Mercure de France (p. 184-185).

CVII

Qui veut trop prouver ne prouve rien.


Attention. Je veux prouver, par des moyens honnêtes, un théorème de géométrie, un fait historique, une assertion de théologie morale, tout ce que vous voudrez. À quel moment, à quel point précis devra s’arrêter ma preuve ?

J’avais cru jusqu’ici qu’on prouvait ou qu’on ne prouvait pas. J’apprends tout à coup qu’on peut prouver trop. Voilà qui renverse toutes mes idées. On peut manger trop, boire trop, cela se comprend. On peut être trop bête ou trop cochon, cela s’est vu. Il paraît même qu’on peut être trop honnête, ce qui est rarement le cas du Bourgeois, homme d’équilibre et de juste tempérament. Mais prouver trop et par là même ne prouver rien, c’est un prodige qui me dépasse.

Tournons le dos au tableau noir et passons la tête entre nos jambes, pour voir le problème à l’envers. Voilà qui est fait. Je vais essayer, cette fois, de ne pas prouver tout à fait assez, de m’arrêter à un petit cheveu de l’endroit où la preuve serait complète. Victoire ! Ne prouvant pas trop, j’ai enfin prouvé quelque chose. Hélas ! à l’instant même, cette preuve me condamne. Par cela seul qu’elle existe, elle existe intégralement. Donc le cheveu est dépassé. Malgré mes précautions, j’ai trop prouvé et, par conséquent, je n’ai rien prouvé du tout. Impossible de s’échapper de ce cercle où périront les mathématiques, les philosophies et toutes les sciences.