Mercure de France (p. 271-274).

CLXIX

On n’est pas louis d’or
ou
Ce qui convient aux jeunes filles.


On n’est pas même pièce de cent sous. J’en fis l’expérience douloureuse en Danemark où je n’avais pas cours. Déjà, en France, je ne passe pas trop facilement, mais là-bas, si vous saviez !

J’habitais, par décret spécial de l’inhumaine fortune, une petite ville du Jutland où j’ai cru laisser mes os. J’y ai donné des leçons de français et j’ai eu jusqu’à trois élèves. Je ne parlerai que du numéro 2, aujourd’hui du moins. Le 1 prendrait trop de place et le 3 fut sans intérêt.

M. Kanaris-Petersen était professeur de langue française dans une école de la ville et jouissait de la plus haute considération. Je sus par lui-même, dès la première heure, que ce nom de Kanaris, si peu danois, malgré l’artifice du K initial, lui était venu, par transmission directe ou indirecte, du célèbre héros grec de la guerre de l’Indépendance !…

Je n’entrepris aucune vérification de cette parenté, mais, l’ayant interrogé sans malice, je fus étonné d’apprendre qu’il ne savait absolument rien des vers fameux inspirés à Victor Hugo par cet admirable corsaire.

Je n’espère pas rencontrer ailleurs une vanité aussi précieuse, une imbécillité aussi succulente, aussi complète. Le Canaris des Orientales « arbore l’incendie ». Le Kanaris jutlandais arbore la pluie et le ridicule. Et quel ridicule ! Il faut connaître le Danemark, avoir vécu dans ce pays de médiocrité idéale, pour apprécier comme il faut l’attendrissante idiotie d’un pion imaginant de se radouber d’un écumeur.

Une extraction si rare exigeait naturellement les plus aristocratiques manières. M. Kanaris Petersen est quelque chose comme le Brummel de son trou. Les jeunes Danois, entr’ouverts sur son passage, sont attentifs aux gestes et aux paroles de cet Arbiter elegantiarum.

« Il n’est pas bon que l’homme soit seul, dit le Seigneur Dieu. Faisons-lui une aide semblable à lui. » Je n’étonnerai personne en ajoutant à ce qui précède qu’une Mme Kanaris-Petersen existe et qu’elle est digne de son époux. On ne connaît pas de vainqueur palicare ni moldo-valaque dans l’ascendance de cette dame, où prédominent seulement la quincaillerie et les fers en gros. Mais elle apporta, dit-on, de l’argent et passe pour avoir été une ravissante personne. Il faut le savoir. Elle m’a paru plutôt briquetée et verjuteuse, ce qui vient sans doute en aide aux grands airs dans ce culot de province.

Un fait incontestable, c’est qu’on s’amuse fort chez les Kanaris. Comédie et bal travesti huit ou dix mois de l’année, Mme Kanaris ayant acquis le renom d’une délicieuse cabotine, et la chie-en-lit étant considérée, en général, dans un tel faubourg Saint-Germain de la Béotie danoise, comme l’expression dernière de la finesse et de l’atticisme.

Au milieu de cette crotte grandissent deux petites filles que l’infanticide frivolité de leur mère habille et déshabille dix fois le jour. Que deviendront-elles ? Il est trop facile de le prévoir. Le monde luthérien, c’est l’empire de Satan bâtard. Le crime et l’ordure même y sont médiocres. Pour délivrer une de ces misérables âmes, il faudrait que Dieu déplaçât tous les décombres de sa création bouleversée.

— Nos petites filles aimeront la danse comme papa et maman ! m’a dit, une fois, le crétin morose qui ne cesse de prétendre à la sémillance et à l’enjouement. Quelle descendante spirale j’entrevis alors ! Voilà donc, me disais-je, ce qui convient ici aux jeunes filles ! Danser comme papa et comme maman, avec toutes les conséquences présumables de cette chorégraphie, et ce qui ne leur conviendrait absolument pas, ce serait, par exemple, d’aller à la messe ou de faire n’importe quoi de propre ou de généreux.

Un an après avoir quitté ce pays ignoble, j’appris que mon Kanaris dont j’avais subi les poignées de main avec constance, le croyant un animal inoffensif, s’était employé à me nuire jusqu’à en attraper des courbatures. On m’a rapporté de lui ce mot remarquable que je cite pour embraser d’un dernier feu les passionnées qui auraient pu me voir naître :

— La maison de Léon Bloy n’est pas une maison pour les jeunes filles.