Eugène Onéguine (Евгений Онегин)
Traduction par Paul Béesau.
Librairie A. Franck (p. 119-139).


CHAPITRE V


Ô ma Svétlana, n’apprends jamais à connaître ces songes affreux.
(Joukovski.)


L’automne fut long cette année-là ; la nature semblait ne pouvoir se résoudre à prendre le manteau d’hiver : la neige ne tomba que dans la nuit du trois janvier. Réveillée de grand matin, Tatiana se mit à la fenêtre et contempla le lever de l’aurore. De légers dessins se formaient sur les vitres ; elle vit le parc, les haies, les toits, tout blanchis par la neige ; les arbres couverts d’une parure argentée, et les pies joyeuses qui sautaient dans la cour. Les montagnes portaient leur couronne étincelante : tous les environs blanchis resplendissaient.


L’hiver !… Le paysan le salue joyeusement en traçant un sentier avec son large traîneau ; son cheval flaire en hennissant la neige nouvelle et soutient tant bien que mal son petit trot. La téméraire kibitka[1] soulève dans sa course rapide une blanche poussière. Le cocher s’est assis sur son siège, vêtu de son tuloup[2], serré à la taille par une ceinture rouge. Voilà un petit garçon qui court : il a attelé un chien noir à son traîneau en guise de cheval ; le polisson a déjà son petit doigt gelé, il souffre et rit tout de même : par la fenêtre sa mère le gronde et le menace.


Mais ce tableau de l’hiver n’a sans doute aucun charme pour vous. Il ne contient, en effet, rien d’extraordinaire, et tout y est pris dans la nature même. Un autre poète, mieux inspiré, nous a dépeint, dans un style luxuriant, la première neige et les plaisirs variés de l’hiver avec toutes leurs nuances. Il vous enchante, j’en suis sûr, lorsqu’il retrace dans ses vers les mystérieuses promenades en traîneau, sous un beau clair de lune. Mais je n’ai pas l’intention de lutter avec lui, ni avec toi, ô chantre de la jeune Finlandaise !…


Russe dans l’âme, Tatiana aimait d’instinct l’hiver de son pays et sa froide beauté. Elle aimait le soleil des frimas sur un sol couvert par la gelée, et les traîneaux, et l’éclat rosé des neiges au crépuscule du soir ; et les brouillards de l’Épiphanie, saint jour que l’on fêtait chez ses parents suivant les anciennes traditions[3]. Alors les servantes tiraient la bonne aventure à leurs jeunes maîtresses et leur prédisaient chaque année un officier pour mari et des voyages.


Tatiana ajoutait une foi entière aux superstitions populaires, aux rêves, aux cartes et à l’astrologie. Partout elle voyait des présages mystérieux, mille pressentiments l’agitaient. Si, couché sur le poêle, le chat se mettait à nettoyer son petit museau avec sa patte, tout en faisant son ronron, elle y voyait le signe certain d’une visite prochaine… Apercevait-elle à gauche le croissant de la nouvelle lune, aussitôt elle tremblait… Mais, lorsqu’une étoile filante parcourait le sombre azur du ciel, elle se hâtait, toute troublée, de lui jeter le souhait de son cœur, avant de la voir disparaître de l’horizon. Si elle rencontrait quelque part un moine, ou si un lapin agile traversait son chemin dans les champs, elle devenait triste, et, l’âme remplie de noires visions, elle s’attendait à un malheur.


Mais ses terreurs mêmes lui apportaient un charme secret. Voilà bien la nature humaine avec ses contradictions ! — Les fêtes de Noël arrivèrent, et avec elles les jours de joie. À la campagne, jeunes et vieux ne font plus que tirer les cartes, qu’évoquer l’avenir…

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Tatiana suit d’un œil inquiet la cire fondue qui tombe dans un bassin ; les dessins bizarres qu’elle forme lui révèlent quelque mystère. On retire des bagues d’un plat rempli d’eau, et celle qui sort pour elle est précédée de ce chant antique : « Là-bas les paysans sont tous riches : ils remuent l’argent à pelletées. Celui pour lequel nous chantons aura fortune et gloire. » Cette chanson populaire est regardée comme annonce de malheurs : plus douce au cœur des jeunes filles est la chanson de la kochourka[4].


La nuit est froide, le ciel est pur ; le chœur des astres du ciel se meut en cadence avec une parfaite harmonie. Vêtue seulement d’une robe, la jeune fille sort dans la vaste cour ; elle présente son miroir aux rayons de la lune ; mais l’astre des nuits projette sa lumière tremblante dans la petite glace, et rien de plus n’arrive. — Mais, écoutez !… la neige craque… un passant ! Elle court à lui sur la pointe du pied, et sa voix résonne plus douce que le son de la flûte de Pan. « Quel est votre nom ? » Le passant regarde et répond : « Agathon ! »


D’après le conseil de sa bonne, elle voulait passer toute la nuit à évoquer l’avenir. Elle fit mettre deux ouverts dans la salle de bain. Mais tout-à-coup la frayeur la saisit, — et moi, en songeant au sort de Svétlana, j’avoue que j’ai peur aussi pour ma Tatiana. Il n’y a donc rien à faire ! nous n’interrogerons pas l’avenir ensemble : déjà elle a ôté sa ceinture de soie et s’est déshabillée. — Sous son coussin de plume repose le petit miroir. Le sommeil plane ; tout est calme : Tatiana dort.


Un rêve étrange l’emporte sur ses ailes. Il lui semble marcher au milieu d’un épais brouillard, dans un champ couvert de neige. Devant elle, un torrent écumeux que la glace de l’hiver n’a pu enchaîner, roule avec fracas les sombres tourillons de ses ondes blafardes à travers une montagne de neige. Maintenues par une épaisse couche de glace, deux perches flexibles, jetées en travers du torrent, forment une passerelle tremblante et périlleuse. La jeune fille, arrivée au bord du gouffre mugissant, s’arrête hésitante.


Elle s’irrite de cet obstacle imprévu, elle cherche quelqu’un qui puisse, de l’autre bord, lui tendre la main, et personne ne paraît ! Soudain, des montagnes de neige s’écroulent et l’avalanche vomit un ours immense à la crinière hérissée. Tatiana jette un cri d’angoisse : la bête féroce lui répond par un rugissement et présente sa patte garnie de griffes aiguës. Alors Tatiana se roidit contre la frayeur qui l’oppresse : d’une main frémissante, elle saisit l’appui que l’ours lui tend, elle franchit le torrent et continue sa route ; l’ours la suit.


Elle hâte le pas, sans oser regarder derrière elle. Mais elle ne peut, malgré ses efforts, se débarrasser de son laquais velu, qui se traîne après elle en faisant entendre un sourd grognement. Bientôt la route se trouve coupée par un bois de noirs sapins, fiers de leur austère beauté, étendant immobiles leurs rameaux chargés de neige. Plus loin les trembles, les bouleaux et les tilleuls laissent passer entre leurs branches dépouillées le rayon de l’astre des nuits.

Il n’y a plus de sentier ; buissons, ondulations du terrain, précipices même, tout a disparu sous la neige.


Tatiana se jette dans le bois : l’ours l’y poursuit. Elle enfonce jusqu’au genou dans la neige ; une branche fouette son épaule et enlève une de ses boucles d’oreilles d’or ; sa bottine ne peut plus garantir son pied d’une humidité glaciale ; son mouchoir lui échappe, elle n’ose s’arrêter pour le relever ; sa frayeur redouble à chaque pas, elle entend toujours l’ours derrière elle, et sa main tremblante n’ose même pas relever sa longue robe. Elle court, il court aussi ; déjà elle sent ses forces défaillir…


Enfin elle tombe inanimée. Aussitôt l’ours la saisit. Étendue sans mouvement et sans respiration, elle ne fait aucune résistance. Il la porte à travers le bois jusqu’à une pauvre cabane isolée au milieu de la forêt, et presque engloutie par des monceaux de neige que le pied du voyageur ne foula jamais. Une vive lumière éclaire l’étroite fenêtre, et du dehors on entend des cris et du bruit. L’ours murmure alors tout bas : « Ici habite mon compère, réchauffe-toi un peu chez lui. » Il entre et sous un vestibule il dépose la jeune fille.


Tatiana revient à elle ; elle ouvre les yeux : l’ours a disparu, elle est sous un vestibule. Des cris, des bruits de verre, comme après un grand enterrement[5]. Elle ne comprend rien à tout cela. Elle s’approche doucement de la porte et regarde à travers une fente. Que voit-elle ?… Autour de la table, des monstres sont assis ; l’un avec des cornes et un museau de chien, l’autre avec une tête de coq ; ici une sorcière avec une barbe de chèvre, là un squelette insolent et guindé ; plus loin un nain avec une queue, puis un animal moitié grue et moitié chat.


Chose plus effrayante encore, une écrevisse se tenait à cheval sur une araignée ; un crâne, coiffé d’un bonnet rouge, tournait sur le cou d’une oie ; un moulin à vent dansait la priciadka[6] en faisant craquer ses ailes. Des aboiements, des éclats de rire, des sifflements et des battements de mains : des cris d’hommes et des trépignements de chevaux, voilà ce qui sort de cet antre ! — Mais quelle n’est pas la stupeur de Tatiana lorsqu’elle reconnaît parmi les convives celui qui lui est tout à la fois si cher et si redoutable : Onéguine, qui, assis là, jette à la dérobée des regards vers la porte !…


C’est lui qui préside, et tous lui obéissent. Ils boivent quand il boit, ils rient quand il rit ; s’il fronce le sourcil, tous se taisent : il n’y a pas à en douter, c’est lui qui est le maître de céans. Tatiana n’est plus si effrayée ; la curiosité la saisit et la fait entr’ouvrir la porte… Le vent s’engouffre et les flambeaux s’éteignent ! Alors la bande infernale s’agite ; Onéguine, le regard étincelant, quitte la table en la poussant avec bruit, et se dirige vers la porte ; tous se lèvent aussi.


L’épouvante est au comble dans l’âme de la jeune fille ; elle s’efforce de fuir, ses jambes fléchissent ; elle veut crier, la voix expire sur ses lèvres. Eugène pousse la porte et Tatiana apparaît aux regards des fantômes. Un rire strident retentit, et les yeux, les sabots, les trompes crochues, les queues velues, les défenses, les moustaches, les langues ensanglantées, les cornes et les doigts osseux la désignent et tous crient : « À moi ! à moi ! »


« À moi ! » dit Eugène avec autorité, et soudain toute la bande s’éloigne. La jeune fille est restée seule dans la froide obscurité. Onéguine l’entraîne doucement dans un coin de la cabane, la fait asseoir sur un escabeau boiteux, et appuyer la tête sur sa robuste épaule. Soudain entrent Olga et Lensky. Une vive lumière se répand partout, Onéguine lève la main, menace ses visiteurs inattendus, et ses yeux lancent des éclairs. Tatiana, affaissée sur elle-même, respire à peine.


La querelle s’anime ; tout-à-coup Eugène saisit un long couteau, et, dans un clin-d’œil, Lensky est terrassé. Les ombres s’épaississent, un cri déchirant se fait entendre ; la cabane chancelle, et Tatiana se réveille pleine d’horreur. Elle regarde ; il fait déjà grand jour dans sa chambre, un rayon pourpré se joue sur la vitre gelée. La porte s’est ouverte. Plus vermeille que le premier feu du matin, plus légère que l’hirondelle, Olga s’élance dans la chambre : « Eh bien ! dis-moi, quel rêve as-tu donc fait cette nuit ? »


Mais sa sœur ne répond pas. Courbée sur un livre, elle interroge chaque feuille l’une après l’autre, sans dire un seul mot. Ce livre ne renferme pourtant ni douces fictions de poètes, ni sages vérités, ni tableaux enchanteurs ; ce n’est ni Virgile, ni Racine, ni Scott, ni Byron, ni Sénèque, ni même le journal des modes, qui intéresse tant les dames ! C’est, ami lecteur, Martin Zadika, chef des philosophes chaldéens, un devin, un interprète des songes.


Cet ouvrage profond fut apporté un jour chez les Larine par un marchand nomade qui le céda à Tatiana avec une Malvina dépareillée. Pour tout cela il reçut trois roubles et demi et des fables, une grammaire, deux Pétriades et le troisième volume de Marmontel. Depuis lors, Zadika, devenu le favori et le consolateur de toutes les tristesses, dormait constamment sous l’oreiller.


Tatiana est inquiète de son rêve, elle ne sait comment l’interpréter. Elle cherche dans la table alphabétique les mots forêt, tempête, corbeau, sapin, hérisson, ténèbres, pont, ours, tourbillon, etc. Mais Martin Zadika ne résout pas ses doutes, et pendant bien des jours elle ne peut sans angoisse penser à ce rêve.


Enfin se lève joyeuse l’aurore de son jour de fête. Dès le matin, la maison est remplie de monde ; les voisins arrivent avec leur famille, en vosok, en kibitka, en calèche et en traîneau. Dans l’antichambre, on se presse, on se pousse ; les nouveaux visiteurs passent au salon ; ce n’est qu’aboiements de chiens, baisers retentissants des demoiselles, bruit, rires, salutations. La porte est encombrée, les nourrices crient, les petits enfants pleurent.


On voit arriver le gros Poustiakoff avec sa grosse femme ; Gvosdine, excellent administrateur, propriétaire économe de paysans qui ne deviendront jamais riches : enfin le couple grisonnant des Skotinine avec leurs enfants de tout âge, depuis deux ans jusqu’à trente. Pétouchkoff, le petit maître du district entre avec mon cousin Bouianoff, tout couvert de ouate et en casquette à visière verte (suivant son habitude bien connue) ; avec eux se trouve le conseiller en retraite Phlianoff, querelleur étourdissant, vieux coquin, gourmand jusqu’à la gloutonnerie, et de plus bouffon, plus ou moins plaisant du reste.


Puis, avec la famille Pamphile Karlikoff, apparaît un diseur de bons mots, récemment arrivé de Tamboff et portant des lunettes et une perruque rousse, Monsieur Triquet. En véritable Français, monsieur Triquet a dans sa poche un couplet pour Tatiana, qui commence par ces mots : « Réveillez-vous, belle endormie, » et que les enfants connaissent très-bien. Ce couplet se trouvait dans un almanach, au milieu de vieilles chansons, et Triquet, poète perspicace, l’a fait sortir de son obscurité et a substitué hardiment à belle Nina, — belle Tatiana.


L’idole des demoiselles d’un âge mûr, la consolation des mères, le chef de l’escadron de cavalerie, arrive enfin. Il entre… Grande nouvelle ! il y aura musique militaire, par ordre du colonel lui-même ! Quel bonheur, il y aura bal ! Les petites filles sautent d’avance. — Mais le dîner est servi. On se dirige vers la table, deux à deux, la main dans la main. Les jeunes filles se pressent autour de Tatiana : les hommes prennent place en face, et tout le monde s’assied, après avoir fait le signe de la croix.


Maintenant toute conversation est suspendue : le travail des mâchoires se fait. De toutes parts, on entend le bruit des verres, des assiettes et des couteaux. Bientôt personne n’écoute, tous crient, tous se lancent dans de violentes discussions ; alors la porte s’ouvre : Lensky et Onéguine paraissent : « Mon Dieu ! s’écrie la maîtresse de la maison, enfin ! » — Les convives se pressent ; vite des chaises, des couverts ; on appelle les deux amis, on leur fait prendre place.


Ils se trouvent assis en face de Tatiana, qui, plus pâle que la lune du matin, plus tremblante que la biche forcée, n’ose lever son regard rempli de larmes ; une vive chaleur parcourt ses membres, elle ne peut plus respirer, elle va se trouver mal. Sourde aux félicitations que lui adressent les deux jeunes gens, la pauvre enfant retient à peine ses sanglots ; elle est prête à tomber évanouie. Mais, par un effort suprême, elle parvient enfin à triompher de son trouble, prononce quelques mots et ne quitte pas la table.


Depuis longtemps, Eugène ne pouvait plus supporter les scènes tragico-nerveuses, les évanouissements, les larmes des femmes : il en avait été trop souvent témoin. On l’avait conduit au milieu d’un festin bruyant : c’était déjà une première cause d’irritation, et lorsqu’il remarqua la langueur de la jeune fille, le combat qui se livrait en elle, il baissa les yeux, se mordit les lèvres de colère, et, indigné contre Lensky, jura de se venger. Consolé par cet espoir, il commença, pour se distraire, à faire en lui-même la caricature de tous les convives.


Eugène ne fut certes pas le seul à remarquer le trouble de Tatiana, mais un objet absorbait alors toute l’attention et tous les commentaires, c’était un pâté de foie gras, malheureusement trop salé. Enfin, entre le rôti et le blanc-manger, on sert avec le champagne une file de verres longs et étroits, semblables à ta taille, ô Zizi, cristal de mon âme, calice attrayant de la fleur de mon amour, toi qui bien souvent me versas l’ivresse d’une véritable folie !


La bouteille résonne en se débarrassant de son bouchon humide ; le vin pétille. Éperonné depuis longtemps par son couplet, Triquet se lève d’un air important. Tatiana se soutient à peine ; Triquet se tourne vers elle, une feuille de papier à la main, et entonne d’une voix rauque et fausse. Des applaudissements l’accueillent, et la jeune fille est obligée de faire une révérence au virtuose.


Alors commencèrent les compliments et les félicitations. Tatiana remercia tout le monde avec grâce. Lorsqu’Eugène s’approcha d’elle à son tour, il se sentit ému de pitié à la vue de son air languissant, de son trouble et de sa pâleur. Il la salua en silence, mais son regard s’anima d’une tendresse infinie. Était-il véritablement touché, ou bien n’était-ce qu’une coquetterie involontaire ou préméditée ? Je ne sais, mais la tendresse qui brillait dans son regard ranima le cœur de la pauvre enfant.


On recule les chaises avec grand fracas, et tout le monde passe au salon : — ainsi de sa ruche féconde s’envole vers la prairie le bruyant essaim des abeilles. — Contents de leur bon dîner, les convives s’endorment les uns devant les autres ; les dames s’assoient près de la cheminée et les jeunes filles chuchotent dans un coin. Les tables s’ouvrent, et les joueurs infatigables prennent place autour des tapis verts, où les attendent le boston et l’hombre aimés des vieillards, ou le whist célèbre jusqu’à nos jours, groupe monotone qu’engendrèrent l’avidité et l’ennui.


Déjà les amateurs de whist avaient fait huit parties ; huit fois ils avaient changé de place, lorsqu’on apporta le thé. — J’aime à fixer l’heure du dîner, du thé et du souper, mais à la campagne il n’en est pas besoin ; notre meilleure montre c’est notre estomac.

N’allons pas oublier de faire remarquer, entre parenthèses, qu’il est question dans nos vers de festins, de plats et de bouteilles, aussi souvent que dans les tiens, ô divin Homère, l’idole de trente siècles !


J’ose même dire que je me sens en état de lutter contre toi dans l’énumération des services d’un dîner. En toute franchise, j’ajouterai que je me sens vaincu sur plusieurs autres points. Ainsi tes farouches héros, tes combats merveilleux, ta Cypris et ton Jupiter sont bien supérieurs au froid Onéguine, à l’ennui et à la paresse de la vie champêtre, et même à notre éducation fashionable, et à mon Istomina ; mais quant à ma Tania, je jure bien qu’elle vaut mille fois ton Hélène.


Et personne ne me contredira, non, personne, quoique, pour Hélène, Ménélas n’ait cessé, dis-tu, pendant cent années, de porter le ravage dans l’infortunée Phrygie, et quoiqu’en la voyant passer, les vieillards de Pergame, rangés autour du vénérable Priam, aient proclamé que Ménélas a raison et que la cause de Pâris est juste ! — Et quant à savoir à qui de nous deux appartient la palme pour le récit des combats, — un peu de patience ! Qu’on lise un peu plus loin, qu’on ne soit pas trop sévère, il y aura un combat, et je vous le raconterai tel qu’il s’est passé, j’en donne ma parole d’honneur !


On apporte le thé : les jeunes filles touchent à peine les soucoupes, lorsque, dans la longue salle, retentissent le basson et la flûte. Charmé par les accords de la musique, Pétouchkoff, le Pâris des petites villes environnantes, laisse sa tasse de thé au rhum, et s’approche d’Olga ; Lensky s’approche de Tatiana ; Tambouski, le poète, prend mademoiselle Khalikova, vieille folle à marier ; Bouïanoff emporte mademoiselle Poustiakova ; tous se lancent dans la salle et le bal brille dans tout son éclat.


Au commencement de mon roman (regardez le premier chapitre), je voulais décrire un bal à Saint-Pétersbourg ; mais, détourné de mon sujet par de vaines rêveries, je me suis occupé des petits pieds des dames ! Sur vos traces étroites, ô petits pieds chéris, je me suis trop longtemps égaré ! Trahi par ma jeunesse, il est temps de devenir plus sage, de perfectionner mes travaux et mon style, et de purger mon cinquième chapitre de digressions.


Comme le sang bouillonne dans de jeunes artères, ainsi la valse s’élance et tourne, uniforme et frénétique. Un couple succède rapidement à un autre ; ils passent comme emportés par un tourbillon.

Onéguine voit approcher le moment de la vengeance ; il rit sous cape et s’approche d’Olga, il lui fait faire un tour de valse, puis il s’assied près d’elle, et commence à causer : deux minutes se passent, et la valse les emporte de nouveau dans son vol circulaire. Tout le monde s’étonne : Lensky n’en croit pas ses yeux.


La mazourka commence. — Jadis, quand l’on dansait la mazourka, tout tremblait dans l’immense salle. Le parquet craquait sous les talons éperonnés des danseurs, les vitres vibraient. Maintenant ce n’est plus cela ; cavaliers et dames glissent sans bruit sur le parquet luisant. Dans les petites villes seulement et dans les châteaux cette danse a conservé sa beauté primitive, les bonds, les talons, les moustaches. Là, du moins, la mode, ce tyran des Russes modernes, n’a pu encore y rien changer.


Bouianoff, mon intrépide cousin, amène à notre héros Tatiana et Olga ; vite Onéguine saisit Olga, et en dansant négligemment, il se baisse et lui récite à l’oreille quelque madrigal absurde ; — il lui serre la main, et son visage égoïste se couvre d’un incarnat passionné. Lensky a tout vu, il s’indigne, il ne peut plus se contenir, et, après la mazourka, il invite sa fiancée pour le cotillon.


Elle refuse. Et pourquoi ? Elle a déjà promis à Eugène. — Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’a-t-il entendu ? Elle a pu… Est-ce possible ! À peine sortie de l’enfance, et déjà coquette et volage ! Elle ignore tout de la vie et connaît pourtant la ruse, la trahison ! Lensky n’a pas la force de supporter ce coup ; il sort, demande son cheval et s’élance au galop en maudissant les tours diaboliques des femmes. « Une paire de pistolets et deux balles décideront de son sort. »



  1. Voiture de voyage en forme d’un large traîneau recouvert.
  2. Pelisse de mouton.
  3. Le solstice d’hiver est fêté plus ou moins dans toute l’Europe. En Russie, ces fêtes sont particulièrement consacrées à toutes sortes de pratiques superstitieuses. Comme partout, le mariage est pour les jeunes filles le but de toutes ces sorcelleries. Elles accostent les passants et leur demandent leur nom : ce sera celui de leur futur mari. Elles mettent le couvert dans la salle de bain et invoquent leur prédestiné, comme dans la neuvaine de la Chandeleur dont Charles Nodier a fait une si charmante nouvelle, ou comme dans la veillée de sainte Agnès, le sujet de tant de ballades anglaises.

    Une page curieuse de l’histoire humaine serait celle qui traiterait de la filiation des superstitions à travers les divers peuples.

  4. Chanson qui est le présage d’un mariage ; la première présage la mort.
  5. Nous avons déjà dit qu’après avoir reconduit un mort au cimetière il est d’usage de faire un dîner.
  6. Danse nationale russe.