendant ſix jours, & deux bœufs pendant une demi-journée.

Ces plantations, dans l’une & l’autre terre, furent faites du 8 au 20 d’Avril.

Vers le 12 Mai on donna un léger ſarclage, à la main, aux plantes qui étoient dans les trous ; ce travail occupa quatre hommes pendant deux jours.

Dans l’autre portion de terre, ſemée à rayons, la naiſſance des plantes fut plus tardives, elles ne parurent que vers le 25 Mai ; j’attribuai cette lenteur à ce qu’étant ſemées ſur le fumier même, elles furent repliées par l’oreille de la charrue, & que le fumier étant mal conſommé, forma comme une croûte au-deſſus ; mais dès qu’elles eurent été ſarclées, elles réparerent bien-vîte le tems qu’elles avoient mis à naître. Cette façon, qu’on leur donna vers les premiers jours de Juin, occupa quatre hommes pendant un jour.

Les différens travaux des récoltes ne permirent pas de s’occuper de leur culture, juſque à la fin de Juillet, que je fis donner un binage à chacune de mes deux pieces.

Les plantes dans la piece ſemée à rayons n’avoient que dix-huit pouces de hauteur, furent rechauſſées de deux traits de charrue donnés de chaque côté des rayons ; ce travail occupa trois hommes & un bœuf depuis quatre heures juſqu’à dix, ce qui fait une demi-journée. Le binage dans l’autre piece fut beaucoup plus couteux, on le donna avec le hoyau ; & comme les plantes avoient, pour la plûpart, trois pieds de hauteur, & que la terre, aſſollée par les pluies abondantes qu’il fit en Juin & Juillet, étoit en groſſes mottes, ce travail fut long & pénible ; il occupa quatre hommes pendant huit jours. Les occupations de la ſaiſon ne permirent pas de leur donner d’autre façon.

L’autre champ eut deux façons de plus, l’une vers le 15 d’Août, l’autre au 8 de Septembre ; ces deux façons ne demanderent pas plus de tems que la premiere, chacune une demi-journée de trois hommes & d’un bœuf.

Avant de paſſer au produit de ces deux pieces, je crois qu’il eſt néceſſaire de raſſembler les prix des différentes façons données à ces deux terres ; pour mieux juger à laquelle de ces deux cultures on doit donner la préférence. Quoique tout ces travaux ayent été faits par des valets à gage, j’ai eſtimé les journées d’homme & de bœufs, nourriture compriſe, au taux commun du canton où j’habite.

Culture a bras.
Prix fait des trous 7 12
Façon de fumier & plantes, de bœufs & d’un homme 15
Vingt-quatre journées d’hommes à 12 ſ. 14 8
Sarclage, huit journées à 12 ſ. 4 16
Binage, 31 journées à 15 ſ. 24
Total 51 11
Culture a bœufs.
Premier labour, deux journées de deux bœufs & d’un homme à 30 ſ. 3
Deuxieme & troiſieme labour, deux journées, idem. 3
Façon de fumer, demi-journée d’un Bouvier & deux bœufs. 15
Plus, deux journ. d’hommes. 1 4
Façon de ſemer, demi-journée de bœufs 15
Plus, demi-journ. d’homme. 6
Sarclage, quatre journ. à 15 ſ. 3
Premier, deuxieme & troiſieme binage, une journée & demie d’un bœuf & d’un homme 2 5
Plus, trois journ. d’un homme 2 5
Total 16 10
On voit, par ces deux états de dépenſe, que la culture à bras eſt deux fois plus diſpendieuſe que la culture avec des bœufs, qui doit être préférée en ce que, dans un pays où les bras manquent, il eſt preſqu’impoſſible, quand on veut cultiver en grand cette plante, de donner à propos pluſieurs façons qui peuvent ſeules procurer une récolte abondante ».

M. de S. Hilaire ajoute, dans une Lettre, 1.o » que la culture avec les bœufs, en eſpaçant les rapports de trois pieds ſix pouces, eſt conſtamment dans la proportion de dix-ſept à cinquante-quatre moins chere & auſſi fructueuſe que la culture à bras, en plantant à deux pieds en quinconce. 2.o C’eſt un moyen de détruire en un an le chiendent d’une terre, quelqu’abondant qu’il puiſſe y être.

Le produit de ces deux portions de terre fut auſſi différent que le ſont les frais des deux cultures : dans la portion cultivée par les bœufs, on rechauſſa les plantes graduellement ; leur croiſſance n’en fut point intérompue ; & malgré la fameuſe gelée du 7 Octobre, qui empêcha leur parfaite maturité, cette piece me rendit deux charretées & demie ; la charretée évaluée douze quintaux, ce qui fait en tout trente quintaux.

Il s’en faut bien que l’autre piece ait autant rendu ; les pluies continuelles qu’il fit cette année ayant trop ſouvent innondé les trous, un quart de la ſemence, ou à peu près, ſe pourrit ſans germer, & celles qu’on replanta ne donnerent que des tiges ſans fruits ; ces plantes ayant d’ailleurs été buttées bruſquement de deux pieds ſix pouces de terre peu friable, ce poids ſubit empêcha les racines de s’étendre, & chaque plante ne donna que trois ou quatre pommes, tandis que dans l’autre piece, pluſieurs plantes, dont je comptai moi-même les tuberculles, en donnerent juſqu’à trois cens, depuis la groſſeur du poing juſques à celle d’un œuf de pigeon, une entr’autres, qui ſe trouva iſolée à ſix pieds de toutes les autres qui avoient péri par un ruiſſeau que les grandes pluies avoient formé, & que les valets s’étoient amuſés à cultiver à bras chaque fois qu’on avoit biné les autres plantes ; cette ſeule plante, dis-je, dont on compta ſcrupuleuſement les tuberculles, en avoit produit neuf cens quatre-vingt-ſix ; il eſt vrai que la moitié n’étoit que de la groſſeur d’une noiſette : il eſt à remarquer que cette plante n’avoit point fleuri ni porté de graine.

Cette différence de dépenſe & de produit, & la difficulté de donner à bras les façons à propos, m’ont décidé pour la culture avec les bœufs.

En conſéquence, les deux même portions de terre, & une ſétérée de plus, en tout trois ſétérées, ont été ſemées à rayons le 8 de Mai de l’année derniere 1770, & cultivées avec les bœufs ; la culture de la premiere année ayant rendu la terre très-meuble à une grande profondeur, on n’a eu beſoin de ne donner qu’un léger labour pour unir le terrein avant que de dreſſer les planches. La ſeule différence que je fis mettre dans la façon de ſemer, fut de faire recouvrir de terre le fumier dépoſé dans les ſentiers, de faire ſemer les Pommes ſur cette terre & non ſur le fumier comme l’année précédente, pour obvier à l’inconvénient que je préſumois avoir retardé leur naiſſance. Ce travail ſe fit en donnant d’abord un trait de charrue du côté du ſillon ; un homme venant derriere le Bouvier ſemoit des portions de Pommes à un pas de diſtance les unes des autres, & les aſſuroit avec le pied, & le Laboureur les recouvrit d’un ſecond trait de charrue donné en ſens contraire. On donna un ſarclage à la main dès que les plantes furent nées, & trois binages avec les bœufs ; le dernier fut donné dans les premiers jours de Septembre.

La fanne ayant ſéché au commencement de Novembre, on fit la récolte des Pommes de terre en renverſant de côté & d’autre la terre des dos d’âne par pluſieurs coups de charrue que l’on réitéra juſque à ce qu’on décrouvrit les tubercules, ce qui accelere beaucoup le travail ; après cette opération, un homme, d’un coup de hoyau, arracha les plantes qu’il jetta à côté de lui, & les Pommes furent ramaſſées par des femmes & des enfans ; cette façon de les recueillir eſt, ſans contredit, la plus expéditive. Le produit de ces trois ſétérées a été de ſept charretées, évaluées à douze quintaux la charretée, ce qui fait en tout quatre-vingt-quatre quintaux.

Après avoir rendu compte de la culture & du produit, je paſſe aux uſages auxquels je les ai employés ; & pour pouvoir en fixer la valeur réelle, j’ai cru devoir la mettre en comparaiſon avec le ſeigle, tant pour l’uſage que pour le produit.

Mon but n’ayant été d’abord que de me procurer une plus abondante nourriture pour les cochons, je voulus ſavoir juſques à quel point elle les engraiſſoit ; je fis, en Novembre 1769, engraiſſer deux cochons avec la ſeule Pomme de terre, qu’on faiſoit cuire à grand feu, & qu’on écraſoit enſuite groſſiérement dans leur trovet. On y mit les premiers jours un peu de ſon, qu’on ſupprima bientôt tout-à-fait, dès qu’ils furent accoutumés à la manger pure. Ces animaux coutoient, au mois de Mai, 40 liv. & furent vendus, le 20 Janvier, 178 liv. j’ai cette année fait la même expérience ſur quatre cochons, dont deux, qui coutoient 15 liv. en Février, ont été vendus 66 liv. & les deux autres, qui ont été tués, & coutoient en Mars 54 liv. ont été eſtimés 170 liv. ces animaux ont conſommé environ le tiers de mes Pommes de terre.

L’avantage d’engraiſſer les animaux ſans employer les grains utiles à la conſommation, eſt ſans doute très-grand ; mais on peut les rendre encore plus grand dans des années de diſette, en faiſant ſervir ces mêmes productions à la nourriture de l’homme.

Pluſieurs Payſans, frappés de l’abondante récolte que j’avois faite en 1769, ont voulu en eſſayer & s’en ſont bien trouvés ; un de mes Métayers entr’autres, en a recueilli environ une charretée qu’il a employé à ſe nourrir lui & ſa famille, ſoit en les faiſant cuire avec les chataignes, ſoit en bouillie ou cuites au lait ; toute cette famille s’eſt très-bien habituée à cette nourriture, & les enfans ſur-tout, qui les préférent aux chataignes : l’économie que ce Payſan a trouvé dans cette nourriture l’a frappé ſi vivement, qu’il a réſolu d’en ſemer dorénavant trois ſétérées chaque année. Il m’a aſſuré que tant qu’il en a eu, ſa conſommation de grain a diminué de moitié, & qu’il ſe trouvoit tout auſſi bien raſſaſié, & beaucoup moins peſant que lorſqu’il mangeoit la chataigne ».

Je n’ai fait juſqu’à préſent qu’emprunter les termes de M. le Baron de S. Hilaire ; j’aurois voulu pouvoir inſérer ici en entier le Mémoire de ce Cultivateur diſtingué, tant il contient de faits intéreſſans ſur l’uſage des Pommes de terre ; mais cet ouvrage eſt déjà trop long pour l’examen d’une ſimple racine ; ainſi j’en reprends la ſuite.

Voici l’extrait d’une Lettre du Pere Juſtin, Récolet à Sarre-Louis, écrite à M. de Puimarets.

» Dans les Pommes de terre que j’ai l’honneur de vous envoyer, il y en a de deux eſpeces ; les longues ſont mûres à la S. Jacques, le 25 juillet ou environ, & ſe plantent vers la mi-Avril, c’eſt-à-dire, lorſque les gelées ſont paſſées : les rondes peuvent ſe planter quinze jours plutôt, & ſe récolter quinze jours avant : j’ai cru devoir vous envoyer ces deux eſpeces, afin de ſavoir les différences pour le goût, & de pouvoir diſcerner celles qui méritent la préférence : ſi les rondes ne ſont peut-être pas d’une ſi bonne qualité, elles ont du moins l’avantage d’être mûres plutôt, ce qui peut devenir d’une très-grande commodité à la campagne. Lorſque l’une & l’autre eſpece eſt à demi terme de maturité, on les pioche, c’eſt-à-dire, qu’on ôte avec la pioche les mauvaiſes herbes qui croiſſent autour, ce qui ſignifie amaſſer la terre en monceaux élevés autour de chaque pied, afin que le fruit ait plus de nourriture, & demeure couvert à meſure qu’il groſſit : il n’eſt plus néceſſaire de les retirer tout à la fois de terre, quoique mûres ; on peut en recueillir ce qu’on en a beſoin, & laiſſer le reſte encore quinze jours à trois ſemaines en terre. Quand les Pommes de terre ſont groſſes, on peut les couper en pluſieurs morceaux pour les planter, pourvu que les germes reſtent entiers ; on les plante un bon demi-pied en terre. Ce fruit, auſſi commun qu’il puiſſe être dans ce pays, eſt d’une reſſource infinie pour la nourriture des hommes ou des beſtiaux, il eſt ſain & ne cauſe de mal à perſonne ».

Quelles que ſoient donc les objections qu’on puiſſe faire contre la culture des Pommes de terre, en diſant qu’il eſt à craindre qu’en s’y appliquant trop, on néglige celle du bled, toujours préférable ; elles tombent d’elles-même, puiſqu’on ne demande pour ce

légume que des terreins incultes, & que ſi on y emploie ces terres qui ſont en jachere pour le grain, elles pourront devenir plus fertiles l’année ſuivante, parce qu’elles auront été ameublées par les Pommes de terre.

On me permettra de donner ici, par forme de ſupplément, qui ajoute l’agréable à l’utile, quelques manieres d’apprêter les Pommes de terre, qui ne ſont peut-être pas encore connues de tout le monde.

Après avoir fait cuire nos racines, on les pele & on les coupe par tranches ; on les paſſe au beurre avec ſel, poivre, ciboule, perſil bien haché, un peu de farine ; on les mouille enſuite avec du bouillon, demi-ſeptier de bon vin, plus ou moins, ſuivant la quantité, & on les ſert chaudes ſous le nom de matelote.

Les Allemands font, avec nos racines, des boulettes, & voici comme ils s’y prennent : ils cuiſent, pelent & coupent par tranches leur Pommes de terre ; cela fait ils prennent un petit pain blanc qu’ils réduiſent en morceaux minces & quarrés, qu’ils font frire avec du beurre, ils font enſuite un mêlange avec du lait, un peu de farine, dont ils forment des boulettes qu’ils mettent cuire.

Lorſque les Payſans veulent ſe régaler, au lieu de faire cuire les Pommes de terre dans l’eau, ils les mettent dans un vaiſſeau de terre graiſſé avec du beurre, & ils les font cuire au four. Préparées de cette maniere elles font infiniment plus délicates.

Pour faire de la bouillie de Pommes de terre, on les réduit en pulpe, on délaie cette pulpe dans du lait, on fait cuire le tout en y ajoutant, vers la fin, les jaunes de deux ou trois œufs, & tant ſoit peu de ſucre ; ſi à la place de la pulpe de Pommes de terre on emploie leur farine, la bouillie eſt moins blanche & n’eſt pas auſſi bonne.

En délayant la pulpe de Pommes de terre dans du bouillon gras ou maigre, elle préſente à peu près les mêmes avantages que les purées de nos

légumineux ; j’ai mangé des ſoupes préparées ainſi qui m’ont paru excellentes.

On fait avec nos racines un gâteau évidemment économique, puiſqu’on le prépare ſans beurre, ſans lait, ſans ſel, ſans eau & ſans farine. Voici de quelle maniere : après avoir fait cuire les Pommes de terre ſous les cendres, comme les marons, on les épluche & on les réduit en pulpe ; on met une livre de cette pulpe dans une grande terrine ; & on y ajoute ſix jaunes d’œufs, quatre onces de ſucre en poudre, on pétrit le tout enſemble ; on y met enſuite les zeſtes d’un citron rapé, ſon jus, & les ſix blancs d’œufs ; on met le mêlange dans une tourtiere un peu graiſſée avec du ſain-doux, afin que le gâteau ne s’y attache pas.

La fécule ou l’amidon des Pommes de terre, mêlée avec de la farine, & traitée à la maniere des Pâtiſſiers, pour faire des biſcuits, en donne de très-délicats ; je l’ai éprouvé, & je ſais que les Flamands n’ignorent pas cette préparation.

Il eſt poſſible de faire encore avec cet amidon, une eſpece de confiture, dont la ſaveur approche beaucoup de la gelée de pommes ; pour cela on prend quatre onces de ſucre que l’on fait fondre dans autant d’eau ; on y délaie peu-à-peu deux gros d’amidon, & on fait bouillir le tout un moment, en agitant ſouvent le mêlange, & ajoutant ſur la fin quelques cuillerées d’eau divine. On obtient par ce moyen une gelée tranſparente & d’une bonne conſiſtance.

La facilité avec laquelle nos Pommes de terre ſe prêtent à toutes ſortes de ragoût m’a fait naître l’idée d’en composer un repas, auquel j’invitai pluſieurs Amateurs ; & au riſque de paſſer pour être atteint de la manie des Pommes de terre, je vais terminer cet Examen par en faire la deſcription : c’étoit un dîné. On nous ſervit d’abord deux potages, l’un de purée de nos racines, l’autre d’un bouillon gras, dans lequel le pain de Pommes de terre mitonnoit aſſez bien ſans s’émietter ; il vint après une matelote ſuivie d’un plat à la ſauce blanche, puis d’un autre à la maître-d’hôtel, & enfin un cinquieme au roux. Le ſecond ſervice conſiſtoit en cinq autres plats non moins bons que les premiers ; d’abord un pâté, une friture, une ſalade, des beignets, & le gâteau économique dont j’ai donné la recette ; le reſte du repas n’étoit pas fort étendu, mais délicat & bon ; un fromage, un pot de confiture, une aſſiette de biſcuit, une autre de tartes, & enfin une brioche auſſi de Pommes de terre, compoſoient le déſert ; nous primes après cela le caffé, auſſi décrit plus haut.

Il y avait deux ſortes de pain ; celui mêlé de pulpe de Pommes de terre & farine de froment, repréſentoit aſſez bien le pain mollet ; le ſecond, fait de pulpe de Pommes de terre, avec leur amidon, portoit le nom de pain de pâte ferme ; j’aurois deſiré que la fermentation m’eut mis à même de faire une boiſſon de nos racines, pour contenter pleinement mes convives, & dire avec fondement : aimez-vous les Pommes de terre, on en a mis partout. Chacun fut gai ; & ſi les pommes de terre ſont aſſoupiſſantes, elles produiſirent ſur nous un effet tout contraire.

Ce repas vaut bien, je penſe, celui dont on nous a fait le détail, il y a quelques années, dans le Journal Encyclopédique. Les convives avoient, dit l’Amphitrion de ce feſtin, chacun leur plat ; des araignées, des crapauds, des ſouris, des cloportes en vie, on fait les délices de ces Amateurs : il eſt fâcheux qu’on ne nous ait conſervé que la ſaveur des araignées ; le gourmet la compare à la noiſette huileuſe. Les plaiſanteries qu’on a fait ſur ce dégoutant feſtin ont beaucoup contribué à la gayété de mes Convives dans le repas que je leur ai préſenté.

On ſera étonné, peut-être, même formaliſé, de voir dans un Examen Chymique la deſcription d’un repas qui n’eſt pas un être de raiſon ; mais il faut faire attention que cette deſcription a ſon but : celui de multiplier les reſſources de la Pomme de terre, & de détruire des préjugés par des faits moins déſagréables, & plus du goût des gens du monde que le déjeûné philoſophique de nos mangeurs d’inſectes rébutans.

Tout ce qui a été dit dans cet ouvrage fait voir ſuffiſamment que j’ai eu en vue pluſieurs objets principaux ; mon deſſein a d’abord été d’examiner les Pommes de terre à leur extérieur, enſuite de pénétrer dans leur intérieur en les décompoſant, pour connoître la nature des principes qui les conſtituent, puis de les porter au mouvement de fermentation afin d’en faire du pain et des boiſſons ; enfin j’ai terminé par expoſer quelques faits relatifs à la culture de ces tubercules, à leur conſervation & à leurs uſages économiques.

Je crois être fondé à avancer que les variétés ſans nombre, dont les Pommes de terre ſont ſuſceptible, viennent autant du climat & du terrein qui les produiſent, que du tems où elles ont été plantées, de la maniere dont on les a cultivée & recueillie. En effet, l’on ſait combien ces différentes circonſtances influent ſur les végétaux. On peut donc aſſurer qu’il n’y a que les rouges & les blanches qui ſoient réellement diſtinguées, tant par rapport à leur couleur & à leur ſaveur, qu’à cauſe des parties de leur fructification.

Les Pommes de terre ſont toutes revêtues d’une peau, dont le tiſſu eſt extrêmement ſerré ; on trouve deſſous cette peau une pellicule plus ou moins colorée, adhérente à la chair de nos racines, & qui s’y confond même par la cuiſſon en perdant une partie de ſa couleur, mais on la lui rend par le moyen des acides, & elle eſt ſouvent plus belle & plus foncée qu’elle n’étoit auparavant.

La partie colorante des Pommes de terre paroît devoir ſon origine à l’acide de la plante, car la ſuperficie de ces tubercules a plus de goût que le centre, & ſi on remarque avec quelqu’attention la plûpart des racines, on voit que la ſubſtance qui s’éloigne le plus du centre eſt plus colorée & a plus de ſaveur. Combien de fruits dont la couleur, la ſaveur & l’odeur réſident dans leur peau.

La pellicule rouge eſt extractive ; mais la chaleur volatiliſe en partie l’acide qui la colore, de maniere qu’une Pomme de terre, cuite dans l’eau ou ſous la cendre, n’eſt presque plus colorée : c’eſt à cet acide plus ou moins abondant qu’eſt due la petite âcreté qu’on reproche aux Pommes de terre, qui n’exiſte pas dans les blanches, & qui diſparoit dans les autres par la cuiſſon & les aſſaiſonnements.

L’eau dans laquelle bouillent les Pommes de terre devient verte, & cette couleur verte a allarmé beaucoup de perſonnes, & a ſuffi pour leur rendre les Pommes de terre un aliment ſuſpect ; en conſéquence on les a accuſé de pluſieurs maladies auxquelles elles n’avoient aucune part ; il eſt d’ailleurs aiſé de ſentir que cette couleur verte n’eſt nullement nuisible, puiſque les Pommes de terre qui ſont cuites ſous la cendre ne ſont pas moins ſaines que celles qui ont bouilli ; elles ont au contraire, pardeſſus ces dernieres, l’avantage d’être plus délicates & plus ſavoureuſes, avantage que nous avons attribué à la déperdition du fluide aqueux, & qui peut encore venir de la préſence de cet extrait qui communique à l’eau la couleur verte.

Nous avons vu que cette partie colorante verte étoit changée en rouge par tous les acides, & que les Pommes de terre préſentoient dans ce cas la même choſe qu’une infinité de végétaux dont l’eau extrait une couleur plus ou moins intenſe, ſur laquelle les acides avoient de l’action : nous avons donné pour exemple la décoction de bardane, d’énula-campana, de petites raves, qui ſont d’un beau verd, & qui rougiſſent par l’addition de quelques gouttes d’acide. On ne pourroit pas dire que ces racines prises en décoction, ou en ſubſtance, ont des effets pernicieux.

La diſtillation au bain-marie de nos racines, ne nous a pas montré qu’elles contiennent de principe odorant, nous n’en avons retiré que de l’eau chargée d’une odeur herbacée, ſemblable à celle de toutes les plantes qu’on appelle inodores.

La diſtillation à la cornue a fourni une énorme quantité d’eau qui, ſur la fin, eſt devenue acidule, enſuite plus acide ; après cela il a paſſé de l’huile légere & de l’huile peſante : le réſidu a préſenté toutes les marques du regne végétal, & ſa petite quantité m’a fait dire combien les Pommes de terre devoient être exemptes du ſoupçon de cauſer des peſanteurs ſur l’eſtomac de ceux qui s’en nourriſſoient.

Le feu, quelque modéré qu’il ſoit, change toujours les corps qui éprouvent ſon action : en conſéquence, pour ſavoir dans quel état de combinaiſon ſe trouvoit cette grande quantité d’eau dans les Pommes de terre, j’ai cherché à l’en extraire par le moyen de la preſſe ; ce qui m’a donné occaſion en même-tems de ſéparer les autres parties conſtituantes de ces tubercules, & de les examiner chacune en particulier.

J’ai fait voir trois parties bien diſtinctes dans les Pommes de terre, la premiere, & celle qui eſt la plus abondante, eſt l’eau de végétation, colorée par un extrait mucilagineux & ſalin qu’elle tient en diſſolution ; la ſeconde, une fécule blanche, inſipide, peſante, inſoluble dans l’eau, & ſe ſéchant fort aiſément ; la troiſieme enfin, une partie fibreuſe, légere, inſoluble auſſi dans l’eau, & qui ſe met difficilement en poudre.

Dans l’examen particulier que j’ai fait de ces trois ſubſtances, la premiere m’a préſenté tous les caracteres d’un ſuc de plantes que j’ai comparé à celui de bourrache & de bugloſſe ; j’en ai retiré un ſel eſſentiel qui, s’il étoit en plus grande quantité, rendroit ſans doute nos racines moins fades ; il ſert donc, ainſi que celui qu’on y ajoute comme aſſaiſonnement, à rendre cet aliment digeſtible & nourriſſant ; loin donc de priver les Pommes de terre de cette ſubſtance ſaline, il ſeroit à ſouhaiter qu’elles en poſſédaſſent davantage, & je ne doute pas que par la culture on ne parvienne à leur en donner une plus grande quantité.

La ſeconde des parties conſtituantes eſt, ſans contredit, la plus intéreſſante & celle qui a fixé toute mon attention ; c’eſt la fécule. Je crois, que mes expériences ont démontré que cette fécule étoit de l’amidon ſemblable en tout point à celui du bled & des autres végétaux farineux. Il eſt bien étonnant qu’au commencement de ce ſiecle on ait ſongé à ſubſtituer à l’amidon du bled celui des autres ſubſtances qui en contiennent, & que dès 1716, y ayant eu des privileges excluſifs accordés pour fabriquer de pareils amidons ; l’on ſoit encore obligé maintenant de conſacrer, pour des objets de luxe, la meilleure nourriture de l’homme ou des beſtiaux.

La troiſieme partie conſtituante des Pommes de terre eſt fibreuſe. Il y a grande apparence que c’eſt cette partie fibreuſe qui ſert à la germination ; elle eſt inſipide ; mais dès qu’elle germe, elle devient dure, âcre, & ne peut plus ſe manger ; j’ai eſſayé de la convertir en amidon, d’après les procédés des Amidonniers, & j’ai dit les raiſons pour leſquelles je n’avois pu réuſſir.

L’énorme quantité d’eau renfermée dans les Pommes de terre, tient leurs principes écartés les uns des autres juſqu’à ce que la coction les combine & en faſſe un tout uniforme, lequel ne ſemble contenir rien d’aqueux.

Le grand point étoit de faire lever nos racines ; & j’avouerai que c’étoit à la réuſſite de cette expérience que j’attachois toute mon ambition, parce qu’en effet il en ſeroit réſulté des avantages infinis ; je commençai d’abord par répéter les expériences qui avoient été faites par des gens animés du bien public, & j’eus les mêmes réſultats ; j’en fis de nouvelles ; mais penſant que ce n’étoit que ſous la forme ſéche que je pouvois traiter aiſément mes racines, je leur enlevai l’humidité ſurabondante, & je les réduiſis en farine, perſuadé encore que dans l’état ſec & pulvérulent les principes n’étant pas combinés comme dans la pulpe par la coction, je parviendrois à leur reſtituer la propriété fermentative que le feu auroit pu leur avoir fait perdre : mes tentatives ont été ſans ſuccès ; il eſt vrai qu’au moyen d’un levain dans lequel j’ai introduit un peu de miel, je ſuis venu à bout de faire un pain de Pommes de terre paſſable ; mais je me ſuis attaché à bien faire entendre que nos racines ſeules ou mêlangées avec le froment n’étoient pas économiques ſous la forme de pain, que contenant beaucoup d’eau, elles en retenoient trop dans le pain de froment, & ſervoient à faire paſſer trop vîte la ſubſtance nourriſſante en la rendant trop légere & trop promptement digeſtible : nous avons des exemples familiers de l’effet des pains dans leſquels on fait entrer beaucoup d’eau que l’on y retient à la faveur de quelque choſe de mucilagineux, comme du lait, &c.

Je ne ſaurois trop inſiſter ſur cet article du pain ; j’ai déjà dit que s’il arrivoit qu’on manquât des graines employées à notre nourriture ordinaire, on pourroit y ſuppléer avec les autres graminés en les aſſociant aux Pommes de terre qui les rendroient moins âcres & moins peſantes : dans le cas où ces graminés ſeroient encore rares, il ſeroit poſſible de faire du pain avec la pulpe de Pommes de terre, leur amidon & un peu de levain.

J’ai cru qu’il ne ſuffiſoit pas dans ce travail de démontrer ſi le végétal qui en eſt l’objet avoit un principe capable de nuire, il falloit encore rechercher quelle étoit ſa propriété ſalutaire, de quelle nature étoit ſa ſubſtance nourriſſante, & combien il en poſſédoit : j’ai d’abord penſé à la matiere glutineuſe découverte dans le bled par M. Beccari ; ne l’ayant pas plus rencontré dans nos Pommes de terre que dans une foule de plantes farineuſes que j’ai également examiné dans cette intention, j’aurois conclu naturellement, quand M. Model ne me l’auroit pas laiſſé deviner, que la matiere glutineuſe n’étoit rien moins que la partie principalement nutritive du bled, mais bien l’amidon qui conſtitue l’état farineux des graminés & des légumineux, & que ceux-ci nourriſſent d’autant plus qu’ils en contiennent une plus grande quantité.

À peine la découverte de M. Beccari fut-elle repandue qu’on s’empreſſa de la vérifier ; les Chymiſtes de toute l’Europe examinerent la ſubſtance glutineuſe par la voie de l’analiſe ; elle fut le ſujet de pluſieurs Theſes ſoutenues dans différentes Univerſités ; enfin il n’y eut qu’une opinion ſur cette ſubſtance ſinguliere, ſavoir quelle étoit la partie vraiment nutritive du bled. M. Model ſeul a publié le contraire ; mais je dois avouer en même-tems qu’il nous manquoit des expériences pour établir ſon ſentiment. Je déſire, pour la gloire de cet habile Apothicaire, que mes recherches contribuent à le faire adopter, en levant tous les doutes à ce ſujet.

Quoique la ſubſtance glutineuſe ne ſoit pas telle qu’on l’a avancé, il s’en faut bien qu’elle ſoit inutile ; ſon exiſtance dans le bled, à l’excluſion des autres graines, paroît faire toute la ſupériorité du froment par rapport au pain qu’on en fait : la place que cette ſubſtance occupe dans le grain, ſes effets dans la farine, ſes fonctions dans la pâte, & le pain qui en réſulte, ont donné lieu à quelques réflexions que nous nous ſommes permis de faire, & nous avons avancé que cette ſubſtance ſe trouvoit en trop petite quantité, même dans les meilleurs bleds, pour être leur partie principalement nutritive ; qu’enfin il étoit bien plus naturel & plus ſimple de penſer que c’étoit l’amidon ; lui qui dans les farines blanches fait plus des trois quarts de leur poids, & que la nature a diſtribué en abondance dans tous les végétaux qui ſervent d’aliment principal aux hommes & aux animaux, lui enfin avec lequel nous avons fait, ſans autre mêlange que le levain ordinaire, du pain dont nous nous ſommes nourri, ſoit que cet amidon appartint au bled, aux Pommes de terre ou aux autres plantes d’où nous en avons retiré ſans y avoir remarqué des différences eſſentielles.

L’amidon & la ſubſtance glutineuſe ſont deux êtres ſinguliers ſur leſquels je me ſuis arrêté fort long-tems : ſi je n’ai pu déterminer abſolument leur nature, je crois au moins avoir expoſé leurs effets & leurs propriétés. Le bled, contenant encore deux autres ſubſtances, je me ſuis occupé à les examiner.

J’ai retiré du bled, par l’ébullition dans l’eau, un extrait mucilagineux & déliqueſcent qui étoit un peu doux : à meſure que le bled éprouvoit le feu, j’ai remarqué qu’une partie de cet extrait ſe combinoit avec l’amidon & perdoit les propriétés d’attirer l’humidité de l’air & d’être ſucré, ce qui pourroit jetter quelques lumieres ſur la nature & la formation de l’amidon ; il n’eſt d’ailleurs perſonne qui, ayant goûté du bled avant l’époque de ſa maturité, ne ſe ſoit apperçu qu’il étoit ſucré ; ainſi que l’extrémité des tuyaux qui ſoutiennent les épis.

Cet extrait mucilagineux eſt ce qu’on appelle le corps doux, bien distingué de l’amidon ; il eſt ſucré & viſqueux, attirable à l’humidité de l’air, ſoluble dans l’eau, ſuſceptible de fermenter de lui-même ; propriétés que n’a pas l’amidon. On ne fait pas avec le corps doux, du pain, des bouillies, & de l’empois. Enfin, l’amidon eſt toujours inſipide, ſec & pulvérulent ; le corps doux eſt ſavoureux & ſans ceſſe déliqueſcent.

J’ai conſidéré, après cela, le ſon comme l’enveloppe générale de la ſubſtance amylacée, enveloppe compoſée de pluſieurs membranes plus ou moins huileuſes & épaiſſes, en raiſon de l’eſpece & de la bonté du grain. La diſpoſition que le ſon a de s’altérer promptement, les produits qu’il fournit à la cornue, la viteſſe avec laquelle il s’enflamme lorſqu’on l’expoſe à un feu violent, ſa légèreté & ſon état ſpongieux, les effets qu’il a produits dans le pain où nous l’avons fait entrer en petite doſe, ſont autant de propriétés qui appartiennent à la ſubſtance glutineuſe, & qui, ſans compter les autres caracteres de reſſemblance que nous avons eu ſoin de faire appercevoir, prouvent aſſez évidemment que cette ſubſtance glutineuſe eſt due au ſon, comme l’a avancé le ſavant Chymiſte de S. Péterſbourg.

Les quatre ſubſtances dont je viens ſucceſſivement de faire mention, ſont donc celles qui conſtituent le bled & qui s’y trouvent en plus ou moins grande abondance, ſelon l’eſpece, la qualité du grain, & l’année qui l’a produit : elles ont des propriétés particulieres qui les diſtinguent entr’elles ; la ſubſtance glutineuſe abonde en huile ; le ſon contient plus de terre, tandis que l’amidon a beaucoup du principe ſalin, mais dans un état de combinaiſon parfaite, & le mucilage eſt plus aqueux ; c’eſt ce dernier qui fermentant aiſément, attenue & diſſous les autres parties que l’action du feu réunit pour en former la ſubſtance légere, délicate, ſavoureuſe & agréable, qui fait dans nos contrées la nourriture d’une partie du genre humain.

La partie corticale varie ainſi que le mucilage qui la renferme ; le ſon du bled ne reſſemble pas à çelui du ſeigle, ni celui du ſeigle au ſon de l’orge ; il en eſt de même du mucilage qui, tantôt eſt abondant & viſqueux, & tantôt doux, ſucré, & plus ſuſceptible de la fermentation : il ſeroit eſſentiel de bien déterminer ces différences, ſoit dans les graminés, ſoit dans les légumineux ; pour l’amidon, je le crois homogene dans toute la nature, plus ou moins engagé dans ce même mucilage, & ſouvent combiné au point qu’il eſt difficile de l’en retirer. Nous avons parlé d’une eau graſſe, d’où on ne peut obtenir à part l’amidon qu’elle contient ; & en diſant que le bled eſt de toutes les ſemences, celle qui poſſede le plus d’amidon, nous avons vu que celui-ci y étoit auſſi plus libre, & par conſéquent plus facile à être débarraſſé de ſes entraves par le procédé de l’Amidonnier.

Quoique le froment ſoit le plus recherché par les inſectes, & le plus difficile à conſerver que toutes les ſemences de la famille nombreuſe des graminés, on ne peut diſconvenir que ce ne ſoit auſſi le grain qui fourniſſe la meilleure nourriture & la plus agréable à tous les animaux ; les volailles le diſtinguent au milieu d’une quantité d’autres grains, & le mangent par préférence ; j’ai comparé les produits qu’il fournit à la cornue avec ceux du ris, mais ces derniers étoient moins huileux & moins abondans.

Le ris n’a pas d’écorce ni de ſubſtance glutineuſe, il n’eſt compoſé que d’amidon & de mucilage, mais combinés enſemble par l’action du ſoleil, de maniere que je ne penſe pas que cette graine, fermentée & diſtillée, fourniſſe, comme on aſſure, une grande quantité de liqueur ſpiritueuſe.

J’ai tenté après cela de déterminer de nouveau les Pommes de terre à la fermentation ſpiritueuſe, pour en retirer une liqueur inflammable & de la bierre, mais je n’ai pas honte d’avouer qu’ayant ſuivi toutes les recettes publiées ſur cet objet, & ſuivi les procédés avec l’attention la plus ſcrupuleuſe, j’en ai jamais eu de réuſſite ; il paroît cependant bien étonnant que dans tous les pays où l’on fait un très-grand uſage de Pomme de terre on avance qu’on en prépare de l’eau-de-vie ; pour moi je doute que cela ſoit poſſible, & je crois que ſi l’on y parvient ce ne ſera qu’en mêlant avec nos tubercules le moteur fermenteſcible qui leur manque entierement ; j’oſerois ajouter que le produit ſpiritueux ne ſera qu’en raiſon de cette addition ; mais je le répéte, je n’abandonne pas mes recherches, peut-être ai-je échappé l’inſtans de leur fermentation, ou bien la quantité de Pommes de terre ſur laquelle j’ai opéré n’étoit-elle pas aſſez conſidérable, car les ſucces des expériences Chymiques dépend ſouvent de la plus petite circonſtance.

Il étoit néceſſaire de s’aſſurer ſi le principe nourriſſant des Pommes de terre avoit éprouvé de l’altération, ſoit par la germination, ſoit par la gelée ; dans le premier cas, l’amidon étoit en moindre quantité, mais auſſi beau qu’auparavant ; dans le ſecond il n’avoit ſouffert ni en déchet ni en propriété. Les Pommes de terre germées ſont filandreuſes, dures & âcres ; celles qui ont été gelées, au contraire, ſont encore bonnes à manger.

Le reſte de cet ouvrage contient quelques faits propres à démontrer de plus en plus la ſalubrité de nos racines, leur fécondité, & les reſſources avantageuſes qu’elles ſont en état de procurer dans tous les tems, & enfin combien, il ſeroit important d’encourager la culture des Pommes de terre.

J’aurois deſiré avoir une aſſez grande proviſion de Pommes de terre de tous les pays & de toutes les eſpeces, & m’aſſurer par l’analiſe de celles qui contiennent le plus de ſubſtance alimentaire & de principe ſalin ; j’aurois deſiré encore pouvoir examiner pluſieurs bleds de différens cantons, pour connoître mieux l’état & la quantité de leurs parties conſtituantes ; mais toutes ces expériences demandent à être faites en grand, & les dépenſes qu’elles exigent ſont bien au-delà de mes moyens : heureux ſi des gens plus inſtruits en agriculture, & plus riche que moi, les entreprenent. Je dois déclarer cependant que M. de Puimaret m’a offert généreuſement ſes lumieres, & quelques moyens dont je profiterai ſi mes occupations le permettent, & je ſuis perſuadé que le Public partagera ma reconnoiſſance envers ce bienfaiteur & cet ami de l’humanité,



F I N.
  1. Ce Citoyen reſpectable, qui mérite à juſte titre le nom d’ami des hommes, vient de publier un Mémoire économique ſur les Pommes de terre, dans lequel l’on trouve les trois manieres les plus uſitées pour cultiver ces racines.
  2. La ſétérée de Brive a 20000 pieds de ſuperficie.