Mercure de France (p. 25-27).

VII

Les malhonnêtes gens redoutent la lumière.


Et les honnêtes gens, donc ! Quelqu’un pense-t-il que la lumière les rassure ? Ah ! si elle était encore à créer, je ne sais pas ce que feraient les coquins, mais je sais bien ce que ne feraient pas les honnêtes gens.

On ne voit pas déjà très clair sur notre planète où les plus clairvoyants vont à tâtons. Il paraît cependant que c’est encore trop, puisque tout le monde se cache. Qu’arriverait-il si la Science, tant admirée par Zola et si digne de l’admiration d’un tel cerveau, venait à lancer un rayon neuf qui éclairât les antres des cœurs ?

N’est-il pas évident que toute affaire, à l’instant, deviendrait impraticable, impossible ? Plus de commerce, plus d’industrie, plus d’alliances politiques, plus de médecine, plus de pharmacie, plus de cuisine, plus de procès, plus de mariages, ni d’enterrements, ni de testaments, ni de « bonnes œuvres » d’aucune sorte. Enfin plus d’amour. Les honnêtes gens cesseraient de naître… Il ne resterait pour vaquer au grouillement humain que ceux qui « redoutent la lumière » et qu’on nomme les malhonnêtes gens. Quel désordre étrange !

Il est vrai que ceux-là succomberaient bientôt à leur tour, étant devenus eux-mêmes, par la force des choses, des honnêtes gens pour succéder aux disparus, et les deux espèces qui font la totalité du genre disparaîtraient, successivement exterminées par la lumière, — comme ces couleurs fraîches et brillantes que le soleil mange, dit-on, à son déjeuner.

Espérons que ces malheurs n’arriveront pas et que les malhonnêtes gens aussi bien que les honnêtes, ceux qui « redoutent » la lumière non moins que ceux qui se bornent à la trouver indiscrète, continueront à se repousser sous le bleu du ciel, à se faire valoir les uns par les autres dans le cadre poétique des huissiers, des gendarmes et des verdures. L’universelle harmonie l’exige.