Euthydème (trad. Cousin)/Notes
NOTES
SUR L’EUTHYDÈME.
J’ai eu sous les yeux l’édition générale de Bekker, les éditions particulières de Routh et de Heindorf, Ficin et Schleiermacher. Maucroix a traduit en français ce dialogue, ainsi que l’Euthyphron et l’Hippias, dans le style excellent de son temps, clair, naturel et agréable. Malheureusement cette traduction est tellement inexacte, que nous n’avons pu nous en servir aussi souvent que nous l’aurions désiré.
Nous avions cru que Ast s’était seul avisé de nier l’authenticité de l’Euthydème. Mais Rixner la nie aussi, il est vrai, sans donner aucun motif de son opinion. (Geschicht. d. Philosoph., t. Ier, p. 144.
Ἐκεῖθεν se rapporte évidemment à Thurium, et on peut se faire une idée de la sotte malignité d’Athénée, qui feint de croire que ἐκεῖθεν se rapporte à Chios, pour accuser Platon de calomnier ces pauvres sophistes, en insinuant qu’ils avaient été chassés de leur patrie. Toutes les critiques d’Athénée sont à-peu-près de cette force. L’expulsion d’Euthydème et de Dionysodore de Thurium se rattache-t-elle à celle du parti athénien, qui eut lieu dans l’olympiade 91, 4, ou 92, 1, et qui amena Lysias à Athènes (voyez Taylor, Vie de Lysias) ? Schleiermacher n’en doute pas, et répugne à l’idée qu’il eût été pris une mesure particulière contre deux sophistes aussi inoffensifs. Heindorf, sans repousser entièrement la conjecture de Schleiermacher, ne l’admet pas faute de preuves, pas plus que celle de Routh, qui rattache l’établissement de ces deux sophistes à Thurium à la colonisation dont firent partie Hérodote et Lysias (Plutarque, de l’Exil et Vie des dix rhéteurs), et qui changea l’ancien nom de Sybaris en celui de Thurium (Diodor. de Sic., XII, chap. 7 et 10).
Schleiermacher remarque avec raison que Socrate a l’air de plaisanter un peu, et δαιμόνιον est bien pris ici évidemment pour un adjectif, comme dans la Républ., VI, et dans plusieurs endroits du Phédon. Voyez la note de Schleiermacher, sur l’Apologie, et la nôtre, qui s’y rapporte, tom. I, p. 535.
C’était une proposition d’Antisthène, qui la développait avec une dialectique qui se rapproche beaucoup de celle des sophistes.
Ficin : quoties fit vel dicitur. Schleiermacher : wenn er behandelt oder besprochen wird. Ni Heindorf ni aucun critique ne fait ici de remarque.
Schleiermacher pense que ceci se rapporte d’une manière indirecte à Aristippe. Il pense encore que le passage où Platon feint de regarder l’εὐτυχία, le don de réussir, comme un bien et le premier des biens, est encore une allusion à une opinion d’Aristippe, et selon lui peut-être aussi d’Antisthène ; cette maxime se retrouvant dans les successeurs d’Antisthène, les stoïciens.
En général, dans toute cette discussion, il est très difficile de bien traduire τύχη, εὐτυχία et εὐπραγία. Εὐτυχία est proprement le bonheur, comme on dit en français avoir du bonheur pour réussir et avoir le don de réussir : le talent y est pour quelque chose, le sort pour beaucoup. Le mot bonheur étant nécessaire pour traduire εὐδαιμονία, et pouvant faire équivoque en français, nous avons traduit εὐτυχία par le don ou le talent de réussir. Pour εὐπράττειν, εὐπραγία, au contraire, il fallait choisir un mot équivoque, car le mot grec l’est et veut dire tantôt se bien conduire, tantôt être heureux. En français, être bien a presque les deux sens, ainsi que bien faire, bien vivre. En français comme en grec, le mot bien, εὖ, représente une idée naturellement complexe, celle du bien moral et du bien physique dans leur opposition et leur harmonie ; cette idée dans sa complexité même étant inhérente à l’esprit humain, doit avoir produit dans toutes les langues une expression à double sens.
Il y a dans cette phrase trois degrés qu’il ne faut pas confondre : 1o aimer mieux tenir de qui que ce soit la sagesse que la richesse ; 2o employer pour l’obtenir les prières et les supplications ; 3o dans ce but aller presque jusqu’aux dernières complaisances. Or la phrase grecque, sans marquer avec précision ces trois degrés, les présente successivement avec cet abandon de la conversation qui exclut une construction fort régulière. Aussi est-ce en vain que les critiques ont essayé d’en trouver une ici, et toutes leurs corrections n’ont abouti qu’à gâter la phrase de Platon. Par exemple, Heindorf lui-même, pour avoir une construction régulière, veut à toute force que οὐδὲν αἰσχρὸν οὐδὲ νεμεσητὸν domine toute la phrase et enveloppe παρὰ πατρὸς παραλαμβάνειν et δεόμενον καὶ ἱκετεύοντα ἕνεκα τούτου ὑπερετεῖν καί δουλεύειν, ce qui réduit la phrase à deux membres, tandis qu’il en faut trois nécessairement pour conserver la gradation ; car on ne peut pas confondre dans un seul membre de phrase, pas plus que dans une seule idée, δεόμενον καὶ ἱκετεύοντα et ὑπερετεῖν καὶ δουκεύειν. Mais la plus grande faute de la construction de Heindorf est de faire gouverner toute la phrase par οὐδὲν αἰσχρόν, qui ne peut s’appliquer qu’à ὑπηρετεῖν καὶ δουλεύειν καὶ ἐραστῇ καὶ παντὶ ἀνθρώπῳ, et n’irait pas avec παρὰ πατρός.
Nous ne pouvons hésiter entre Heindorf et Schleiermacher. Schleiermacher entend en face, je te dirais en face, etc., sans apporter aucun exemple de ce sens de σοὶ εἰς κεφαλήν ; tandis que Heindorf trouve plusieurs fois dans Aristophane cette expression pour retombe sur ta tête. Or, ici les exemples d’Aristophane sont d’autant plus décisifs que l’on sait que c’était l’auteur favori de Platon, et que l’Euthydème particulièrement est rempli de locutions empruntées à ce poète. D’ailleurs le caractère violent de Ctésippe justifie bien cette formule.
Diogène de Laërte dit que Protagoras avait emprunté cette opinion à Antisthène, et qu’il ne fit que la développer le premier dialectiquement. Par ces plus anciens philosophes il faut entendre l’école d’Élée et Parménide. Voyez le Cratyle. Schleiermacher veut que cet endroit se rapporte au Théétète et y fasse allusion comme à un ouvrage déjà écrit depuis quelque temps. S’il en est ainsi, et c’est bien là en effet ce qu’indique le τὸ παλαιὸν, il s’ensuivrait que l’Euthydème a été composé après le Théétète.
Cette phrase a exercé tous les commentateurs ; mais leurs explications n’ont rien expliqué. Il faudrait trouver entre ἔλεγξον et ἐξελέγξαι un sens assez différent pour excuser un peu ces sophistes. Nous avouons que nous ne voyons là qu’une simple différence de mots dans laquelle les deux sophistes se retranchent. Tout ce qu’on peut faire est de supposer qu’à la rigueur ἐξελέγξαι étant autre qu’ἔλεγξον, et indiquant un peu plus une réfutation régulière, des sophistes peuvent prétendre que quand ils ont dit ἔλεγξον, ils n’ont point dit ἐξελέγξαι. Les jeux de mots ridicules qui précèdent autorisent bien à leur attribuer celui-là. On ne voit pas d’ailleurs comment ayant eu l’imprudence, dans un moment d’humeur, de défier Socrate, ils auraient pu se tirer autrement du défilé où ils s’étaient eux-mêmes engagés. Ils s’en tirent, selon leur coutume, par des équivoques verbales, et tout cela sert encore à mettre en lumière leur caractère.
Schleiermacher fait remarquer ici la tendance platonicienne de soumettre les sciences mathématiques à la philosophie spéculative.
Heindorf n’hésite point à entendre τις τῶν κρειττόνων dans le sens ordinaire, un dieu. Schleiermacher trouve que cette manière de désigner Socrate est sans délicatesse et indigne de Platon, et il traduit, par ein ganz Anderer. N’osant pas trop nous prononcer, nous avons choisi une expression qui, à la rigueur, se prête aux deux sens, comme le grec lui-même.
C’est la difficulté connue : ὁ Διὸς Κόρινθος. Quant à l’origine de ce proverbe, on peut consulter les explications du scoliaste de l’Euthydème, du scoliaste d’Aristophane, et du scoliaste de Pindare. Si l’origine est encore douteuse, le sens en est parfaitement clair. Ce proverbe s’appliquait à tous ceux qui, commençant magnifiquement, en restent là et répètent la même chose sans avancer. Remarquons ici que les explications des trois scoliastes attestent que l’origine de ce proverbe est mégarienne, ce qui fortifie l’opinion que ce dialogue a été composé, sinon pendant le séjour de Platon à Mégare, au moins d’après des souvenirs très présens, et que la langue de Platon s’est teinte des mêmes couleurs que sa pensée.
Schleiermacher a changé ici, avec raison, πάντα δὲ en πάντα δὴ, comme plus haut il avait aussi très heureusement changé ἅπαντα en πάντα ; car πάντα γὰρ est la conséquence que cherche le sophiste, tandis que ἅπαντα est le principe dont il part.
Schleiermacher remarque fort bien que pour entendre cette expression, qui malheureusement ne se trouve pas éclaircie dans le traité d’Aristote, il faut joindre à l’explication de Timée : εἰς ἀμφιβολίαν ἀγαγεῖν τὸν λόγον, celle de Suidas : ὡς καθ’ ἑκάτερον ἐλέγχεσθαι. Car autrement il eût été ridicule de reprocher au sophiste une réponse à double sens, puisque c’était là précisément le mérite qu’il cherchait.
Plaisanterie intraduisible. Routh veut qu’elle repose sur l’accent. Schleiermacher croit que le sophiste prend les deux vocatifs pour une apposition ; mais il est douteux que πύπαξ soit déclinable et puisse être un vocatif qui se prête à ce genre de plaisanterie. Il est plus naturel d’adopter l’interprétation de Routh, car le passage d’Aristote (dans les Soph. El. IV.) sur les sophismes qui viennent de la prosodie, est probablement une allusion à cet endroit de Platon. Si on entendait cet endroit autrement que Routh, il s’ensuivrait qu’il y aurait une classe de sophismes, assez connue et employée chez les Grecs pour avoir mérité une mention spéciale d’Aristote, qui pourtant ne se rencontrerait pas même une seule fois dans l’Euthydème, c’est-à-dire dans une revue complète de tous les genres de sophismes.
Ce passage important est ici assez mal rendu. D’abord Ζεὺς ἑρκεῖος n’est pas précisément le Jupiter domestique, expression un peu trop générale, mais le Jupiter de l’enceinte domestique. Schleiermacher traduit par des Gehöftes. Kreuzer (Symbol., tom. II, seconde édition, p. 524) se sert de l’expression latine de Jupiter herceus. C’était le Jupiter dont l’autel, avec une image du dieu, était placé à la porte la plus extérieure par laquelle on entrait dans la cour, et dans l’enceinte (ἕρκος) qui entourait la cour. De là l’expression de Ζεὺς ἑρκεῖος. Par Ζεὺς φράτριος le Jupiter qui présidait à la partie de la φρατρία ou troisième partie de la φύλη (tribu). Nous avons mis ici le tout au lieu de la partie, ne pouvant trouver une expression qui correspondît à φρατρία. Schleiermacher emploie celle de Brüderschaft, qui est matériellement exacte, mais suggère une idée différente de celle que renferme l’expression grecque. La φρατρία n'était point une Brüderschaft, une confrérie, une association particulière, mais une division politique de la tribu, comme chez nous la commune est une division politique du département. C’est à-peu-près la commune moderne, et peut-être nous aurions dû faire le mot de phratie, comme déjà on a fait celui de dème pour δῆμος. Il en est de même de Minerve, protectrice des tribus. Lisez Minerve phratria ou phratrienne. Voyez sur ce passage, outre Kreuzer déjà cité, le scoliaste de Platon, Hesychius, v. πάτρῳος Ζεὺς, etc. Comment se fait-il que les Athéniens n’eussent point un Jupiter paternel, eux qui avaient donné à Jupiter tant de titres ? C’est ce qui a étonné tous les critiques ; mais le passage de Platon est formel, tandis que les passages des auteurs en opposition avec celui-ci sont équivoques. Schleiermacher a très bien remarqué que le passage des Lois n’est pas une objection véritable, puisque Platon parle, dans les Lois, non comme un Athénien, mais comme un Crétois ; et les Crétois pouvaient très bien avoir un Jupiter πάτρῳος. Heindorf montre aussi que l’endroit d’Aristophane, Nuées, v. 1468, où Strepsiade recommandant l’obéissance à son fils, le menace de Jupiter πάτρῳος, ne peut pas balancer l’autorité de la phrase de l’Euthydème, et Schleiermacher soupçonne même que Platon a peut-être ici en vue de se moquer d’Aristophane. Nous laissons cette discussion à de plus habiles.
Nous rassemblerons ici les différens passages d’Aristote dans la Réfutation des sophismes qui se rapportent à l’Euthydème, et exposent sous des formes générales les sophismes présentés dramatiquement dans le dialogue de Platon, ainsi que les solutions qui y sont indiquées.
On trouve encore dans la Rhétorique d’Aristote, II, 24, une allusion au passage de l’Euthydème, p. 420 : Tu ne prends qu’un seul bouclier et un seul javelot. Dans la Métaph., VIII, 3, Aristote dit que l’école d’Antisthène divisait la difficulté d’une définition en deux points, ce qu’est une chose et quelle elle est. Cette différence du τί et de ποῖον rappelle le passage où Ctésippe accorde au sophiste qu’il dit bien la chose qui est, mais non pas comme elle est. Dans le même ouvrage, V, 29, Aristote cite et réfute l’opinion d’Antisthène, qui prétendait que sur une chose il était impossible de rien dire proprement qu’une seule chose, d’où il concluait qu’on ne pouvait contredire et presque qu’on ne pouvait se tromper. C’est une des discussions de l’Euthydème. Nous sommes assurés qu’il n’y a ainsi presque aucune plaisanterie dans l’Euthydème qui soit arbitraire et qui ne porte sur quelque point intéressant des doctrines contemporaines. Sous les noms d’Euthydème et de Dionysodore il faut mettre des sophistes tout autrement célèbres, et ç’a été une heureuse idée de M. Deycks (de Megaricorum doctrina ejusque apud Platonem et Aristotelem vestigiis, Bonnæ, 1827) de rechercher dans l’Euthydème les traces de l’école de Mégare. On voudrait seulement que M. Deycks, par des passages analogues, tirés d’autres auteurs, eût converti ses soupçons en certitudes, et démontré toujours rigoureusement que les endroits de l’Euthydème qu’il signale comme mégariques contiennent en effet quelques points de la doctrine de cette école, encore si peu connue.
Nous finirons, comme M. Deycks lui-même, en rappelant la remarque de Schleiermacher, qu’à la fin du dialogue, lorsque Platon intervient dans la personne de Socrate, on sent dans ses paroles une tristesse secrète de voir l’argumentation socratique si rapidement dégénérée en la même argumentation sophistique que Socrate avait combattue de toutes ses forces.