◄   Chapitre VII Chapitre IX   ►


VIII

. . . . . . . . . . . . . . . . .

— Je ne veux pas que notre père sache ce que tu as failli faire. Moi-même, Nelly, j’ignore. Je ne devine pas. Je n’ai pas à chercher. Pourtant, je crois t’avoir sauvée cette fois.

Dis-moi, Nelly, que je t’ai sauvée !

Il parlait ainsi dans l’atelier du musicien, grande salle unique, pièce située à Clichy, derrière le cimetière, sur la hauteur. Tout gisait pêle-mêle ; l’atelier même communiquait par un escalier en échelle avec des chambres à coucher ménagées tant bien que mal à l’étage supérieur. Dehors, c’était maintenant la nuit. Par la baie nue aux rideaux tirés on voyait Paris luire violemment. Des millions de lumières avaient l’air de palpiter à travers les fumées. Cela ressemblait aussi à quelque manteau d’ombre, mais troué, couvrant une chose en feu.

Marthe et son père n’étaient pas rentrés. Où courait-elle en compagnie du compositeur, la pauvre cadette ? De répétitions en répétitions, de scènes en scènes, de cabots en cabots. Gérard en eût la vision amère. Cependant, Nelly avait gardé sa mine impassible. Adossée au piano couvert de soies anciennes, elle se faisait les ongles, rageusement. Avec son casque de cheveux noirs et son profil dur, quasi romain, elle paraissait, la belle et forte fille, un contraste voulu de son frère. Cela la vexait doublement d’avoir été surprise et protégée en quelque sorte par ce garçon qu’une figure triste, rêveuse, quasi féminine, rendait inacceptable comme chef de famille.

— Dis-moi, Nelly, que je t’ai sauvée ! Voyons ? tu n’as donc pas pensé à notre mère, pensé à ton avenir…

— Penser à notre mère, penser à « mon avenir » ! ricana-t-elle. Oui, tu fais bien d’y penser pour tous, toi. Toi, qui es libre dans la vie, toi, qui par ton métier d’homme t’en fiches ! Mais, mon cher, sais-tu ce que ça veut dire, pour un mariage, d’être la fille d’une folle et d’un quasi-acteur ? As-tu avoué souvent la maladie de maman ? Non, n’est-ce pas ? Et pourtant ! Mais nous, Marthe et moi-même, nous qui sommes promenées d’actrices en actrices, — jolie éducation déjà — nous qui devons attendre d’être choisies (choisies ! le mot m’amuse), peux-tu me dire qui nous choisira ? Sans compter que notre père dépense ce qu’il gagne. Demain, s’il disparaissait, notre dot serait constituée de morceaux de musique… charmante position, pas ? Eh bien…

» Eh bien, j’ai droit comme une autre au bonheur qui passe ; je me trouve assez grande pour comprendre ma vie ; j’ai pris la responsabilité de mes actes. Et si les autres les ignorent, toi, tu arrives trop tard, mon pauvre Gérard !

— Trop tard ? Nelly… que veux-tu dire ?…

— Ce que je veux dire ? Mon Dieu ! c’est très simple : je suis la maîtresse de Minosoff.

Elle dit cela, sans colère, sans honte, froidement. Gérard regarda sa sœur. Elle soutint ce regard.

— Toi ! tu es… ? bégaya-t-il… Et Marthe… ? tu l’as respectée ? elle ne sait rien, j’espère.

— Rien.

Puis un silence. Gérard étouffait…

Il se sentait la tête lourde et la bouche rêche des vilaines ivresses. Il fut obligé de crisper les doigts à la poignée de la fenêtre pour ne pas s’aveulir. Puis, revenant à la perception plus nette des choses, il ouvrit brusquement un châssis de la baie et respira. Alors ce fut contre la ville qu’il tourna sa révolte. En un éclair, il évoquait sa jeunesse, évoquait la jeunesse de ses sœurs. Évidemment, un sort s’acharnait. Quelque chose d’obscur et de tragique s’abattait sur leur toit, mutilant les intelligences et les cœurs. — Autrefois, on lui avait appris qu’il existe pour les familles une vitalité pareille à celle des nations, des peuples et des races.

Cela croissait jusqu’à un certain degré suprême de beauté, de génie, de force. Puis la plante déclinait, se hâtant à travers les déchéances, se hâtant vers la mort ! Oui, c’était vrai. Les hasards d’une fécondation les condamnait, malheureux innocents héréditaires, à la bataille confuse des passions léguées. Mais aussi quel était le vrai criminel ? Quel était le gouffre ?

Ce Paris ! ce Paris menteur, hypocrite, malsain et sensuel, ce Paris du masque et du tréteau, art et fard mêlés, où leur mère perdait la raison, où Nelly perdait son honneur…

— Garde ton secret, murmura enfin Gérard. J’ai peur qu’il soit impossible que Minosoff t’épouse. Je te conseille pourtant de rompre, de t’éloigner pour qu’on oublie. Un jour, peut-être, trouveras-tu un brave cœur pour te rendre heureuse. Moi, j’en ai assez. Cette boue sur l’asphalte, ces histrions de chez Paillard, tout cela me répugne et m’ennuie. Quant à maman je prendrai de ses nouvelles. Le docteur m’a envoyé un billet pour un de ces soirs, j’irai…


◄   Chapitre VII Chapitre IX   ►