Exégèse des Lieux Communs/153
CLIII
Le cœur sur la main
et
Les larmes de crocodile.
Il paraît qu’on peut avoir en même temps le cœur sur la main et le cœur sur les lèvres, ce qui est déjà un mystère. On peut aussi avoir son dîner sur le cœur et répandre des larmes de crocodile. Cette physiologie étonnante appartient au Bourgeois qui ne pourrait plus vivre si on la lui ôtait.
Je me rappelle qu’étant enfant ce cœur sur la main m’étonnait fort et que je regardais instinctivement les mains des gens. Ayant appris que c’était l’indice d’une véracité irréprochable, d’une candeur et d’une transparence héroïques, j’inférais de l’absence de cet organe sur les abatis l’universelle dissimulation de mon entourage. Même aventure pour le cœur sur les lèvres.
Plus tard, j’ai eu des notions plus exactes. J’ai su avec précision ce qu’il fallait penser du cœur bourgeois et l’usage qu’on en pouvait faire. Pour tout dire, j’ose me flatter d’avoir mieux conclu que Gargantua lui-même, en son propos torcheculatif. Ici il ne s’agit plus de cœur sur la main, mais d’avoir le cœur bourgeois bien en main, vous m’entendez.
Pour ce qui est des larmes de crocodile, voici ce que m’a dit un illustre voyageur, un célèbre avocat de Bruxelles, l’un des conquérants du Congo belge, le dernier pays où l’on cause :
— Le crocodile est un bateau, il n’existe pour ainsi dire pas, en tant qu’animal, et, par conséquent, ne peut verser aucun pleur. C’est une figuration mythologique du Pauvre par qui l’infortuné Riche, victime de ses exécrables larmes, est assidûment dévoré…
« Faites-le passer à tout mon peuple », disait, il y a cinquante-six ans, Notre-Dame des Sanglots, sur la terrible Montagne.