Mercure de France (p. 20-25).

VI

On n’est pas parfait.


Esculape Nuptial, s’étant assuré que le vieillard avait reçu un nombre suffisant de coups de couteau et qu’il avait certainement exhalé ce qu’on est convenu d’appeler le dernier soupir, songea tout d’abord à se procurer quelque divertissement.

Cet homme judicieux estima que la corde ne saurait être toujours tendue, qu’il est sage de respirer quelquefois et que toute peine vaut son salaire.

Il avait eu la chance de mettre la main sur la forte somme. Heureux de vivre et la conscience délicatement parfumée, il allait çà et là, sous les marronniers, ou les platanes, respirant avec délices l’odorante haleine du soir.

C’était le printemps, non l’équivoque et rhumatismal printemps de l’équinoxe, mais le capiteux renouveau du commencement de juin, lorsque les Gémeaux enlacés reculent devant l’Écrevisse.

Esculape, inondé d’impressions suaves et les yeux mouillés de pleurs, se sentit apôtre.

Il désira le bonheur du genre humain, la fraternité des bêtes féroces, la tutelle des opprimés, la consolation de ceux qui souffrent.

Son cœur, plein de pardons, s’inclina vers les indigents. Il répandit dans des mains tendues l’abondante monnaie de cuivre dont ses poches étaient encombrées.

Il entra même dans une église et prit part à la prière en commun que récitait un troupeau fidèle. Il adora Dieu, lui disant qu’il aimait son prochain comme lui-même. Il rendit grâces pour les biens qu’il avait reçus, se reconnaissant tiré du néant.

Il demanda que fussent dissipées les ténèbres qui lui cachaient la laideur et la malice du péché, fit un scrupuleux examen de conscience, découvrit en lui des imperfections tenaces, de persistantes broutilles : mouvements de vanité, impatiences, distractions, omissions, jugements téméraires et peu charitables, etc., mais surtout la paresse et la négligence dans l’accomplissement des devoirs de son état.

Il termina par un bon propos d’être moins fragile désormais, implora le secours du ciel pour les agonisants et les voyageurs, demanda, comme il convient, d’être protégé pendant la nuit, et, pénétré de ces sentiments, courut au plus prochain lupanar.

Car il tenait pour les joies honnêtes. Ce n’était pas un de ces hommes qui se laissent aller facilement aux dissipations frivoles. Il penchait plutôt du côté de la rigueur et ne se défendait qu’à peine d’une gravité ridicule.

Il tuait pour vivre, — comme la plupart des honnêtes gens, — parce qu’il n’y a pas de sot métier. Il aurait pu, à l’exemple de tant d’autres, s’enorgueillir des dangers d’une si chatouilleuse profession. Mais il préférait le silence. Pareilles au convolvulus, les fleurs de son âme ne s’épanouissaient que dans la pénombre.

Il tuait à domicile, poliment, discrètement et le plus proprement du monde. C’était, on peut le dire, de la besogne joliment exécutée.

Il ne promettait pas ce qu’il était incapable de tenir. Il ne promettait même rien du tout. Mais ses clients ne se plaignirent jamais.

Quant aux langues venimeuses, il n’en avait cure. Bien faire et laisser dire, telle était sa devise. Le suffrage de sa conscience lui suffisait.

Homme d’intérieur avant tout, on ne le rencontrait que très rarement dans les cafés, et les malveillants eux-mêmes étaient forcés de lui rendre cette justice qu’en dehors du bordel, il ne voyait à peu près personne.

Dans cette demeure hospitalière, il avait fixé sa dilection sur une jeune fille légèrement vêtue qui faisait prospérer l’établissement et que sa précocité de virtuose désignait à l’enthousiasme. À peine au sortir de l’enfance, de nombreux salons l’avaient admirée déjà.

L’heureux Esculape avait eu l’art de s’en faire aimer, et le temps paraissait « suspendre son vol », quand ces deux êtres étaient penchés l’un vers l’autre, sur le lac mystique.

La ravissante Loulou ne voulait plus rien savoir aussitôt qu’apparaissait son petit Cucu, et, souvent, celui-ci fut contraint de la ramener, d’une main ferme, au sentiment professionnel de son art, quand les vieux messieurs s’impatientaient. Elle lui donnait, en retour, des indications précieuses…

Enfin, ils plaçaient avec discernement d’assez jolies sommes. Loulou n’usait presque rien, l’air et la lumière suffisant à sa toilette quotidienne qui était toujours très simple et d’un goût parfait.

Déjà même, ils entrevoyaient la récompense, l’heureux avenir qui les attendait à la campagne, dans quelque chaumière enfouie sous les lilas et les roses, qu’ils achèteraient un jour, et la vieillesse paisible dont la Providence rémunère ceux qui ont bravement combattu.

Oui, sans doute, mais, hélas ! qui pourra dire combien sont vaines les pensées des hommes ?

Ce qui va suivre est excessivement douloureux.

Cette nuit-là, Esculape ne parut pas. La maison en souffrit plus qu’on ne peut dire. La pauvre Loulou, d’abord fébrile, puis agitée, et enfin hagarde, cessa de plaire.

Un notaire belge, qui avait apporté les fonds de ses clients, reçut une retentissante paire de claques dont les passants s’étonnèrent.

Le scandale fut énorme et le décri parut imminent. Mais elle ne voulait « entendre à rien ni à personne ». Son inquiétude montant au délire, elle poussa le mépris des lois jusqu’à ouvrir une fenêtre demeurée close, depuis le dernier 14 juillet, et appela son Cucu d’une voix terrible, dans le grand silence nocturne.

Quelques pasteurs protestants prirent le large, non sans avoir exprimé leur indignation, et, dès le lendemain, les journaux graves pronostiquèrent tristement la fin du monde.

Dois-je le déclarer ? Esculape faisait la noce, Esculape avait rencontré un serpent.

Comme il rentrait sagement au bercail d’amour, il fut accosté par un camarade d’enfance qu’il n’avait pas vu depuis dix ans et qui parvint à le débaucher, pour la première fois de sa vie.

J’ignore les sophismes que déploya cet ami funeste pour le détourner de l’étroite voie qui mène au ciel, mais ils se soûlèrent à ce point que, vers l’aurore, l’amant désorbité de la gémissante Loulou prit une voiture pour aller chercher un Combat spirituel qu’il se souvenait d’avoir oublié, la veille, chez son macchabée, et qu’il jugeait tout à fait indispensable à son progrès intérieur.

Le fidèle compagnon de sa nuit le conduisit, comme par la main, jusque dans la chambre du mort, où le commissaire de police l’attendait obligeamment.

Et voilà comment une seule défaillance brisa deux carrières.

On n’est pas parfait[1].


  1. Le touchant récit qu’on vient de lire n’est malheureusement pas tout à fait inédit. Il fut inséré dans mes Histoires désobligeantes, publiées chez Dentu, en 1894. Mais l’insuccès de ce livre, demeuré presque inconnu, a été si grand qu’à l’exception de quelques furieux qui recueillent jusqu’à mes raclures, on peut être certain que cette page n’a jamais été lue par personne. Pourquoi recommencer, d’ailleurs, une chose qui fut si bien faite et quelle autre paraphrase plus lumineuse aurais-je pu écrire ?