Mercure de France (p. 194-195).

CXIV

On ne saurait penser à tout.


Soyons raisonnables, n’est-ce pas ? Je suis forcé de penser à mes affaires, d’abord ; ensuite aux affaires des autres, pour les fourrer dedans, s’il est possible ; enfin à mes plaisirs. Où diable voulez-vous que je prenne le temps de penser à autre chose ?

Vous me parlez de Dieu, c’est bien gentil de votre part ; mais, sérieusement, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse de votre bon Dieu ? Jamais je n’y pense, jamais je n’y ai pensé et quand je serai sur le point de crever, je vous prie de croire que je n’y penserai pas davantage. Les prêtres le disent eux-mêmes, on est poussière et on retourne en poussière. Alors pourquoi s’embarrasser de toutes ces blagues ?

Vous êtes vraiment bien rigolo de vous intéresser à mon âme, comme si je m’intéressais à la vôtre, moi ! Oh ! là ! là ! on voit bien que vous n’êtes pas dans le commerce. Si vous y étiez, vous sauriez que, loin de pouvoir penser à tout, on a bien assez et même trop, quelquefois, de penser à son livre de caisse. Tenez, mon cher monsieur, voulez-vous que je vous dise ? Je demande un bon Dieu qui soit dans les affaires. Alors on pourrait s’entendre. Il n’aurait pas le temps, lui non plus, de penser à tout. Il ouvrirait le dimanche, pour sûr, et il nous ficherait la paix, je vous en réponds…

Telles sont les paroles de celui qui a remplacé le Génie farouche qui apostrophait autrefois les navigateurs téméraires, au Cap de Bonne-Espérance.