Études historiques sur l’Égypte ancienne/01

Études historiques sur l’Égypte ancienne
II  ►

ETUDES HISTORIQUES


SUR


L'EGYPTE ANCIENNE.




I.
DE LA CIVILISATION DE L'EGYPTE DEPUIS L'ETABLISSEMENT DES GRECS SOUS PSAMMITICHUS JUSQU'A LA CONQUÊTE D'ALEXANDRE.




La plupart des écrits relatifs à l’archéologie égyptienne, antérieurs à l’an 1821, ont été rédigés sous l’influence d’une opinion historique que l’on croyait alors certaine : c’est que l’invasion des Perses et leur domination pendant près de deux siècles avaient porté un coup mortel aux institutions civiles et religieuses de l’Égypte et par conséquent aux arts qui en étaient l’expression. On devait naturellement en conclure que les monumens qui portent le caractère égyptien, sans mélange de principe étranger, appartiennent exclusivement aux temps pharaoniques.

Cette opinion parut confirmée, lors de l’expédition d’Égypte, par la découverte de zodiaques et d’autres représentations astronomiques, où l’on crut reconnaître des indices certains d’une antiquité très reculée[1]. Comme ils se trouvaient dans des édifices qui semblaient avoir le même style et être de la même époque que tous les autres, on pensa qu’ils devaient, sans exception, appartenir à des temps qui avaient de beaucoup précédé l’invasion persane, et que, depuis cet évènement, les Égyptiens n’avaient plus élevé aucun de ces monumens sacrés portant le caractère propre aux arts et aux anciennes institutions de leur pays. Telle est, en effet, l’idée qui domine dans les mémoires d’antiquité que contient la grande description de l’Égypte ; mais, bien loin d’en faire un reproche aux savans qui les ont rédigés, il est juste de reconnaître que cette opinion est parfaitement conséquente aux seuls, faits qui fussent alors connus.

On allait même jusqu’à croire que la ruine des institutions égyptiennes s’était étendue au système graphique. Fourier pensait que la connaissance de la langue hiéroglyphique était en grande partie perdue à l’époque grecque[2] ; d’autres savans[3] regardaient la présence des signes hiéroglyphiques sur un monument d’architecture égyptienne comme une preuve incontestable qu’il est antérieur à Cambyse ; la pierre de Rosette elle-même ne fit pas tomber entièrement ce préjugé, et je ne puis oublier qu’en 1821, dans l’enceinte même de l’Académie des Inscriptions, j’ai entendu un savant archéologue (feu Mongez, qui ne fut pas seul de son avis) mettre en doute si le texte hiéroglyphique de cette pierre ne serait pas une pure fiction, et si les prêtres égyptiens, ne sachant plus la langue sacrée, ne se seraient pas amusés à rassembler, au hasard, des signes et des figures pour faire croire aux Grecs qu’ils la comprenaient encore. C’est ce doute que j’ai pris à tâche de lever dans une note de mon mémoire imprimé en 1821[4], note qui doit sembler aujourd’hui aussi inutile qu’elle me paraissait alors nécessaire.

D’après cette disposition, générale à cette époque, des esprits les plus distingués, on ne peut être surpris de l’incrédulité et de la défiance qui accueillirent les conclusions du mémoire que je vins lire à l’Académie en juillet 1821. Dans ce travail, je tirais, sans hésiter, les conséquences immédiates et rigoureuses des inscriptions grecques gravées sur la façade des temples de Tentyra, d’Antoeopolis, d’Apollonopolis Parva et d’autres villes antiques. Je soutenais que ces édifices, tout égyptiens qu’ils sont, avaient été probablement construits, et certainement décorés sous les Grecs et sous les Romains.

On traita cette idée de paradoxe insoutenable. Champollion lui-même prit la peine d’en relever ce qu’il appelait alors l’invraisemblance[5]. Cependant peu de mois après, en septembre 1822[6], ses propres découvertes l’y ramenèrent, et finirent par l’obliger non-seulement à l’admettre, mais encore à lui donner une extension nouvelle[7].

Avant que sa mémorable découverte vînt apporter cette confirmation inattendue, j’avais cru pouvoir combattre le principal argument qu’on m’opposait alors, en recherchant s’il était vrai que la conquête persane eût exercé sur les arts et les institutions de l’Égypte l’influence désastreuse qu’on lui supposait, et si les Égyptiens, à l’époque de la domination grecque, eussent réellement perdu depuis des siècles, comme on le disait, la volonté et le pouvoir d’exécuter tous ces grands travaux d’art dont on était dans la nécessité indispensable de placer l’exécution à cette époque récente, quand on voulait rester fidèle au sens des inscriptions grecques gravées sur des monumens qui ne présentent pas de traces d’un art étranger. En mars 1822, je commençai à lire à l’Académie.une série de mémoires sur l’état des arts en Égypte depuis Cambyse, où je me proposais d’établir que la civilisation n’y avait subi que de faibles modifications sous la domination persane, et qu’elle restait presque intacte lorsque Alexandre vint s’emparer du pays[8] ; mais la découverte de Champollion, exposée devant cette compagnie le 22 septembre 1822, me fit comprendre qu’une nouvelle ère s’ouvrait pour l’archéologie égyptienne, par l’introduction d’un élément historique qui avait manqué jusqu’alors je crus prudent d’attendre les applications nombreuses qui allaient successivement en sortir. J’interrompis donc la lecture d’un travail déjà tout préparé, avec les seules ressources que l’on possédait ; je bornai cette lecture à des considérations générales, et à un premier mémoire sur la domination persane en Égypte, dont le résumé fut indiqué dans mes Recherches publiées en 1823.

Ce n’est pas ici le lieu de rappeler comment les vues émises dans mon mémoire de juillet 1821, et développées dans celui de mars 1822, ont été appuyées par toutes les observations qu’ont amenées d’abord la découverte de Champollion, ensuite les applications de l’alphabet phonétique dues à cet illustre philologue, et à d’autres savans ou voyageurs : d’où est résultée la preuve qu’un grand nombre des édifices qui subsistent dans la vallée du Nil ont été construits, décorés, achevés ou réparés pendant les dominations successives des Perses, des Grecs et des Romains[9].

Ma thèse principale, relative à l’effet de la domination persane, se trouvant ainsi confirmée sur tous les rapports, je croyais inutile de la reprendre, lorsque je me suis aperçu que des savans distingués hésitent encore à présent sur ce point, qui une paraît être un des plus importans de l’histoire ancienne. Un des hommes qui ont le mieux étudié les antiquités égyptiennes, sir Gardner Wilkinson, continue de penser que les Perses ont porté un coup mortel aux arts et aux institutions de l’Égypte[10], en sorte que tout monument de beau style égyptien devrait être considéré comme antérieur à cette époque.

D’autres savans pensent encore qu’il n’existe réellement aucun monument égyptien qui soit de l’époque grecque ou romaine, et que les cartouches hiéroglyphiques des Ptolémées ou des empereurs qu’on y trouve gravés, ont été remplis après coup. Ce retour vers des opinions qui, bien examinées, ne peuvent plus se soutenir, provient de ce que la question principale sur l’influence de la domination des Perses n’a jamais été discutée régulièrement ni approfondie dans ses détails, au moyen d’une comparaison suivie des textes et des monumens. C’est là ce qui m’engage à la reprendre, maintenant qu’on a tous les moyens de combiner ces deux sources de renseignemens, et, en les contrôlant les uns par les autres, d’arriver à un résultat certain et définitif.

Cette étude se bornerait à faire connaître le sort de la civilisation égyptienne sous les dominations étrangères, qu’elle serait encore digne de l’attention et de l’intérêt de tout esprit sérieux ; mais elle a une portée plus grande, puisqu’elle doit amener la solution d’un des problèmes les plus intéressans que présente l’histoire des sciences.

Depuis Bailly, on s’est fait, en général, une très haute opinion de l’état où elles étaient parvenues chez les anciens Égyptiens. Malgré les résultats contraires, amenés par des recherches récentes, le pré jugé subsiste encore, et des personnes instruites continuent de prêter à ce peuple des connaissances mathématiques et astronomiques perfectionnées, dont on est bien forcé de convenir qu’il restait très peu de traces à l’époque où des Grecs d’un esprit éminent, tels qu’Eudoxe et Platon, voyageaient en Égypte, et surtout lorsque l’école d’Alexandrie fut obligée de construire pièce à pièce, en grande partie par ses propres efforts, ce vaste monument dont Ptolémée, dans son Almageste, nous a conservé les propylées magnifiques.

Pour expliquer la disparition de cette science prétendue[11], on continue d’avoir recours aux révolutions, aux conquêtes qui ont bouleversé l’Égypte, éteint ses institutions, dispersé ses collèges de prêtres, et anéanti leurs doctrines savantes[12].

Mais, s’il était établi que ces effets désastreux n’ont jamais été produits ; qu’en Égypte, comme en Chine, les invasions étrangères n’ont eu qu’une très faible influence sur les institutions locales, et que la civilisation égyptienne a réellement conservé son caractère propre et presque sans mélange, depuis Sésostris jusqu’à Alexandre, cette disparition des sciences deviendrait une hypothèse sans fondement ; il serait historiquement démontré qu’au temps de Platon et d’Eudoxe, les Égyptiens savaient encore tout ce qu’ils avaient su aux époques les plus florissantes de leur empire. Dans ce cas, l’imperfection des connaissances chez des disciples aussi intelligens que zélés serait une preuve manifeste que les maîtres n’avaient jamais été fort habiles. Or, comme personne ne soutient plus à présent la grande science astronomique des Chinois, ni des Indiens, ni même des Chaldéens, à qui l’on n’accorde plus que la connaissance exacte de quelques périodes, l’Égypte restait le seul pays où ceux qui tiennent encore un peu aux chimères de Bailly et de Dupuis pouvaient espérer de trouver quelques secours. Mais si le résultat de cette étude venait à détruire cette dernière ressource, il faudrait bien en déduire, comme conséquence nécessaire, la vérité d’une assertion que j’ai mise ici même en avant, à savoir qu’avant l’école d’Alexandrie, il n’a point existé chez les anciens peuples de science proprement dite[13].

Tel est donc, en définitive, le grave fait historique qui doit sortir du tableau dont je tâcherai de réunir les principaux traits, et j’en avertis, afin qu’on fasse plus d’attention aux détails où je vais entrer, et qu’on mette plus de sévérité à recevoir les faits ou les argumens que je vais produire.

Avant d’examiner si la conquête personne a causé dans l’état intérieur de l’Égypte d’aussi grands changemens qu’on le pense en général, il importe de bien connaître la situation de ce pays lors de l’arrivée de Cambyse, 525 ans avant Jésus-Christ. Il faut s’assurer si, à cette époque, et même un siècle plus tôt, à partir de l’établissement des Grecs en Égypte, de nombreux signes de décadence, comme on le croit généralement, se faisaient déjà remarquer dans les institutions et les arts de ce pays, et si la force qui avait élevé les monumens de Thèbes s’était affaiblie, ou subsistait encore à peu près intacte.


I – ETABLISSEMENT DES GRECS EN EGYPTE SOUS LE REGNE DE PSAMMITICHUS

Selon le témoignage précis d’Hérodote, ni les Grecs ni aucun autre peuple étranger n’avaient été admis à former un établissement en Égypte, et jusqu’à cet évènement, qui eut lieu vers 670, l’Égypte et la Grèce étaient restées sans communications directes l’une avec l’autre. Je pourrais confirmer ce témoignage, s’il en était besoin, en établissant, contre l’opinion commune, divers points que je me borne à indiquer. Ainsi, jusqu’aux temps voisins de la fondation de Cyrène, entre 625 et 648 avant Jésus-Christ[14], les Grecs, même les insulaires des Cyclades, ignoraient jusqu’à la situation de la Libye[15], et ne trouvèrent qu’un navigateur crétois qui la connaissait pour y avoir été porté par les vents. L’unique mention de l’Égypte et de la Thèbes aux cent portes, dans les trois vers du neuvième livre de l’Iliade, est due à une interpolation postérieure, ce que les critiques les plus réservés reconnaissent. Dans l’Odyssée, le récit du voyage de Ménélas montre que l’Égypte, encore placée, comme la Sicile et l’Italie, à l’horizon géographique de la Grèce, était un pays de prodiges et d’êtres surnaturels ; que cette contrée n’avait jamais eu de ports ni sur la Méditerranée ni sur la mer Rouge, où l’on ne trouve aucune ruine pharaonique ; que les prétendues colonies égyptiennes d’Inachus, de Cécrops ou de Danaüs sont de l’histoire fabriquée à posteriori, inconnue aux anciens Grecs ; enfin que les ressemblances apparentes entre les religions des deux pays sont dues à des assimilations factices, dont l’époque est postérieure au règne de Psammitichus.

Mais sans entrer ici dans ces graves questions, dont j’ai plusieurs fois eu l’occasion de présenter ailleurs[16] l’examen approfondi, je me borne à constater, d’après l’opinion formelle d’Hérodote, qu’avant l’établissement des Grecs, sous Psammitichus, aucun peuple étranger n’avait joui de cette faveur.

Après une lutte prolongée, ce prince finit par triompher de ses compétiteurs, avec l’aide des Ioniens. Ceux-ci, arrivés fortuitement sur la côte d’Égypte, furent accueillis par ce chef ou dynaste du Delta ; sur son invitation, ils firent venir un nombre suffisant de leurs compatriotes, et établirent définitivement Psammitichus sur le trône de toute l’Égypte.

Le service qu’il venait de recevoir de ces étrangers lui fit sentir tous les inconvéniens des préventions inhospitalières de sa nation, ainsi que l’avantage que l’Égypte pouvait retirer de ses communications avec les autres peuples. Il permit donc aux Grecs de s’y établir. Là ils trouvèrent un monde nouveau ; leur génie éminemment perfectible sut apprécier les mérites de cette civilisation antique ; ils s’approprièrent surtout avec une facilité merveilleuse les hautes qualités de l’art égyptien, qu’ils devaient élever, en si peu de temps, à une perfection inconnue dans le pays qui lui avait donné naissance.

Psammitichus concéda des terres, le long de la branche Pélusiaque, aux Ioniens et aux Cariens, dont la valeur avait tant contribué à le délivrer de ses rivaux. Ces colonies, protégées par les successeurs de ce prince, continuèrent de fleurir ; tout fait présumer que d’autres émigrations vinrent successivement les augmenter, et, sous le règne d’Apriès, le prédécesseur d’Amasis, ces mêmes Cariens et Ioniens formaient un corps de trente mille soldats, ce qui pourrait faire supposer déjà une population de deux cent à deux cent cinquante mille hommes. Plus tard, Amasis les transféra en tout ou en partie à Memphis ou dans les environs, et en même temps il permit à tous les Grecs qui voulaient se fixer en Égypte de venir s’établir à Naucratis, sur la branche Canopique[17], expression qui semble impliquer la préexistence de la ville. Ce nom, tout-à-fait grec[18], ferait croire qu’elle avait été fondée par les Grecs à la suite d’une bataille navale ; mais, quand on pense à leur usage de dénaturer ceux des noms étrangers qui pouvaient, par un léger changement, être amenés à des racines de leur langue, on a lieu de présumer, d’après le texte d’Hérodote, que le nom grec de Naucratis cache quelque nom égyptien d’une ville déjà existante. Cette ville fut, dès l’origine, soumise à une administration toute grecque. Selon Hérodote, elle était gouvernée par des magistrats ou prostates, nommés timouques par l’historien Hermias[19] ; c’est le nom que portaient aussi les premiers magistrats de Marseille, qui tirait, comme Naucratis, son origine de l’Asie-Mineure.

Un passage de Polycharme de Naucratis nous montre que sous la domination des Perses, à l’époque du voyage de Platon, cette ville conservait le culte et les usages grecs[20]. Hermias, dont l’époque n’est pas connue, nous représente Naucratis comme soumise à un régime différent de celui des villes égyptiennes. Nous y trouvons un prytanée, des dionysiaques, des fêtes d’Apollon Comaeus, et d’autres particularités d’administration ou de culte qui sont entièrement grecques. Athénée de Naucratis, dans tous les passages où il parle de sa patrie, nous montre qu’au temps d’Adrien et des Antonins elle conservait le même caractère. Ainsi, tous les témoignages des divers temps s’accordent pour nous faire voir que cette ville, depuis sa fondation jusqu’à l’arrivée d’Alexandre, ne cessa pas d’être une ville grecque, servant d’entrepôt au commerce extérieur, état de choses qu’avaient respecté les Perses. Après la fondation d’Alexandrie, évènement qui dut beaucoup diminuer sa richesse et son influence, elle conserva son administration, et devint ce que furent à diverses époques Ptolémaïs, fondée par Ptolémée Soter, et Antinoe, fondée par Adrien, c’est-à-dire une ville grecque au milieu de villes tout égyptiennes[21].

Quand nous voyons les rois d’Égypte permettre aux Grecs d’introduire, dans les lieux qu’ils leur assignèrent, l’administration qui leur était propre, nous pouvons déjà présumer qu’ils leur accordèrent aussi le libre exercice de leur religion ; mais le fait résulte clairement de plusieurs textes formels d’Hérodote. Non-seulement les Grecs jouirent de cet avantage à Naucratis, mais encore Amasis leur assigna différeras lieux, où ils eurent la faculté d’élever des autels et des temples, dans lesquels ils pouvaient célébrer les cérémonies de leur culte.

Le plus renommé de ces temples fut l’Hellenium, à la construction duquel contribuèrent les ioniens de Chios, de Téos, de Phocée et de Clazomènes, les Doriens de Cnide, d’Halicarnasse, de Phasélis et de Rhode, les Éoliens de Mitylène. D’autres temples furent bâtis par les Éginètes à Jupiter, par les Samiens à Junon, par les Milésiens à Apollon[22].

Hérodote ne dit point en quels lieux tous ces temples furent élevés ; il est assez vraisemblable que ce fut dans la Basse-Égypte. Cependant rien n’empêche de croire que les Grecs n’aient eu, dès l’origine, la permission d’en élever partout où ils purent former des établissemens considérables. Nous avons la preuve qu’ils allèrent de bonne heure se fixer jusque dans la Haute-Égypte, et même dans la Grande-Oasis, ou l’Oasis de Thèbes. Selon Hérodote ; cette Oasis était possédée de son temps par des Samiens de la tribu AEschrionie[23] : les commentateurs ont élevé des difficultés imaginaires sur ce nom de tribu, dérivé du nom propre si connu AEschrion, ce qui, du reste, importe assez peu ; mais ils semblent n’avoir pas aperçu tout ce qu’a de remarquable cet établissement des Grecs dans le désert à l’ouest de Thèbes. L’historien fait même assez clairement entendre que l’Oasis était exclusivement peuplée par les Simiens, ou du moins que ceux-ci en étaient les principaux habitans.

Dans les deux cas, on voit que l’esprit aventureux et commercial des Grecs avait senti de bonne heure l’importance d’une colonie placée sur la route des caravanes venant du Darfour et du Khordofan. Les Égyptiens, sur les pas des Grecs, s’y portèrent en grand nombre ; leur population y devint considérable, et finit par absorber la race grecque, car il n’en pouvait être de cet établissement lointain, ni de ceux qui furent alors formés dans la Haute-Égypte, comme de Naucratis, dont la population, toujours en contact avec les négocians de la Grèce, conserva son caractère primitif. Dans l’intérieur de l’Égypte, la race grecque, s’altérant par les alliances, dut se fondre peu à peu dans la population égyptienne, et disparaître tout-à-fait sans laisser de traces distinctes. Il faut même que de très bonne heure les usages grecs y aient été étouffés par les usages nationaux, puisqu’on n’a trouvé dans l’oasis de Thèbes aucune ruine qui puisse se rapporter à cette race étrangère. Les temples, dont il subsiste des vestiges considérables, sont tous de style égyptien ; mais ces vestiges eux-mêmes, comme on le verra plus bas, attestent le peu d’ancienneté de la colonie égyptienne.

Il paraît peu vraisemblable que les Samiens fussent venus s’établir de prime-abord au milieu du désert libyque ; on doit croire qu’ils s’étaient, en premier lieu, fixés dans un canton de l’Égypte, situé en Thébaïde, à portée de l’oasis, en sorte que cette colonie ne serait qu’un démembrement d’une colonie grecque établie antérieurement sur le bord du Nil. Quand on cherche le point d’où les Grecs ont dû partir pour fonder cette colonie, on n’en trouve pas de plus favorable qu’Abydos, ville située à la moindre distance entre la Grande-Oasis et l’Égypte, et qui, par sa position et son ancienne importance, a été regardée avec raison comme ayant été jadis le point où les caravanes d’Éthiopie entraient en Égypte à la sortie du désert, après avoir traversé l’oasis. Cette considération donne quelque consistance au passage où Étienne de Byzance attribue la fondation d’Abydos à une colonie milésienne[24]. Ce passage a été rejeté comme indigne de confiance. En effet, l’existence antérieure de la ville égyptienne d’Ebòt, dont les Grecs ont fait Abydos, est démontrée non-seulement par la description que Strabon[25] a faite de ses monumens, mais par les monumens eux-mêmes, dont les restes appartiennent au temps de Menephtah Ier ; mais rien n’empêche à présent de croire qu’une colonie de Grecs de l’Asie-Mineure, détachée du Delta, se fût établie dans cette ville ou dans son voisinage, au temps d’Amasis, comme les Cariens et les Tyriens s’établirent à Memphis vers la même époque.

Un autre fait, qui se lie avec l’établissement des Grecs en divers points de l’Égypte, est aussi rapporté par Hérodote. Il dit que Psammitichus s’empressa de confer aux Grecs, dès qu’ils furent établis dans le Delta, des enfans du pays pour apprendre parfaitement la langue grecque[26] et servir d’interprètes entre les deux peuples. Remarquons que les Égyptiens font ici les avances ; ce sont eux qui veulent apprendre le grec, et non les Grecs l’égyptien, car Hérodote ne dit pas que ceux-ci aient donné à leur tour des enfans grecs pour qu’on leur enseignât la langue du pays. En ceci se montre le peu de goût qu’ils ont toujours eu pour les langues étrangères, et le peu d’empressement qu’ils ont mis à les apprendre.

Cette mesure annonce de la part du roi d’Égypte le ferme propos de mettre les indigènes et les Grecs dans un contact immédiat. Ses successeurs la favorisèrent constamment, et les Perses, dans la suite, n’y mirent aucun obstacle : aussi voyons-nous qu’au temps d’Hérodote les interprètes égyptiens s’étaient tellement multipliés, qu’ils formaient une classe d’habitans, car cet historien compte ces interprètes pour une des sept classes dans lesquelles il divise la nation égyptienne. Sans doute, on doit reconnaître que cinq de ces classes n’en forment à la rigueur qu’une seule, celle des artisans et laboureurs ou gens vivant du produit de leur industrie, subdivisée en cinq ordres de professions ; mais il n’en est pas moins remarquable qu’Hérodote fasse une classe entière de ces interprètes, dont la fonction unique, comme il le dit, était de servir d’intermédiaire entre les deux peuples. Cette classe nombreuse ne pouvait vivre qu’en étant occupée, et elle ne pouvait l’être qu’à traduire verbalement ou par écrit de l’égyptien en grec ou du grec en égyptien : d’où l’on peut conclure que les relations des deux peuples devaient être bien multipliées pour exiger tant d’interprètes.

Ainsi, de ce texte seul d’Hérodote on pourrait tirer la conséquence qui ressort en même temps de tous les autres faits qu’il a rapportés, à savoir l’extension successive du nombre des Grecs, la fondation de leurs colonies commerciales dans les parties les plus reculées de l’Égypte, et la protection dont jouirent leurs établissemens sous la domination perse ; ce qui indique déjà que cette domination ne fut point oppressive, et que ces conquérans ne changèrent rien en Égypte à ce qu’ils y trouvèrent établi.

L’institution des interprètes, établie par Psammitichus, évidemment continuée et encouragée par ses successeurs, nous indique, dans la protection qu’ils accordèrent aux Grecs, un but évident d’utilité publique, et non pas seulement le désir de trouver dans ces étrangers une garde sûre pour leur personne ; elle annonce des vues politiques tendant à augmenter les richesses du pays au moyen des relations commerciales. Plus on réfléchit à l’ensemble de tous ces faits, plus on se sent disposé à croire que Psammitichus voulut vaincre l’apathie des Égyptiens et leur répugnance à faire autre chose que ce qu’avaient fait leurs pères. Désespérant de pouvoir jamais, avec eux seuls, profiter de tous les avantages commerciaux que présentait le pays le plus fertile du monde, il voulut les mettre en contact avec une nation active, industrieuse, entreprenante, et de plus la seule peut-être avec laquelle les Égyptiens ne devaient avoir aucune répugnance d’entrer en communication, par suite de cette disposition où les Grecs furent toujours de ne voir dans les dieux des peuples étrangers que des divinités grecques sous un autre nom. Dans un autre mémoire, j’ai développé les effets de cette disposition remarquable, que je me contente d’indiquer ; mais je dois encore relever ici trois circonstances importantes qui me paraissent être un résultat de l’influence étrangère en Égypte.

La première est le creusement du canal des deux mers, entrepris par Nechos. Ce fils de Psammitichus, pour entrer dans les vues de son père, voulut étendre par le commerce les ressources de l’Égypte. Les communications, devenues plus fréquentes avec les étrangers, agrandirent ses idées et le firent songer à des mesures auxquelles ses prédécesseurs n’avaient jamais pensé. Tel est le projet de joindre la mer Rouge avec le Nil, au moyen d’un canal[27]. Une tradition, qui nous a été conservée par Aristote et Strabon[28], en attribuait la première idée à Sésostris, tradition qui doit avoir été inventée après coup, comme beaucoup d’autres relatives à ce prince, car Hérodote n’a eu nulle connaissance de cette tradition : il dit au contraire que Néchos fut le prunier qui entreprit de creuser ce canal ; Diodore de Sicile dit expressément la même chose[29].

Il serait bien étrange que, si le grand Sésostris eût été l’auteur de cette entreprise, Hérodote n’en eût point entendu parler, que les Égyptiens, si jaloux de la gloire de leurs anciens rois, si fiers de leur antique prospérité, n’en eussent rien dit à cet historien. La tradition doit donc lui être postérieure. Quant à la cause qui obligea Nechos de suspendre les travaux commencés, ce fut, selon Hérodote, la réponse d’un oracle qui avertit le roi qu’il travaillait pour le barbare. Cela veut dire, je pense, que les prêtres égyptiens ne voyaient pas de bon œil une opération si nouvelle, si contraire à l’esprit égyptien, et qui avait peut-être à leurs yeux le grave inconvénient d’avoir été conseillée par des étrangers. Cette cause n’a rien de commun avec celle qui, selon Aristote et Strabon, avait empêché Sésostris d’exécuter son projet, à savoir la différence du niveau des deux mers. C’est là une raison scientifique à laquelle on ne songeait pas encore sous Nechos.

La différence de niveau ne fut probablement connue et constatée que lorsque Darius reprit et continua les travaux du canal. C’est alors seulement qu’on s’aperçut que la mer Rouge était plus haute que la Méditerranée. Cette différence ne pouvait, en effet, échapper à ceux qui conduisirent le canal jusqu’au golfe Arabique ; or, c’est ce que Darius avait exécuté, d’après les termes exprès d’Hérodote. Cet historien dit que le canal fut alors conduit du Nil au golfe Arabique, dans lequel il débouchait, et qu’il reçut l’eau du Nil. Il est vrai que, selon Strabon, Diodore et Pline, Darius ne finit point le canal, et qu’il en fut détourné par la crainte que la différence de niveau entre la mer Rouge et la plaine d’Égypte n’entraînât la submersion de ce pays ; mais on ne peut hésiter entre leur autorité et celle d’un témoin oculaire : ils ont évidemment confondu deux faits très distincts. Darius avait achevé la communication du Nil à la mer Rouge, opération qui dut révéler la différence de niveau des deux mers. Par la suite, le canal se combla et devint hors d’usage, jusqu’au moment où Ptolémée Philadelphe en reprit les travaux, ce qui donna lieu de croire qu’on ne l’avait point terminé auparavant, et que la seule crainte de l’inondation avait forcé d’en abandonner les travaux.

Il est difficile de savoir si l’idée de joindre les deux mers fut réellement suggérée par les Grecs alors établis en Égypte. Tout ce qu’on peut dire, d’après Hérodote, c’est que les Égyptiens ne s’en étaient pas avisés auparavant. Il est donc assez vraisemblable que les conseils de l’étranger furent pour quelque chose dans cette entreprise toute nouvelle.

À cet égard, on peut faire un rapprochement qui me semble avoir été négligé. C’est vers la même époque que Périandre essaya de couper l’isthme de Corinthe au moyen d’un canal. Ce prince (selon l’historien Sosicrate) mourut quarante ans[30] avant le détrônement de Crésus (dont la date, selon Volney, est de l’an 557), conséquemment en 597 ou 598 ; et comme son règne avait été de quarante ans, d’après le témoignage précis d’Aristote[31] et du même Sosicrate, il devait être monté sur le trône vers 636 ou 637. Or, Néchos, d’après la chronologie de Manethon, a régné de 611 à 601, c’est-à-dire que tout son règne s’est passé pendant les dernières années de celui de Périandre. Il est donc assez vraisemblable que l’opération, conçue par ce prince, de creuser un canal pour joindre ensemble les golfes Saronique et Corinthiaque, a précédé de quelques années l’opération entreprise par les ordres de Néchos, en conséquence que celle-ci put être suggérée par l’exemple ou le conseil des Grecs.

La deuxième circonstance à remarquer est la tendance nouvelle de Nechos vers les expéditions maritimes dans la Méditerranée et dans la mer Rouge. Il fit construire des flottes, qui allèrent attaquer les côtes de Syrie et de la Palestine[32], tandis qu’auparavant les rois d’Égypte n’attaquaient ces contrées que par terre. Les vaisseaux qu’il fit construire étaient des trirèmes, selon l’expression formelle d’Hérodote. Ce n’est certes pas sans raison qu’il emploie ce mot, au lieu du terme générique de vaisseaux ; il veut nous apprendre que ces navires de guerre n’étaient pas du genre de ceux que les Égyptiens avaient construits jusqu’alors, et qui se montrent sur leurs monumens comme de simples barques pontées à un seul rang de rameurs, qui n’ont jamais pu, quoi qu’on en ait dit, transporter des armées jusque dans l’Inde. C’étaient de ces vaisseaux à trois rangs de rames inventés par les Corinthiens[33] un siècle seulement avant le règne de Nechos, et qui, à l’époque de ce prince, composaient, en grande partie, les flottes militaires des Grecs. Ici, l’imitation grecque ou phénicienne est évidente.

La troisième circonstance où l’on peut encore reconnaître une influence étrangère est l’idée de faire la circumnavigation de l’Afrique. Jamais pareille idée n’était entrée dans la tête d’un Égyptien. Nechos, éprouvant ce sentiment de curiosité qui semble avoir été, dans l’antiquité, une qualité propre à la race hellénique, voulut savoir la figure de la Libye ; il chargea des Phéniciens de, faire le tour de ce continent, en partant du golfe Arabique et en revenant par le détroit des Colonnes[34]. Sans rappeler ici les longues controverses sur la possibilité de ce périple si dangereux pour les vaisseaux du temps, et sans décider si la circumnavigation a été entièrement exécutée, comme le croit Hérodote[35], on peut affirmer du moins qu’elle fut réellement entreprise. Or c’est l’idée qu’il importe de signaler, ainsi que le choix du peuple navigateur qui fut chargé de l’opération. Nechos ne pouvait la confier à de plus habiles, et ceci montre que ce prince savait employer les peuples étrangers selon les qualités qui leur étaient propres, car les Grecs ne furent pas la seule race étrangère à laquelle les rois d’Égypte accordèrent l’entrée du pays. Les Phéniciens y furent également reçus. Au temps d’Hérodote, on les voit établis à Memphis, où ils occupent autour du temple de Phthah un quartier appelé le camp des Tyriens[36] ; il leur fut permis même d’élever aussi un temple à leur divinité principale, Astarte, et ce temple se trouvait, à l’époque ptolémaïque, renfermé dans l’enceinte du Serapeum de Memphis, sous le nom d’ Astarteum, comme on l’apprend des papyrus grecs. Mais la colonie phénicienne paraît avoir été bornée à cet unique établissement, tandis que celle des Grecs s’était, de proche en proche, répandue sur toute la surface de l’Égypte.

Il semble donc clairement établi, par les faits qui précèdent, que, du moment où l’Égypte, cette Chine de l’antiquité classique, eut été mise en contact avec la nation grecque, établie en divers points du pays, les entreprises et les travaux de ses rois prirent une direction nouvelle.

Il serait naturel de penser que cette nouvelle direction fut accompagnée de quelque diminution dans le principe religieux qui avait fait entreprendre autrefois ces gigantesques travaux dont les restes sont encore si imposans ; mais un grand nombre de faits avérés, fournis par les textes et les monumens, attestent, au contraire, que pendant cette période d’environ cent-vingt ans, les rois égyptiens entreprirent d’aussi grandes constructions religieuses que leurs prédécesseurs, et qu’ils les exécutèrent presque avec la même perfection et dans le même style qu’auparavant, jusqu’au moment où la conquête des Perses vint interrompre la suite des dynasties nationales. C’est ce qui va ressortir de la section suivante.


II – TRAVAUX DES ROIS EGYPTIENS DEPUIS L'ETABLISSEMENT DES GRECS JUSQU'A LA CONQUÊTE DES PERSES

Il n’entre pas dans le plan de ce travail de remonter au-delà du règne de Psammitichus ; autrement je ferais voir facilement, en passant en revue les monumens exécutés par les rois éthiopiens qui ont précédé la vingt-sixième dynastie, la dernière avant les Perses, que, sous le règne même de ces rois étrangers, l’activité religieuse de l’Égypte ne s’était pas affaiblie, et que la prospérité du pays n’avait point souffert de diminution, ni les arts de décadence sensible. Mais je me borne à la période dont j’ai parlé, qui commence à l’époque où, débarrassé de ses compétiteurs, Psammitichus occupa seul le trône de l’Égypte.

Son premier soin se porta sur les travaux nécessaires pour compléter certains édifices sacrés. Il semble avoir voulu rendre grace aux dieux de la victoire qu’il avait obtenue sur ses rivaux. « Lorsqu’il fut maître de toute l’Égypte, dit Hérodote[37], Psammitichus construisit à Memphis les propylées du temple d’Hephoestos (Phthah), qui sont tournés vers le midi. » Par là, on doit entendre très probablement un de ces grands pylônes qui précédaient les temples, et qui étaient ordinairement placés sur l’alignement des enceintes en briques ou en grès qui circonscrivaient le téménos, ou le terrain sacré renfermant le naos principal, accompagné d’autres édifices. C’est ce qu’on voit à Edfou, à Ombos, à Dendéra, où deux de ces pylônes à l’est et à l’ouest existent encore, et en plusieurs points des immenses ruines de Karnak, notamment au téménos placé au sud-est de la grande enceinte[38]. On devait arriver à ce temple par deux ou quatre portes, ouvertes sur les quatre côtés du téménos, qui là, comme partout, était quadrangulaire.

Ces propylées (πρσπύλαια), du temple de Phthah, ou (προπύλαιον), comme dit Diodore, devaient donc être une construction analogue aux pylônes de Thèbes ou d’Edfou, ou bien aux grands propylons de Dendéra. Selon Diodore, Psammitichus construisit en outre le propylon de l’orient, τό πρός έω προπύλαιον ; il aura probablement pris l’est pour l’ouest, car il devait dire, à ce qu’il semble, το πρός δύσιν, puisque les propylées de l’orient, selon Hérodote, avaient été construits par Asychis un siècle auparavant ; et comme, d’après le même Hérodote, ceux du nord l’avaient été par Moeris, on a l’époque de la construction des quatre propylées du temple de Phthah, tournés vers les quatre points cardinaux. Il ne faudrait pas en conclure, comme on l’a fait, que le temple et son enceinte fussent exactement orientés, ce qui n’a pas eu lieu, en Égypte, pour aucun temple, à moins que ce ne fût par hasard, comme je l’ai remarqué ailleurs[39]. Les expressions orient, occident, nord et midi, n’ont là qu’un sens approximatif, et c’est ainsi que, dans le langage plus sévère et plus précis des modernes, on a pu, avec toute raison, appeler pylônes de l’est et pylônes de l’ouest, ceux qui s’élèvent en deux points opposés de l’enceinte de Dendéra[40], quoiqu’ils fassent un angle de 17 degrés avec la perpendiculaire à la méridienne.

Quoi qu’il en soit, on apprend de ces textes que les pylônes, ou constructions accessoires du temple de Phthah, avaient été élevés successivement à partir de Moeris, et qu’au temps de Psammitichus il y en avait encore deux à ajouter. Ce prince compléta donc ce qu’avaient laissé à faire les anciens rois. Selon Hérodote, il construisit encore dans l’enceinte du même temple un édifice destiné au bœuf Apis. Cet édifice, que l’historien appelle αύλή (cour découverte), était entièrement péristyle, couvert de sculptures, et soutenu par des colosses de douze coudées qui faisaient l’office de colonnes. Ce devait être une construction tout-à-fait analogue à celles qu’on trouve en divers points de Thèbes, c’est-à-dire une cour carrée, dont les murs étaient couverts de bas-reliefs, ayant à l’intérieur une galerie supportée par des piliers, en avant desquels se trouvent des colosses qui semblent faire office de colonnes, quoique, par le fait, ils ne soutiennent rien. Les douze coudées équivalent à 6 mètres 324 millimètres, ce qui excède d’un mètre environ les colosses de la cour du temple de Rhamsès Miamoun et ceux d’un autre édifice à Karnak, qui n’ont qu’environ 5 mètres et demi jusqu’à la pointe du bonnet (4). Ce simple rapprochement donne l’idée du caractère purement égyptien qu’offre cette construction, qui ne le cédait pas en importance à des travaux du même genre exécutés par les anciens rois.

Une autre construction de même nature est attribuée à ce prince par Diodore de Sicile : « Il construisit au Naos le péribole[41], que soutenaient des colosses de douze coudées, au lieu de colonnes. » L’expression ό τοΰ ναοΰ περίβολος est remarquable. On ne peut entendre περίβολος ; d’une de ces enceintes qui entourent la plupart des temples en Égypte et en Nubie, et cela pour plusieurs raisons : 1° en pareil cas, c’est τοΰ ίεροΰ ou τεμένους que l’historien aurait dit certainement ; 2° ces enceintes sont ordinairement en briques, rarement en grès[42], mais jamais elles ne présentent une de ces galeries avec des colosses en guise de colonnes ; ce qui, vu la grandeur que devait avoir l’enceinte du temple de Phthah, aurait dépassé de beaucoup tout ce qu’on voit à Thèbes.

On pourrait croire que Diodore désigne cette espèce de péristyle qui, entourant le naos, se compose soit de piliers carrés, soit de colonnes. En effet, partout où on le trouve, il semble n’être pas entré dans le dessin primitif du monument et avoir été ajouté après coup ; c’est ce qui parait surtout au naos d’Hermonthis, au petit temple d’Apollonopolis magna (Edfou), au petit temple d’Elithyfa, au Mammisi de Tentyra, enfin au petit temple de l’ouest à Philes, dont la colonnade latérale doit avoir été ajoutée à la construction d’Epiphane par son fils Evergète II. Mais ce n’est pas là ce que les anciens auraient appelé un περέβολος, mot qui semble impliquer une enceinte détachée du corps du bâtiment.

Je trouve, au contraire, toutes les conditions qu’exige l’expression de Diodore, περίβολος οΰ ναοΰ, dans une enceinte pareille à celle du grand temple d’Edfou ; celle-ci est en grès et toute couverte de sculptures ; elle se rattache à une cour antérieure péristyle, précédée d’un grand pylône ; elle forme un véritable péribole complet qui entoure à la fois le naos et le pronaos ; un intervalle de 15 mètres la sépare du naos, et seulement de 1 mètre 30 centimètres du second. La seule différence, c’est que la cour antérieure est soutenue par des colonnes et non par des colosses ; mais il faut observer que le péribole entier d’Edfou appartient à l’époque des derniers Ptolémées, principalement à Ptolémnée Alexandre[43]. Or, on ne trouve plus, je crois, en-deçà de l’époque pharaonique, l’usage de ces piliers avec colosses ; mais, de quelque façon qu’on se figure ce péribole du naos de Phthah, c’était à coup sûr une construction considérable, ayant un caractère exclusivement égyptien, qui donne une haute idée des travaux de Psammitichus.

Il en est d’autres, appartenant au même prince, dont l’histoire ne parle pas, mais qui subsistent encore ; ainsi, dans le grand temple de Karnak, où le nom de Psammitichus se lit sur plusieurs points de la partie antérieure. C’est au même prince qu’appartient l’obélisque du Monte Citorio (Campensis) à Rome, long de 64 pieds 7 pouces 6 lignes (21 mètres) ; pour le choix et l’égalité de la pierre comme pour la beauté du travail, il ne le cède, et encore de très peu, qu’aux obélisques de Saint-Jean-de-Latran et de la porte du Peuple, dont l’un est de Thouthmosis III, et l’autre, de Menephtah Ier. La même conséquence peut se tirer de plusieurs monumens exécutés sous un de ses successeurs, Psammitichus II, entre autres, le bel autel de basalte du cabinet des antiques (salle du zodiaque), dont les hiéroglyphes sont sculptés avec une exquise délicatesse. La bibliothèque publique de Cambridge possède un superbe torse de basalte trouvé à Saïs, portant le nom de ce prince[44]. La beauté du travail de ce monument démontre que l’art égyptien n’avait pas plus déchu à cette époque que le principe religieux ne s’était affaibli, puisqu’il produisait d’aussi grandes choses que par le passé. On le trouve encore tout puissant sous le règne d’Amasis, quelques années avant l’arrivée des Perses.

Le prédécesseur de ce prince, Apriès, continuant la politique de Psammitichus et de Nechos, avait porté ses forces du côté de la Méditerranée. Il vainquit sur mer les habitans de Chypre ; mais, selon Hérodote, Amasis est le premier roi d’Égypte qui ait conquis cette île, et l’ait forcée à lui payer tribut. On s’attend bien à ce que ces princes, mêlant leur politique avec celle des Grecs, au point de leur permettre d’établir des temples sur le sol de l’Égypte, leur donnèrent d’autres marques de cette tolérance religieuse.

En effet, le fils de Psammitichus, Nechos, envoie et consacre à l’Apollon des Branchides, près de Milet, le vêtement qu’il portait pendant son expédition de Syrie[45]. Cette offrande a paru fort invraisemblable ; et l’on a cru qu’Hérodote s’est trompé ; mais d’abord on en trouve naturellement le motif dans les services que les Ioniens avaient rendus à ce prince dans la guerre syrienne. Ensuite, pour être en droit de rejeter le fait, il faudrait qu’on n’en pût citer aucun autre analogue. Or, il n’est pas possible d’oublier qu’Amasis, qualifié par Hérodote de φιλελλην avait épousé une femme grecque de Cyrène, Ladicé, fille de Battus, d’Arcesilas ou de Critobule, très probablement de la race royale. On sait de plus qu’après l’incendie de leur temple, les Delphiens, taxés à 75 talens (412,500 fr.), ayant fait une quête de ville en ville pour subvenir à cette dépense, Amasis contribua à cette œuvre pieuse en leur donnant mille talens d’alun, ou environ 25,000 kilogrammes pesant, dont la vente devait être pour eux d’un produit considérable. Le même Amasis fit déposer d’autres offrandes dans les temples des Grecs ; à Cyrène, il envoya une statue dorée de Minerve, avec son portrait peint au temple de cette déesse ; à Lindos, dans l’île de Rhode, il consacra deux statues de pierre et une cuirasse de lin admirablement tissue ; ce temple passait pour avoir été fondé par les filles de Danaüs à leur sortie de l’Égypte ; et sans doute en faisant cette offrande à Minerve de Lindos, Amasis croyait honorer encore la Neith de Saïs, sa patrie[46], déesse que les Grecs assimilaient à leur Minerve. Enfin, il fit placer dans le temple de Junon, à Samos, deux statues de bois qui représentaient sa royale personne[47].

La condescendance de ce Pharaon pour les dieux de la Grèce ne fut accompagnée d’aucune diminution dans son attachement pour la religion nationale. Cet attachement est prouvé par les travaux qu’il fit exécuter dans les temples de l’Égypte, travaux qui égalent, s’ils ne surpassent, ceux des Pharaons de la dix-huitième dynastie. Il fit déposer dans tous les temples les plus célèbres de l’Égypte, dit Hérodote, des ouvrages remarquables par leur grandeur. De ce nombre est le colosse couché sur le dos, placé devant l’Hephaestium à Memphis, et long de 75 pieds.

Il y en avait deux autres sur la même base de chaque côté du grand ([48]. Amasis en fit élever un troisième à Saïs, ayant même dimension et même posture, c’est-à-dire long de 75 pieds et couché sur le dos. On n’a su comment s’expliquer ces colosses couchés, car on n’en connaît pas d’exemples, tous étant assis ou debout. Je pense que ce devaient être des statues d’Osiris représenté couché sur le lit funèbre, comme on le voit souvent figuré dans les bas-reliefs relatifs aux funérailles du dieu. On sait en effet qu’il était particulièrement adore à Memphis, d’abord sous le nom d’Osiris, et plus tard sous celui de Sérapis, ainsi qu’à Saïs, où l’on montrait, selon Athénagore, son tombeau et même son corps embaumé[49].

Cette dimension de 75 pieds équivaut à 26 mètres 325 millimètres dans le module d’Éléphantine, ou à 23 mètres 1 millimètre dans le module grec ; en admettant même le plus faible des deux modules, ce colosse surpassait en grandeur celui même du colosse de Rhamessès, au Rhamesseum (ou prétendu tombeau d’Osymandas), le plus grand colosse connu qui, s’il avait été debout, n’aurait eu que 22 mètres[50].

Voilà donc deux colosses aussi grands, pour le moins, que les plus grands de ceux qui furent élevés à Thèbes.

Dans le téménos de Saïs, Amasis fit élever deux grands obélisques. L’épithète de grands ne permet pas de douter que ce ne fussent des obélisques de grande dimension, comme ceux de Louqsor, de Karnak, d’Héliopolis et d’Alexandrie.

C’est encore lui qui fit construire entièrement à Memphis un temple d’Isis, qu’Hérodote qualifie de grand et de très digne d’être vu, qualifications qu’il ne donne à aucun autre, et qui supposent un édifice d’une grandeur et d’une beauté particulières.

Il construisit de plus entièrement un temple de Minerve à Saïs, des propylées qui surpassaient de beaucoup, dit Hérodote, tous les monumens de ce genre, tant par leur élévation et leur grandeur gîte par la grosseur et la qualité des matériaux. L’historien met sans hésiter ces propylées au-dessus de ceux qu’on voyait dans le reste de l’Égypte ; ils devaient donc surpasser tout ce qu’il avait vu à Thèbes en ce genre. Ces propylées gigantesques étaient d’ailleurs ornés de colosses d’une grande dimension, et de sphinx d’une longueur considérable ; ce qui signifie clairement qu’après avoir construit un de ces pylônes plus grands que ceux de Karnak, il fit élever en avant, selon l’antique usage, deux énormes colosses assis, qui précédaient une avenue de grands sphinx. Ainsi l’œuvre d’Amasis fut complète. Il acheva ces magnifiques propylées avec toutes ses dépendances, n’y laissant rien à faire à ses successeurs. Le verbe έςεπόίησε qu’emploie Hérodote à propos de cet édifice offre une grande propriété d’expression, et je ne dois pas négliger de remarquer qu’il a dit de même, à propos du temple d’Isis à Memphis, ςοιχοδομήσας, pour faire bien entendre qu’à l’égard de ces grands travaux, Amasis ne fit pas comme tant d’autres rois qui commençaient les temples, mais ne les finissaient pas. Lui, il finissait ceux qu’il entreprenait et terminait ceux des autres[51]. En effet, Hérodote ajoute qu’Amasis fit encore transporter à Saïs des pierres énormes pour réparer ou compléter, bien entendu les édifices qui en avaient besoin ; les unes venaient des carrières situées vis-à-vis de Memphis, par conséquent de celles d’où furent tirées les pierres des pyramides et de leur revêtement ; les autres, qui étaient encore plus grosses, et provenaient d’Éléphantine, devaient être d’énormes blocs de granit rose. La richesse, comme la grandeur de ces matériaux, petit donner une idée de l’importance des agrandissemens ou des embellissemens qu’Amasis ajouta aux édifices de Saïs.

Mais ce qu’Hérodote admire encore plus que tous ces grands travaux, c’est une chambre monolithe, ayant 21 coudées (11 mètres) de long, 14 coudées (7 mètres 38) de large et 8 de haut (4 mètres), ou 344 mètres cubes, qui devait peser conséquemment près de 2 millions de kilogrammes, et environ 500,000 kilogrammes (le double de l’obélisque de Louqsor) après avoir été taillé et évidé.

Outre ces immenses ouvrages[52], les monumens attestent qu’Amasis en exécuta beaucoup d’autres dont l’histoire ne fait pas mention. Thèbes et d’autres lieux en ont conservé beaucoup de traces. A Tel et Mai, l’ancienne Thmuis, dans le Delta, se trouve un monolithe tout-à-fait semblable à celui dont parle Hérodote, et d’une assez grande dimension, puisqu’il a 7 mètres de haut, 3 mètres 95 de large, 3 mètres 21 dans l’autre sens, selon les mesures de Chanaleilles et de Girard ; M. Burton y a lu le nom d’Amasis. D’après cela, on voit qu’Hérodote a seulement parlé de ce qu’Amasis avait fait de plus remarquable, et que ce prince avait un goût décidé pour ces monolithes de granit qu’il tirait à grands frais de Syène et d’Éléphantine. Au témoignage de sir G. Wilkinson, les carrières de Syène portent encore plusieurs inscriptions qui annoncent que ce roi en a tiré des blocs pour les édifices qu’il voulait élever dans la vallée du Nil[53]. Ainsi les monumens mêmes viennent confirmer le témoignage d’Hérodote sur les travaux exécutés par Amasis peu d’années avant l’arrivée de Cambyse.

Le ressort énergique qui avait élevé les colossales constructions de Thèbes, dix ou douze siècles auparavant, ne s’était nullement affaibli. Le goût pour ces grands ouvrages subsistait dans toute sa force ; les Égyptiens savaient encore transporter et soulever ces masses énormes.

Le grand monolithe d’Amasis, avant d’être évidé, ne pesait pas plus qu’une des énormes pierres qu’on trouve encore dans les ruines de Balbeck. Plusieurs ont 58 pieds de long, et Volney en a mesuré une de 69 pieds 2 pouces de long, de 12 à 13 pieds dans les deux autres sens ; cette pierre, qui est une espèce de granit, doit peser au moins 900,000 kilogrammes, et elle provient, comme toutes les autres, d’une carrière située dans la montagne adjacente à la ville, d’on les Romains ont su, à l’époque des Antonins, l’amener sur le sol du temple. Ils n’ont pas été plus embarrassés pour dresser à Rome (comme les Grecs à Alexandrie) les plus grands obélisques égyptiens, ainsi que la fameuse colonne dite de Pompée, élevée en l’honneur de Dioclétien, et tant d’autres colonnes triomphales d’égale dimension qu’ils tiraient des carrières du mont Claudianus, dans le désert à l’est de l’Égypte[54]. Ces travaux furent au moins égalés par celui que les Ostrogoths exécutèrent à Ravenne au tombeau de Théodoric. Le toit monolithe de ce tombeau a été taillé dans un bloc de pierre d’Istrie qui pesait, selon les calculs de Soufflot, plus de 2,300,000 livres. En supposant qu’il eût été évidé dans la carrière même, autant qu’il le fallait pour en diminuer le poids sans qu’il courût le risque de se briser, on trouve qu’il pesait au moins 940 milliers lorsqu’il a été transporté des carrières de l’Istrie à travers le golfe Adriatique, amené dans les environs de Rayenne, près du tombeau, et élevé sur les murs de face à 40 pieds de hauteur[55], c’est-à-dire à une élévation trois fois plus grande que celle des piédestaux sur lesquels sont placés les colosses de Thèbes. Assurément ni les Grecs ni les Romains, encore moins les Ostrogoths, ne possédaient les puissans engins dont disposent les modernes ; tout annonce cependant qu’ils étaient plus avancés que les Égyptiens en mécanique.

Je suis étonné autant que personne de la patience et de l’adresse que ceux-ci ont déployées en ces occasions ; mais j’ai toujours été fort éloigné de leur attribuer, comme on l’a fait souvent, une mécanique aussi perfectionnée, pour le moins, que celle des modernes. S’ils avaient eu de telles ressources, les Grecs en auraient eu connaissance, eux qui, depuis Psammitichus, parcourant librement l’Égypte, furent les témoins des immenses travaux de ce prince et de ses successeurs. Or, que la mécanique des Grecs fût encore à cette époque dans l’enfance, cela résulte du moyen grossier qu’employa Chersiphron, l’architecte du premier temple d’Éphèse, commencé au temps de Crésus et d’Amasis[56]. N’ayant point de machine pour élever les énormes architraves de ce temple à la grande hauteur où elles devaient être portées, il fut réduit à enterrer les colonnes au moyen de sacs de sable[57] formant un plan incliné, sur lequel les architraves étaient roulées à force de bras. Ce passage de Pline est une autorité historique en faveur de l’usage que les Égyptiens eux-mêmes faisaient du plan incliné pour porter les lourds fardeaux à un niveau élevé, car il est impossible que s’ils avaient eu un moyen plus perfectionné et moins pénible, les Grecs de ce temps ne l’eussent point connu. C’est à l’aide de ce procédé que purent être élevés facilement les blocs des colonnes de la salle hypostyle de Karnak, qui ont 21 mètres de haut, et 10 mètres de tour, ainsi que leurs énormes architraves. On enterrait toutes les colonnes à mesure qu’elles s’élevaient, et l’on allongeait graduellement le plan incliné, ou l’on en multipliait les rampes, selon le besoin. Une application du même procédé, c’est-à-dire un plan incliné en spirale, à peu près tel que l’avait conçu Huyot[58], a fourni le moyen de dresser les obélisques, et cela sans autre secours, comme les Indiens d’aujourd’hui, que celui des leviers et d’une multitude de bras habilement combinés. C’est ainsi que Rhamessès avait employé 120,000 hommes pour dresser un des obélisques de Thèbes, fait qui seul annoncerait l’extrême imperfection ou plutôt l’absence totale de la mécanique[59]. Et, en effet, dans aucune peinture égyptienne, on n’aperçoit ni poulies, ni mouffles, ni cabestans, ni machines quelconques ; si les Égyptiens en avaient eu l’usage, on en trouverait la trace dans un bas-relief du temps d’Osortasen[60], qui nous représente le transport d’un colosse ; on le voit entouré de cordages, et tiré immédiatement par plusieurs rangées d’hommes attachés à des câbles d’autres portent des seaux pour mouiller les cordes et graisser le sol factice sur lequel le colosse est traîné. La force tractive de leurs bras était concentrée dans un effort unique, au moyen d’un chant ou d’un battement rhythmé, qu’exécute un homme monté sur les genoux du colosse. Si 1,000 hommes ne suffisaient pas, on en prenait 10,000, autant qu’on en pouvait réunir sur un point et pour une même action. Ce bas-relief remarquable fait tomber bien des préjugés, en nous montrant que la mécanique des Égyptiens, comme celle des Indiens actuels et des Mexicains, qui, sous Montezuma, transportaient des masses énormes sans machines d’aucune sorte[61], a dû consister dans l’emploi de procédés très simples, indéfiniment multipliés, et coordonnés habilement par une longue habitude de remuer de très lourdes masses[62].

Les savans qui, de nos jours encore, pensent que les travaux des derniers pharaons se distinguaient des plus anciens par des dimensions beaucoup moindres soit dans l’ensemble des édifices, soit dans l’échantillon des matériaux, n’avaient certainement pas rapproché les faits que je viens de signaler, et qui prouvent que, sous ce double rapport, les travaux du temps d’Amasis, tels que les décrit Hérodote, témoin oculaire, égalent tout ce que nous trouvons encore dans les ruines de Thèbes.

Quant au style de ces monumens, on peut être assuré qu’il n’avait presque rien perdu à cette même époque. Les voyageurs attestent que les restes des travaux des rois des dernières dynasties, avant celle des Saïtes, sont en général d’un fort bon style, et qu’on les distinguerait avec peine de ceux des époques antérieures, si les noms royaux qu’ils portent n’en indiquaient la date.

Sans aller chercher loin de nous, le musée du Louvre en fournit des preuves irrécusables. Telle est une statuette en bronze, incrustée de filets d’or, représentant la femme du roi Tachellothis ; c’est un chef-d’œuvre en son genre ; il n’y a rien de plus beau du temps de Ilhamessés. On en peut dire autant de deux divinités léontocéphales, en granit noir, du règne de Sesonchis ; d’une grande cage monolithe en granit rose du règne de Psammitichus Ier, dont les figures et légendes hiéroglyphiques sont parfaitement exécutées ; d’une statue en basalte vert de ce même roi ; d’un grand et magnifique sarcophage en granit noir et blanc qui appartient au temps de Psammitichus II ; enfin un peut citer d’Amasis le sarcophage en basalte vert trouvé à Boulaq, maintenant au musée britannique. Il y en a un excellent dessin dans la Description de l’Égypte[63]. Les figures et légendes qui s’y trouvent sont, d’après le jugement des connaisseurs, exécutées avec une perfection qu’aucun monument connu ne surpasse[64].

Ainsi, sous le rapport de la perfection comme de la grandeur des travaux, le dernier siècle de l’empire pharaonique paraît avoir eu peu de choses à envier au temps des Ramessès.

Il suffirait de ces résultats pour établir que l’Égypte devait être alors aussi peuplée et aussi prospère qu’elle l’avait été sous la dix-huitième dynastie. Cette conséquence de faits avérés est confirmée par ce passage positif d’Hérodote : « On dit que l’Égypte ne fut jamais dans un état plus florissant et plus prospère que sous Amasis, que jamais le fleuve ne fut aussi bienfaisant pour la terre, ni la terre aussi féconde pour les hommes, et qu’on y comptait alors vingt mille villes habitées. » Ce n’est pas ici le lieu de discuter la réalité de ce nombre, il nous suffit de savoir ce qui se disait en Égypte au temps d’Hérodote, car l’opinion qu’il émet n’est pas la sienne ; c’est celle des Égyptiens eux-mêmes, et leur témoignage a d’autant plus de poids, qu’on connaît leur penchant à vanter les anciens temps de leur monarchie. On ne peut guère les soupçonner d’avoir, sans une intime conviction, placé le siècle d’ Amasis au-dessus de tous les autres.

Voilà dans quel état les Perses trouvèrent l’Égypte. Quels changemens vont suivre leur invasion ? Verrons-nous s’éteindre cette antique religion si profondément empreinte dans toutes les habitudes nationales ? Que deviendront et cette classe tout entière de prêtres chargés du culte de tant de divinités, et cette autre classe si nombreuse d’artisans ou d’artistes occupés de bâtir, de sculpter des temples et.des tombeaux, de peindre les caisses de momies, de fabriquer cette innombrable multitude d’idoles de toutes grandeurs et d’amulettes de toutes les formes dont la superstition des Égyptiens faisait une consommation si prodigieuse ?

Quand on s’est bien pénétré de l’esprit de ce peuple singulier, on demeure a priori convaincu que de grands changemens n’ont pu avoir lieu pendant cette période, que les Perses n’ont anéanti ni les arts, ni les institutions de l’Égypte, comme on l’a prétendu. Mais, dans une question historique aussi grave, on ne peut se contenter de simples déductions ; il faut tâcher de déterminer d’une manière précise, avec le double secours de l’histoire et des monumens, en quel état les Perses ont dû transmettre l’Égypte aux Grecs leurs successeurs. C’est le sujet de la seconde partie de ce travail.


LETRONNE.

  1. voir mon article sur l’Origine du Zodiaque grec. — Revue du 15 août 1837.
  2. Fourier, Préface historique, p. XII.
  3. Jomard, Mémoire sur les Inscriptions antiques. — Antiquités Mém., t. II, p. 12, 15.
  4. Journal des savans, juillet 1821, p. 453 et 454.
  5. Revue Encyclopédique, mars 1822.
  6. Lettre à M. Dacier sur les Hiéroglyphes phonétiques.
  7. Précis du système hiéroglyphique.
  8. Voir l’introduction de mes Recherches pour servir à l’histoire de l’Égypte, p. XXIII et XXIV (Paris, 1823).
  9. L’ensemble de ces idées, liées intimement à l’étude des monumens astronomiques de l’antiquité, a été présenté dans la Revue (15 août 1837).
  10. Manners and Customs of the ancient Egypt., t. I, p. 181, 194, 212.
  11. Fourier, Préface historique, p. XI. « Les philosophes grecs n’y puisèrent qu’une instruction imparfaite, parce que la religion, les lois et les sciences étaient presque entièrement anéanties.
  12. Biot, dans le Journal des Savans, 1843, p. 487.
  13. voyez la dernière page de mon article, dans la Revue du 15 août 1837.
  14. Thrige, Res Cyrenensium, p. 86, 87.
  15. Herod., IV, 152.
  16. Dans mes Cours au Collège de France.
  17. Hérod., II, 153, 154, 163, 178. — Diod. Sic., I, 67.
  18. ormé ναΰσι χρατεϊν, vaincre ou dominer sur mer.
  19. Ap. Athen., IV, 149, F.
  20. Ap. Athen., XV, p. 675, F., 676.-Le fait dont je parle, qui concerne un certain Hérostrate de Naucratis, est placé dans le texte à la 23e olympiade ; ce qui répond à l’an 688 avant J.-C. Cette date est impossible, puisqu’elle se trouve antérieure au règne de Psammitichus. Je lis : « vers la 103e olympiade ; » ce qui répond à l’an 367 avant J.-C., vers le temps des voyages de Platon et d’Eudoxe. Les mots ?? et ?? ont pu être facilement confondus par les copistes.
  21. Athen., XIII, p. 560. E. — Id. XV, 675, F.
  22. Herod., II, 178.
  23. Id., III, 26.
  24. Steph. Byz.
  25. Strab., XVII, p. 813.
  26. Herod., II, 154.
  27. Dans mon article sur le Canal des deux Mers (Revue du 15 juillet 1840), on trouvera l’histoire complète du canal jusqu’aux Arabes. Ici je me borne à l’entreprise de Néchos.
  28. Arist., Meteorol., I, 14, p. 548, E.-Strab., XVII, p. 804.
  29. Herod., 11, 158. -Diod. Sic., I, 33.
  30. Sosicrat. Ap. Diog. Laert., I, 96.
  31. Polit., V, 9, 22.
  32. Herod., II, 159.
  33. Thucyd., I, 13.
  34. Herod., IV, 42.
  35. Voyez la critique approfondie et judicieuse de Gossellin : Géographie systém. des Grecs, t. I, p. 204-217.
  36. II, 112.
  37. Diodore s’exprime dans les mêmes termes.
  38. Marqué H sur le plan de Nestor L’Hôte : Lettres écrites d’Égypte, p. 189.
  39. Dans un travail intitulé Analyse critique des Zodiaques de Dendéra et d’Esné, qui s’imprime en ce moment dans le tome XVI des Mémoires de l’Académie des Inscriptions.
  40. Grande description de l’Égypte ; Antiq. Pl., t. III, Pl. 25 et 27.
  41. Diod., Sic., I’, 67.
  42. Comme à Medynet-Abou, à Edfou et ailleurs.
  43. Champollion, Lettres écrites d’Égypte, p. 192, et mon Recueil des inscriptions grecques, t. II, p. 21.
  44. Yorke et Leake, les Principaux Monumens égyptiens du Musée britannique, etc. ; Londres, 1827, p. 17 et pl. XIII.
  45. Herod., II, 159.
  46. Il était de Siouph, près de Sais (Herod., 11, 172,).
  47. Herod., II, 182.
  48. Avec Valla, Schaeffer et Schweighaeuser, je lis μιγάλου, au lieu de μεγάρου.
  49. Leg. pro Christ., § XXV, p. 115.
  50. Description de Thèbes, p. 146
  51. Herod., II, 175.
  52. Description de l’Égypte ; Antiquités, t. V, pl. 29, n° 16 à 19. — On a récemment découvert une carrière d’albâtre qui, d’après l’observation de M. Prisse, doit avoir été ouverte et exploitée par Amasis.
  53. Wilkinson, Manners and Customs, I, 191, 192.
  54. Voyez mon Recueil des Inscriptions grecques de l’Égypte, t. I, p. 66.
  55. Soufflot, cité par Caylus. (Acad. des Inscriptions, t. XXXI, hist., p. 39, 40.)
  56. Ce synchronisme résulte pour moi de ce que, selon Hérodote (I, 92), Crésus avait fourni la plupart des colonnes de ce temple.
  57. Plin., XXXVI, 21 (14).
  58. Son dessin est déposé à l’École des Beaux-Arts.
  59. Plin., XXXVI, 9.
  60. Publié d’abord par Cailliaud, puis par Champollion et Rosellini, enfin par sir G. Wilkinson, Mannaers and Customs III, 325.
  61. P. Martyr, De Orbe novo, decad. V, cap. 10 ; cité par Prescott, History of Mexico.
  62. M. Prisse (qui vient de faire présent à son pays des bas-reliefs de la chambre, de Thouthmosis III), m’entendant lire ce passage à l’Académie, m’a communiqué une observation qu’il a faite à Thèbes, où il a remarqué les restes d’un plan incliné qui a servi à élever les énormes pierres d’un des pylônes de Karnak. Mes vues se trouvent, sur ce point, confirmées par un fait positif que je ne connaissais pas.
  63. Antiq., Pl., t. V. pl. 23.
  64. Rien n’est plus déplorable que l’abandon dans lequel on laisse au Louvre tous ces monumens, qui formeraient à eux seuls un riche musée. Ils sont épars dans un rez-de-chaussée, pêle-mêle avec les sculptures d’Olympie, les bas-reliefs d’Assos, et d’autres débris d’un incontestable mérite. Les amis des arts, aussi bien que tous les étrangers instruits, ont fait souvent entendre leurs plaintes à ce sujet ; la presse les a répétées. Nous savons, quant à nous, qu’il ne tient pas à M. le directeur du musée que ce fâcheux abandon ait un terme, et il nous a été donné l’assurance que l’année ne se passerait pas sans qu’on s’occupât des moyens d’exposer dignement tous ces précieux restes d’antiquités.