Eugène Onéguine (Евгений Онегин)
Traduction par Paul Béesau.
Librairie A. Franck (p. 97-118).


CHAPITRE IV.


La morale est dans la nature des choses.
(Necker.)


Moins nous avons d’amour pour une femme, plus nous lui plaisons, et plus facilement nous la faisons tomber dans nos pièges. — Jadis la débauche se décorait du titre de science de l’amour et se parait des dehors de la passion : c’était la jouissance et non le véritable amour. Mais ce grave amusement est digne des vieux singes chantés par nos ancêtres, et la gloire de Lovelace a disparu avec celle des talons rouges et des perruques à marteau.


Qui, du reste, ne se lasserait de jouer le rôle de l’hypocrite et de répéter les mêmes fadaises sous des formes différentes ? Qui ne se lasserait de vous assurer toujours de ce dont vous ne doutez plus depuis longtemps, d’entendre toujours les mêmes objections, de détruire les préjugés qui n’ont pas existé et n’existeront jamais dans l’esprit d’une jeune enfant de treize ans ? Qui ne se lasserait des menaces, des prières, des serments, des prétendues craintes, des lettres de six pages, des mensonges, des calomnies, des bagues et des larmes, de la surveillance des tantes et des mères, et de l’amitié fatigante des maris ?


Ainsi pensait mon Eugène. — Dans sa première jeunesse, il connut les égarements des passions indomptables ; la vie était pour lui une affaire d’habitude. On le voyait s’éprendre pour quelque chose d’une sympathie passagère, se désenchanter subitement d’une autre ; se tourmenter d’un désir trop lent à se réaliser, se fatiguer d’un succès éphémère. Mais il entendait toujours, et dans le silence comme dans le bruit, l’éternel murmure de l’âme, et sous le sourire de la gaîté, il dissimulait mal les bâillements de l’ennui. C’est ainsi qu’il passa huit années à effeuiller les roses de sa jeunesse.


Il n’était plus amoureux des jolies filles, mais toutefois il se laissait aller de temps en temps à leur faire la cour. Rebuté, il s’en consolait vite : trahi, il était tout heureux d’en avoir fini avec son roman. Il recherchait les femmes sans aucune ardeur, les quittait sans aucun regret, et se souvenait à peine de leur amour ou de leur haine. Ainsi le visiteur indifférent se dirige vers une table de whist et s’assied : le jeu fini, il rentre chez lui, s’endort tranquille, sans même se soucier du salon où il portera le lendemain son ennui.


Pourtant Onéguine fut vivement ému en lisant la lettre de Tatiana : cette naïve expression de l’amour d’une jeune fille avait troublé l’essaim moqueur de ses pensées. Il se souvint du teint pâle et de la langueur de Tatiana, et une image d’amour et d’innocence se présenta un instant à son imagination. Peut-être aussi la fougue de ses passions se réveilla-t-elle… mais il ne voulut pas abuser de la confiance d’une âme simple et pure.

Transportons-nous maintenant au jardin où la jeune fille et lui se sont rencontrés.


Il y eut d’abord un silence de quelques minutes, puis Eugène s’approcha d’elle et lui dit :

« Vous m’avez écrit… Pourquoi sembler le désavouer ?… Vous avez versé votre âme dans la mienne ; j’ai reçu l’aveu de votre amour… Votre sincérité ingénue m’a touché, et vous avez réveillé en moi des sentiments qui dormaient depuis longtemps. Mais je ne veux pas vous flatter d’un trompeur espoir. J’imiterai votre franchise : je vous dirai tout et je ferai ce que vous ordonnerez vous-même.


» Si je pouvais goûter les joies du foyer, si le destin me réservait le titre de père ou d’époux, si mon regard s’arrêtait un seul instant sur l’image de la famille, — jamais, jamais je ne songerais à une autre que vous. Je vous choisirais pour l’unique compagne de mes tristes jours, car, il faut que vous le sachiez, je trouve en vous la réalisation de mon premier idéal ; vous m’êtes comme le type sacré de tout ce qui est beau, et je sens que je serais heureux… autant que je puis l’être !


» Mais je ne suis pas né pour le bonheur : mon âme lui a toujours été étrangère. Toutes les qualités que je découvre en vous sont donc inutiles, et d’ailleurs j’en suis tout-à-fait indigne. Croyez-moi (je vous parle en homme d’honneur) si je vous épousais, je vous ferais souffrir. Quelque fort que serait mon amour, l’habitude le tuerait… Alors vos larmes couleraient ; elles couleraient, elles tomberaient sur mon cœur en l’irritant au lieu de le toucher. Voilà les roses de votre hyménée : voilà votre sort pendant de longs jours peut-être.


» Y a-t-il au monde une destinée plus triste que celle de la femme nuit et jour délaissée au foyer domestique ? Son indigne époux l’apprécie au fond de son cœur, mais, impuissant à maîtriser ses colères et ses jalousies, il maudit son sort ! Hélas ! je suis cet époux ! Est-ce là le rêve où se complaisait votre âme ardente et pure lorsque vous m’écriviez votre lettre ?… Serait-il possible que le Ciel vous réservât un avenir pareil ?…


» Comme les jeunes années, les jeunes illusions n’ont point de retour ; je ne puis rendre à mon âme une vie nouvelle. Je ressens pour vous une affection de frère, peut-être même pourrais-je lui donner un nom plus tendre encore… Mais, écoutez-moi ! Plus d’une fois la jeune fille abandonne son rêve léger pour un rêve nouveau, son illusion du moment pour une illusion nouvelle : — ainsi l’arbre change de feuilles à l’approche de chaque printemps. Le Ciel le veut ainsi : vous aimerez donc encore ; mais… ne vous livrez plus ! Tous ne vous comprendraient pas comme moi, et l’inexpérience peut faire le malheur d’une vie entière. »


Telles furent les paroles d’Eugène.

Tatiana, aveuglée par ses larmes et respirant à peine, l’écouta dans un profond silence et resta sans réponse. Il lui offrit le bras ; elle le prit machinalement, et, la tête courbée par la douleur, elle revint à la maison en traversant le verger. Les deux jeunes gens arrivèrent ensemble, et personne ne trouva rien à y redire, car, aussi bien que l’orgueilleuse Moscou, le village a ses privilèges.


Convenez maintenant, cher lecteur, que notre ami Onéguine s’est bien conduit envers la pauvre Tatiana. Ce n’est pas, du reste, la première fois qu’il montre la noblesse et la droiture de son âme ; mais la malveillance des hommes les empêchait de voir le bien. Ses amis et ses ennemis (ce qui, dans le fond, est peut-être la même chose) ne le ménageaient guère. Dans le monde, chacun a ses ennemis, mais Dieu vous garde de vos amis !


— Qu’avez-vous donc ? — Je n’ai rien ! J’endors mes visions lugubres et vides de sens. Permettez-moi seulement de remarquer en passant qu’il ne s’est point fait sur votre compte de vile calomnie, venue de la bouche du plus fameux menteur, et descendue de la mansarde jusqu’à la foule inepte des salons ; remarquez, dis-je, qu’il ne s’est point dit d’absurdités, ni forgé d’épigrammes, que votre ami, avec le plus charmant sourire du monde, n’ait répétées dans le cercle de la bonne compagnie, du reste, sans aucune méchanceté ni aucune arrière-pensée.

N’oubliez pas surtout qu’il se dit et se dira toujours votre défenseur à outrance, qu’il vous aime comme… un parent !


Hum ! hum ! honorable lecteur, dites-moi donc comment vous aime votre parenté ? — Mais peut-être serez-vous bien aise de savoir ce que j’entends par la parenté ? Le voici : les parents sont ceux que nous sommes obligés de caresser, d’aimer, d’estimer sincèrement, et auxquels, selon l’usage du peuple russe, nous devons une visite ou une carte le jour de Noël, afin que, le reste de l’année, ils ne s’occupent plus de nous… Que Dieu leur fasse de longs jours !


Voilà ce que je pense des amis et des parents. Ah ! bien plus sûr, sans doute, bien plus fort que tout cela, est l’amour d’une jeune fille ! Il est toujours là, et les plus fortes tempêtes ne l’éloigneront jamais !

Mais, dites-moi, et le tourbillon de la mode, et le caprice de la nature, et le torrent de l’opinion ? Le beau sexe n’est-il pas léger comme le duvet ? et ne voilà-t-il pas votre fidèle épouse entraînée en un instant ! — Le diable joue toujours avec l’amour.


Mais alors qui faut-il donc aimer ? Qui donc faut-il croire ? qui donc ne nous trahira pas ? qui pèse toutes ses actions, toutes ses paroles et ne se fait point l’écho de la calomnie ? Qui donc ne nous flatte pas, ne se scandalise pas de nos défauts ? Qui donc enfin ne nous ennuie jamais ? — Ami lecteur, aime-toi toi-même, et ne cherche pas inutilement une solution à tous ces problèmes, bien que le sujet dont tu t’occupes soit grave et certes le plus important du monde.


Revenons à Tatiana. — Quelle fut la suite de l’entrevue ? Hélas ! il n’est pas difficile de le deviner ! les tourments de l’amour ne cessent d’agiter son âme avide de souffrances. L’infortunée ressent de plus en plus les ardeurs de sa fatale passion ; le sommeil a fui sa couche ; la santé, ce charme de l’existence, le sourire, le calme des jeunes années, tout s’est évanoui comme un vain songe ! Elle voit se flétrir de jour en jour davantage la fleur de sa jeunesse ; ainsi le nuage qui porte la foudre obscurcit l’aurore d’un beau jour.


Hélas ! elle dépérit, elle s’éteint en silence ! Rien ne peut la distraire, rien ne peut arriver jusqu’à la région intime où elle souffre. Les voisins hochent la tête et se disent entre eux : « Il serait temps de la marier ! »

Mais abandonnons ce triste récit. Il faut maintenant que je réjouisse un peu votre imagination par le tableau d’un amour heureux. Malgré moi, je sens la pitié envahir mon cœur. Pardonnez-moi, j’aime tant ma Tatiana !


De plus en plus épris des charmes d’Olga, Wladimir Lensky se livre entièrement à ce doux esclavage. Il est toujours aux côtés de son amie. Le soir les trouve assis tous deux ensemble dans le boudoir écarté, et l’aurore les voit se promener, la main dans la main, sous les bosquets fleuris. Enivré par l’amour et retenu par une pudeur craintive, c’est à peine si, encouragé par le sourire de la jeune fille, il ose jouer avec une boucle de ses cheveux ou effleurer de ses lèvres le bord de son vêtement.


De temps en temps il lui fait la lecture. Il choisit un auteur qui connaisse mieux la nature que Châteaubriand[1] et qui soit honnête et moral : pourtant il passe en rougissant plus d’une page, vides fadaises, chimères vaines et dangereuses pour le cœur d’une jeune fille. Souvent, retirés tous deux loin du bruit, le coude appuyé sur une table à jeu, ils laissent errer leur imagination bien loin du monde réel, et Lensky, dans ces moments-là, prend un fou à la place d’un pion.


Rentré chez lui, il ne cesse de s’occuper de sa chère Olga ; pour elle, il s’ingénie à couvrir de dessins les feuilles d’un album. Tantôt c’est un paysage, tantôt une pierre funèbre ou le temple de Cypris, ou une colombe sur une lyre : il emploie ses plus riches couleurs, il met en jeu tout son talent. Quelquefois, il glisse au bas de la signature un vers mélancolique qui exprime toujours la même rêverie et le même amour.


Vous devez avoir vu plus d’une fois l’album d’une jeune fille noble de province. Ses amies ont barbouillé les pages depuis le commencement jusqu’à la fin, et, malgré le secours des fautes d’orthographe, elles n’ont pu écrire que des vers sans mesure ; tantôt avec une syllabe de trop, tantôt avec une syllabe de moins, mais toujours en gage d’une amitié fidèle. Sur la première feuille, vous lisez :

« Qu’écrirez-vous sur ces tablettes ?

Tout à vous,
Annette.


et sur la dernière ligne :

« Qui t’aime plus que je ne t’aime peut écrire après moi. »


Dans cet album, vous trouverez certainement deux cœurs, un flambeau et des fleurs ; vous y verrez à coup sûr le serment : « Je t’aimerai jusqu’à la tombe, » auquel un officier a ajouté quelque malicieux couplet. — J’avoue, mes amis, que j’aurais été content d’écrire dans un pareil album. Là, je le sais, tout obtient un regard bienveillant, et l’on ne s’aviserait pas d’analyser gravement, avec un méchant sourire, si mes vers ont ou n’ont pas de l’esprit.


Mais quant à vous, volumes dépareillés de la bibliothèque du diable, albums magnifiques, tourment des rimeurs à la mode ; vous, couverts du pinceau merveilleux de Tolstoï ou de la plume de Baratinski, puisse la foudre du ciel vous réduire en poudre ! Lorsqu’une femme me présente son in-quarto, un frisson de colère me saisit, et l’épigramme est prête à jaillir de ma plume, — et pourtant, pauvre poète, il faut que tu écrives un sonnet ou un madrigal !


Lensky n’écrit pas de madrigaux sur l’album de son amie. Sa plume ne distille pas les froides saillies de la galanterie : elle parle d’amour, elle ne s’inspire que d’Olga, de ses paroles, de ses grâces. Sa poésie élégiaque n’emprunte qu’à la réalité ses touchants tableaux, et coule abondante comme l’eau d’une source. Tu ne fais pas autrement, Yasikoff, toi dont les chants n’ont de fictif que le nom, et qui pourrais reconstruire avec tes élégies l’histoire de ta vie entière.


Mais, silence ! N’entends-tu pas le sévère critique qui ordonne de jeter loin de nous la pâle couronne de l’élégie, et crie aux poètes : « Cessez donc de toujours pleurer, de répéter sans cesse la même chose, de vous répandre en regrets sur le passé ! Nous avons assez de tout cela ; changez de sujet et de style.

— Ami, tu as raison, et je te vois d’ici nous montrer la trompette, le masque et le poignard, et le meurtre de la pensée ! Tu ne veux plus qu’on parle de mort, eh bien ! il faudra ressusciter tout le monde !

— Nullement ! vous pouvez écrire des odes, messieurs,


comme faisaient les poètes anciens.

— Rien que des odes solennelles !… Mais, mon ami, tout cela n’est-ce pas la même chose ? Est-il bien vrai que le style de nos poètes lyriques vous paraisse plus supportable que le ton mélancolique de nos poètes élégiaques ?[2]

— Mais qu’y a-t-il donc dans l’élégie ? Rien ! son objet, son but, tout n’est que tristesse et inanité ; dans l’ode, au contraire, tout est grand et noble !

— Voici matière à discussion ; mais je préfère me taire plutôt que de commencer une querelle de deux siècles. »


Wladimir adorait la gloire et la liberté. Dans ses transports enthousiastes, il aurait écrit des odes si Olga avait voulu les lire. — Les poètes élégiaques lisent toujours leurs vers à leurs bien-aimées, et l’on dit que ce bonheur est le plus grand qui soit sur la terre. En effet, il est vraiment heureux le poète rêveur qui récite à sa belle les strophes où il exalte son amour ! Il est heureux… quoique peut-être elle soit préoccupée de tout autre chose !


Quant à moi, je ne lis qu’à ma vieille bonne le résultat de mes rêveries et mes ébauches timides. Quelquefois pourtant, il m’arrive, après un ennuyeux dîner, de saisir inopinément par le pan de son habit le voisin qui me rend visite, et de lui faire endurer, dans un coin, la lecture d’une tragédie. Quelquefois encore (et cela sans plaisanterie), las du travail de la versification, et traînant un pesant ennui, j’erre sur les bords de mon lac, et je m’en vais troubler de mes strophes sonores la troupe des canards sauvages, qui écoute attentivement et s’envole à tire d’aile sur l’autre rive.


— Mais revenons à Eugène Onéguine. — Attendez, mon ami, je vais vous dépeindre en détail ses occupations journalières.

Onéguine vit en anachorète ; en été, il se lève vers sept heures et se dirige d’un pas léger au bord de la rivière qui coule au pied de la montagne. Là, imitant le chantre de Gulnare, il traverse à la nage cet autre Hellespont. Il prend ensuite son café en parcourant un mauvais journal, et enfin il s’habille.


Des promenades, des lectures, un profond sommeil, l’ombre des bois, le murmure du ruisseau ; parfois le frais baiser d’une jeune fille aux yeux noirs ; un ardent coursier docile au frein, un dîner recherché, une bouteille d’un vin clair, la solitude, la paix : voilà ce qui remplit la vie d’Eugène. Cette manière de couler ses jours a pour lui un charme auquel il se livre tout entier : il ne compte plus, dans son heureuse insouciance, les beaux jours de l’été ; il oublie la ville et les amis et l’ennui des préparatifs d’une fête.


Notre été du Nord, pâle reflet des étés du Midi, se montre à peine et disparaît : — voilà ce qui arrive le plus ordinairement, malgré que nous ne voulions pas en convenir. — Déjà le ciel d’automne passe sur nos têtes, le soleil brille plus rare, les jours deviennent plus courts, l’ombre mystérieuse des bois disparaît avec chaque feuille qui tombe ; le brouillard couvre la campagne, la caravane des oies criardes se dirige vers le sud. Une saison assez triste approche : novembre est à la porte.


L’aurore n’apparaît plus qu’entourée de froids brouillards. Le bruit des travaux a cessé dans la campagne. Le loup sort sur la grande route avec sa louve affamée : le coursier, qui flaire son approche, fait entendre ses hennissements, et le prudent voyageur galope à toute bride vers la montagne. Voilà que le berger ne fait plus sortir son troupeau dès le matin ; il ne le rassemble plus à midi au son de la corne retentissante. La jeune paysanne file en chantant dans son isba[3], et la loutchinka[4] pétille devant elle.


La neige craque sous nos pieds, et la gelée argente nos champs. Mieux que le parquet d’un salon brille notre rivière glacée. Voyez-vous une bande joyeuse d’enfants du peuple qui fendent la glace de leurs patins ? Une oie se traîne lourdement sur ses pattes rouges ; elle croit nager dans l’eau ; elle s’avance pas à pas, glisse et tombe en criant.


Que faire à cette époque de l’année si l’on habite — la campagne ? Se promener ?… mais le regard ne rencontre que tristesse et ennui ! tout est uniforme et nu. Galoper dans les steppes arides ?… mais le cheval glissera sur la glace et s’abattra. Restez donc sous votre toit solitaire : lisez ! N’avez-vous pas Pradt ; n’avez-vous pas Walter Scott ? — La lecture vous ennuie ? eh bien ! réglez vos comptes, fâchez-vous, mettez-vous en colère, ou versez-vous à boire, et la longue soirée passera, et la journée de demain ; et l’hiver arrivera à sa fin.


Comme Childe-Harold, Onéguine s’abandonne à une paresse rêveuse. Au saut du lit, il se jette dans un bain d’eau froide, et, toute la journée, il reste à la maison et s’enfonce dans les calculs, ou bien, armé d’une queue émoussée, il joue seul au billard avec deux billes. Le soir, le billard est délaissé et la queue repoussée. Assis à la table dressée devant la cheminée, Eugène attend : tout-à-coup Lensky arrive dans sa troïka attelée de chevaux gris. Vite à table !


Une pieuse[5] bouteille d’un Cliquot frappé est apportée en l’honneur du poète. Le Champagne pétillant et mousseux, — semblable à… tout ce que vous voudrez, — me fut longtemps cher ! Pour lui, jadis j’ai donné bien souvent jusqu’à mon dernier copeck ! Vous souvient-il, amis, de ses flots dorés qui faisaient éclore tant de sottises, de plaisanteries, de vers et de rêves !


Mais son écume bruyante a fait des ravages dans mon estomac, et maintenant je lui préfère le bordeaux, plus tranquille. Et l’aï même, je ne saurais le boire, l’aï, vin généreux, qui ressemble à une amante vive, brillante, volage, capricieuse et vaine… Mais toi, bordeaux, tu es pour l’homme un ami toujours prêt à rendre service dans le malheur, ou bien à partager une heure de joie. Vive le bordeaux ! c’est encore notre meilleur camarade !


Le feu est éteint ; la cendre recouvre quelques charbons brûlants ; la fumée ne s’élève plus qu’en une faible colonne, et le foyer ne donne qu’une chaleur presque insensible. — La fumée des pipes monte en spirale ; la coupe, remplie jusqu’aux bords d’un breuvage écumeux, est encore sur la table. Le crépuscule descend… J’aime (pourquoi ? je n’en sais rien !), j’aime les causeries amicales autour d’une bouteille de bon vin, à l’heure qu’on appelle entre chien et loup.

Nos deux amis parlent maintenant à cœur ouvert.


« Eh bien ! que deviennent nos voisines ? que fait Tatiana ? que fait la pétulante Olga ?

— Verse encore un demi-verre… Assez, cher ami ! Toute la famille est bien portante et te fait saluer. Oh ! si tu savais, mon cher, comme les épaules d’Olga sont devenues belles ! Quel cou ! Quelle âme !… Un de ces jours, passons ensemble chez les Larine : tu les obligeras. Autrement, juge toi-même : deux fois tu es entré dans leur maison, et puis tu n’y mets plus les pieds. — Mais (sot que je suis !) tu es invité pour la semaine prochaine, et j’oubliais de te le dire !


— Moi ?

— Mais oui ! Le jour de fête de Tatiana arrive samedi. Olinka[6] et sa mère m’ont chargé de t’inviter, et tu n’as aucune raison de répondre par un refus.

— Mais il y aura une grande foule… j’y trouverai toute espèce de gens ?

— Oh ! personne, j’en suis sûr !

— Quels sont donc les conviés ?

— La famille. Allons-y ensemble ! Voyons, fais-moi ce plaisir !

— Eh bien… j’irai !

— Comme tu es aimable ! »

Et Lensky vida son verre à la santé de sa voisine, et se remit à parler d’Olga : tel est l’amour !


Il était gai ce soir-là. L’attente de son bonheur n’était plus que de deux semaines : le mystère du lit nuptial, la récompense d’un mutuel amour, il allait les goûter. Tandis que nous, les ennemis du mariage, nous ne voyons dans la vie de famille qu’une série de tableaux insipides, un roman dans le goût de La Fontaine ; mon pauvre Lensky, lui, ne voyait jamais l’image de son bonheur obscurcie par l’idée des embarras de l’hymen, ni des froids bâillements. — Mon ami avait un cœur qui le prédestinait à cette vie.


On l’aima… du moins il le crut et fut heureux ! Mille fois heureux celui qui, s’abandonnant à l’espérance, fait taire la froide raison et trouve un abri tranquille et doux dans l’assouvissement des besoins du cœur ! C’est ainsi que le voyageur en état d’ivresse cherche le sommeil sur sa couche ; ou, plus délicatement, c’est ainsi que le papillon se repose délicieusement dans le calice de la fleur printanière.

Mais, malheureux celui qui prévoit l’avenir et ses désenchantements ! Malheureux celui dont la tête, toujours froide et logique, n’a jamais su qu’analyser les paroles et les délires du cœur, et qui, glacé par l’expérience, n’a jamais pu trouver l’oubli au fond d’une rêverie mensongère !



  1. Parole étrange et qui fait souvenir d’Alfred de Musset écrivant la parodie de Mes Prisons, ce chant sublime de Silvio (Voyez Nouvelles Poésies d’A. de Musset, page 249, éd. Charpentier).
  2. La langue russe se prête plus facilement à la tristesse ; toute la littérature populaire est plus ou moins mélancolique.
  3. Chaumière du paysan russe.
  4. Baguette résineuse que l’on brûle dans les chaumières pour s’éclairer.
  5. Sans doute la pia testa d’Horace.
  6. Diminutif d’Olga.