Euthydème (trad. Cousin)/Argument philosophique

Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome quatrième


EUTHYDÈME,
OU
LE DISPUTEUR.



ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.


Séparateur


On peut distinguer dans les compositions de Platon trois manières essentiellement différentes : la première où domine le caractère poétique, la seconde où domine au contraire le caractère dialectique, la troisième qui les réunit tous les deux. Cette distinction, si elle est fondée, peut servir de principe à une nouvelle classification des dialogues de Platon et les partage en trois séries. Il s’agit de savoir à laquelle appartient l’Euthydème.

Au premier coup-d’œil, on est tenté de rapporter l’Euthydème à la première manière de Platon. En effet, ce dialogue ne semble d’abord qu’une admirable comédie dans le genre d’Aristophane, une sorte de mime comme ceux de Sophron, où l’art des sophistes est mis en scène, exposé et développé avec une force comique qui souvent s’élève jusqu’à la haute bouffonnerie des Oiseaux et des Nuées, Le caractère poétique et dramatique y est si frappant qu’il cache tout le reste, et qu’au premier aspect on n’y voit pas autre chose. mais en supposant même que l’Euthydème ne soit qu’une comédie, un examen un peu plus attentif y fait reconnaître aisément un art et des combinaisons qu’il est difficile d’attribuer à un jeune homme. Sans parler du tact supérieur qui retient toujours la verve du poète dans une certaine mesure philosophique, ce dialogue renferme trois ou quatre dialogues distincts, avec des interlocuteurs différens, tour-à-tour suspendus et repris, et fondus si habilement les uns dans les autres, qu’ils se soutiennent au lieu de se nuire, développent harmonieusement le fil du dialogue total, et concourent tous par leur variété même à l’effet unique de l’ensemble. Le Protagoras aussi est une excellente comédie sur les sophistes, mais une comédie où il y a moins d’ordre que de mouvement, et des parties brillantes plutôt qu’un ensemble régulier et lumineux. Enfin, et c’est là la différence essentielle, le Protagoras est une pure comédie, où le sujet mis en avant n’est qu’un prétexte et se résout bientôt en plaisanteries, tandis qu’ici le sujet est traité et traité à fond. L’auteur du Protagoras se moque des sophistes plus qu’il ne les réfute ; il s’attaque aux personnages les plus illustres en ce genre, et les met tous en scène, Protagoras, Hippias, Prodicus ; mais pour la sophistique, il l’effleure et la fait à peine connaître : à ce trait reconnaissez le jeune homme. L’auteur de l’Euthydème, au contraire, prend pour héros des hommes ordinaires et s’enfonce dans les choses : il épuise la matière ; tout l’art des sophistes est mis à nu ; il vous introduit dans leur arsenal et vous en fait toucher une à une toutes les armes. car il ne faut pas croire que la plupart des sophismes exposés et réfutés dramatiquement dans l’Euthydème, soient de l’invention de Platon ; ils ont un fond historique. A mesure que la connaissance de la sophistique ancienne avancera, nous sommes assurés qu’on retrouvera presque toutes les données qui sont ici employées si librement, et si habilement rassemblées. Déjà même on commence à s’orienter un peu au milieu de cette multitude de sophismes ; on commence à démêler les différentes écoles auxquelles ils sont empruntés. Dionysodore et Euthydème viennent de la grande Grèce, et on reconnaît très bien dans leur argumentation qu'ils ont passé par l'école éléatique. On n'y reconnaît pas moins l'esprit de l'école d'Abdère. Schleiermacher a restitué à Antisthènes, le fondateur de l'école cynique et stoïque, plusieurs sophismes qui lui appartiennent ; mais c'est à l'école de Mégare que la plupart appartiennent évidemment, et il est impossible de ne pas sentir dans l'Euthydème une connaissance approfondie et une longue habitude de cette école. Ce point nous paraît incontestable, et s'il l'est, il en résulte que l'Euthydème n'est pas de la première jeunesse de Platon ; car son voyage et son séjour à Mégare n'ont eu lieu qu'après la mort de Socrate. Il y a plus. En deux endroits se trouve une allusion manifeste au Théétète, monument d'un âge et d'un art avancé. Cette dernière raison jointe à toutes les autres nous permet de conclure presque certainement que l'Euthydème ne peut être rapporté à la première manière de Platon.

D'un autre côté, placera-t-on l'Euthydème dans la classe des dialogues de sa seconde manière ? Encore bien moins. La beauté des formes de l'Euthydème et la verve dramatique qui l'anime d'un bout à l'autre, s'y opposent absolument ; et on ne conçoit pas comment Schleiermacher et Socher ont pu placer ce dialogue à la suite du Menon, où règne exclusivement dans toute sa sévérité le caractère dialectique. Peut-être invoquera-t-on l'analogie des sujets des deux dialogues, la question agitée dans le Menon, si la vertu peut être enseignée, étant reproduite dans l'Euthydème ? mais cette question est le fond même du Menon, et n'est qu'un épisode de l'Euthydème. Et puis nous ne pouvons admettre que ce soit dans les rapports des sujets qu'il faille chercher ceux des ouvrages. Assurément il est des cas où le choix du sujet indique déjà la situation de l'âme de l'artiste et fixe la date d'un monument. Cependant les sujets sont empruntés la plupart du temps à des raisons tout extérieures, et n'ont en général aucune relation avec le plus ou moins de perfection du talent de l'artiste. Or, c'est là précisément ce qu'il s'agit de reconnaître pour déterminer l'époque de son développement à laquelle se rapporte le monument en question. Où donc et comment saisir le plus ou moins de perfection d'un ouvrage ? Évidemment dans la manière dont le sujet y est traité, et non dans ce sujet ; c'est là qu'est selon nous le vrai principe de classification des ouvrages de l'art. Ainsi de ce que la question du Menon, si la vertu peut être enseignée, se retrouve dans l'Euthydème, nous ne conclurons pas du tout que ces deux monumens soient de la même époque ; au contraire, comme la même question est traitée dans ces deux dialogues d'une manière toute différente, nous conclurons très légitimement que ces deux monumens doivent être rapportés à des époques différentes du développement de leur auteur. Nous ne mettrons donc pas l'Euthydème à la suite du Menon à cause de l'analogie des sujets, pas plus que nous ne mettons le Menon à la suite du Protagoras, quoiqu'il le fallût cependant d'après le principe que nous combattons : car le sujet du Protagoras et du Menon est aussi le même ; le plan et les idées fondamentales de ces deux dialogues sont les mêmes. Cependant qui a songé à les placer dans la même époque ? Il nous semble que le Protagoras, le Menon et l'Euthydème forment une espèce de trilogie, où presque sur le même sujet se développent et se manifestent dans toute leur diversité les trois manières fondamentales de Platon. Le Protagoras est par-dessus tout un drame, le Menon une pure discussion, l'Euthydème à-la-fois une discussion et un drame, c'est-à-dire la réunion des mérites opposés du Protagoras et du Menon. Nous n'hésitons donc pas à rapporter l'Euthydème à la troisième et dernière manière de Platon. Mais il ne faut pas oublier que les trois manières de ce grand artiste ont entre elles leurs transitions, et que chacune a elle-même ses nuances et ses progrès. Ainsi en mettant l'Euthydème dans la troisième série des dialogues authentiques, nous ne prétendons pas le placer sur la même ligne que le Gorgias, le Phédon, le Banquet ou la République. D'abord la réfutation de la dialectique sophistique n'est pas une pensée de vieillard ; et quant à l'art, si l'analogie de manière est manifeste, l'infériorité de talent ne l'est pas moins. Dans cette combinaison savante du caractère dramatique et du caractère dialectique, qui distingue l'Euthydème comme tout vrai dialogue de la troisième série, la poésie domine un peu trop peut-être, et semble obscurcir de son éclat la partie philosophique, qui pourrait paraître davantage. Nous nous contenterons donc de placer l'Euthydème au commencement de la troisième période du développement de Platon, parmi les premiers essais où l'artiste et le penseur se donnant enfin la main, cherchent à concilier et à fondre dans le sein d'une unité supérieure les directions exclusives qu'ils avaient suivies jusqu'alors, sans y être encore entièrement parvenus.

Si la philosophie dans l'Euthydème est ou semble inférieure au drame, et si l'argumentation sophistique n'est pas un sujet d'une aussi haute importance que celui de plusieurs autres dialogues de la même période, il ne faut pas en conclure que ce soit un sujet frivole, et que par conséquent, comme l'a voulu Ast, l'Euthydème soit indigne de Platon. En vérité, si l'Euthydème n'appartient pas à Platon, il lui restera bien peu de dialogues. Premièrement le fond de l'Euthydème est, il est vrai, la réfutation de l'argumentation sophistique ; mais sur ce fond se dessinent beaucoup d'autres discussions qui l'enrichissent et l'agrandissent : par exemple, la question du Protagoras et du Menon, si la vertu peut être enseignée ; le souverain bien placé dans la sagesse, pace que sans la sagesse on peut posséder tous les biens, mais sans savoir en faire usage ; toutes les sciences et tous les arts subordonnés aussi à la sagesse ; enfin l'apologie de la philosophie, son indépendance de la mauvaise dialectique et sa suprématie sur la politique et la littérature. Secondement, le sujet propre de l'Euthydème est-il donc sans importance ? Était-il sans importance pour Platon de combattre et de détruire, sous les noms d'Euthydème et de Dionysodore, les sophistes de son temps, des hommes qui possédaient tous les moyens de séduire dans tous les pays et surtout en Grèce, ce pays classique du sophisme, qui l'encourageait et le soutenait de la même disposition générale qui lui avait donné naissance, des hommes qui captivaient et gouvernaient l'élite de leurs contemporains, et qui, abaissant la philosophie à d'indignes subtilités, la corrompant dans son essence, entraînant les faibles, révoltant les sages, mettaient par là un obstacle à la haute entreprise de Platon, d'appeler à l'étude de la philosophie toutes les âmes saines et élevées ? Dans ce cas, ne fallait-il pas, après des attaques indirectes et d'inutiles escarmouches, en finir avec le sophisme et lui livrer une bataille décisive ?

Or, toute sa force était dans sa dialectique : c'était donc là qu'il fallait l'attaquer ; il fallait, une fois pour toutes, se délivrer des sophistes en leur arrachant leurs armes et en les brisant dans leurs mains ; il fallait faire voir clairement à quoi se réduisait cet art merveilleux, dont le prestige charmait les imaginations grecques, et tout en révoltant le bon sens l'étonnait et l'embarrassait. C'est ce que Platon devait faire une fois et ce qu'il a fait ici radicalement. Et on ne peut nier qu'en cela il n'ait très bien compris sa situation, les besoins de son siècle et de sa nation, et que l'Euthydème ne se rapporte parfaitement au plan général de sa vie et de sa philosophie. Ajoutez qu'en combattant les sophistes, le champ de bataille de Platon n'était pas seulement la Grèce, mais l'humanité tout entière et l'esprit humain lui-même, qui, après tout, est le vrai père du sophisme. En effet l'esprit humain ne peut pas rester toujours dans l'intuition immédiate, l'enthousiasme, les croyances spontanées et primitives ; il faut qu'il en sorte ; il faut qu'il tombe par la force même de sa nature dans l'analyse et le raisonnement : or une fois sur cette pente, il ne s'y arrête guère, il devient aisément sophiste, et porte de lui-même toutes les subtilités et les raffinements dont les sophistes de la Grèce ont été dans le monde non les inventeurs, mais les plus illustres interprètes. Par là, comme nous l'avons dit ailleurs, Platon sort des limites de l'histoire ; il ne s'adresse plus seulement à son siècle, mais à tous les siècles. Voilà le vrai point de vue sous lequel il faut considérer l'Euthydème. Ce n'est pas moins ici qu'un traité général et complet du sophisme. Au premier coup d'œil on n'aperçoit dans l'Euthydème que d'aimables folies qui semblent imaginées à plaisir pour fournir une comédie piquante ; avec un peu d'étude, dans cette comédie on reconnaît l'histoire ; avec plus d'étude encore dans l'histoire on reconnaît l'humanité, et sous cet amas de sophismes empruntés aux écoles de la Grèce, on parvient à démêler les types généraux et fondamentaux de tous les sophismes possibles. Étudiez aussi l'ordre dans lequel ils sont successivement mis en scène, vous vous apercevrez que cet ordre purement dramatique en apparence renferme un ordre profondément philosophique, et qu'au milieu de ces plaisanteries qui se croisent l'une l'autre et qui ont l'air d'être amenées là et de s'entrelacer par les seuls hasards de la conversation, règne un enchaînement secret tout aussi rigoureux qu'il eût pu être dans un traité de logique ex professa : d'abord les sophismes les plus naturels et les plus faciles à résoudre, puis des sophismes plus savans qui étonnent davantage et demandent une solution plus délicate, ceux-ci qui reposent sur un même mot tour à tour pris dans plusieurs sens différens, ceux-là qui consistent à passer tout-à-coup d'un cas particulier à une proposition générale qui n'en découle pas rigoureusement, pour redescendre ensuite de cette fausse généralité à d'autres cas particuliers en contradiction avec le premier, et successivement ainsi tous les modèles des raisonnemens vicieux. Faites plus, étudiez avec soin, approfondissez les réponses de Socrate aux sophistes : l'habile artiste ne laisse pas un instant paraître le professeur, et il n'y a pas moyen de saisir ici la moindre trace de pédanterie. Cependant il ne s'agit que d'enlever pour ainsi dire l'enveloppe dramatique, pour apercevoir de véritables solutions philosophiques, et l'indication des moyens de découvrir le sophisme, de le forcer de comparaître sous sa véritable face, et de le confondre. Dans Platon et chez les Grecs en général, la philosophie, comme la religion, comme la patrie, comme toutes choses, se présente toujours avec l'aspect de la beauté ; l'art domine dans Platon, et le charme de la forme est si grand qu'il voile souvent le fond à des yeux inattentifs ou peu exercés. Dans l'Euthydème, par exemple, l'élément philosophique pourrait être plus explicite ; nous le croyons ainsi du moins, nous autres modernes, surtout nous autres Français, chez lesquels domine l'abstraction. mais Platon était un contemporain de Phidias et de Sophocle. Pour lui le problème était de présenter tout ce qu'il y avait de plus excellent dans la pensée du genre humain ou dans la sienne propre, à une condition, savoir de produire sur ses contemporains l'effet de la beauté. Or, il n'y a de beauté, il n'y a de grâce et de vie que dans l'individualité. De là les drames de Platon. Mais sous ces drames est un système ; sous ces formes si individuelles sont des idées, c'est-à-dire des idées générales ; car la généralité est tout aussi bien de l'essence des véritables idées que l'individualité est de l'essence des belles formes. Aussi en charmant son siècle par la beauté, Platon s'adresse à tous les siècles par ses idées. Profondément grecques dans leur vêtement extérieur, une fois dégagées de leur enveloppe historique et rendues à elles-mêmes, ces idées sont immortelles. Voilà comment l'Euthydème, dans ses trois ou quatre dialogues entrelacés les uns dans les autres, comme les actes d'un drame, et sous des bouffonneries dignes d'Aristophane, couvre un traité régulier de logique qui a traversé toute l'antiquité, tout le moyen âge, et qu'on enseigne encore aujourd'hui, sans s'en douter, dans presque toutes les écoles du monde civilisé. En effet, qu'a fait Aristote après Platon ? Ce qui lui restait à faire, ce qu'il y avait de grand et d'original à faire. Il a ôté la forme et s'est approprié les idées, les affaiblissant quelquefois, mais les éclaircissant toujours, les exposant et les développant dans l'ordre didactique caché sous les grâces et le mouvement dramatique des dialogues de Platon. L'ouvrage d'Aristote intitulé De la Réfutation des sophismes n'est pas autre chose que l'Euthydème réduit en formules générales. Cet ouvrage constitua à-peu-près l'enseignement dialectique de l'antiquité. Des écoles de la Grèce il passa dans celles du moyen âge, où domina Aristote ; et malgré la révolution cartésienne, la scolastique péripatéticienne est restée dans la partie logique de tous les systèmes les plus opposés, et règne encore sans contestation d'un bout du monde à l'autre. Il est curieux de retrouver aujourd'hui dans les plus élégants comme dans les plus pédantesques manuels de logique modernes, les problèmes agités dans les cloîtres du moyen âge, et, il y a deux mille ans, dans les gymnases et les musées d'Alexandrie et d'Athènes ; d'y retrouver les mêmes solutions de ces problèmes ; que dis-je ! les termes mêmes et les exemples sous lesquels on présentait alors les divers sophismes, exemples bizarres et ridicules, dont la fortune a été de traverser les siècles. Or, la plupart de ces exemples sont déjà dans l'Euthydème. C'est que tout ceci a sa racine dans l'esprit humain lui-même, père du mensonge comme de la vérité, qui produit l'erreur et qui la redresse, et qui est engagé tout entier avec toutes ses lois dans les moindres questions de dialectique ; c'est que les mots, ces signes de la pensée insignifiants en eux-mêmes, une fois attachés à des idées essentielles, les accompagnent dans leur cours, et entrent en partage de leur immortalité.