Eve Effingham/Chapitre 14

Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 174-195).


CHAPITRE XIV.


Nous suivrons Cade. — Nous suivrons Cade !
Jack Cade.



Les idées de ce M. Bragg et de notre ancien compagnon de voyage, M. Dodge, sur les formes religieuses paraissent être particulières, dit sir George Templemore en traversant la pelouse en face du wigwam, avec les trois dames, Paul Powis et John Effingham, pour aller se-promener sur le lac. Je crois qu’il serait difficile de trouver un autre chrétien qui refuserait de s’agenouiller pour prier.

— En cela vous vous trompez, Templemore, répondit Paul ; car, pour ne rien dire d’une secte particulière qui a une pieuse horreur de cette pratique, ce pays est plein de gens qui y ont renoncé. Nos dignes ancêtres, comme tous les néophytes, ont donné dans l’extrême relativement aux formes, comme en beaucoup d’autres choses. Quand vous irez à Philadelphie, vous verrez un exemple burlesque, — burlesque, s’il ne s’y mêlait quelque chose de révoltant, — de la manière dont on peut être étranglé par un moucheron et avaler un chameau ; et je suis fâché d’avoir à dire que c’est notre propre église qui le fournit.

C’était une musique délicieuse pour les oreilles d’Ève d’entendre Paul Powis citer « ses dignes ancêtres » comme ayant été Américains, et s’identifier si complètement avec le pays où elle avait elle-même reçu le jour. Car, quoiqu’elle blâmât plusieurs de ses usages et qu’elle ne fermât point les yeux sur les absurdités et les contradictions qu’elle y remarquait, elle avait trop bien vu les autres pays pour ne pas être fière de ce que le sien contenait d’excellent. Elle trouvait aussi du plaisir à l’entendre déclarer ouvertement qu’il appartenait à la même église pour laquelle elle avait un respect si profond.

— Et qu’y a-t-il de si ridicule à Philadelphie qui ait rapport à notre vénérable église ? lui demanda-t-elle. Je ne suis pas disposée à la trouver en faute.

— Vous savez que les protestants, dans leur horreur de l’idolâtrie, discontinuèrent l’usage de prendre la croix pour symbole religieux extérieur, et qu’il a existé un temps où probablement on n’aurait pas vu une seule croix dans tout un pays qui était habité par des hommes qui faisaient la grande affaire de leur vie de professer leur amour pour Jésus-Christ et leur confiance dans les mérites de son expiation.

— Nous savons certainement tous que nos ancêtres ont été un peu trop rigides et scrupuleux sur tous les points qui concernaient les apparences extérieures.

— Ils ont bien sûrement réussi à rendre les rites religieux aussi peu agréables aux sens qu’il était possible en aspirant à une prétendue perfection qui favorise singulièrement l’orgueil spirituel. Je ne sais si les voyages ont produit sur vous le même effet que sur moi ; mais je sens que l’antipathie dont j’avais hérité pour la représentation visible de l’instrument de notre salut a fait place à une sorte d’affection solennelle pour ce symbole, surtout quand il est simple, et qu’il n’est accompagné d’aucun de ces accessoires sanglants et minutieux dont il n’est que trop souvent entouré dans les pays catholiques. Les protestants allemands, qui ordinairement ornent l’autel d’une croix, sont les premiers qui m’ont guéri du dégoût dont j’avais été imbu dans mon enfance, pour ce symbole.

— Je crois, cousin John, que nous aussi nous avons été agréablement frappés de cet usage en Allemagne. Autrefois, la simple vue d’une croix me donnait presque sur les nerfs ; aujourd’hui, j’en suis venue au point d’aimer à en voir ; et je crois que le même changement s’est opéré en vous, car je n’ai pas découvert moins de deux croix parmi les ornements de la grande fenêtre de la tour d’entrée du wigwam.

— Vous auriez pu aussi en découvrir une à chaque porte du bâtiment, grande ou petite. Nos dignes ancêtres, comme Powis les appelle, et dont la piété, soit dit en passant, ne brillait guère par l’humilité spirituelle et la charité chrétienne, étaient assez ignorants pour placer des croix à toutes les portes qu’ils construisaient, tandis qu’ils se couvraient les yeux avec une pieuse horreur quand ils voyaient ce signe sacré dans une église.

— À chaque porte ! s’écrièrent tous les protestants de la compagnie.

— Oui, je puis dire à chaque porte, du moins à chaque porte à panneaux faite il y a vingt ans. J’ai découvert le secret de notre bévue en visitant en France un château dont la construction remontait au temps des croisades. Il appartenait aux Montmorency, en la possession desquels il avait passé par suite d’une alliance avec la famille de Condé ; et le vieux domestique qui m’en montrait les curiosités me fit remarquer, comme un pieux usage des croisés, les croix de pierres qui étaient dans les fenêtres, ce qui leur fit donner le nom de croisées. On voit ici les mêmes croix dans les barrières en bois ; et si vous jetez un regard sur la plus humble porte devant laquelle vous passerez dans ce village, vous y verrez le même symbole se présenter hardiment à vos yeux, au milieu d’une population dont presque chaque individu serait saisi d’horreur à la seule pensée de placer sur le seuil de sa porte le signe de la bête, comme ils appellent l’emblème du salut.

Tous exprimèrent leur surprise ; mais la première porte devant laquelle ils passèrent prouva la vérité de ce que venait de dire John Effingham. Le zèle catholique n’aurait pu y placer son symbole d’une manière plus visible, et il se montrait aux yeux de tous les passants comme pour tourner en dérision l’ignorance et les prétentions absurdes qui attachaient tant d’importance aux points les moins essentiels d’une religion dont la base est la foi et l’humilité.

— Et l’église de Philadelphie ? demanda Ève aussitôt que sa curiosité fut satisfaite pour ce qui concernait les portes ; je suis plus impatiente que jamais de savoir quelle sotte bévue nous y avons aussi commise.

— Impie serait peut-être une expression plus convenable, répondit Paul. Le seul clocher qui a existé dans cette ville depuis un demi-siècle, est surmonté d’une mitre, tandis qu’on a eu grand soin d’en supprimer la croix.

On ne répondit rien ; car l’argument qui consiste à présenter simplement les faits, a souvent plus de force que celui qui appelle à son appui toutes les ressources de la logique et de la rhétorique. Chacun voyait la folie, pour ne pas dire la présomption, d’un pareil procédé, et s’étonnait qu’une population douée de sens commun eût pu agir ainsi. — Nous nous trompons, il y avait une exception, et c’était sir George Templemore. Ses idées d’une église se rattachant intimement à l’État, ses préjugés anti-catholiques, qui tenaient à la politique autant qu’à la religion, faisaient qu’il ne voyait rien d’inconvenant dans ce qui s’était passé à Philadelphie, et qu’il trouvait qu’on n’avait pas eu tort d’abattre la croix et de conserver la mitre.

— C’était sans doute une église épiscopale, dit-il, et si elle n’était pas romaine, quel meilleur symbole pouvait-on choisir que la mitre ?

— À présent que j’y réfléchis, cela n’est pas si étrange, s’écria Grace avec vivacité. Vous savez, monsieur Effingham, que les protestants attachent une idée d’idolâtrie à la manière dont les catholiques vénèrent la croix.

— Et à la mitre celle d’évêques, de pairs au parlement, d’Église et d’État, dit John Effingham.

— Oui ; mais j’ai vu l’église en question, et je sais qu’elle a été bâtie avant la guerre de la révolution. C’était une église anglaise plutôt qu’américaine.

— Précisément ; et Templemore a raison de la défendre ainsi que la mitre.

— J’ose dire qu’un évêque y a officié.

— J’ose le dire aussi, car c’est un fait et j’ajouterai qu’il aurait préféré que la mitre fût à deux cents pieds en l’air plutôt que sur sa tête couverte de cheveux blancs, qui lui donnaient l’air d’un apôtre. — Mais voilà bien assez de théologie pour ce matin ; je vois Tom et ses barques ; prenons des rames.

Ils arrivaient alors sur une espèce de petit quai qui servait de lieu de débarquement pour le village, et le batelier dont il vient d’être parlé était à attendre quelque pratique. Mais au lieu de requérir ses services on le congédia, les Effingham et leurs deux amis préférant ramer eux-mêmes. Des excursions aquatiques avaient souvent lieu sur cette belle nappe d’eau limpide pendant les mois d’été ; et quand il se trouvait dans une compagnie des hommes en état de manier la rame, l’usage était de se passer de batelier.

Dès que l’esquif léger se fut approché du bord du quai, toute la compagnie s’embarqua. Paul et le baronnet prirent les rames, et à l’aide de leurs vigoureux efforts, la barque fut bientôt loin du rivage.

— Ce monde commence réellement à être trop petit pour l’esprit aventureux du siècle, dit sir George, tandis que son compagnon et lui ramaient plus à leur aise en se dirigeant vers la rive orientale, sous des montagnes bien boisées, où les dames avaient désiré d’être conduites. Nous voici, Powis et moi, ramant sur un lac au milieu des montagnes de l’Amérique, après avoir ramé comme compagnons le long de la côte d’Afrique et sur les bords du grand désert ; et qui sait si la Polynésie et les terres australes ne nous verront pas encore ensemble comme croiseurs ?

— L’esprit du siècle fait réellement des miracles en ce genre, dit John Effingham. Des contrées dont nos pères ne connaissaient que le nom deviennent aussi familières à nos enfants que nos propres maisons, et, comme vous l’observez très-justement, on peut à peine prévoir jusqu’où ira la génération qui les suivra.

Il est vraiment fort extraordinaire de se trouver sur un lac américain, dit mademoiselle Viefville.

— Plus extraordinaire que de se trouver sur un lac de la Suisse, Mademoiselle ?

Non ; mais tout aussi extraordinaire pour une Parisienne.

— Je vais maintenant, continua Ève, vous faire les honneurs, — je ne parle pas pour M. John Effingham et pour miss Van Courtlandt, — des merveilles et des curiosités de notre lac et de notre pays. Là-bas, près de la petite maison qui est élevée sur une source d’eau délicieuse, était la hutte de Natty Bumppo, autrefois connu dans toutes ces montagnes comme chasseur renommé ; homme qui avait la simplicité d’un habitant des bois, l’héroïsme d’un sauvage, la foi d’un chrétien et l’enthousiasme d’un poëte. Rarement on vit un homme meilleur que lui dans son genre.

— Nous en avons tous entendu parler, s’écria le baronnet, regardant avec curiosité l’endroit indiqué, et nous devons prendre intérêt à tout ce qui concerne un homme si brave et si juste. Je voudrais pouvoir trouver son semblable.

— Hélas ! dit John Effingham, le temps de Bas-de-Cuir est passé ! Il m’a précédé dans le monde, et je vois peu de restes de son caractère dans un pays où l’esprit de spéculation l’emporte sur la moralité, et où l’on trouve plus d’émigrants que de chasseurs. Natty avait probablement choisi cet endroit peur sa hutte à cause du voisinage de la source. — Cela n’est-il pas vrai, miss Effingham ?

— Oui, et ce petit ruisseau que vous voyez sortir des broussailles et tomber comme des diamants dans le lac a été nommé « la source des Fées » dans quelque ballade qui, comme la plupart de nos opinions, doit avoir été importée ; car je ne vois aucun rapport entre ce nom et le caractère du pays, les fées n’ayant jamais été connues dans l’Otségo, même par tradition.

La barque arriva alors près d’une rive sur laquelle de beaux arbres bordaient le lac, avançant quelquefois leurs branches sur les eaux qui réfléchissaient leurs formes fantastiques. En ce moment, un autre esquif s’approchait d’eux sans se presser. À un signe que fit John Effingham, quelques vigoureux coups de rames mirent bientôt les deux barques bord à bord.

— C’est le vaisseau amiral, dit John Effingham à demi-voix tandis qu’ils s’en approchaient, et l’homme qui le monte n’est rien moins que le commodore du lac. Autrefois, le chef du lac était un amiral, mais c’était dans un temps où, étant plus près de la monarchie, nous conservions encore quelques expressions européennes. Aujourd’hui, personne ne s’élève en Amérique à un plus haut grade que celui de commodore, soit sur l’Océan, soit dans l’Otségo, quels que puissent être ses services et son mérite. — Voilà une belle journée, commodore ; je me réjouis de vous voir encore sur l’eau dans toute votre gloire.

Le commodore, grand homme maigre, ayant les formes d’un athlète et des cheveux blancs, pouvait avoir soixante-dix ans, et pourtant il était aussi actif qu’un jeune homme dans tous ses mouvements. À peine eut-il jeté un coup d’œil sur la barque qui s’avançait, qu’il reconnut la voix de John Effingham. Il examina toute la compagnie à l’aide de ses lunettes, sourit d’un air de bonne humeur, et fit un signe amical d’une main, tandis qu’il ramait de l’autre, assis à l’arrière de sa nacelle, la taille droite et la tête levée.

— Oui, monsieur John, dit-il, la matinée est belle, et la lune au point convenable pour aller sur l’eau. Ce n’est peut-être pas un jour scientifique pour la pêche, mais je suis venu voir si toutes les pointes et les baies du lac sont à leur place.

— Comment se fait-il, commodore, que l’eau du lac près du village soit moins limpide que de coutume ? Même ici, on voit quelque chose flotter sur sa surface.

— Quelle question pour M. John Effingham ! et en parlant d’un lac qui l’a vu naître ! Voilà ce que c’est que de voyager dans des pays éloignés. On oublie autant de choses qu’on en apprend, à ce que je vois. Et le commodore levant la main à la manière d’un orateur, ajouta : Il faut que vous sachiez, Messieurs et Dames, que le lac est en fleur.

— En fleur ! Je ne savais pas que l’eau fleurissait comme les plantes.

— Oui sans doute, elle a ses fleurs comme ses fruits, monsieur John. Mais, pour en récolter les fruits, il faut de l’adresse et savoir creuser le lac. Il n’y a pas eu de pêche miraculeuse dans l’Otségo depuis quelques années, car aujourd’hui il faut la connaissance des appâts et un tact scientifique pour faire venir sur l’eau une nageoire. Eh bien ! j’ai pourtant vu trois fois de mon temps la tête du sogdollader hors de l’eau ; mais on m’a dit qu’avant moi l’amiral l’a une fois tenu dans sa main.

— Le sogdollader ! dit Ève, qui s’amusait des singularités de cet homme, qu’elle se souvenait d’avoir vu commodore du lac quand elle était encore enfant. — Il faut que vous nous appreniez ce que signifie ce mot, et ce que vous entendez par « sa tête » et « hors de l’eau ».

— Un sogdollader, ma chère jeune dame, est la perfection d’une chose. Je sais que M. Grant, quand il vivait, avait coutume de dire que ce mot ne se trouvait pas dans les dictionnaires ; mais il y a bien des mots qui devraient s’y trouver et que les imprimeurs ont oubliés. En fait de truites saumonées, le sogdollader est le commodore. Je ne vous dirai pas tout ce que je sais du patriarche de ce lac, car vous me croiriez à peine ; mais s’il ne pesait pas cent livres après avoir été vidé, il n’y a pas un bœuf dans le pays qui en pèse une sur ses quatre pieds.

— Et vous avez vu sa tête hors de l’eau ? dit John Effingham.

— Trois fois, monsieur Effingham. La première, il y a trente ans, et j’avoue que je l’ai manqué alors faute de science, car l’art ne s’apprend pas en un jour, je n’avais encore fait mon métier que dix ans. La seconde fut cinq ans après, et j’avais péché pendant près d’un mois tout exprès en son honneur. Pendant une minute il y eut entre nous une sorte de contestation pour savoir s’il sortirait du lac ou si j’y entrerais. Ni l’un ni l’autre n’arriva, mais je vis complètement ses ouïes hors de l’eau, et j’en fus très-glorieux. Washington ne fut pas plus joyeux quand Cornwallis se rendit, que je ne le fus en cette grande occasion.

— On ne peut jamais juger des sentiments d’un autre, à ce qu’il paraît. J’aurais cru qu’en cette grande occasion, comme vous la nommez si justement, vous auriez éprouvé du désappointement de n’avoir pas réussi à le prendre.

— C’est ce qu’aurait pensé un pêcheur ignare, monsieur John, mais avec de l’expérience on juge mieux des choses. La gloire doit se mesurer par la qualité et non par la quantité, et je regarde comme une plus belle plume au chapeau d’un homme d’avoir vu une demi-minute la tête du sogdollader hors de l’eau, que de ramener sa barque pleine de brochetons. La dernière fois que je vis le patriarche, je n’essayai pas de le tirer sur ma barque, mais nous passâmes près de deux minutes à converser ensemble, lui dans l’eau, moi sur mon esquif.

— Converser ! s’écria Ève ; converser avec un poisson ! Que pouvait-il avoir à dire ?

— Un poisson peut parler aussi bien qu’un de nous, jeune dame ; la seule difficulté est de comprendre ce qu’il dit. J’ai entendu de vieux colons dire que Bas-de-Cuir avait coutume de s’entretenir des heures entières avec les animaux de la forêt, et même avec les arbres.

— Avez-vous connu Bas-de-Cuir, commodore ?

— Non, jeune dame ; je suis fâché de dire que je n’ai jamais eu le plaisir de le voir. C’était un grand homme ! On peut parler des Jefferson et des Jackson ; mais moi je regarde Washington et Natty Bumppo comme les deux seuls grands hommes de mon temps.

— Et que pensez-vous donc de Bonaparte, commodore ? demanda Paul.

— Je crois réellement, Monsieur, que Bonaparte n’était pas un homme à mépriser ; mais qu’aurait-il été dans les bois auprès de Bas-de-Cuir ? Ce n’est pas grand’chose, Messieurs, d’être un grand homme parmi vos habitants des villes, que j’appelle gens à parapluie. Natty était presque aussi grand à la pêche qu’à la chasse, quoique je n’aie jamais ouï dire qu’il ait vu le sogdollader.

— Nous nous reverrons encore cet été, commodore, dit John Effingham. En ce moment nos dames désirent entendre les échos, et il faut que nous vous quittions.

— Cela est tout naturel, monsieur John, répondit le commodore en riant et en agitant la main d’une manière qui lui était particulière. — Toutes les femmes aiment à entendre ces échos ; car elles ne sont jamais satisfaites d’avoir dit une chose une fois, et il faut qu’elles la répètent. Quand une dame vient sur le lac d’Otségo, une des premières choses qu’elle fait toujours, c’est de demander qu’on la conduise aux Rochers Parlants, afin de s’entretenir avec elle-même. Il en vient quelquefois un grand nombre, et alors elles parlent toutes ensemble, de manière à jeter la confusion dans les échos. Je suppose, jeune dame, ajouta-t-il en s’adressant à Ève, que vous savez ce qu’on dit de ces voix ?

— Tout ce que j’ai entendu dire, c’est que ce sont les échos les plus parfaits du monde entier, répondit Ève en se tournant pour lui faire face, tandis que sa barque passait devant celle du vieux pêcheur.

— Bien des gens prétendent qu’il n’y a pas d’écho du tout, et que les sons qu’on entend sont produits par l’esprit de Bas-de-Cuir, qui rôde toujours dans les environs de son ancienne demeure, et qui répète tout ce que nous disons pour se moquer de notre ignorance, et pour nous reprocher d’envahir les bois. Je ne dis pas que cette opinion soit la vérité, ou que ce soit la mienne ; mais nous savons tous que Natty n’aimait pas à voir un nouveau colon arriver dans les montagnes, et qu’il aimait les arbres comme un rat musqué aime l’eau. On montre ici, un peu plus haut, un arbre auquel il faisait une entaille chaque fois qu’il arrivait un nouveau venu ; mais quand il en eut fait dix-sept, il n’eut pas le cœur d’aller plus loin, et il y renonça de désespoir.

— Cela est si poétique, commodore, que c’est dommage que ce ne puisse être la vérité. Je préfère cette explication du mystère des Rochers Parlants à celle qu’on donne de la Source des Fées.

— Vous avez raison, jeune dame, s’écria le vieux pêcheur, tandis que les deux barques s’écartaient l’une de l’autre ; jamais on n’a connu une fée dans l’Otségo, mais il fut un temps où nous pouvions nous vanter d’un Natty Bumppo.

Le commodore fit un nouveau geste de la main, et Ève lui fit un signe d’adieu. L’esquif continua à longer la rive du lac, s’avançant quelquefois plus au large pour éviter le contact de branches suspendues sur les eaux, ou de quelque arbre qui avait poussé en ligue horizontale, et revenant ensuite aussi près du rivage qu’il était possible. Ève crut n’avoir jamais vu de plus beau feuillage que celui qu’offrait toute la rampe de la montagne. Plus de la moitié de la forêt de grands pins qui couvrait la terre quand les premiers colons étaient arrivés dans le pays, avaient déjà disparu ; mais par une de ces lois incompréhensibles de la nature, ces pins étaient déjà remplacés par presque toutes les variétés des arbres d’Amérique. De jeunes arbres verts, avec leurs teintes à la Rembrandt, offraient une beauté particulière, et faisaient contraste avec les nuances plus vives des arbres que l’hiver prive de leurs feuilles. Çà et là, quelque arbrisseau couvert de fleurs égayait ce tableau, et des massifs de châtaigniers aussi en fleurs semblaient entourer d’une gloire naturelle les cimes sombres des pins.

La barque fit ainsi plus d’un mille, effrayant quelquefois un oiseau de passage perché sur une branche ; ou un oiseau aquatique nageant près du rivage. Enfin John Effingham fit cesser de ramer, et guidant l’esquif à l’aide du gouvernail, il dit à ses compagnons de lever les yeux, attendu qu’ils étaient sous le « pin silencieux. »

Une exclamation générale de plaisir suivit ce premier regard, car il est rare qu’un arbre se montre sous un jour plus avantageux que celui qui attira sur-le-champ tous les yeux. Ce pin avait crû sur l’extrême bord du lac ses racines pénétrant dans la terre à quelques pieds au-dessus du niveau de l’eau, mais dans une telle situation, que la distance qui séparait le tronc du lac semblait s’ajouter à la hauteur de l’arbre. Comme tous ceux qui poussent dans les épaisses forêts de l’Amérique, sa taille avait augmenté pendant dix siècles, et on le voyait alors dans sa gloire solitaire, monument de ce que ces montagnes, dont la végétation était encore si riche, avaient été dans les jours de leur splendeur. Jusqu’à une hauteur de près de cent pieds, le tronc était lisse et sans branches, et alors commençaient des masses de feuillage d’un vert foncé, qui l’entouraient comme la fumée qui s’élève vers le ciel en guirlandes. Cet arbre gigantesque s’était incliné vers la lumière, cherchant à se dégager du milieu de ses semblables, et sa cime avançait alors sur le lac à dix ou quinze pieds de ses racines. Cette courbure presque insensible prêtait de la grâce à cette déviation de la ligne perpendiculaire, et y donnait assez de grandeur pour en rendre l’effet vraiment sublime. Quoiqu’il n’y eût pas un souffle de vent sur le lac, le courant d’air au-dessus de la forêt était suffisant pour en agiter les branches les plus hautes, qui cédaient avec grâce à cette impulsion.

— Ce pin est mal nommé, dit sir George Templemore, car c’est l’arbre le plus éloquent que j’aie jamais vu.

— Il est vraiment éloquent, ajouta Ève, car on l’entend parler même en ce moment des orages terribles qui ont grondé autour de sa cime ; des saisons qui se sont écoulées depuis qu’il a élevé sa tête verdoyante au-dessus de la foule de frères qui croissaient derrière lui et à ses côtés, et de tout ce qui s’est passé sur le lac de l’Otségo, quand ce lac était une perle enchâssée dans la forêt. Quand le conquérant débarqua en Angleterre, cet arbre était déjà à peu près ce que nous le voyons. Voici donc du moins une antiquité américaine.

— Un goût naturel et cultivé, miss Effingham, dit Paul, vous a fait apercevoir un des charmes véritables du pays. Si nous pensions moins à ce que nous devons à l’art, et davantage à ce dont nous sommes redevables à la nature, nous serions moins exposés à la critique.

Ève ne manquait jamais d’attention toutes les fois que Paul parlait, et ses couleurs devinrent plus vives pendant qu’il faisait ce compliment à son goût ; mais ses beaux yeux bleus étaient toujours fixés sur le pin.

— Il peut être silencieux sous un rapport, mais il est tout éloquence sous un autre, reprit-elle avec un enthousiasme auquel la remarque de Paul n’avait pas nui. Cette petite crête de verdure qui ressemble à un panache dit mille choses à l’imagination.

— Je n’ai jamais vu un homme, pour peu qu’il eût l’esprit poétique, venir sous cet arbre, dit John Effingham, sans qu’il tombât dans la même série d’idées. J’y ai amené une fois un homme célèbre par son génie, et après avoir regardé avec attention une minute ou deux la belle touffe de verdure qui couronne cet arbre, il s’écria : « Cette masse de verdure se balançait dans les airs quand Colomb se hasarda pour la première fois sur une mer inconnue. » C’est vraiment un arbre éloquent, car il parle de même à tous ceux qui s’en approchent, et son langage va droit au cœur en réveillant les souvenirs.

— Et pourtant, après tout, son silence est son éloquence, ajouta Paul, et son nom lui convient mieux qu’on ne le croirait d’abord.

— Il l’a probablement reçu par suite du contraste qu’il fait avec les Rochers Parlants qui sont un peu plus loin, à demi cachés par la forêt. Si vous voulez reprendre vos rames, Messieurs, nous nous mettrons en communication avec l’esprit de Bas de-Cuir.

Paul et le baronnet se remirent à ramer, et une dizaine de minutes après l’esquif se trouva à environ cinquante verges du rivage, dans un endroit où le flanc de la montagne était entièrement exposé à la vue. John Effingham salua les rochers en criant d’une voix sonore et distincte : « Bonjour ! » Les sons moqueurs lui furent renvoyés avec une si parfaite ressemblance d’intonation, qu’elle fit tressaillir les novices. Chacun fit le même essai tour à tour, et l’écho en répondant ne perdit rien de sa réputation.

— Cela surpasse véritablement les célèbres échos du Rhin, s’écria Ève enchantée ; car quoique les derniers répètent si clairement les sons du cor, je ne crois pas qu’ils répondent à la voix humaine avec la même fidélité.

— Vous avez raison, Ève, lui dit son cousin ; je ne me rappelle aucun endroit où l’on entende un écho aussi parfait que celui de ces Rochers Parlants. En augmentant notre distance d’un demi-mille, et nous servant d’un cor, je sais, par ma propre expérience que nous entendrions répéter des mesures entières d’un air. L’intervalle entre les sons et leur répétition serait aussi plus marqué, ce qui nous laisserait le temps d’y donner une attention sans partage. Quoi qu’on puisse dire du surnom du pin, ces rochers ont été bien nommés, et si l’esprit de Bas-de-Cuir est pour quelque chose dans cette affaire, c’est un esprit moqueur[1].

John Effingham regarda alors à sa montre, et parla à ses compagnons d’un autre plaisir qu’il leur avait préparé. Sur une sorte de petite promenade publique formée sur une pointe, située à l’endroit où une rivière sortait du lac, était une hutte qu’on appelait « la Maison aux canons. » On y avait placé deux ou trois petites pièces d’artillerie ; et, — preuve que le pays n’avait à craindre aucun ennemi extérieur ou intérieur, — la porte en restait toujours ouverte, et chacun pouvait y entrer et même se servir des canons, quoiqu’ils appartinssent à un corps organisé de l’État. John Effingham en avait fait placer un un peu plus bas dans la vallée, et il avertit toute la compagnie qu’on pouvait attendre à tout moment une explosion qui éveillerait tous les échos endormis des montagnes. À peine avait-il fini de parler, que le coup partit. La bouche du canon était tournée vers l’est, et le son atteignit d’abord le côté des montagnes qui était voisin du village. Les réverbérations en partirent, passèrent le long de la chaîne, de caverne en caverne, de rocher en rocher, et de bois en bois, et se perdirent enfin, comme un tonnerre éloigné, à deux ou trois lieues au nord. Cette expérience fut répétée trois fois, et elle produisit toujours le même effet magnifique ; les montagnes occidentales répondant aux échos des rochers de l’est, comme les sons mouvants d’une musique imposante.

— Un tel site serait un trésor dans le voisinage d’un théâtre de mélodrames, dit Paul en souriant ; car certainement nul tonnerre artificiel ne saurait égaler celui que nous venons d’entendre. Une nappe d’eau comme celle-ci pourrait même soutenir une gondole.

— Et je crois qu’un homme habitué à l’horizon sans bornes de l’Océan pourrait s’en lasser avec le temps, dit John Effingham d’un ton expressif.

Paul fit des protestations contraires avec vivacité, et l’on continua à ramer en silence.

— Voilà l’endroit où nous avons eu si longtemps coutume d’aller faire des piques-niques, dit Ève en montrant à ses compagnons une jolie pointe ombragée par de beaux chênes, et sur laquelle on voyait une maison grossièrement construite, mais dans un état de dilapidation évidemment causé par les mains de l’homme. John Effingham sourit, tandis que sa cousine montrait cet endroit à ses compagnons, en leur promettant de leur en faire voir bientôt les beautés de plus près.

— À propos, miss Effingham, dit-il, je suppose que vous vous flattez d’hériter de cette charmante retraite ?

— Il est tout naturel qu’un jour, — un jour bien éloigné, j’espère, — j’hérite de ce qui appartient à mon père.

— Naturel et légal, ma belle cousine ; mais vous avez à apprendre qu’il existe un pouvoir qui menace de vous disputer vos droits.

— Quel pouvoir, — quelle puissance humaine peut disputer ses droits légitimes à un propriétaire ? Cette pointe nous a appartenu depuis que l’homme civilisé a mis le pied dans ce pays. Qui aura la présomption de vouloir nous en dépouiller ?

— Vous serez bien surprise d’apprendre que ce pouvoir existe avec la disposition de l’exercer. Le public, le public tout puissant, gouvernant tout, faisant les lois et les violant, a un caprice passager de s’emparer de cette pointe si chérie, et il faudra qu’Édouard montre une énergie extraordinaire pour l’en empêcher.

— Vous ne parlez pas sérieusement, cousin John ?

— Aussi sérieusement que la grandeur du sujet peut le comporter, comme dirait M. Dodge.

Ève n’en dit pas davantage, mais elle eut l’air vivement contrarié ; elle garda le silence jusqu’à l’instant où ils rentrèrent au wigwam, et alors elle se hâta d’aller trouver son père, et de lui faire part de ce qu’elle venait d’apprendre. M. Effingham, écouta sa fille, comme il le faisait toujours, avec un tendre intérêt et quand elle eut fini son récit, il l’embrassa, et lui dit de ne pas regarder comme possible ce qu’elle paraissait craindre si sérieusement.

— Mais mon cousin John ne badinerait pas avec moi sur un pareil sujet, mon père, répliqua-t-elle. Il sait quel prix j’attache à la moindre chose qui rappelle d’anciennes affections.

— Nous pouvons prendre des informations sur cette affaire, si vous le désirez, mon enfant. Sonnez, s’il vous plaît.

Pierce entra, et il fut chargé de prier M. Bragg de venir dans la bibliothèque. Aristobule arriva. Il n’était nullement de bonne humeur ; car il était très-mécontent de ne pas avoir été invité à faire partie de la promenade sur le lac, croyant avoir droit de partager tous les amusements des autres. Cependant, il eut assez d’empire sur lui-même pour ne pas faire paraître son mécontentement.

— Je désire savoir, Monsieur, dit M. Effingham sans autre préface, s’il peut y avoir quelque méprise sur le droit de propriété à la pointe de pêche sur la rive occidentale du lac.

— Certainement non, Monsieur, elle appartient au public.

Les joues de M. Effingham s’enflammèrent ; il parut surpris, mais il resta calme.

— Le public ! Affirmez-vous sérieusement, Monsieur, que le public prétende réclamer cette pointe ?

— La réclamer, monsieur Effingham. Depuis que j’habite ce comté, je n’ai jamais entendu contester le droit du public sur cette pointe.

— Votre séjour dans ce comté ne remonte pas à une date fort ancienne, Monsieur, et il est possible que vous vous trompiez. J’ai quelque curiosité de savoir de quelle manière le public a acquis ses droits sur cette pointe. Vous êtes homme de loi, monsieur Bragg, et vous pouvez m’en rendre un compte intelligible.

— Votre père la lui a donnée de son vivant, Monsieur tout le monde ici vous le dira.

— Croyez-vous, monsieur Bragg, qu’il y ait ici quelqu’un qui voulût prêter serment de ce fait ? Vous savez qu’il faut des preuves, même pour obtenir justice.

— Je doute fort, Monsieur, qu’il se trouve quelqu’un qui refusât d’en prêter serment. C’est la tradition générale de tout le comté ; et, pour vous parler franchement, il y a ici un peu de mécontentement, parce que M. John Effingham a parlé de donner en cet endroit des divertissements où tout le monde ne serait pas admis.

— Cela ne fait que prouver que les traditions naissent fort inconsidérément dans ce comté. Mais comme je désire bien connaître tout ce qui concerne cette affaire, faites-moi le plaisir d’aller dans le village et de demander aux habitants que vous croyez les mieux instruits ce qu’ils pensent sur cette question, afin que je puisse agir en conséquence. Sachez surtout sur quel titre le public fonde ses prétentions, car je n’aime pas à marcher dans les ténèbres.

Aristobule sortit sur-le-champ, et Ève, voyant l’affaire entamée, se retira aussi, laissant à son père le soin de réfléchir sur ce qui venait de se passer. M. Effingham se promena quelque temps dans la bibliothèque. Il avait l’esprit fort agité, car la pointe de terre en question s’identifiait avec les sentiments et les souvenirs de sa jeunesse ; et après la maison qu’il habitait, c’était de toutes ses propriétés celle à laquelle il était le plus attaché. D’ailleurs il ne pouvait se dissimuler, malgré l’esprit d’opposition qu’il montrait aux sarcasmes de son cousin, que depuis son départ de son pays il s’y était opéré bien des changements, dont quelques-uns n’étaient pas en mieux. Un esprit de désordre s’était répandu, et les hommes sans principes et s’inquiétant peu des lois avaient recours à l’audace quand ils voulaient intimider. Cependant, en repassant dans son esprit les faits de l’affaire et la nature de ses droits, il se dit que personne ne pouvait songer à les contester, et il se mit à écrire, oubliant presque qu’il eût été question de ce sujet désagréable.

Aristobule fut absent quelques heures, et il ne revint que quelques instants avant l’heure du dîner. M. Effingham était encore seul dans la bibliothèque, et ne songeait plus en ce moment à la mission qu’il avait donnée à son gérant.

— C’est comme je vous le disais, Monsieur ; le public prétend que la pointe est une propriété commune, et il est de mon devoir de vous dire, monsieur Effingham, qu’il est déterminé à soutenir son droit.

— En ce cas, Monsieur, il est à propos que je fasse savoir au public qu’il n’est pas propriétaire de la pointe, que c’est moi qui le suis, et que je suis déterminé à soutenir mon droit.

— En touchant à des ronces, on peut se piquer, Monsieur.

— Sans doute, et c’est ce que le public apprendra s’il persiste à envahir les droits individuels.

— Eh bien ! Monsieur, quelques-uns de ceux à qui j’ai parlé ont été jusqu’à me charger de vous dire… J’espère que vous ne vous méprendrez pas sur mes motifs.

— Si vous avez quelque communication à me faire, monsieur Bragg, faites-la sans réserve ; il est à propos que je sache exactement la vérité.

— Eh bien ! Monsieur, je suis porteur d’une espèce de cartel. Le peuple désire que vous sachiez qu’il ne reconnaît pas votre droit et qu’il s’en moque ; pour dire les choses par leur nom, il vous défie.

— Je vous remercie de cette franchise, monsieur Bragg ; elle augmente mon estime pour vous. Les affaires en sont arrivées à un tel point qu’il est nécessaire d’agir. Si vous voulez prendre un livre un instant, j’aurai un autre service à vous demander.

Aristobule prit un livre, mais il ne lut pas. Il ne pouvait revenir de son étonnement en voyant un homme se préparer de sang-froid à soutenir une contestation avec le public, ce public imposant, pour lequel il avait lui-même cette sorte de déférence qu’un esclave asiatique a pour son monarque. Ce n’était que parce qu’il se sentait appuyé par ce pouvoir tout-puissant, — car il regardait comme tel le pouvoir du public, — qu’il avait osé parler si clairement à M. Effingham ; car Aristobule pensait en secret que le plus sûr en Amérique était toujours de faire cause commune avec la masse de la communauté, qu’elle eût tort ou raison. Pendant ce temps, M. Effingham écrivait un avertissement pour défendre à qui que ce fût de mettre le pied désormais sur sa propriété de la pointe. Il le remit ensuite à M. Bragg, en le chargeant de le faire insérer dans le numéro du journal du village qui devait paraître le lendemain matin. Aristobule prit l’avertissement, et sortit sur-le-champ pour s’acquitter de sa mission, sans faire aucun commentaire sur ce sujet.

Le soir arriva, et quand M. Effingham fut de nouveau seul dans la bibliothèque, M. Bragg y entra bien plein de son sujet. Il fut suivi par John Effingham, qui avait appris quelque chose de ce qui s’était passé.

— Je regrette d’avoir à vous dire, monsieur Effingham, dit Aristobule, que votre avertissement a excité dans Templeton la plus forte agitation dont j’aie jamais eu le malheur d’être témoin.

— Ce qui doit être très-encourageant pour nous, monsieur Bragg, car les gens qui agissent dans un moment d’agitation sont sujets à tomber dans l’erreur.

— Cela est vrai en ce qui concerne les individus, Monsieur ; mais il s’agit ici d’une agitation publique.

— Je ne vois pas que cela change l’affaire. Si un homme agité est sujet à faire des sottises, une demi-douzaine en feront encore de plus grandes.

Aristobule l’écoutait avec une surprise toujours croissante. L’agitation était un des moyens du public pour arriver à son but, et les hommes de la trempe de M. Bragg y avaient si souvent recours, qu’il ne s’était jamais présenté à son esprit qu’un individu pût y être indifférent. Pour dire toute la vérité, il avait tellement craint que la part qu’il serait obligé de prendre dans cette affaire ne lui fît perdre sa popularité, qu’il avait contribué lui-même à exciter cette agitation, dans l’espoir d’étrangler le projet de M. Effingham, comme il le dit élégamment à un de ses affidés dans la langue énergique du pays.

— L’agitation publique est un instrument bien fort, monsieur Effingham, dit-il avec une sorte de pieuse horreur politique.

— Je sais parfaitement, Monsieur, qu’il peut même devenir un instrument terrible. Des hommes livrés à l’agitation, agissant en masse, et formant ce qu’on appelle des attroupements, ont commis mille excès et mille crimes.

— Votre avertissement est vu de très-mauvais œil. Pour vous parler sincèrement, il est on ne saurait plus impopulaire.

— Je suppose que vous appelez toujours impopulaire la résistance individuelle à une agression ?

— Mais le public appelle votre avertissement un acte d’agression.

— Tout le mérite de la question consiste en un simple fait : si je suis propriétaire légitime de la pointe de terre dont il s’agit, le public, ou la portion du public qui prend part à cette affaire est l’agresseur, d’autant plus que la multitude agit contre un seul. S’il peut légalement en revendiquer la propriété, non seulement j’ai tort, mais je suis très-indiscret.

Le calme avec lequel M. Effingham parlait produisit quelque effet sur Aristobule, et il fut un instant ébranlé ; mais ce ne fut qu’un instant, car la peine de l’impopularité se présenta de nouveau à son imagination, qui était accoutumée depuis si longtemps à étudier le caprice populaire, qu’il regardait la faveur publique comme le souverain bien de la vie.

— Mais le public affirme que la pointe lui appartient, monsieur Effingham.

— Et moi, j’affirme qu’elle ne lui appartient pas, monsieur Bragg ! Jamais elle ne lui a appartenu et jamais elle ne lui appartiendra de mon consentement.

— C’est tout simplement une question de fait, dit John Effingham, et j’avoue que je voudrais savoir d’où ce public tout-puissant tire ses droits à cette propriété, et comment il les a acquis. Vous êtes assez homme de loi, monsieur Bragg, pour savoir que le public ne peut posséder une propriété qu’en vertu de l’usage continu qu’il en a fait, ou d’un statut spécial. Or, quel titre allègue le public à l’appui de cette prétention ?

— D’abord l’usage continu, Monsieur, et ensuite une donation spéciale.

— Vous savez que l’usage, pour être valide, doit avoir lieu malgré les droits réclamés par d’autres prétendants. Or, je suis un témoin vivant que feu mon oncle a permis au public l’usage de cette pointe, et que le public a accepté cette condition. L’usage n’en a donc eu lieu contre les droits de personne, et il n’a pas duré assez longtemps pour constituer une prescription. Chaque heure que mon cousin a permis au public de jouir de sa propriété ajoute à ses droits et à l’obligation que doit lui avoir le public, et impose d’autant plus à ce public le devoir d’y renoncer du moment qu’il le désire. Si mon oncle, comme vous semblez le dire, en a fait une donation spéciale, il doit y avoir une loi qui autorise la communauté à l’accepter, ou du moins un fidéi-commis. En existe-t-il ?

— Je conviens, monsieur John Effingham, que je n’ai vu ni loi, ni décret, et je doute qu’il en existe. Cependant le public doit avoir des droits, car il est impossible que tout le monde se trompe.

— Rien n’est plus commun que de voir des communautés entières se tromper, surtout dans les moments d’agitation.

— Tandis que son cousin parlait, M. Effingham ouvrit un secrétaire, y prit une liasse de papiers, et déplia plusieurs titres en parchemin auxquels étaient attachés de grands sceaux portant les armoiries de l’ancienne colonie et celles d’Angleterre.

— Voici mes titres de propriété, Monsieur, dit-il à Aristobule ; si le public en a de meilleurs, qu’il les produise, et je céderai sur-le-champ à ses prétentions.

— Personne ne doute que le roi, par son agent autorisé, le gouverneur de la colonie de New-York, n’ait accordé cette propriété à un de vos prédécesseurs, monsieur Effingham, et qu’elle ne soit légalement échue à votre père ; mais tout le monde affirme que ce dernier a volontairement accordé cette pointe au public pour son usage.

— Je suis charmé que la question se resserre dans des limites si faciles à vérifier. Quelle preuve y a-t-il que mon père ait jamais eu cette intention ?

— Le bruit commun. J’ai parlé à vingt habitants du village, et tous s’accordent à dire que la pointe a été à l’usage du public comme propriété publique depuis un temps immémorial.

— Aurez-vous la bonté, monsieur Bragg, de me nommer quelques-uns de ceux qui font cette assertion ?

Aristobule nomma sur-le-champ les personnes dont il venait de parler, et il y mit un empressement qui prouvait qu’il pensait que leur témoignage était irrécusable.

— De tous ceux que vous venez de nommer, dit M. Effingham, je n’en connais que trois, et ce sont presque des enfants. Les douze premiers sont certainement des gens qui ne connaissent de ce village que ce qu’ils ont pu y glaner depuis quelques années qu’ils y demeurent, et je crois que les autres ne l’habitent que depuis quelques semaines.

— Ne vous ai-je pas dit, Édouard, dit John Effingham, qu’un « toujours » américain signifie dix-huit mois, et qu’un temps immémorial ne remonte qu’à la dernière crise du système monétaire ?

— Les hommes que je viens de citer, Monsieur, font partie de la population, reprit Aristobule ; et, du premier au dernier, ils sont tous prêts à faire serment que votre père, de manière ou d’autre, car ils n’entrent pas dans des détails minutieux, — a donné au public des droits sur cette propriété.

— Ils se trompent, et je serais fâché qu’aucun d’eux appuyât une fausseté par un serment. Voilà mes titres que le public en montre de meilleurs, s’il le peut, — un titre quelconque.

— Votre père peut avoir abandonné ce terrain au public, et ce serait un titre valable.

— Il n’en a rien fait, et j’en suis la preuve vivante. Il l’a laissé à ses héritiers en mourant, et j’ai exercé pleinement tous les droits de propriété jusqu’à mon départ. Il est vrai que je ne l’ai pas mis dans ma poche pour voyager, mais je l’ai laissé en partant sous la protection des lois, et je crois que le riche peut l’invoquer comme le pauvre, quoique nous soyons dans un pays libre.

— Eh bien ! Monsieur, puisque vous paraissez si ferme, je suppose qu’il faudra qu’un jury en décide ; mais je vous avertis en homme qui connaît son pays, que la déclaration d’un jury, rendue contre l’opinion, est ce que vous ne pouvez espérer. Si l’on prouve que votre père a eu l’intention de donner cette propriété au public, c’est une affaire perdue.

M. Effingham examina un instant ses papiers et en ayant choisi un, il le passa à M. Bragg, en lui indiquant un alinéa particulier.

— Voici le testament de feu mon père, Monsieur, et vous verrez ici qu’il dispose spécialement de la pointe en question, la laissant à ses héritiers en des termes qui écartent toute idée d’aucune intention de la donner au public. C’est du moins la dernière preuve que moi, son fils unique, son seul héritier, et l’exécuteur de ses dernières volontés, je possède de ses désirs. Si ce public errant et de temps immémorial, dont vous parlez, en a une meilleure, j’attends avec impatience qu’il la produise.

L’air calme de M. Effingham avait abusé M. Bragg, qui ne s’attendait pas à une preuve qui anéantissait si complètement les prétentions du public. La clause du testament qui disposait de cette propriété était simple, claire et précise, et l’on ne pouvait contester que M. Effingham n’eût succédé à tous les droits de son père, sans aucune condition ni réserve.

— Cela est fort extraordinaire ! s’écria Aristobule, après avoir lu plusieurs fois la clause du testament, et chaque lecture contribuant à rendre la question encore plus claire en faveur du propriétaire véritable. — Le peuple aurait dû connaître cette disposition de feu M. Effingham.

— Je crois qu’il l’aurait dû, avant de songer à dépouiller son fils de sa propriété ; ou du moins il aurait dû être certain qu’une telle disposition n’existait pas.

— Vous m’excuserez, monsieur Effingham, mais je pense que, dans un cas semblable, quand le public s’est imbu d’une fausse idée, comme je conviens à présent que cela est clairement prouvé en ce qui concerne cette affaire, il est du devoir d’un bon citoyen de l’éclairer et de l’informer qu’il n’a aucun droit à l’objet qu’ils réclame.

— C’est ce que j’ai déjà fait dans l’avertissement que vous avez eu la bonté de porter au journal, quoique je nie que je fusse obligé à le faire.

— Mais, Monsieur, le public est mécontent du mode que vous avez adopté pour le détromper.

— C’est, je crois, le mode qui est usité en pareil cas.

— Il attend quelque chose de différent, Monsieur, dans une affaire où le public est… est…

— Dans son tort ! s’écria John Effingham. J’avais déjà entendu parler de cette affaire, Édouard, et je blâme votre modération. Est-il vrai que vous ayez dit à plusieurs de vos voisins que vous, n’avez pas dessein de les empêcher de se promener sur la pointe, ni même d’y pêcher, et que votre seule intention est de pouvoir y aller avec votre famille sans y être troublé par des importuns.

— Très-certainement, John. Mon seul désir est de conserver cette propriété, telle que je l’ai reçue, à ceux à qui elle a été spécialement laissée ; d’en assurer de temps en temps la jouissance tranquille à ceux qui y ont le meilleur droit, et de prévenir la dévastation qui a déjà eu lieu parmi les arbres par ces hommes grossiers qui s’imaginent être tout le public, et devenir eux-mêmes les maîtres toutes les fois que le public a quelque droit. Du reste, je n’entends priver mes voisins d’aucun des amusements qu’ils peuvent trouver sur ce terrain.

— Vous êtes beaucoup plus indulgent que je ne le serais, et que vous ne le serez peut-être vous-même quand vous aurez lu ceci.

À ces mots, John Effingham remit à son cousin un petit placard qui convoquait pour le soir même une assemblée des habitants pour résister à la prétention arrogante de M. Effingham sur la propriété qu’on lui contestait. Ce placard portait les marques ordinaires d’un esprit faible, méchant et vulgaire ; on affectait d’y appeler M. Effingham un M. Effingham, et il n’était revêtu d’aucune signature.

— Ceci mérite à peine notre attention, John, dit M. Effingham avec douceur. Des assemblées de cette espèce ne peuvent décider de la validité d’un titre ; et nul homme ayant quelque respect pour lui-même ne voudra être l’instrument d’une si misérable tentative pour empêcher un citoyen, par l’intimidation de faire valoir ses droits.

— En ce qui concerne cette assemblée, dont le projet a été formé par l’ignorance ou une basse méchanceté, je conviens avec vous qu’elle finira probablement comme finissent de pareils efforts, par le ridicule. Mais…

— Pardon, monsieur John, s’écria Aristobule, l’agitation est effrayante. On a été jusqu’à parler de la loi de Lynch[2].

— En ce cas, dit M. Effingham, il faut véritablement montrer plus de fermeté. — Connaissez-vous, Monsieur, quelqu’un qui ait osé faire une telle menace ?

Aristobule baissa les yeux sous le regard sévère de M. Effingham, et il regretta de lui en avoir tant dit, quoiqu’il n’eût dit que la vérité. Il bégaya une explication obscure et à peine intelligible, et proposa de se rendre en personne à l’assemblée, afin de bien comprendre ce qui s’y passerait sans courir le risque de se méprendre. M. Effingham y consentit ; car il était trop indigné de cet attentat à ses droits comme citoyen et comme homme pour vouloir discuter ce sujet plus longtemps avec son gérant. Aristobule partit. John Effingham resta avec son cousin longtemps après que tout le reste de la famille se fut retiré chacun dans son appartement, et pendant ce long espace de temps il lui communiqua sur cette affaire bien des détails que M. Effingham ne connaissait nullement.



  1. Allusion au chant d’un oiseau d’Amérique, nommé moqueur, qui imite le ramage des autres.
  2. La loi de Lynch consiste en deux mots : à se rendre justice à soi-même. Il y a eu plusieurs exemples de cet abus dans les établissements éloignés du centre des États-Unis.