Études historiques sur l’Égypte ancienne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 34-58).
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ETUDES HISTORIQUES


SUR


L'EGYPTE ANCIENNE.




DE LA CIVILISATION DE L'EGYPTE
DEPUIS L'ETABLISSEMENT DES GRECS SOUS PSAMMITICHUS JUSQU'A LA CONQUÊTE D'ALEXANDRE.[1]




L’opinion que je combats sur l’influence de la domination des Perses tient principalement à l’idée exagérée qu’on s’est faite des dévastations causées par Cambyse. On aurait dû pourtant se demander quelles en étaient au juste la nature et l’importance, et si, dans tous les cas, les successeurs de ce prince avaient imité son exemple, car il est bien évident que cette domination n’aurait pu avoir les effets désastreux qu’on lui suppose que si elle avait été constamment oppressive et intolérante, pendant les deux siècles qui en forment la durée.

Tels sont les deux points qu’il me reste à examiner dans cette seconde partie de mon travail.

L’extrait des dynasties de Manéthon donné par Jules Africain et Eusèbe établit une division remarquable dans la période de deux siècles environ (193 ans) dont il s’agit. L’annaliste égyptien les divise en deux parts : la première, comprenant la dynastie persane, ou les rois qui ont régné en Égypte et en Perse, de Cambyse à Darius II, dans un espace de cent vingt-un ans ; la seconde d’environ soixante-douze ans, pendant laquelle l’Égypte, sauf un espace d’une douzaine, d’années, fut gouvernée par ses rois nationaux, formant, selon Manéthon, les trois dynasties saïte, mendésienne et sébennytique.

D’où il suit que, pendant ce second intervalle, l’Égypte fut rendue à son indépendance et traitée seulement en pays tributaire. C’est également ce qui résulte, comme on va le voir, des monumens qui subsistent encore.

Je vais considérer successivement chacune de ces deux parties.


I - L’ÉGYPTE DEPUIS CAMBYSE JUSQU'A L'AVENEMENT DU ROI EGYPTIEN AMYRTEE

Cambyse ’tait un homme chez qui la violence naturelle du caractère et l’habitude de tout soumettre à sa volonté furent de plus furent excitées par une constitution maladive, car, selon Hérodote, il était de naissance sujet à l’épilepsie. Dans un tel homme, l’ivresse de la puissance et de la victoire suffirait pour expliquer les excès auxquels il se livra dès son entrée en Égypte ; mais Hérodote leur assigne en outre des causes qui peuvent jusqu’à un certain point les excuser. Ainsi, la rigueur dont il usa envers les habitans de Memphis s’explique par le désir de venger le meurtre des députés qu’il leur avait envoyés pour négocier de la paix. Le traitement qu’il fit subir au cadavre d’Amasis était une punition de l’injure sanglante qu’il avait reçue de ce prince lorsqu’il lui demanda sa fille en mariage. Amasis, qui redoutait ou dédaignait cette alliance, lui envoya Via fille d’Apriès, qu’il fit passer pour la sienne, subterfuge qui avait irrité Cambyse au dernier point. La rigueur dont il voulut d’abord user envers Psamménite avait aussi pour cause l’opinion que ce prince avait conseillé aux Memphites le massacre de ses envoyés. Cependant, le premier moment de colère passé, sa conduite à l’égard de ce prince fut douce et humaine ; il lui pardonna, comme son père Cyrus à Crésus, qu’il voulut d’abord faire brûler vif. Cambyse eut aussi compassion du triste sort où la fortune avait réduit un roi ; il le garda auprès de lui, dit Hérodote, sans lui faire subir aucun mauvais traitement, et il était, même sur le point de recouvrer l’Égypte, dont Cambyse devait lui confier le gouvernement, lorsque ce prince découvrit que Psamménite conspirait contre lui. Ses machinations prouvées, il fut forcé de boire du sang de taureau, dont il mourut[2].

Ce prince avait alors tellement besoin d’un motif sérieux pour se livrer à quelques excès, que, malgré sa haine et sa colère contre Amasis, il ne fit subir aucun mauvais traitement à sa femme Ladicé, qu’il renvoya honorablement dans sa famille, à Cyrène.

Jusqu’ici, on vit que le roi de Perse, quoique peu sensé, comme dit Hérodote, avait quelques bons momens, et l’on ne voit pas que d’autres rois perses, Cyrus lui-même, se fussent mieux conduits en pareilles occurrences. Ses actes de folie semblent n’avoir réellement commencé qu’après ses deux malheureuses expéditions contre les Ammoniens et les Éthiopiens. La première se termina par la perte d’une armée de cinquante mille hommes ensevelis sous les sables du désert ; dans la seconde, il fut contraint de revenir, après avoir perdu une partie de ses soldats, réduits à la dure nécessité de se dévorer les uns les autres[3]. Ce double malheur exaspéra ce caractère violent, peu fait à l’adversité, et lui enleva le peu de raison qu’il avait eu jusque-là.

Au retour de cette expédition, il vint à Memphis au moment où un nouvel Apis venait de se manifester. Les habitans se livraient aux fêtes et aux réjouissances qui, selon l’antique usage, accompagnaient cet évènement. Cambyse s’imagina qu’ils se réjouissaient de son malheur. Sans écouter l’explication des prêtres, il les condamna tous à mort, comme ayant voulu lui en imposer ; il fit venir le nouveau dieu Apis, et, dans sa fureur, il lui perça la cuisse d’un coup de poignard, dont mourut l’animal sacré après avoir quelque temps langui[4]. Les Égyptiens attribuèrent, on le pense bien, à cet acte sacrilège le dérangement d’esprit dont Cambyse donna des preuves depuis ce moment. Ce qui est plus sûr, c’est qu’à partir de son retour, sa vie ne fut plus qu’un tissu de folies et de violences sans motif dont eurent à souffrir, comme Hérodote le remarque, non-seulement les Égyptiens, mais les Perses. Son premier crime, dit cet historien, fut le meurtre de son frère Smerdis, pour la raison futile que ce prince avait été sur le point de bander l’arc du roi d’Éthiopie ; le second fut le meurtre de l’une de ses deux sœurs, qu’il avait épousées toutes deux, au mépris des usages de sa nation. Ensuite, pour des motifs aussi frivoles, il tue le fils de Prexaspes, fait enterrer vivans douze Perses de la plus haute distinction, ordonne de faire périr Crésus, s’en repent ensuite, et cependant met à mort ceux qui n’avaient pas exécuté les ordres qu’il regrettait d’avoir donnés. Il s’amuse, comme un enfant, à faire ouvrir les anciens tombeaux pour considérer le visage des morts. Il pénètre dans le temple de Phthah, fait mille moqueries à la statue du dieu, qui avait, dit Hérodote, l’apparence d’un nain, semblable aux figures de Patèques que les Phéniciens mettaient à la proue de leurs navires. On ne sait pas quelle forme avaient ces Patèques ; mais cette figure, qui parut si bizarre à Cambyse, devait être celle de ce dieu nain, si hideux à voir, et à laquelle on donne, depuis Champollion, le nom de Phthah-Sokhari. Ce prince entra encore dans le temple des dieux qu’Hérodote assimile aux Cabires, dont il mit au feu les statues[5].

J’ai réuni tous ces actes insensés de Cambyse pour montrer que ses violences ses cruautés, ses sacrilèges sans motif, qui portent l’empreinte de la folie ou de l’imbécillité, sont d’une époque postérieure à son retour d’Éthiopie. Auparavant, on ne trouve aucun indice q’il eût mutilé les temples ou persécuté la religion égyptienne : d’où il résulte que, sur les trois ans de son règne en Égypte, on peut en retrancher bien près de la moitié, et qu’il ne reste plus qu’environ quinze mois pour cette période, pendant laquelle il put se livrer à sa démence. Or, est-ce dans un si court espace de temps qu’il aurait pu, comme on l’a dit, couvrir l’Égypte de ruines, démolir ces temples si solidement bâtis, ces colosses, qui semblent n’avoir pu être brisés et renversés qu’avec les secours de la poudre ?

On a pensé que la conduite de Cambyse, à l’égard de la religion égyptienne, fut inspirée par le fanatisme religieux, et qu’en sa qualité de sectateur de Zoroastre il devait être porté à détruire tous les vestiges d’une religion qui devait se peser à ses yeux avec les caractères du fétichisme et d’un anthropomorphisme grossier. Cette opinion, qui était celle de Saint-Martin, est peu conforme au récit d’Hérodote D’une part, ainsi que l’historien le remarque expressément, la folie de Cambyse s’attaqua aussi bien aux Perses qu’aux Égyptiens ; de l’autre, avant les accès causés par ses malheurs, il ne montrait ni éloignement pour la religion égyptienne, ni attachement excessif pour sa propre religion. Il brûla le corps d’Amasis, ce qui était, d’après Hérodote, formellement contraire aux usages religieux des Perses, car ce peuple regardait le feu comme une divinité, et ne permettait pas qu’un dieu, se nourrit du corps d’un homme. Tout cela n’annonce pas un attachement bien vif à la religion de Zoroastre. Son indifférence à cet égard se montre encore dans son entêtement à épouser ses deux sœurs, d’après l’usage des Égyptiens, contre les prescriptions de la loi civile et religieuse de son pays. On voit qu’il mettait, sans hésiter, ses caprices avant toute loi divine et humaine.

Enfin, Hérodote ne nous laisse pas ignorer un fait important, c’est que Cambyse ne dédaigna pas de consulter l’oracle de Buto, qui lui prédit qu’il mourrait à Agbatane.

Ce dernier fait en laisse soupçonner d’autres du même genre ; il montre que Cambyse ne fut pas aussi éloigné qu’on le croit de la religion égyptienne, et il nous explique encore une circonstance des plu curieuses, qui est révélée par un monument du musée grégorien, à Rome. Ce monument, déjà cité par Rosellini[6], et Champollion[7] qui en a traduit quelques phrases, mais non les principales pour mon sujet, a été étudié avec soin l’an dernier par M. Ampère ; qui en copié toutes les inscriptions et traduit tout ce que l’on peut en entendre à présent. C’est une de ces figures agenouillées portant devant elles une espèce d’édicule, et qu’on appelle ordinairement figures naophores. Le personnage représenté est un dignitaire qui, entre autres titres, prend ceux de scribe et de prêtre, charges qu’il exerça sous les règnes de Amasis, de Psammacherites (le Psamménite d’Hérodote) et de Cambyse. Dans une partie des légendes qui peut être traduite mot à mot avec certitude, il est dit « . que Cambyse est venu dans Saïs à la demeure divine de Neith. Comme ont fait tous les rois, il a présenté une riche offrande à Neith, divine mère des dieux principaux de Saïs. Il a fait toutes les cérémonies, il a institué la célébration des libations au seigneur de l’éternité dans le temple de Neith, comme les rois auparavant, etc. »

« Voilà donc, dit M. Ampère, un prêtre égyptien qui nous représente Cambyse un peu autrement qu’on ne se figure le meurtrier d’Apis. »

Ce renseignement m’était inconnu, lorsque je lisais ce mémoire à l’Académie. C’est M. Ampère qui me l’a indiqué, comme étant la confirmation des vues que j’avais tirées uniquement des témoignages historiques. Ce fait si curieux peut s’expliquer par la distinction que je viens de faire entre les deux époques du règne de Cambyse. Il doit être antérieur au départ de ce prince pour l’Éthiopie ; il se lie avec la confiance du prince envers l’oracle de Buto, et se coordonne surtout parfaitement avec un autre passage d’Hérodote auquel nul, ce me semble, n’a fait attention jusqu’ici. L’historien nous dit que, selon les Perses ; c’était réellement à Cambyse qu’Amasis envoya la fille d’Apriès ; mais les Égyptiens, ajoute-t-il, font une autre histoire, car ils prétendent que c’était Cyrus, non son fils Cambyse, qui fit demander en mariage la fille d’Amasis, en sorte que Cambyse fut, non le mari, mais le fils de la fille d’Apriès. En cela, dit l’historien, les Égyptiens pervertissent la tradition afin de s’approprier Cambyse, d’en faire un des leurs[8]. Or, cette singulière prétention de déranger l’histoire pour faire de ce prince un Égyptien est tout justement celle qu’ils manifestèrent deux siècles plus tard en faveur d’Alexandre, quand ils imaginèrent que Nectanèbe, leur dernier roi, au lieu de s’enfuir en Éthiopie, comme on le disait, s’était réfugié à la cour de Philippe. Là, avec l’aide de la magie, il séduisit Olympias, dont il eut Alexandre[9]. Au moyen de cette fiction, Alexandre devint alors un roi de la race égyptienne.

Il paraît donc que les Égyptiens, forcés de courber la tête sous un joug étranger, essayaient de consoler leur orgueil national en faisant croire aux autres et en s’efforçant de croire eux-mêmes que les vainqueurs étaient des rois légitimes qui régnaient et par droit de conquête et par droit de naissance.

Toutefois, si Cambyse leur eût fait tout le mal qu’on lui attribua plus tard, s’il eût persécuté leur religion, s’il ne l’eût pas ménagée, au moins dans le commencement, et ne s’y fût pas même associé, ainsi que l’atteste le monument cité, on peut croire qu’ils n’auraient pas tenu à se l’approprier, comme le dit Hérodote. Il y a lieu de penser en conséquence que les Égyptiens, lui tenant compte de ce qu’il avait fait avant ses accès de folie, ne virent plus en lui qu’un esprit malade qui méritait moins de haine que de pitié.

Quel motif en effet, avant qu’il eût perdu tout-à-fait le sens, l’aurait porté non-seulement à mutiler les temples, mais à détruire les arts de l’Égypte ? Ces arts, il les aimait, il en sentait la supériorité sur ceux de l’Asie, puisqu’il fit transporter en Perse une multitude de statues égyptiennes, dont on dit que Ptolémée Évergète rapporta deux mille cinq cents en Égypte, et que son premier soin fut d’envoyer dans ses états une foule d’artistes égyptiens pour travailler aux palais célèbres de Persépolis, de Suse et d’Ecbatane[10], ce qui explique l’influence égyptienne qu’on reconnaît si clairement dans plusieurs sculptures persannes.

Tout annonce donc qu’on a beaucoup exagéré les ravages causés par Cambyse. Selon Strabon et Diodore[11], il avait mutilé les monumens d’Héliopolis et ceux de Thèbes tant par le fer que par le feu. L’emploi du feu est assez peu probable, à moins qu’il n’ait été borné à enfumer les sculptures peintes, car, pour calciner par le feu des constructions massives en grès ou en granit, il aurait fallu des forêts entières, et l’Égypte a toujours manqué de bois. Nous ne pouvons plus savoir quels ravages Cambyse avait exercés à Héliopolis, puisque de toutes les constructions décrites par Strabon il ne reste plus debout qu’un obélisque. Ce qu’il y a de certain, c’est que cet obélisque n’a été ni brûlé ni mutilé.

Quant aux édifices de Thèbes, ils présentent des traces de violence qui semblent accuser la main des hommes ; mais en plus d’un endroit on reconnaît les effets des tremblemens de terre, qui paraissent avoir été un des agens les plus actifs de la destruction de cette ville et de la chute de ses colosses monolithes, qui durent être souvent traversés par des fissures plus ou moins profondes[12]. Il paraît que, sur la fin du règne des Ptolémées, on mettait tous ces ravages sur le compte de Cambyse. Les Égyptiens ne parlaient plus même du dernier roi perse, Artaxercès Ochus, dont les dévastations avaient surpassé celles de Cambyse, ni de Sôter II, qui, pour punir Thèbes d’une révolte, l’avait, dit Pausanias[13], ruinée de fond en comble ; ce qui n’est ni vraisemblable, ni vrai, comme le démontrent les ruines de cette ville[14], car, malgré ces dévastations successives, toutes les parties conservées des monumens de cette ville en présentent peu de traces : les sculptures peintes n’ont été ni effacées ni enfumées. Sauf en un seul endroit, au temple de Khons, à Karnak, on n’y aperçoit nulle trace de feu. Or, c’est par les ornemens qu’auraient dû commencer les mutilations. Détruire les bas-reliefs des temples, en les grattant ou en les détériorant par une brûlure superficielle, était un genre de mutilation plus facile et non moins efficace que de renverser ces gigantesques colonnes, ces massifs pylônes, ces colosses en granit de quarante et de soixante coudées. L’état de ces sculptures dépose donc contre le fait des ravages qu’on prête à Cambyse aussi bien qu’à Ochus et Sôter. Hérodote, qui parle des dévastations du premier à Memphis et à Saïs, ne dit pas un mot de Thèbes, et un fait seul démontre que cet insensé, en passant par cette ville à son retour d’Éthiopie et il paraît bien que c’est la seule fois qu’il l’ait visitée), n’y a pas accompli tous les désastres qu’on lui prête ; car les prêtres thébains montrèrent à Hérodote les trois cent quarante-un colosses de bois, qui marquaient la succession des grands prêtres de père en fils, depuis plus de onze mille ans[15]. Assurément si Cambyse, pour mutiler les édifices de Thèbes, avait voulu les calciner et les détruire par le feu, comme on le dit plus tard, et cela dans un pays où le bois est si rare, la première chose qu’il devait faire était de brûler cette forêt de colosses, comme il avait fait de ceux des Cabires à Saïs. Quelle fortune en effet, pour un furieux de son espèce, de pouvoir alimenter l’incendie d’un temple avec les statues même de ses prêtres ou de ses dieux ! Quand on voit Hérodote ne pas dire un mot des ravages de Cambyse à Thèbes, lui qui nous raconte si minutieusement ceux que ce prince avait ordonnés à Saïs et à Memphis, on se prend à croire que le bon sens de l’historien a senti que, si ces ravages eussent été réels, c’était par les trois cent quarante colosses en bois que Cambyse aurait dû commencer. Quant aux tremblemens de terre, les Égyptiens n’en parlaient pas non plus. Le colosse de Memnon, peu d’années avant Strabon, avait été brisé par une secousse violente. L’accident était trop voisin pour qu’on pût alors mettre la mutilation sur le compte du roi de Perse : aussi Strabon en donne la véritable cause ; mais un siècle et demi après, au temps d’Adrien et des Antonins, le nom de Cambyse reparut, et le brisement du colosse fut mis sur la liste déjà si longue de ses méfaits. Selon toute apparence, il n’aura pas brisé davantage le fameux colosse dit d’Osymandyas, qui gît maintenant sur le sol. Les voyageurs ont peine à comprendre qu’il ait pu être renversé sans le secours de la poudre ou sans une violente secousse de tremblement de terre. Sir G. Wilkinson hasarde même la conjecture que ce colosse a pu être brisé, depuis l’invention de la poudre, par les Arabes, qui ont mutilé tant d’autres monumens[16].

Il y a donc beaucoup à rabattre des ravages attribués à Cambyse ; mais cet insensé eût-il pu les accomplir dans un espace de quinze mois ou deux ans au plus, il est clair qu’un règne si court n’aurait pu être qu’un de ces orages passagers dont un peuple sait bientôt réparer les désastres. On peut être assuré qu’en tout cas l’Égypte, après sa mort, ne différait en rien de ce qu’elle était à son arrivée. Voyons à présent ce que firent ses successeurs.

Lorsqu’il quitta l’Égypte pour retourner en Perse, Cambyse avait établi gouverneur du pays conquis Aryandès, dont la conduite oppressive et cruelle causa une grave révolte[17]. Darius s’empressa de la comprimer[18], afin de conserver toute la liberté de ses mouvemens pour ses expéditions projetées contre la Scythie et la Grèce ; mais dès-lors il prit à tâche de faire oublier les excès de son prédécesseur en captant la bienveillance des Égyptiens. Avec un tel peuple, le moyen le plus sûr était de montrer du respect pour sa religion, de l’estime pour ses institutions politiques. C’est ce que Darius prit à tâche de faire. Cambyse avait tué le bœuf Apis ; Darius, au contraire, arrivant à Memphis lors de la mort de cet animal sacré, assista et prit part au deuil des Égyptiens. Il alla jusqu’à promettre cent talens d’or à celui qui trouverait et amènerait un nouvel Apis. Les Égyptiens, admirant sa piété, dit Diodore, se soumirent aussitôt[19]. L’historien ajoute ces paroles remarquables : « Darius, détestant les profanations de Cambyse à l’égard des temples de l’Égypte, se distingua par sa douceur et par son attachement aux dieux du pays. Il eut de fréquens entretiens avec les prêtres égyptiens, étudia leur doctrine religieuse et les actions consignées dans leurs livres sacrés. Ayant appris à connaître ainsi la magnanimité des anciens rois et leur douceur envers leurs sujets, Darius voulut les imiter dans sa conduite, et par là il sut inspirer aux Égyptiens une telle vénération, qu’il est le seul des autres rois (persans) auxquels ils aient donné le nom de dieu, et qu’à sa mort ils lui ont rendu les mêmes honneurs qu’aux rois qui jadis possédèrent le plus légitimement la couronne. » Une telle conduite, suivie pendant un long règne de trente-six ans, put facilement réparer les malheurs passagers et partiels qu’avait pu causer Cambyse.

Hérodote confirme par un trait l’exactitude de ce tableau. Darius voulut faire placer sa statue devant celle de Sésostris, qui précédait le temple de Pthah, et entrer en partage des honneurs rendus aux anciens rois du pays. Les prêtres osèrent s’opposer à cette prétention, qui aurait dû les flatter ; ils osèrent donner pour raison « que Darius n’avait pas encore fait autant de belles actions que Sésostris, et qu’il n’était pas juste de mettre devant la statue de ce roi celle d’un prince qui ne l’avait point surpassé par ses exploits. « On dit, ajoute Hérodote, que Darius pardonna aux prêtres cette sévère remontrance.

A l’appui du récit de Diodore, on peut citer une observation faite par Champollion, Rosellini et sir G. Wilkinson : c’est que Darius est le seul roi de Perse dont le nom hiéroglyphique sur les monumens égyptiens soit accompagné du prénom divin, comme ceux des anciens Pharaons, et plus tard ceux des Ptolémées et des empereurs[20].

En preuve de la protection dont il environna la religion égyptienne, comme le disent les historiens, on peut citer le grand temple d’ElKhargeh, dans la Grande-Oasis, qui ne porte dans toutes ses parties conservées qu’un seul nom royal, celui de Darius ; d’où il faut conclure que ce temple, s’il n’a pas été commencé sous le règne de ce prince, comme le croit M. Hoskins[21], a du moins été complété et décoré par ses ordres. Ceci annonce, en outre, que l’Oasis avait attiré de bonne heure son attention, et qu’elle reçut peut-être à cette époque une colonie composée à la fois d’Égyptiens et de Samiens de la tribu AEschrionie, qui la possédaient lors du voyage d’Hérodote.

Un bas-relief remarquable de ce même temple représente Darius portant le costume religieux des anciens rois égyptiens, et faisant une offrande au dieu Ammon-Ra, et certes, sans le double nom qui se lit au-devant de sa tête, selon l’usage, on croirait voir un de ces Pharaons si souvent figurés en semblables costume et attitude sur des monumens sacrés[22]. Cette conduite politique fut continuée pendant tout le règne de Darius ; mais ce prince, qui, à ce qu’il semble, ne revint plus en Égypte, après l’avoir quittée une première fois, la fit administrer, comme les autres satrapies, par des gouverneurs qui probablement ne se contentaient pas du tribut modéré qu’il avait imposé au pays. L’Égypte cependant resta tranquille pendant ce long règne, et ne se souleva que la dernière année.

Xerxès la soumit avant de passer en Grèce. Il appesantit ses chaînes, t lui donna pour gouverneur son propre frère Achaeménès, ce qui montre l’importance qu’il attachait à la possession tranquille du pays. L’Égypte fournit alors deux cents vaisseaux à son armée, et ce fut Achæménès qui les commanda. Le pays demeura tranquille durant tout ce règne ; mais ayant appris que Xerxès avait été assassiné, les Égyptiens crurent pouvoir se délivrer de la domination étrangère[23]. En 462, Inaros, roi de Libye, c’est-à-dire d’un petit état indépendant sous la suzeraineté de l’Égypte, et Amyrtée, Égyptien de la race royale, se mettent à la tête d’une insurrection. Avec le secours des Athéniens, ils battent les Perses, et tuent Achraeménès, oncle d’Artaxerce[24]. Une nouvelle armée est envoyée contre eux. Ils succombent en 456, après six ans de résistance. Inaros, trahi par les siens, est mis en croix[25] ; Amyrtée se réfugie dans les marais du Delta, où il résiste encore aux Perses, et Thucydide continue de lui donner le titre de roi.

Cependant quelle vengeance le vainqueur tira-t-il des Égyptiens ? Hérodote nous l’apprend : « Les Perses, dit-il, sont dans l’usage d’honorer les fils de roi, et même de leur rendre le trône que leurs pères ont perdu par leur révolte. On pourrait apporter beaucoup de preuves de cet usage, entre autres ceux de Thannyras, fils d’Inaros, qui recouvra le royaume (celui de Libye) que son père avait possédé, et de Pausiris, fils d'Amyrtée, qui recouvra également les états de son père. Cependant jamais princes n’avaient fait aux Perses autant de mal qu’Inaros et Amyrtée. »

D’après ce témoignage formel, on voit qu’Artaxerce, non-seulement pardonna aux Égyptiens, mais qu’il permit à Amyrtée de régner dans le Delta, et de transmettre ses états à son fils Pausiris (peut-être Petosiris). C’est là un fait capital sur lequel on avait trop légèrement glissé, et qui prouve, ainsi que la conduite de Darius, avec quel ménagement les rois perses traitèrent l’Égypte toutes les fois qu’ils crurent pouvoir le faire sans danger. Cette conduite, du reste, n’a rien d’extraordinaire, car la domination persane ne fut oppressive dans aucun des nombreux pays soumis à l’empire de Cyrus. Ces contrées, comme le dit Hérodote, conservèrent des rois de leur nation ; on leur laissa leurs usages, leurs lois, leur religion, et l’on n’exigea d’elles qu’un tribut assez modéré, puisque de toute l’Égypte et de ses dépendances, qui comprenaient Cyrène, Barcé et le royaume de Libye, les Perses ne tiraient que 700 talens d’argent, sans compter la pêche du lac Moeris, la nourriture en blé des garnisons persanes, et d’autres légers tributs[26]. Ainsi, pendant cet intervalle d’environ cent vingt ans qui s’étaient écoulés depuis la mort de Cambyse, malgré plusieurs révoltes, toujours infructueuses et toujours punies, qui s’ensuivirent, elle fut traitée avec autant de douceur qu’aucune autre contrée conquise, et dans cet intervalle il est impossible de concevoir, à s’en tenir aux faits que nous transmet l’histoire contemporaine, que ce pays ait souffert d’une manière sensible dans sa religion, ses arts et ses institutions civiles.

On peut d’ailleurs facilement mettre à l’épreuve ce résultat en le rapprochant du tableau qu’Hérodote a tracé de l’Égypte. La date de son voyage peut être déterminée avec une approximation suffisante ; la combinaison de tous les faits qui s’y rapportent a permis à Fréret et à Larcher[27] de la placer vers l’an 460, ce qui tombe à peu près au milieu de la lutte des princes égyptiens contre les Perses, qui tenaient encore garnison à Daphnae, près de Péluse, et à Éléphantine, c’est-à-dire aux deux extrémités de l’Égypte. On ne pourrait opposer à cette date la mention que fait Hérodote de la fuite d’Amyrtée, et de la restitution à Pausiris et à Thannyras du royaume possédé par leur père Amyrtée et Inaros, car ce sont là des additions faites postérieurement à la narration primitive, comme on en trouve d’autres dans son histoire, qui n’a été complètement rédigée qu’après son émigration à Thurium, dans la grande Grèce, en 444[28].

Rien, dans le récit de l’historien, ne fait présumer qu’il y eût alors en Égypte le moindre changement. Les affaires civiles et religieuses y suivaient leur cours ordinaire ; l’agriculture, l’industrie, le commerce, y étaient encore florissans. On peut dire même que, dans le second livre d’Hérodote, l’antique Égypte se montre tout entière. Non-seulement soixante ans après la conquête des Perses, la religion était restée intacte, mais encore les institutions civiles qui paraissent le plus intimement liées à la nature de l’ancien gouvernement n’avaient souffert aucune altération sensible ; la division des castes était restée tout aussi distincte qu’auparavant. La classe des interprètes, créée en vue du commerce avec les Grecs, avait été maintenue par les Perses. Ceux-ci n’avaient pas touché davantage à la caste des prêtres, qui était toujours propriétaire et jouissait des mêmes prérogatives que sous les Pharaons, ni à celle des militaires, qui était toujours nombreuse, et où ils puisaient des contingens pour leurs armées[29]. Les collèges des prêtres, à Memphis, à Héliopolis, à Saïs, à Thèbes, étaient encore dans la splendeur ; leur ascendant sur le peuple n’avait souffert aucune diminution. Les fêtes religieuses se célébraient comme auparavant ; Hérodote en admire plusieurs fois le nombre et la variété ; il vante surtout les grandes panégyries de Diane à Bubaste, de Minerve à Saïs, dont la fête se répétait dans toute l’Égypte ; d’Isis à Busiris, de Latone à Buto, du soleil à Héliopolis, de Mars à Paprémis, où plusieurs milliers de prêtres exécutaient les combats prescrits par les rits du dieu. Toutes ces panégyries attiraient une affluence prodigieuse de spectateurs ; à celle de Bubaste, entre autres, il se rendait sept cent mille personnes, tant hommes que femmes, sans compter les enfans.

Voilà les traits caractéristiques du tableau de l’Égypte à l’époque où Hérodote parcourait ce pays. Y reconnaissons-nous une contrée en décadence où les arts, la religion et les institutions nationales s’éteignent étouffées par la violence et la tyrannie d’un vainqueur ? Il est clair que pendant les soixante ans qui se sont écoulés depuis le voyage d’Hérodote jusqu’en 404, époque de l’avènement des dynasties nationales, l’Égypte ne put éprouver aucun changement notable, et que les rois égyptiens la trouvèrent telle qu’Hérodote l’avait vue un demi-siècle auparavant. On doit même s’attendre à ce que le pays éprouva moins de changemens encore sous les dynasties indigènes. C’est ce qui résulte en effet des renseignemens recueillis dans la section suivante.


II. – Depuis l’avènement d’Amyrtée jusqu’à l’arrivée d’Alexandre.

Cette période de l’histoire égyptienne n’est exactement représentée que dans les extraits de Manéthon. Rien ne pourrait faire soupçonner, dans ce qui nous reste des historiens classiques sur cette époque, que l’Égypte, après la mort de Darius II, au lieu de rester, comme par le passé, sous la domination persane, fut gouvernée par des rois tirés de son sein. Ici, l’annalyste égyptien est, sur tous les points, d’accord avec les monumens.

En effet, après la XXVIIe dynastie, qu’il appelle persane, composée de souverains persans, de Cambyse à Darius II, Manéthon compte trois dynasties égyptiennes, la XXVIIIe, la XXIXe et la XXXe, formées de neuf règnes successifs dont la durée totale est d’environ soixante-quatre ans, et dont le dernier, celui de Nectanebo II, finit douze années seulement avant l’arrivé d’Alexandre.

Le premier de ces rois est Amyrtée, qui commence à régner en 404. Les chronologistes s’accordent, en général, à croire que c’est ce même Amyrtée qui s’était retiré dans les marais du Delta après sa défaite et la mort d’Inaros, vers 458, et cette opinion est adoptée encore par Clinton[30] et par sir Gardner Wilkinson[31] ; mais elle n’est pas admissible. Outre qu’il s’est écoulé environ cinquante ans entre cette défaite et le moment où Amyrtée reparaît comme roi d’Égypte, on oublie qu’Hérodote a dit formellement que les Perses ont permis à son fils Pausiris de lui succéder. L’Amyrtée de Manéthon ne peut donc être que le fils de ce Pausiris, conséquemment le petit-fils de l’Amyrtée d’Hérodote et de Thucydide, et ce n’est pas le seul exemple qui montre que, chez les Égyptiens comme chez les Grecs, les noms sautaient une génération et passaient aux petits-fils.

Ce prince était déjà sorti de ses marais en 414, se soulevant contre Darius II ; mais ce ne fut que plus de dix ans après, à la mort de ce roi et à l’avènement d’Artaxercés II ou Mnémon, qu’il se montre comme souverain de l’Égypte, et qu’on voit, pour la première fois depuis Psamménite, reparaître une dynastie nationale.

Comment ce changement s’est-il opéré ? Comment Artaxercés II a-t-il été forcé de consentir à cette modification, si importante dans les relations politiques des deux pays ? Est-ce la guerre avec son frère Cyrus qui l’avait réduit à cette extrémité ? C’est ce que l’histoire ne nous apprend pas. Mais si la cause est inconnue, le fait est constant. Il n’est pas moins certain qu’Amyrtée eut pour successeurs cinq rois formant la dynastie mendésienne, à savoir : Néphérites, qui régna six ans, Ahoris, treize ans, Psammuthis[32], un an, Népherites II, quatre mois, et Muthis un an ; puis trois rois formant la dynastie sébennytique, à savoir : Nectanebo Ier, ayant régné dix-huit ans, Tachos, deux ans, Nectanebo II, huit ans ; après quoi l’Égypte retomba pour douze ans sous la domination persane. Puis, survint Alexandre, et commença la domination grecque.

Ainsi les noms des rois perses disparaissent des dynasties de Manéthon à partir de l’an 404, c’est-à-dire de l’avènement même d’Artaxercès II ou Mnemon, qui n’est plus compté que comme roi persan. Ce fait chronologique se coordonne d’une manière remarquable avec deux monumens dont il sert à faire connaître la nature et l’importance.

La tolérance que je viens de signaler, de la part des rois perses, entre Cambyse et Darius II, alla même jusqu’à permettre l’emploi de l’écriture hiéroglyphique sur les objets qui faisaient partie du mobilier royal en Égypte. Du moins il semble que ce soit ainsi qu’on doive se rendre compte de l’inscription bilingue, peut-être quadrilingue, ou en tout cas quadrilittérale, gravée sur le fameux vase d’albâtre du cabinet des antiques portant le nom de Xerxès[33]. Ce nom y est écrit à la fois en hiéroglyphes phonétiques et dans les trois espèces de caractères cunéiformes. Un second exemple est fourni par un vase pareil récemment découvert à Venise dans le trésor de Saint-Marc, par sir Gardner Wilkinson[34], portant le nom d'Artaxerxès, écrit également dans une quadruple inscription semblable. Il faut bien que ces deux rois ou les officiers de leur maison fissent un certain cas de l’écriture hiéroglyphique pour en ordonner ou du moins en permettre l’emploi dans de telles circonstances, car ces deux exemples montrent assez que l’usage de ces doubles inscriptions sur les ustensiles n’était pas fort rare.

Quant à savoir quel est cet Artaxercès, la question ne saurait être douteuse d’après ce qui précède. Ce ne peut être qu’Artaxercès Ier ou Longue-Main, puisque le deuxième, n’ayant pas régné en Égypte, a n’a pu avoir dans ce pays de maison royale, et conséquemment posséder des ustensiles portant des hiéroglyphes, car on ne trouvera sans doute pas très vraisemblable qu’Artaxerce Mnémon se servît en Perse d’ustensiles revêtus de son nom hiéroglyphique. Au contraire, l’extrême tolérance d’Artaxercès Ier, qui, ainsi qu’on l’a vu plus haut, rendit le gouvernement du Delta à l’Égyptien Pausiris, le fils du rebelle Amyrtée, explique parfaitement que son nom ait été, comme celui de Xercès, inscrit en hiéroglyphes sur les ustensiles à son usage[35].

Telle est du moins la théorie que je me fais de ces vases curieux. J’avais pensé d’abord qu’ils pouvaient être des étalons de mesure, sur lesquels on mettait la marque du souverain ; mais je crois devoir écarter cette idée, parce que de tels étalons ne pouvaient se passer du nom de la mesure ou au moins d’une indication numérique. Or, il ne se trouve rien de tel sur les deux vases que l’on connaît. Dans l’un ou l’autre cas, la conséquence historique à tirer des inscriptions serait la même.

J’aperçois là les indices d’une sorte de fusion dans les usages des deux peuples, et cette fusion se manifeste encore, comme je l’ai dit dans mon mémoire inédit sur la croix ansée, parmi les sujets de certains cylindres rares et de bas-reliefs[36], sur lesquels des symboles évidemment égyptiens se mêlent à ceux qui sont propres aux peuples de l’Asie occidentale. La présence de ces symboles doit indiquer que les monumens où ils se trouvent ont été gravés en Égypte même, pour l’usage des Perses ; ce qui permet d’en placer l’exécution dans la première période de cent vingt ans comprise entre Cambyse et Darius Ochus, de 525 à 404 avant notre ère, époque à laquelle, ainsi qu’on l’a vu, l’Égypte recouvra ses rois nationaux, et ne fut plus qu’un pays tributaire de la Perse.

Si donc on découvre un jour d’autres vases de cette espèce portant des noms de rois perses, écrits en hiéroglyphes, on peut, je crois, prédire à coup sûr que ces rois appartiendront à cette première période de la domination persane, et principalement à Cambyse, Darius, Xerxès et Artaxerce Ier, les seuls rois perses dont jusqu’ici les noms ont été trouvés écrits hiéroglyphiquement. Il en sera de même de tout fragment sculpté portant le double caractère persan et égyptien.

C’est là, je pense, la première indication chronologique qu’on ait pu introduire dans la critique de ces monumens si dignes d’intérêt. À ce titre, elle mérite peut-être l’attention des personnes livrées spécialement à l’étude de ces matériaux, encore si obscurs, de l’archéologie et de la philologie asiatiques. Je la soumets à leur examen.

C’est pendant la seconde période, et sous le règne d’Akhoris, que Platon et Eudoxe, vers 390 ou 380 avant notre ère, viennent visiter l’Égypte, et y demeurent trois ans selon les uns, treize ans selon les autres, fréquentant les collèges des prêtres d’Héliopolis, de Memphis et de Thèbes, où ils s’instruisent de ce que les Grecs ignoraient encore, et puisent une foule de notions utiles, mais élémentaires, sur les mathématiques, l’astronomie et le calendrier.

Ce seul fait nous révèle assez clairement que l’Égypte, soixante-dix à quatre-vingts ans après Hérodote, et cinquante ans avant Alexandre, était telle que l’historien l’avait déjà trouvée, c’est-à-dire, telle qu’elle était avant l’arrivée de Cambyse, et en effet ses institutions, respectées, nous l’avons vu, par les Perses, ne pouvaient déchoir sous l’empire de ses rois indigènes.

En 344, douze années seulement avant l’arrivée d’Alexandre, les Perses recouvrèrent la possession de l’Égypte après une lutte opiniâtre, et la gardèrent pendant les douze années qui forment la durée de la trente-unième dynastie, la seconde persane, selon Manéthon. L’Égypte fut conquise par Artaxercès III, dit Ochus, qui se comporta avec non moins de cruauté que Cambyse lui-même. Il voulut réduire enfin les différens peuples qui s’étaient soustraits à l’empire des Perses. Après avoir soumis Cypre et la Phénicie, il marcha contre l’Égypte à la tête de forces considérables. Le roi Nectanébo, fils de Tachos, vint à sa rencontre ; il fut battu et obligé de se réfugier en Éthiopie[37]. Le roi de Perse, irrité de cette résistance, punit les Égyptiens avec la plus grande rigueur ; il abattit les murailles des villes principales, pilla les richesses des temples, enleva même les livres sacrés, et, pour se venger de ce que les Égyptiens l’appelaient un âne[38], il voulut diviniser cet animal. Après avoir tué et mangé le bœuf Apis avec ses amis[39], il en fit autant du bouc adoré à Mendès[40]. Son favori Bagoas, Égyptien de naissance, finit par concevoir une haine si furieuse contre ce prince, qu’il le mit à mort, donna sa chair à manger aux chats[41], et fit, avec ses os, fabriquer des manches de poignard. Il mit en sa place Arsès, qui ne régna que de nom ; puis, deux ans après, il le fit assassiner pour élever sur le trône Darius Codoman, qui réussit à s’en défaire pour prévenir ses embûches ; mais auparavant Bagoas avait fait rapporter en Égypte les livres sacrés qu’Ochus avait enlevés des temples. Aussi les Égyptiens restèrent en repos jusqu’à l’arrivée d’Alexandre, qui eut lieu trois années seulement après la mort de Bagoas.

La cruauté passagère d’Ochus ne put avoir d’autre résultat que celle de Cambyse, c’est-à-dire la mutilation et le pillage de quelques monumens, sans porter aucune atteinte, ou peut-être même en donnant une activité nouvelle à l’esprit qui les avait élevés. Quand il ne resterait plus, à cette heure, aucun monument pour attester que les arts furent conservés en Égypte sous les trois dynasties nationales comme sous la première dynastie persane, l’histoire, dont je viens de réunir les traits, suffirait pour établir qu’il en fut ainsi ; mais une foule de monumens viennent confirmer son témoignage, en montrant que les rois égyptiens ont profité de leur indépendance pour construire, terminer, réparer des temples, élever des obélisques et des colosses, et que ces ouvrages ont conservé presque le même caractère et le même mérite que ceux des anciennes époques.

Le premier roi Amyrtée a fait exécuter au temple d’El Khargeh, dans la Grande-Oasis, des travaux considérables. Son nom est placé, comme l’observe M. Hoskins[42], dans des situations qui ne permettent pas de douter qu’il ne soit postérieur à celui de Darius, le plus ancien de ceux qu’on y trouve. Un des premiers soins d’Amyrtée, en recouvrant l’Égypte, fut donc de compléter dans l’Oasis de Thèbes les travaux exécutés par les ordres de Darius. C’est qu’en effet un roi égyptien ne pouvait rester en arrière d’un roi persan. On voit aussi que l’importance commerciale de l’Oasis ne lui avait pas plus échappé qu’à Darius.

On s’attend naturellement à ce que la ville de Thèbes elle-même aura dû attirer son attention religieuse ; en effet, son nom est rattaché à des restaurations considérables exécutées dans cette ville. C’est lui qui fit réparer la porte du pronaos du temple du dieu Khons, travail assez mauvais. On lui doit un petit temple dans les ruines du nord à Karnak, dont les bas-reliefs fort élégans avaient été enlevés par M. Mimaut ; enfin un petit temple de Thoth, récemment découvert par M. Prisse, au nord de l’angle nord-ouest de la grande enceinte de Karnak : les sculptures sont de fort bon style. Remarquons que cette différence dans le travail existe aux époques les plus florissantes de l’art, parce qu’elle tient aux individus[43]. C’est par les belles œuvres seulement qu’on peut apprécier une époque. On ne trouve rien à désirer sous ce rapport dans le travail de deux petits obélisques, en basalte noir du grain le plus fin, trouvés au Caire et dessinés dans l’ouvrage de la commission d’Égypte[44] ; ils sont maintenant au British Museum. Les hiéroglyphes sont de la plus grande perfection. La petitesse de ces obélisques ne doit pas être attribuée à un certain affaiblissement du principe religieux ; car, aux époques mêmes où s’exécutaient les plus grands travaux, où l’on taillait et dressait les obélisques les plus gigantesques, on en faisait aussi de très petites dimensions, tels que ceux de la Minerve (24 p. 9 p.), qui est de Thouthmosis III, de la Rotonde (env. 20 p.), qui est de Ramessès II, à Rome, et celui d’Alnwick (9 p.), qui est d’Amenophis II.

La plus grande perfection de travail se montre surtout dans le fameux sarcophage en brèche verte de Cosseir, trouvé à la mosquée de Saint-Athanase, et que sa grande magnificence a long-temps fait passer pour celui d’Alexandre[45]. Il est à présent reconnu que c’est le sarcophage d’Amyrtée. L’exécution en est parfaite. La matière de ce tombeau, maintenant déposé au Musée britannique, est une des plus dures et des plus difficiles à travailler qui aient exercé l’adresse et la patience des Égyptiens. On ne se lasse pas d’admirer la finesse et la pureté des traits des hiéroglyphes, ainsi que des innombrables sculptures qui décorent toutes les parois de ce sarcophage magnifique. Ce monument seul attesterait que les Égyptiens, quatre cents ans avant notre ère, n’avaient rien perdu dans l’art de travailler les matières les plus rebelles, et qu’ils continuaient d’être doués de cette patience à toute épreuve qui leur faisait supporter les plus rudes travaux, en même temps qu’ils conservaient le sentiment particulier qui les guidait depuis bien des siècles dans toutes leurs œuvres d’art.

Le nom de son successeur Nepherites, écrit Néphérout, se trouve une fois dans les ruines de Thèbes[46], au petit temple du sud-est à Karnak ; il se lit dans les carrières de Masarah, et sur le trône d’une statue en basalte noir déposé à l’institut de Bologne, et qu’on dit être de bon style. Il en est de même d’un sphinx en basalte noir qui fait partie du musée du Louvre, et dont le travail est digne des meilleurs temps.

Le troisième roi, Achor ou Akhoris, malgré la lutte qu’il eut à soutenir contre les Perses, ne négligea pas les travaux relatifs aux temples. À ce prince appartient la sculpture du mur austral qui, dans le temple du nord à Karnak, joint le pylône au naos, ainsi que les colonnes, dites protodoriques, qui soutiennent les plafonds du Thouthmoséum à Medynet-Abou. Il fit réparer un petit temple de Rhamessès à El-Kab. Le musée du Louvre possède un sphinx dont la base porte le nom dAchoris, avec le titre daimé de Knouphis.

Mais le roi de cette dynastie dont il reste le plus de monumens est Nectanebo Ier, qui a régné entre 368 et 350, qui n’est mort, par conséquent, que dix-huit ans avant la venue d’Alexandre.

On peut citer d’abord un temple périptère, près de Medynet-Abou à Thèbes, qui est d’un assez mauvais travail, puis le propylon ou la porte moyenne du grand pylône du temple d’Isis à Philes ; il est couvert de bas-reliefs de fort bon style, représentant Nectanebo faisant son hommage à la déesse. C’est encore au règne de ce prince qu’appartient le petit temple découvert, situé à l’extrémité méridionale de file, dont les chapiteaux, comme le reste des ornemens architectoniques, sont du galbe le plus élégant et du travail le plus soigné. Mais deux monumens peuvent surtout (en Europe) donner une idée de la perfection que l’art égyptien avait conservée sous ce prince ; l’un consiste dans les lions qui décorent à Rome la fontaine de Termini, et sur lesquels ont été moulés en fonte ceux qui décorent les deux fontaines du palais de l’Institut à Paris. On peut les mettre à côté des plus beaux qui soient sortis du ciseau égyptien. Le second est un buste en granit rose, de Nectanebo, conservé au British Museum[47], d’un très beau travail ; le troisième est cette admirable statue mutilée, en basalte vert, trouvée à Sebennytus[48], et qui décore la salle du Zodiaque de la Bibliothèque royale. Ce torse, par la pureté et la finesse de son style égyptien, ne le cède en rien aux plus beaux restes de la sculpture égyptienne, et je ne puis oublier qu’un des habiles archéologues de notre temps, ne pouvant révoquer en doute le nom de Nectanebo, que porte la statue, me soutenait que ce nom avait été ajouté après coup sur une statue du temps de Sésostris ou de Menephtha : supposition gratuite, rendue tout-à-fait inutile par les observations contenues dans ce mémoire.

Ces ouvrages d’architecture et de sculpture sont plus remarquables, il est vrai, par leur mérite que par leurs dimensions ; mais, à en juger par ces seuls monumens, on est en droit de présumer que, si les Égyptiens avaient su conserver jusqu’à cette époque leurs arts et leur ferveur religieuse, ils n’avaient pas perdu davantage ce goût pour les œuvres gigantesques, qui semble avoir été un attribut particulier de leur génie ; et s’il n’en reste plus maintenant, c’est que le temps les aura détruits. Or, ceci n’est pas une simple conjecture.

Pline fait mention d’un obélisque que Nectanebo (il l’appelle Nectabis) avait fait tailler à Syène, par conséquent en granit rose. Cet obélisque était resté dans la carrière, non sculpté, sans doute parce que la mort du roi n’avait permis ni de le finir, ni de l’amener à Sebennytus, où le roi faisait sa résidence[49]. Ce fut Ptolémée Philadelphe qui le fit transporter de Syène à Alexandrie, où il fut élevé sur une des places de cette ville, et Pline remarque que le transport et l’érection de cet obélisque exigèrent de plus grands travaux que la taille même du monument dans la carrière.

Pourquoi cet obélisque non sculpté attira-t-il assez l’attention de Ptolémée Philadelphe pour qu’il prît la peine de le faire venir de si loin, quand il en avait tant d’autres, tout sculptés, plus près de sa capitale, à Memphis, à Héliopolis, à Saïs, et en divers lieux du Delta ? On ne voit à cela qu’un motif : c’est l’extraordinaire grandeur de cet obélisque, qui le mettait en quelque sorte hors de ligne. En effet, Pline ne nous laisse pas ignorer qu’il avait 80 coudées de haut ; ce qui équivaut à 37 mètres, ou 113 pieds, en coudées grecques, et à 42 mètres, ou 126 pieds, en coudées d’Éléphantine. Cet obélisque surpassait donc d’au moins 7 mètres (21 pieds), et peut-être de 12 mètres (36 pieds), le plus grand des obélisques connus, celui du nord à Karnak ; et, comme nul ne présumera que Nectanebo eût fait tailler ce morceau gigantesque pour le laisser dans la carrière, et ne le point amener et dresser dans sa résidence, il faut bien admettre que les Égyptiens possédaient encore les moyens d’exécuter ce prodigieux travail. C’est Ptolémée Philadelphe qui l’exécuta effectivement un siècle plus tard.

Ceux qui veulent que les Égyptiens aient, au temps des rois de la dix-huitième dynastie, possédé des ressources extraordinaires en mécanique, sont bien obligés d’avouer qu’ils les possédaient encore au moment de l’arrivée d’Alexandre et même sous la dynastie lagide. Les Grecs, depuis Psammitichus, n’avaient pu manquer de les leur emprunter. Or, nous savons qu’ils ne se doutaient pas de cette mécanique savante lors de la construction du temple d’Éphèse, et plus tard sous Philadelphe, puisque leur mécanique avant Archimède était réduite aux procédés les plus simples ; il faut bien admettre que les Égyptiens n’en savaient pas davantage.

L’exemple de ce prodigieux obélisque, le seul ouvrage gigantesque de Nectanebo dont l’histoire fasse mention, atteste que les Égyptiens n’avaient alors rien perdu de leur goût pour les grands travaux, en même temps que les lions de Termini, les deux torses de Nectanebo et les monumens de Philes élevés par ce roi prouvent que les artistes égyptiens conservaient encore presque intact leur talent pour travailler les matières les plus dures et la perfection d’exécution qu’ils possédaient jadis.

Ce monumens authentiques et d’une époque certaine viennent donc, par leur succession depuis Amyrtée, confirmer tous les témoignages historiques qui établissent que la civilisation égyptienne, à l’époque de Cambyse, n’avait rien perdu, qu’elle s’était conservée presque intacte pendant toute la domination persane, et que les Perses, ainsi que je l’ai avancé dès 1823, durent transmettre l’Égypte aux Grecs à peu près telle qu’ils l’avaient reçue des Pharaons.

Il en fut des Perses comme des pasteurs qui avaient envahi l’Égypte dix-huit cents ans avant Cambyse. Ces pasteurs, de race asiatique, séjournèrent dans la vallée au-dessus du Delta pendant 250 ou 300 ans. Animés d’une rage fanatique, ils détruisirent tous les monumens de Thèbes, à tel point que, vers l’an 2000 avant Jésus-Christ, quand les Pharaons redevinrent maîtres de l’Égypte haute et moyenne, il ne restait des monumens de Thèbes que des monceaux de ruines et matériaux confusément épars. Les rois de la dix-huitième dynastie furent obligés de reconstruire entièrement les édifices religieux que les pasteurs avaient détruits. Aussi tous les monumens de cette ville, à l’exception du sanctuaire de Karnak, qui est d’Osortasen Ier, contemporain d’Abraham, portent-ils la preuve qu’ils appartiennent à cette époque de restauration. Les barbares avaient pu bouleverser des pierres, mais ils n’avaient point entamé le génie égyptien ; aussi, après leur départ, de nouveaux monumens s’élevèrent, portant la même empreinte que ceux de l’époque antérieure, et, sauf un degré de plus de perfection et de grandeur, leurs sculptures ne diffèrent en rien de celles qui couvrent les anciens blocs, anciennement travaillés, employés dans leur construction, non plus que de celles de la tombe de Skhai, à Thèbes, des grottes d’Ell Tell, et même des tombeaux de Memphis, dont quelques-uns ont été sculptés avant l’invasion des pasteurs.

La conquête des Perses est un évènement du même ordre, mais qui a dû produire des effets bien moins désastreux, puisqu’elle n’a été oppressive que pendant quatre ou cinq années, sous Cambyse et sous Ochus, aux deux extrémités de la période persane.

En terminant, je citerai un témoignage historique de la plus grande valeur, qui résume et confirme tous ces résultats. Il s’agit de celui de Platon, dans deux passages bien souvent cités, mais dont on n’a point encore fait l’usage que je vais en faire ; ils seront, pour l’époque qui a suivi le règne de Darius II, ce que le témoignage d’Hérodote a été pour l’époque antérieure.

Au livre VII des Lois, Platon dit en général que, chez les Égyptiens, il n’était permis de rien innover dans les fêtes, les cérémonies religieuses, les danses sacrées, les hymnes ; que toute innovation était punie par les prêtres, armés de l’autorité des lois et de la religion. Au livre II, il parle de cette même fixité qu’on observait dans toutes les productions des arts. Après avoir dit qu’en tous pays, excepté en Égypte, on permettait d’innover sur ces différens points, il ajoute : « Il y a long-temps, à ce qu’il semble, qu’on a reconnu, chez les Égyptiens, la vérité de ce que nous disons ici… En effet, quand on a exposé les modèles dans les temples, il n’est permis ni aux peintres, ni à aucun de ceux dont le métier est de représenter des formes quelconques, de rien innover ou de s’écarter en quoi que ce soit de ce qui a été réglé par les lois du pays. Cette défense subsiste maintenant et pour ces représentations et pour tout produit des arts. Aussi, quand vous y faites attention, vous trouvez que les peintures ou les sculptures faites depuis dix mille ans (et ce n’est point ici une manière de dire, c’est un nombre réel), vous trouvez qu’elles ne sont en rien ni plus belles ni plus laides que celles qui ont été faites de nos jours, et qu’elles sont travaillées selon le même art. »

Voilà l’impression que produisaient sur Platon les œuvres de l’art égyptien, cinquante années seulement avant l’arrivée d’Alexandre. Quoique le philosophe nous avertisse de prendre à la lettre ses dix mille ans, et de n’y pas voir seulement l’expression d’un nombre indéfini, nous n’écouterons pas l’avis qu’il nous donne, par la raison que les annales égyptiennes elles-mêmes ne comptaient qu’environ cinq mille ans pour la durée totale de l’empire égyptien, depuis Ménès jusqu’à notre ère. Platon suit donc en ce moment cette chronologie fabuleuse des prêtres égyptiens, qui ne regardaient guère à une myriade d’années de plus ou de moins. Il est probable qu’il avait devant les yeux le fameux passage d’Hérodote sur les onze mille trois cent quarante ans du règne des anciens rois[50].

Quoi qu’il en soit, je ne prends ce passage que comme exprimant la haute antiquité où se perdait, selon Platon, l’origine de l’art égyptien. Il croyait que, pendant un nombre immense d’années, cet art n’avait subi aucun changement. Les sculptures et les peintures égyptiennes qu’on faisait de son temps n’étaient, dit-il, ni plus belles ni plus laides qu’auparavant. Cette expression, où perce un léger sentiment de dédain, sent un peu l’Athénien, médiocrement épris du mérite d’un art incomplet, qui lui offrait à la vérité des proportions toujours justes, parfois élégantes et régulières, une assez grande pureté de lignes, souvent même un jet simple et grandiose, mais qui n’avait jamais su rendre d’une manière tant soit peu exacte une main, un pied, ni le modelé d’un muscle. Parmi les sculptures qu’on lui montrait, il y en avait sans doute qu’on lui disait contemporaines des pyramides ou même de plus anciennes encore, d’autres qui avaient été exécutées sous les Sésostrides, d’autres enfin qu’il voyait actuellement sortir de l’atelier de l’artiste, toutes ayant même aspect, et dérivant, comme il le dit, d’un même art ; c’est que, bien que l’Égypte dût alors lui offrir une multitude de monumens des plus anciennes époques, à présent détruits, il ne pouvait, pas plus que nous, y découvrir des œuvres appartenant aux premiers temps de cet art. À cette époque, comme de nos jours, l’art égyptien ne se manifestait que par les productions de son âge adulte ; il ne se montrait que tout formé déjà, dans des œuvres où Platon, en y regardant bien, apercevait toujours le même aspect. Ces productions, semblables à elles-mêmes, quoique d’époques si éloignées, produisaient donc sur son œil, qui devait pourtant être exercé par la comparaison de tant d’œuvres diverses, justement l’effet que produit sur nous le torse de Nectanebo, rapproché des ouvrages du temps de Menephtah, époque à laquelle appartiennent les travaux égyptiens les plus parfaits. Les différences sont presque insensibles pour nous, et, sans les indices chronologiques fournis par les noms royaux, nous serions tentés de les rapporter à la même époque.

Supposons maintenant que ni le torse de Nectanebo ni les autres sculptures de ce temps ne nous aient été conservés, le témoignage seul de Platon, bien compris, suffirait pour nous donner l’assurance que les Égyptiens devaient, sous ses yeux, exécuter des travaux aussi parfaits qu’à aucune autre époque.

Mais l’accord de ces deux témoignages d’un ordre si différent vient confirmer toutes les autres données, tirées à la fois de l’histoire et des monumens, qui ont été rassemblées et coordonnées dans ce mémoire. Ils concourent tous à détruire cette opinion, encore si répandue, que, lors de l’arrivée d’Alexandre, l’ancienne Égypte n’était plus que l’ombre d’elle-même ; ils attestent au contraire que tout s’y était conservé presque sans altération, beaux-arts, langue, écritures et calendrier, administration, lois, religion, usages, arts mécaniques et industriels. En un mot, la continuité de la civilisation égyptienne, dans toutes ses branches, depuis la formation de son système graphique, qui se perd dans la nuit des temps, jusqu’à l’époque de Platon, d’Eudoxe et d’Alexandre, est un fait désormais hors d’atteinte, et l’on est en droit à présent de reléguer dans la région des chimères toute hypothèse qui se fonderait sur un prétendu anéantissement ou même sur une diminution notable dans les notions scientifiques dont les Égyptiens auraient été jadis en possession ; car, en présence de cette continuité de toutes les branches de la civilisation, cet anéantissement partiel serait un phénomène inexplicable.

Si les Perses ont transmis l’Égypte aux Grecs à peu près telle qu’ils l’avaient trouvée, pourrait-on s’étonner maintenant de ce que les Égyptiens ont construit des édifices religieux sous la domination de ces nouveaux souverains, dont ils reconnaissaient la tolérance et la protection en associant leurs images dans les temples à celles des dieux nationaux ? Les faits positifs qui résultent de la coïncidence des inscriptions grecques et hiéroglyphiques sur les monumens sacrés de l’époque grecque et romaine se lient donc maintenant sans efforts à toute la marche de l’histoire, et ce mémoire devient une préparation indispensable à l’histoire de la période suivante, puisqu’il donne d’avance la théorie des faits qui se sont passés en Égypte sous la domination des Lagides.

Je reviens, en finissant au passage de Platon. On voit qu’il résume à la fois tous les monumens et tous les témoignages, et qu’il donne une expression abrégée, mais complète, ou, comme on dirait dans l’école de Vico, une formule générale pour l’histoire de la civilisation égyptienne.


LETRONNE.

  1. Voyez la première partie dans la livraison du 1er février.
  2. Herod, III, 1, 3, 13, 14, 15, 16, 33.
  3. Id., III, 25, 26.
  4. Id., III, 30.
  5. Id., III, 35, 36, 37.
  6. Monumenti storici, t. II, p. 153.
  7. Grammaire égyptienne, p. 500 et 501.
  8. Hérod., III, 2.
  9. Sur cette fiction, qui doit dater du vivant même d’Alexandre, voyez ma Statue vocale de Memnon, p. 82.
  10. Diod., I, 46. — L’historien ne nomme pas Ecbatane ; il dit seulement : et ceux de Medie.
  11. Strab., XVII, p. 805, 816. — Diod., I, 46.
  12. Voyez la Statue vocale de Memnon, p. 23-26.
  13. Paus., I, 9, 3.
  14. M. Champollion-Figeac en a fait la remarque (Annales des Lapides, t. II, p. 227). Il est vraisemblable que ces dévastations se portèrent principalement sur les habitations particulières, et que les édifices sacrés furent épargnés.
  15. Herod., II, 143, 143.
  16. Modern Egypt and Thebes, t. I, p. 144.
  17. Herod., IV, 160.
  18. Polyaen., Strateg., VII, 11, 7.
  19. Diod. Sic., I, 95.
  20. Rosellini, II, 185.- Wikinson, Manners and Customs, t. I, p. 199.
  21. Visit to the Great-Oasis, p. 101.
  22. Dans l’Égypte de M. Champollion-Figeac, pl. 87, p. 380. (Univ. Pittoresque.)
  23. Herod., VII, 89, 97. — Diod., XI, 71.
  24. Id., III, 12 ; VII, 7. — Diod., XI, 74.
  25. Thucyd., 1, 110, 112.
  26. Par exemple, le revenu de la ville d’Anthylla, assigné pour les frais d’une partie de la toilette des reines. (Hérod., II, 98 ; Athen., I, 33, F.)
  27. Traduction d’Hérodote, t. VII, p. 66. — Fréret, Académie des Inscriptions, Mémoires, t. XLVII, 65, note.
  28. Dahlmann, Herodot, s. 214-, folg.
  29. Herod., VI, 6, 97 ; VII, 89 ; VIII, 17.
  30. Fasti Hellen., ad ann. 455.
  31. Manners and Customs, t. I, p. 202, 203.
  32. C’est le Psammitichus de Diodore.
  33. Lue pour la première fois par Champollion et Saint-Martin.
  34. Litterary Gazette, no 1444 ; 21 september 1844, p. 610-611.
  35. Un jeune archéologue de grande espérance, M. A. de Longpérier, est arrivé au même résultat par la considération des écritures (Revue archéologique, t. I, p. 444-451).
  36. Tel est le fragment trouvé à Suez par le général Dugua, où l’on voit la tête d’un roi persan, avec une inscription cunéiforme et le globe ailé égyptien. (Denon, pl. 124, 3.)
  37. Diod. Sic., XVI, 51.
  38. AElian., Hist, var., VI, 8.
  39. Plut., Isid. et Osirid., § II, p. 355.
  40. Anonym., ap. Suid., voce.
  41. Diod. Sic., XVII, 5. — Un auteur anonyme prétend qu’il en mangea lui-même. (Suidas, voce.)
  42. Visit to the Great-Oasis, p. 101.
  43. Le style de la Table d’Abydos, qui est du temps de Sésostris, m’a paru assez médiocre, lorsque je l’ai vue à Paris.
  44. Antiquités, t. V. pl. 21 et 22.
  45. Descr. De l’Égypte ; Antiquités, t. V, pl 40.
  46. Wilkinson, Manners and Customs, I, 206.
  47. Arundale et Bonomi, Gallery of Antiquities, selected from the British Museum pl. 45. fig. 166.
  48. Par le général Vial ; il en fit hommage au premier consul, qui la donna à la bibliothèque nationale. (Millin, Monumens inédits, t. I, p. 383.)
  49. Il parait bien que les obélisques n’étaient pas sculptés sur place. C’est ce qui explique pourquoi il en existe qui sont entièrement nus ; tels sont les deux qui avaient été placés en avant du tombeau d’Auguste à Rome, dont l’an orne la place de Sainte-Marie-Majeure, l’autre celle de Monte Cavallo. J’ai toujours pensé que ceux dont les sculptures appartiennent à l’époque romaine, depuis Domitien jusqu’à Adrien, à savoir ceux du Monte Pincio, de la place Navone, et ceux qui portent les noms de Borgia, de Mattei et d’Albani, sont d'anciens obélisques, sculptés plus tard, soit à Alexandrie, soit à Rome même, par des Égyptiens.
  50. Hérod., II, 142.