Mercure de France (p. 33-35).

XII

Les affaires sont les affaires.


De tous les Lieux Communs, ordinairement si respectables et si sévères, je pense que voici le plus grave, le plus auguste. C’est l’ombilic des Lieux Communs, c’est la culminante parole du siècle. Mais il faut l’entendre et cela n’est pas donné indistinctement à tous les hommes. Les poètes, par exemple, ou les artistes le comprennent mal. Ceux qu’on nomme archaïquement des héros ou même des saints n’y comprennent rien.

L’affaire du salut, les affaires spirituelles, les affaires d’honneur, les affaires d’État, les affaires civiles même, sont des affaires qui pourraient être autre chose, mais ne sont pas les Affaires qui ne peuvent être que les Affaires, sans attribution ni épithète.

Être dans les Affaires, c’est être dans l’Absolu. Un homme tout à fait d’affaires est un stylite qui ne descend jamais de sa colonne. Il ne doit avoir de pensées, de sentiments, d’yeux, d’oreilles, de nez, de goût, de tact et d’estomac que pour les Affaires. L’homme d’affaires ne connaît ni père, ni mère, ni oncle, ni tante, ni femme, ni enfants, ni beau, ni laid, ni propre, ni sale, ni chaud, ni froid, ni Dieu, ni démon. Il ignore éperdument les lettres, les arts, les sciences, les histoires, les lois. Il ne doit connaître et savoir que les Affaires.

— Vous avez à Paris la Sainte-Chapelle et le Musée du Louvre, c’est possible, mais nous autres, à Chicago, nous tuons quatre-vingt mille cochons par jour !… Celui qui dit cela est vraiment un homme d’affaires. Cependant, il y a plus homme d’affaires encore, c’est celui qui vend cette chair de porc, et ce vendeur, à son tour, est surpassé par un acheteur profond qui en empoisonne tous les marchés européens.

Il serait impossible de dire précisément ce que c’est que les Affaires. C’est la divinité mystérieuse, quelque chose comme l’Isis des mufles par qui toutes les autres divinités sont supplantées. Ce ne serait pas déchirer le Voile que de parler, ici ou ailleurs, d’argent, de jeu, d’ambition, etc. Les Affaires sont les Affaires, comme Dieu est Dieu, c’est-à-dire en dehors de tout. Les Affaires sont l’Inexplicable, l’Indémontrable, l’Incirconscrit, au point qu’il suffit d’énoncer ce Lieu Commun pour tout trancher, pour museler à l’instant les blâmes, les colères, les plaintes, les supplications, les indignations et les récriminations. Quand on a dit ces Neuf Syllabes, on a tout dit, on a répondu à tout et il n’y a plus de Révélation à espérer.

Enfin ceux qui cherchent à pénétrer cet arcane sont conviés à une sorte de désintéressement mystique, et l’époque est sans doute peu éloignée où les hommes fuiront toutes les vanités du monde et tous ses plaisirs et se cacheront dans les solitudes pour se consacrer entièrement, exclusivement, aux Affaires.