Mercure de France (p. 66-69).

XXX

Il faut être de son siècle.


M. Culot avait inventé quelque chose, on ne savait quoi et il n’en fit jamais la confidence à personne. Il voulait seulement qu’on sût qu’il n’était pas un idiot et qu’en dehors de ses fonctions, d’ailleurs brillamment remplies, de premier comptable à l’administration des Soufres, il était ce qu’on est convenu d’appeler quelqu’un.

Nul mieux que lui n’était informé de toutes les étapes de la science. Abonné à toutes les revues ou bulletins scientifiques et les dévorant ou feignant de les dévorer, on le consultait comme un répertoire. — Il faut être de son siècle, disait-il à chaque instant, considérant que ce siècle-là, qui était alors le dix-neuvième, avait au suprême degré tout ce qui pouvait faire désirer d’en être, au point de donner la démangeaison de revivre aux plus obsolètes poussières. Il n’admettait pas la plus lointaine supposition d’une tare ou d’un déchet, et les autres siècles, en comparaison, lui paraissaient irrespirables.

Il s’était fait inventeur pour appartenir plus complètement à un siècle d’inventions. Mais, je le répète, on ne savait que croire de ses découvertes. Il y avait chez lui une porte mystérieuse toujours fermée à triple tour sur laquelle on lisait ce simple mot : laboratoire et les conjectures allaient leur train.

Certains sous-entendus accompagnés de sourires vagues donnaient à penser qu’il avait dompté l’espace des airs et résolu le problème de la navigation aérienne. Quelques-uns présumaient avec profondeur qu’il avait dû retrouver le feu grégeois ou même la poudre à canon. Un malin, qui couchait avec Mme Culot tous les samedis, chuchotait qu’il était inventeur d’une machine à aboyer destinée à remplacer les chiens de garde à la ville et à la campagne. Bref, on ne savait pas et on ne devait jamais savoir. Mais M. Culot jouissait d’une haute notoriété et il fut question de le fourrer à l’Institut, ce qui serait certainement arrivé sans les cabales.

Maintenant, voici le dénouement bizarre de sa destinée, si, toutefois, il est possible de nommer cela un dénouement. Il avait une fille sans Dieu ni beauté, mais irréprochablement salope qui, bien que n’accordant aucune attention aux studieuses manigances de son père, voulait, non moins énergiquement que lui, être de son siècle. Encouragée d’ailleurs par l’exemple de sa mère qui eût fait parler d’elle à toutes les époques du monde, elle avait de très bonne heure obtenu les résultats les plus remarquables.

Très différente en ce point de M. Culot, dès l’âge de dix-huit ans, Mlle Barbe Culot n’eut plus rien de secret pour personne. À vingt-cinq, elle s’était déjà débarrassée scientifiquement de plusieurs enfants, circonstance divulguée qui lui valut, étant alors devenue sage-femme de 1re classe, les félicitations du Président de la République et la croix d’honneur, le jour même de l’inauguration de la statue de Ricord.

Mais toute médaille a son revers, dit un autre Lieu Commun que j’étudierai, autant que possible, en numismate, lorsque le moment sera venu.

Un jour, deux hommes du siècle se rencontrèrent, comme par hasard, dans la chambre à coucher de l’aimable enfant qui était, pour l’instant, sans aucun voile et complètement soûle. Il y eut, je ne sais pourquoi, de telles engueulades que M. Culot ne crut pouvoir se dispenser d’accourir, invitant ces messieurs à quelque modération.

On voit bien que vous n’êtes pas de votre siècle ! lui répondit-on.

L’énormité de la remontrance pétrifia, quelques instants, le vieillard qui balbutia enfin des excuses. Il alla même jusqu’à offrir des rafraîchissements, et le calme revint dans cette demeure. Mais le coup était porté. M. Culot, soupçonné de n’être pas de son siècle, perdit peu à peu ses belles couleurs, tomba dans le marasme et finit par s’aliter. Se sentant perdu, il demanda son incinération aux frais de l’État et s’éteignit doucement, ayant pris les assistants à témoin qu’il crevait homme de son siècle. Le monde savant déplora la disparition de cet Archimède.

Nolite conformari huic sæculo, ne vous conformez pas à ce siècle, s’écrie saint Paul, dont le triomphe est trop facile et qui n’eût assurément rien compris à l’impénétrable sagesse du Bourgeois.