Mercure de France (p. 235-238).

CXXXVIII

Qui veut la fin veut les moyens
et
Il n’y a pas de petites économies.


Je ne sais plus pour quelles raisons les époux Chien avaient intérêt à la mort de leur enfant. Je ne l’ai peut-être jamais su. Il y a si longtemps ! J’avais tout au plus vingt ans et je n’ai jamais rien compris aux combinaisons ni aux micmacs des notaires. Je sais seulement qu’après l’enterrement du petit Chien ses parents devaient « entrer en jouissance » d’une jolie somme. Il faut leur rendre cette justice que, dès l’instant où cet intérêt prit place dans leur vie, ils ne songèrent qu’aux moyens d’en exclure le pauvre enfant. Il serait téméraire pourtant de conclure que les Chien étaient des canailles. Ils étaient des bourgeois, rien que des bourgeois et, passaient à juste titre pour de fort honnêtes gens. Étant à leur aise, ils avaient horreur des nuages, voilà tout.

Le mari avait une bonne place à l’Hôtel de ville et la femme tenait un cabinet de lecture ou d’aisances, je ne me rappelle pas exactement. L’un et l’autre, d’ailleurs, appartenaient à la catégorie des bien pensants. Ils se seraient fait scrupule de manquer la messe le dimanche et ils patronnaient des œuvres. On disait d’eux avec respect : « Ils ont ceci et cela, sans compter les espérances. » Les espérances, c’était la mort du petit Chien et on les enviait en les plaignant.

— Pauvres Chien ! c’est tout de même vexant pour eux d’avoir ce gamin qui serait si bien avec le bon Dieu ! Tel était le cri général.

Ils avaient un partisan très déterminé dans la personne du gros quincaillier Minet, qui était l’oracle du quartier. — Ah ! si j’étais à leur place !… gueulait-il de temps en temps. Il n’achevait pas, mais, le geste de sa main pliée en équerre dans la direction du sol et coupant l’air de gauche à droite au-devant de sa poitrine, soulignait assez clairement un clin d’yeux qui en disait long.

Le curé lui-même, auteur praliné d’un livre sur la Pureté d’intention, les consolait avec amour, les exhortant à porter leur croix jusqu’à ce qu’il plût à Dieu de les en débarrasser. Bref, ils jouissaient de la sympathie universelle et, quand on apprit la mort du petit Chien, le quartier se sentit allégé d’un poids.

Oh ! ses parents ne l’avaient pas tué. Ils l’avaient fait vivre vite, rien de plus. Ce n’était pas leur faute, après tout, si les enfants n’ont pas l’endurance des chameaux de Tartarie. Celui-là avait à peine cinq ans et on le forçait à marcher jusqu’à des dix heures par jour pour lui faire de la santé. La nourriture, toujours succulente, était en proportion de ce salutaire exercice. Jamais enfant ne fut mieux nourri. Quant au sommeil, on s’arrangeait pour qu’il n’en abusât pas, et comme on le destinait à la carrière des armes, on l’y préparait déjà, en multipliant les alertes nocturnes. Etc., etc.

Le futur soldat fut expédié en quelques mois. Quelqu’un qui voit à travers les murs m’a dit que, lorsque ces deux monstres étaient seuls avec leur victime, ils décollaient leurs masques et que c’était épouvantable. Pauvre petit être sans défenseur ! Les détails ne peuvent s’écrire… On sait que les larmes des faibles sont, pour les bourgeois, comme du vin de la Vigne de Dieu…

Assassiné de fatigues, d’indigestions, d’insomnies, muet de terreur et immobile, le pitoyable enfant des Chien descendit dans la mort sans faire plus de bruit qu’un petit bonhomme de plomb qui descendrait au fond d’un lac.

Je rappelle cette histoire affreuse, parce qu’elle est exacte, universelle et profondément typique. Il y eut, à l’enterrement, un tout petit fait d’une lésinerie trop infernale pour que j’ose le raconter, mais dont l’assistance fut émerveillée.

— Il n’y a pas de petites économies, répondit modestement l’heureuse mère à un vieillard dans les enduits qui essayait de lui exprimer son admiration.