Société Littéraire de France (p. 63-94).


TROISIÈME PARTIE


Ah ! ce n’est pas pour moi la saison de la grappe qu’on se partage, ni de l’épi multiplié, mais, de toutes parts, comme un filet, l’automne tombe sur le sol, s’abat comme une pluie d’insectes bourdonnants. Toute chose alors se recueille, ramène, dès midi, la nuit sur son cœur, la tire à soi, très doucement, s’en tisse un linceul pour l’hiver. Tel est le pouvoir de la Magicienne qu’elle magnétise les plantes, tarit le sang des animaux et, pour l’homme, elle le persuade. Il se couche parmi l’andain, la face tournée vers l’odeur de l’ombre. Il ferme les yeux, ses oreilles rougissent, ses joues brillent. Ce n’est pas le sommeil. C’est une torpeur dont le battement régulier l’épuise ; la fatigue aussi a son rythme.

* * *

L’automne ! on voudrait s’y traîner à genoux ; on voudrait tenir embrassé son délicat feuillage mort ; on s’appuie, comme au chambranle d’une porte, au tronc d’un arbre ; on regarde plus bas que terre ; on suffoque de toutes sortes d’amour, toutes les puissances de l’âme comme liées.

Pourquoi t’ai-je obéi ? Tout à coup, je me suis souvenu de ce conseil absurde : « Sors, m’as-tu dit en me quittant, mon souvenir est dans les bois. Sors, j’apaiserai dans les bois la violence de ta rancune. Près de cette cheminée, contre ce lit, hélas, mon enfant, tout l’irrite. » Je suis sorti. De nulle part, dansante, effarouchée, fée ou biche, tu n’as surgi ; pas la moindre marque de ta présence, le plus incertain petit signe ; et cependant, vois, je chancelle, et quoiqu’il soit bon qu’il ne reste pour moi aucun espoir de soulagement, et point de pays qui me tente avec de l’azur, et point de mer où ne souffle un grand vent, du moins cette saison est douce.

* * *

Son ciel est plein de beautés presque humaines et de sombres masses déclinantes. Pareil à la confusion de branchages entrelacés, il se dresse au-dessus des forêts comme le fantôme des forêts mortes. Et des rameaux qu’elles secouent, de leur feuillage sans soleil, tombe, tombe une délectation d’anges, une manne pernicieuse. Et du fond des sites qu’elles déploient, du milieu des clairières d’or, du sein des bosquets simulés, du giron des halliers déserts, cingle vers la terre une bête monstrueuse, ailée : la Mélancolie, et elle parle !

Si douce est l’émission de sa voix, que les yeux bleus, quand ils avouent qu’ils aiment, s’entendraient plus distinctement. On comprend à peine ce qu’elle dit, elle voile comme des secrets ce qui n’en est pas, elle zézaie. Elle allonge sa tête entre ses pattes, elle a tous les visages de femmes, elle bat ses flancs de sa queue, et, du sommet d’un monticule, considère dans les vallées les habitations des hommes.

* * *

L’automne a, comme nous, ses matinées d’avril, ses journées de printemps. La lumière circule comme une sève ; une haleine suave, par les fentes de l’écorce, se répand dans l’air ; et par terre on dirait les traces décolorées du jour, et l’on croirait qu’on met ses pas dans les pas du soleil, et les feuilles sont là comme si un pied lumineux les avait imprimées à terre. On dirait qu’il est dans les bosquets et qu’il les échauffe de cette belle couleur d’or ; puis il s’échappe, il devient plus brûlant, illumine un coteau, il monte dans le ciel ; puis vient midi ; et, pour une heure entière, pour une heure encore, l’été ! Des yeux on cherche s’il n’y a pas une rose épargnée dans les taillis.

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Ce n’est point qu’un soupir m’échappe à cause de ce mot : l’été. L’été, quand le matin, comme un enfant nu, grimpe aux arbres et secoue les thyrses des marronniers ; l’été, et la verdure miroite, la lumière argente le dos des fougères ; et l’on descend dans la prairie, et le fifre joue sur la route. Ah ! l’été pour un homme du Nord ; l’été, quand sur son œil d’azur il abaisse sa grande paupière d’or ; et le trépignement, la rage, l’insomnie, quand la nuit, dans la saison agissante, tord sur les moissons son corps de juive jusqu’à ce que le coq crie : « L’aurore ! » L’aurore ; et elle s’avance, coiffée de clochettes et de fils de pourpre !

* * *

Le vent est si fort qu’il semble vouloir lancer jusqu’aux nues les feuilles qu’il arrache encore vertes aux bois consternés. Je vais parmi les buttes et les collines. Je contemple l’horizon vide, le ravin morne et dévasté. Partout la couleur de l’abîme, partout la pierre semblable à la dure existence de l’homme, l’automne avec son odeur de noix.

* * *

Je ne projette jamais ma tristesse assez loin de moi, en avant, quand je veux m’en débarrasser. Je ne parviens jamais à la perdre de vue, à la lancer si profondément dans l’avenir qu’elle y meure, étouffée par d’incertaines espérances.

* * *

Il y a entre toi et les choses de la nature une telle similitude que ces torrents de pluie qui m’empêchent de sortir me privent en même temps du meilleur de toi : le rêve me permet de te posséder en silence, mais tu es trop vive pour souffrir longtemps d’être exilée du jardin, de la forêt et du jour. Ton souvenir s’épuise à parcourir ma mémoire, il veut que je le mêle à la nature entière.

Que je l’aime de me faire souffrir par ce désir continuel, qui le trouble et qui l’aiguillonne, de participer autant à l’activité de l’univers qu’à sa splendeur.

* * *

Je foule comme un raisin l’herbe verte et grise. La tête en avant, la moitié du corps en avant, je cours, comme un villageois court chercher le médecin, je cours de peur de tomber ; je ne m’arrête pas, je ne m’oriente pas, je ne ressens pas la pitié même que je m’inspire.

* * *

Quelquefois je t’attends à la minute même. Ce n’est pas de l’horizon regardé, vide, que tu peux surgir (je suis raisonnable), mais sur mes pas, par derrière ; tu vas jeter tes bras en travers de mon cou ; et si je m’arrête, je ne tourne pas la tête, ivre.

* * *

Je rentre au matin, les sens rompus, l’âme hors du corps, si humilié, si abattu que je sens dans mon visage d’homme briller des yeux d’Ophélie.

* * *

Déjà, debout, les yeux collés aux folles vitres d’un rapide, tu as observé les brillants fils télégraphiques. Un cœur calme (le chef de train) ne s’aperçoit de rien, mais Toi ! Tu les as vus haleter, s’éparpiller, transir, bondir comme un archet sur la chanterelle de l’horizon. Ils meurent, tournoient, ressuscitent, touchent le sol, le ciel, battent l’air. Ils fléchissent, s’étalent, sursautent ; et chaque poteau flagellé résiste et tremble. Plus haut, plus bas, plus haut qu’il ne faut, jamais remis de leurs fatigues, dispos ou non ! La danse et le vin les animent, ou ce rythme inventé par moi ! Ils crient, et nul ne les entend ! Ils saignent, et l’on voit au travers l’herbe, les marronniers, les villages, les meules, la nuit et le parfait éclat des astres !

* * *

As-tu, quelque nuit, dans une vision plus brève que la mort, contemplé l’Angoisse ? Elle est couverte de silence, agitée de convulsions ; elle tient à la main une petite aiguille. Qu’elle en doive percer ton cœur, ce n’est pas à cela que ton cœur se dérobe : mais si, brusquement, l’acier se brisait, la pointe flexible !

Tu te roules à terre ; en vain. Tes cheveux blanchissent de froid sur tes tempes écartelées. Tu menaces, tout bas, de crier ; tu murmures d’avance : « Assez. » Tu saisis ses genoux pelés, tu soulèves sa main débile. Mais elle, entre son œil et Dieu plaçant l’aiguille, elle regarde si le chas de cette aiguille n’est pas — pour obtenir de ton grand cœur qu’il s’y engage — trop délicieusement vaste.

* * *

Pourquoi ces moments où nous ne respectons plus rien ? où nous rions à grands éclats de l’amour et de notre amour ? où nous accusons de froideur le feu et le courage de lâcheté ? où nous refusons au passé d’admettre qu’il fut, au présent qu’il soit ?

Mais c’est l’avenir surtout qu’il fait bon saccager.

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En vain j’élude, j’atermoie, je concède, je nie, je ne fournis point de mots à l’amertume de ce que je pense ; mais que je le retienne ou que je le pousse, j’ai là, dans la gorge, un cri.

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C’est comme le jeune homme qui meurt, et il joue la comédie de la gaieté, et il trompe jusqu’à son père, et il demande qu’on le laisse seul, qu’on éteigne tout ; il veut dormir, il n’en peut plus, tout le fatigue, tout l’excède, et on le laisse ; et il enfonce la bouche dans sa douleur comme dans une pomme, et il éclate en sanglots.

* * *

Que nul industriel ne dise, levant son petit œil vers cet œil profondément sombre : « J’ai appris la douleur sans maître, comme une chose facile. »

L’amour ne m’a pas, le premier, fait désirer de m’enivrer du plus puissant des narcotiques. L’un sur l’autre, mon cœur a sonné tous ses glas, depuis que, pour la première fois, la Destinée m’enveloppa dans son nuage de charbon.

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Il faut des amis, il en faut pour devenir seul, beaucoup de très chers, d’incomparables ; mais l’amour, quelle saveur céleste il ajoute à la trahison.

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Qui me donnera trois jours de paix, trois jours d’ensevelissement et de paix ! Que je me sois du moins reposé sous une palme, près d’une eau calme et naissante !

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Certes on s’attend bien à souffrir, lorsque l’on commence d’aimer. Mais avec tant d’aises, un tel confortable, une élégance, une jeunesse !

Ah ! jeunesse avide de douleur (deux sources d’élection seulement : la jeunesse, la douleur !), l’imagines-tu sans raffinements, totale, exclusive, enfin la douleur d’un homme qui ne trouve nulle part à emprunter, l’état, après la mort de sa mère, du fils unique ?

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Quelquefois j’ai vu l’espoir avec un visage, et c’était celui d’un ange ; j’ai vu le visage de l’amour… Je voudrais me représenter le courage comme quelqu’un, et qu’il me sourît de ses lèvres carbonisées !

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Courage, parmi la poussière, sous la foudre !

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Ah ! ce n’est pas ce que l’on croit !

Il ne porte point un flambeau, il n’agite point une torche ; il ne souffle point de la trompe. Mais son carquois n’est jamais vide et sa flèche ne vacille point.

Rien ne peut empêcher qu’il coure, ni qu’il se retourne et qu’il tire ; il se baisse, il ramasse de la boue, une pierre sifflante.

C’est vrai qu’il va devant ; c’est vrai qu’il faut le suivre.

Mais quand il faut lutter contre le corps traître au courage !…

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Ces dents serrées qui brillent comme une sentence de mort ; cet amour, passé comme un verrou en travers du cœur ; toute compagnie retirée (oh ! la main de l’ami qui pourrit dans la vôtre ! L’universel regard, qui se détourne, déjà rit à ce qu’il voit d’autre !) ; toute issue refusée ; personne ; l’éternité ; et qu’il ne soit point étroit, mais illimité : voilà l’enfer du courage !

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Du moins qu’on me rende un ami ; un ami qui me crie : « Courage », qui soit l’ami de mon courage ; ce prêtre ; un ami ; un pauvre ami…

* * *

Ceux qui meurent de douleur nous font illusion ; ceux qui se tuent, c’est d’épouvante : on est épouvanté quand on pense à tout ce que la pire douleur laisse encore, dans une âme, de frivolité, d’artifices.

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Car il dispose de toutes nos infirmités ; il les éclaire ; il organise nos déceptions ; il entasse nos vilenies sur nos tristesses. Il est le tentateur latent, l’engourdisseur suprême, le Suicide, silencieux, lucide, lunaire.

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Son regard dont le manque de couleur vous perce, introuvable et appliqué ; sa forme invisible… Il ne parle pas. Il se penche comme la mère qui va soulever l’enfant fatigué, le porter.

Quel désir de fermer les yeux !

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Il tire de son sifflet d’argent, contre mon oreille, un son aigu, prolongé, comme le crissement d’une lame ; il imite dans mon cœur le bruit d’une explosion sourde.

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Il a donc compté sans l’aveugle, sans la mère frustrée de ses fils, sans la femme jeune, belle, héroïque et ruinée, l’enfant au visage ravagé (la pâleur ruisselant sur ses joues comme des larmes), l’homme qui est sorti de sa maison pour toujours, bafoué, vaincu, — il a donc compté sans toutes mes racines !

* * *

Mais quand ce souhait, cette sollicitation, cette instance deviennent trop impies et ce goût d’en finir si grand qu’il emplit la bouche de salive ; quand l’anniversaire, l’exemple l’emportent ; il me surgit au cœur quelqu’un, mon garant, ma paix : Napoléon III dans Sedan.

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Les mots ne me consolent plus. J’ai beau faire, me tordre les bras, balayer de mes mains la terre devant eux, ils se détournent de ma route, ils vont ailleurs.

Déjà, j’ai perdu cet amour des vers qui distingue les hommes entre eux. J’ai cru dans la beauté des phrases. De combien de douleurs autrefois ressenties on paye l’accord juste et sublime d’un mot quelconque avec un autre, cela je l’ai peut-être su, quand je pardonnais à la vie, en faveur des cris qu’elle arrache, ses traitements les plus cruels ; à présent je n’ai plus le courage d’y croire.

Non, non, les mots ne me consolent plus ; ils ont perdu leur orient ; et cela, tu sais, c’est le signe du plus complet désespoir. Les phrases ne me sont plus rien.

Et pourtant elles sont près de nous toujours ; elles ont des secrets bien plus subtils que la pensée ; elles sont l’ornement des sirènes, le sourire des fées : il faut qu’elles chantent pour que je vive.

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Les larmes les plus émouvantes, ce sont encore celles du dépit. Ah ! comme elles éclatent malgré nous, dévorent le visage, brillent de colère et de tendresse mêlées, et, sans avoir cette beauté grave de la douleur quand elle se laisse tomber du haut des yeux, qu’elles sont piquantes et enragées !

* * *

Je regarde la porte de ma chambre en pensant que tu ne l’ouvriras jamais. Quand j’étais petit, je battais les objets qui me résistaient.

* * *

On croit d’abord que le bonheur c’est tout ; la recherche du bonheur, tout. On frissonne quand un ami se jette au cloître ; on soupire, parce qu’on apprend qu’un homme jeune s’est sacrifié à son devoir.

Un jour, l’âme détraquée par la passion reconnaît qu’être heureux c’est avoir abandonné l’espoir de le devenir jamais et que ce qu’elle appelait « vice de nature » dans autrui, n’était que sûreté de l’instinct et vue profonde du bon sens.

* * *

Pourtant il n’y a plus dans ma vie que deux parts : mon désir de te plaire, ma peur de te déplaire. Si bien qu’un jour j’ai pu me demander, moi, nourri de Dieu dès l’enfance, comme il te plairait que je mourusse : en Lui ou non.

J’ai pu t’offrir de choisir dans mon cœur entre rien et Lui. Je l’ai remis dans tes mains : chose monstrueuse et dont l’horreur soulève mon âme chrétienne.

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Quand je rouvre ces pages, il me semble parfois qu’un autre — quelque inférieur — les a couvertes d’une écriture qui ressemble à la mienne. Je les feuillette, je les questionne, je les soulève avec dépit. Mon étonnement croît avec les lignes parcourues ; je comprends mal ceci ; je n’éprouve plus cela ; l’ai-je éprouvé jamais ? le tout n’étant pas de l’avoir écrit. Ce qui me blesse chaque fois davantage, c’est la lâcheté avec laquelle les expressions de la veille même reculent devant l’énergie du sentiment que j’éprouve sur l’heure, pour un objet qu’elles devraient toujours célébrer, avec une force et une délicatesse sans égales.

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Au matin, quand le sommeil lui a été rare et mauvais, le vieillard ramasse son corps sous le drap, cherche, en les pliant, à fatiguer ses muscles, et parfois comble ainsi d’une illusion de lassitude un simulacre de repos.

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Il me semble parfois, tant j’ai souffert, qu’avant les cours d’eau, les plantes et toute antique créature, quand le premier quartier de la lune, brillant comme le fil d’un glaive, se leva sur la terre et la mer en travail, je voilai ma face flétrie par une plus ancienne douleur.

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Si j’en avais le temps et les moyens — vraiment je n’en ai que l’envie — j’irais cette nuit m’asseoir dans un port, près du premier convoi d’émigrants qui prendrait la mer. Je me saoulerais de leur douleur ; il y a de quoi être saoul à en boire dans tous les yeux des émigrants. Peut-être, pour qu’ils soient moins seuls, partirais-je avec eux vers l’inconnu.

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Je devrais écrire, m’occuper, écrire un drame. Je vois mon sujet : la chute inopinée d’un grand bonheur ou d’un étourdissant plaisir au milieu d’une douleur si effroyable qu’elle n’en peut plus profiter ; ou l’honneur rendu à un homme, rendu stupide par l’effet d’un châtiment cruel.

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Mon amour a donné une couleur à mes pensées, qu’elles ne connaissaient pas avant lui : plus cette pourpre s’assombrit, plus je t’appartiens ; mais, quand elle pâlit et qu’elle se dissipe, c’est toi-même qui m’abandonnes !

* * *

Je perds, à certains moments, jusqu’à la force de déplorer ton absence. On dirait que le souvenir trop net des détails caractéristiques de ta personne paralyse mes sens ; mon esprit les évoque, et tout ce qu’il se raconte à lui-même le laisse froid, comme s’il écoutait les récits d’un étranger.

Seul, un grand serrement de cœur qui n’est accompagné d’aucun sentiment de tendresse, de joie ni de peine, m’avertit encore que les sources de mon être ont été troublées pour longtemps et que ce fut par toi.

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Rien n’est plus singulier que de retrouver à des heures de tristesse morne le souvenir d’heures de tristesse ivre. Il semble qu’il y ait entre elles une aussi grande disproportion qu’entre la joie et la douleur.

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Je sors de sa gaine de cuir ta miniature ; je ne la regarde pas ; je la presse contre mon cœur ; j’attends, les yeux fermés, que ton souvenir traverse ma sombre mémoire, ton souvenir aux ailes-fleurs.

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Quand la douleur de la séparation atteint, certains soirs, à son paroxysme, j’éprouve désespérément le besoin de te demander pardon de quelque chose que j’ignore.

Le don réciproque de l’amour, cet échange ne me suffit plus. Je voudrais m’abaisser, m’abaisser toujours davantage, pour que tu sois obligée de te pencher vers moi, de me tendre, peu à peu, de plus en plus, ton corps, tes mains, tes larmes et le souvenir mal effacé du tort que je t’aurais fait.

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Je sais, quand ta pensée m’a fui, où la retrouver. Je vais, au crépuscule, m’asseoir près de la rivière ; son eau s’agite alors ; elle m’offre l’image de tes mouvements purs, profonds, vifs comme des reflets. Elle passe, tandis que la nuit vient au son d’un piston vulgaire et doux.

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Oui, l’eau. L’eau découragée. La barque vide qui flotte comme un insecte mort ; les feuilles, immobiles et amassées, entre quoi l’eau coule ; les reflets des arbres, tout au fond, comme des éponges, du corail et, parfois, l’ombre verte et ténue d’une fée.

Les feuilles qui tombent et leurs reflets qui, vers elles, à travers l’eau limpide, montent d’un mouvement égal à celui de leur chute. Les feuilles que le vent ne peut plus secouer, que l’eau n’avale pas encore et qui s’attirent l’une l’autre, s’aimantent, se groupent, s’étreignent en silence.

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Ô certains crépuscules, pareils à la paix joyeuse d’une famille humaine, dans le moment où la douleur la laisse tranquille.

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Il y a des promenades que je ne fais plus. Elles m’entraînaient vers ces lieux qui conviennent à l’esprit amer, au cœur fort. Elles m’offraient de ces rudes paysages qui concentrent autour d’une fleur timide et consolante un silence, un dédain, des ombres terribles. Combien je leur préfère ce vallon où, du ciel à l’arbre qui tremble et à l’eau qui passe, tout me semble porter ton nom !

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Je redeviens impressionnable comme aux premiers temps de l’amour. Alors, quand la vie était remuée en moi, ou qu’elle y affluait, de quelque façon que ce fût, par la musique ou par la nourriture, ma gorge se serrait, mes yeux s’obscurcissaient de larmes, et je mangeais ou j’écoutais, la tête basse, suppliant ma détresse de ne point déborder.

* * *

Tantôt, j’étais pour toi la clef du monde, et je te parlais comme un homme parle à un homme, son perfide ami.

Et tantôt c’était toi qui me parlais comme à une femme, et je criais sous l’insulte.

Oh ! reviens et appelle-moi encore ta reine !

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Si je souffre, ta douleur sort de la mienne comme une grappe de fleurs mauves du cœur d’une forte glycine. N’aurai-je jamais le courage de chasser alors ta pensée que je charge ainsi d’une inutile tristesse, elle qui devrait m’être toute gaîté ? Je me déshabitue de ton sourire ; j’apprends à chérir, à son détriment, une image de toi si tendre et si courbée que tous les muscles de mon visage retiennent, quand je me la représente, de délicieux flots de larmes.

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Je bénis mon corps de cacher son âme ; mon âme, son feu ; ce feu, sa lumière : triple cuirasse d’apparence ; au centre, l’absolu amour.

* * *

Je ne souhaiterais rien de plus durant ces jours d’extrême automne que d’être assis avec toi dans une chambre campagnarde. Il pourrait y avoir là bien d’autres personnes que nous. Le vent s’engouffrerait dans la cheminée ; il ferait jouer les crémones des fenêtres ; et nous frissonnerions ensemble, lorsqu’il se plaint secrètement dans les corridors sombres, comme un cœur où s’enfonce l’amour.

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Ce n’est pas pour sa beauté que j’aime le crépuscule, pour les colorations qu’il donne aux nuages, pour des visions étranges, mais parce qu’il emporte avec soi la Lumière. Les vitres de ma croisée noircissent ; le paysage s’abolit ; en quelque endroit que j’allume ma lampe, je puis croire un instant que je ne suis séparé de toi que par l’épaisseur d’une cloison.

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Quels violons ! quelles sourdines ! Ce bruit, tantôt si joli, tantôt si déchirant, du vent, écoute-le, assise devant la cheminée sans feu. La pièce est tiède où tu l’entends. Goûte la mélancolie qui te pénètre. Quand, tout à coup, le vent enflera la voix, croîtra, ajoutera quelque riche note de poitrine à ses cris aigus, dis-toi que, par moments et sans raison, c’est ainsi que mon âme, toujours agitée de ton souvenir, redouble pour lui de tendresse.

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Il y a le moment où la douleur m’écarte les côtes, tâche à m’arracher le cœur, et, n’y parvenant pas, le broie.


Ici s’arrête le manuscrit de Paul Drouot. Nous publions des notes et fragments trouvés dans ses papiers, d’un travail moins achevé, mais également destinés à prendre place dans la rédaction définitive.