Mercure de France (p. 146-149).

LXXVIII

Chacun pour soi et le bon Dieu pour tous.


Mme  Plutarque, patronne de l’ancienne maison « Plutarque et oncle, papeterie et objets de piété », fait sa méditation quotidienne à son église paroissiale, en la présence du Saint Sacrement. C’est une femme très pieuse.

— Fils aimable du Tout-Puissant, dit-elle, s’aidant d’un de ces livres de la maison Mame ou de la maison Poussielgue, dont l’éloge n’est plus à faire, ô mon très doux Maître venu en ce monde pour en chasser le péché, ayez pitié de ceux qui vivent dans cette souillure et gémissent à l’ombre de la mort… Je vous demanderai aussi de nous envoyer un peu plus de monde à l’occasion du Jubilé. Ce serait le cas ou jamais d’écouler nos vieux scapulaires en coton qui commencent à se manger aux vers et vous savez qu’il nous en reste beaucoup…

Agneau sans tache qui vous offrez pour les pécheurs avec tant d’amour, ayez pitié de leur état et délivrez-les de l’esclavage du démon par le mérite de votre offrande… Je crains bien d’avoir fait une trop forte commande de bénitiers en biscuit. Il y a de nos clients qui se plaignent que c’est trop cher. Mais c’est un article avantageux que je ne peux pourtant pas laisser à meilleur marché. Il n’y aurait plus qu’à mettre la clef sous la porte. Heureusement que ça se casse vite et qu’il en faut toujours. On se rattrape sur la quantité…

Nos péchés, ô divin Sauveur, ont armé vos bourreaux des instruments de votre supplice… Il est vrai que les affaires sont les affaires et qu’il n’y aurait pas moyen de joindre les deux bouts si on donnait la marchandise. Puis, il y a la morte-saison où on n’arrive pas à vendre un catéchisme, ni une bouteille d’encre, ni une rame de papier. Si on place de temps en temps, par ci par là, un petit roman un peu léger, une petite polissonnerie, un tout petit jeu de cartes plus ou moins transparentes, mon Dieu ça regarde ceux qui les achètent, n’est-ce pas ? D’ailleurs, je ne fais ces affaires-là, vous le savez, qu’avec des messieurs bien mis et d’un certain âge. Où est le mal ? Ah ! doux Jésus, ne vous mettez jamais dans le commerce !…

Ce mystère nous enseigne la mortification corporelle c’est pour imiter le Sauveur flagellé que les saints ont pris de sanglantes disciplines… Oh ! ça ne va pas fort, non plus, le commerce des disciplines ! Si nous vendons quelques méchants cordons de saint François, c’est tout le bout du monde. Pour ce qui est du crin, il n’en faut plus, je comprends ça. Il nous restait quelques vieux cilices que nous disions avoir appartenu au curé d’Ars, comme cela se fait couramment dans notre partie. Nous avons eu tant de peine à nous en défaire que nous avons renoncé à en avoir d’autres…

Je le reconnais, ô Jésus, c’est votre mort, qui a détruit en moi le péché. C’est votre résurrection qui m’a délivrée du tombeau des vices où j’ai dormi si longtemps dans le sommeil de la mort… En effet, notre maison va prendre de l’extension, malgré tout. Le fabricant de suppositoires ne fait plus rien. Ce sera bien le diable s’il ne nous cède pas son bail à moitié prix. D’ailleurs, c’est un Dreyfusard et nous l’aidons tant que nous pouvons à faire faillite. Ce sera pain bénit. Quant à sa fille, qui s’en va de la poitrine, vous faites bien de la prendre. Nous avons essayé de lui faire du bien et nous en avons été drôlement récompensés. Le père ne nous a-t-il pas reproché de la tuer, en la laissant debout toute la journée dans la boutique, comme si nous étions responsables des maladies du prochain. Chacun pour soi et le Bon Dieu pour tous. Quand elle n’a plus été capable de travailler, nous l’avons flanquée à la porte, comme de juste. Vous en auriez fait autant, n’est-il pas vrai, mon Rédempteur ? Maintenant qu’on me calomnie tant qu’on voudra, je saurai porter ma croix jusqu’au bout, avec le secours de votre grâce. L’amour de mon Dieu doit me suffire dans cette vallée de larmes et dans la bienheureuse éternité. Ainsi soit-il.