Et le feu s’éteignit sur la mer…/22

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XXI

— Et vous disiez ?

— Qu’il y a dans l’amour un peu d’angoisse, pas mal de bêtise et rien de nouveau.

— Tiens ! How fine ! En voilà un encouragement pour les first appearance.

C’était Muriel qui entrait au salon, fine, svelte, un peu moqueuse. C’était Muriel qui cueillait la réplique sur le dos de Lady Bergson, déguisée, ce soir-là, en Sapho désabusée. La Bergson dialoguait avec Herr Himmel, « uber hofintendant » à la cour de Munich, Allemand nouveau jeu, glabre, la gueule jockey, un œil sous verre, et les pieds dans des souliers à trottoir. Muriel, après un mot à la Mariskine outrageusement maquillée (la mort en voyage) et deux doigts à Bergson qui reniflait son odeur habituelle d’anglais : — caoutchouc, brosse à dents, et pear’s soap, — venait au Comte Fabiano, souriante, fraîche, avec l’innocence d’un Greuze.

— Tiens, s’étonnait-elle, le prince n’est pas du dîner ? Je parie que ça vous fait plaisir ? Je ne l’ai pas vu depuis le tennis.

— Il est parti du court il y a deux heures ; vous étiez encore au jardin, répondait Fabiano. Il m’a dit aller dîner à Anacapri avec d’autres Russes. Mais regardez-moi quelle jolie robe… Elle lui va rudement bien cette petite chose-là… N’est-ce pas Mr  Maleine, ajoutait-il, saluant Gérard, venu rejoindre Muriel.

— Vous parlez de chiffons ? Quand un homme s’en mêle…

— Par caprice… insinuait Gérard.

— Oui, I know… un caprice au cœur comme une bague au doigt.

— Railleuse… c’est pour votre mari que vous dites ça ?

— N’est-ce pas pour lui que je me suis faite belle ? Et sans une hésitation devant l’exquis mensonge, admirablement dans son rôle, Muriel quittait Gérard en le caressant de ses prunelles ingénues.

D’ailleurs, le docteur Millelire et sa femme arrivaient un peu en retard, suivis des Mac Lower. Muriel, avenante, se précipitait :

Buona sera ! Comment allez-vous ! I am so glad to see you. Quelle ravissante toilette Mrs Mac Lower ! Et l’américaine mastodonte, qui avait seulement oublié de se raser, exultait.

Derrière elle, son mari, le sculpteur, tremblant près de sa formidable moitié, ne bronchait pas, sachant qu’elle était l’orateur. Quant aux Millelire, lui, mielleux, empressé, payait d’avance son dîner en courbettes ; la Signora, une figure de mal blanc sur un corps de ballons captifs, minaudait.

— C’est honteux de montrer des nudités pareilles, hasardait Gérard, en confidences avec la Mariskine. Regardez-moi ces numéros. Ils devraient avoir…

— De la pudeur, peut-être ?

— Justement. Si ça consiste à cacher ce qu’on a de laid !

— Oui, mais ce laid-là c’est généralement ce que les autres voient le plus, vous savez.

— Ah, sceptique ! Quelle opinion du voisin…

— Ça ne me console pas de la leur sur moi-même. Et pourtant, le respect qu’ont pour vous nos adversaires est bien le seul qui compte.

Lord Bergson les interrompait. On s’apercevait d’un bout à l’autre du salon qu’ils pelaient les poires mûres : Tenez ma femme aussi le remarquait. Et l’Anglais d’un regard navré indiquait l’excellente Lady Bergson sans défense contre les raseurs, en proie à la Mac Lower qui lui parlait littérature, et à la Gräfin Schultzenheim qui lui ingérait de la poésie. Malgré son aménité (on la citait dans l’Île pour savoir écouter tout le monde), Lady Bergson s’était aperçue du duo Maleine-Mariskine. Et comme elle était naturellement bonne, aimable et peureuse, elle eut une si drôle d’expression en fixant Maleine que Gérard, gentil, lui souriait.

Et l’on passait dans la salle à manger.

La conversation, d’abord en bribes, s’étayait, devenait plus animée, presque générale. Seulement, comme il n’y avait pas trois personnes de la même nationalité les ja, les si, les yes, et les oui alternaient, comme à Babel. Cela n’avait d’ailleurs aucune importance, les vipères mordant par gestes.

Gérard, que les potins lassaient, et qu’on avait, en qualité de jeune marié, placé avec Muriel aux bouts de table, se laissait, complaisant, initier par-dessus la blette Signora Millelire aux mystères de la nouvelle F. I. A. T. de course. C’était Himmel qui conférenciait. Et Maleine, que ça n’excitait qu’à demi, en profitait pour calculer combien sa voisine avait dû entasser de couches de poudre sur des couches de fard, et de couches de lard sous des couches de poudre. Cependant, Himmel, rageur, se démenait. Sans rien vouloir entendre, le sculpteur regardait maintenant Muriel. La tête hâlée de la jeune femme, rendue plus aristocratique encore, à cause du cou mince et du nez vénitien, un peu puéril, aux narines frémissantes, sa tête rappelait à s’y méprendre, ce soir-là, celle de la merveilleuse Callipyge de Palerme.

Le front grec, bas, et frangé d’admirables sourcils, des cheveux naturellement bouclés encadrant sa figure comme d’un diadème de raisins clairs, achevaient, malgré le quelconque du costume, par lui donner la beauté latine et fruste d’un berger de Virgile. Oui, c’est bien cela que Muriel évoquait, mais avec je ne sais quel mélange de teintes du nord : on eut dit une médaille antique frappée dans du métal rose.

— J’espère bien, monsieur Maleine, que c’est une blague…

— Quoi donc ? La question de Frau Himmel, lancée en fronde, le surprenait.

— Le comte Fabiano m’a dit ce matin que vous aviez été au dîner d’Hultmann.

— D’Éric Hultmann, le petit peintre qui demeure chez Tibère ?

— Parfaitement. Celui dont la mauvaise réputation est inattaquable…

— Oh ! on l’a dit à moi bien souvent. Most interesting. De quoi s’agit-il ? interrompait, sans vergogne, Muriel.

— Voulez-vous bien rougir, baby, grondait Gérard.

— Hé bien, oui, chère Frau Himmel, j’ai été dîner chez lui.

— Y pensez-vous ! un homme marié !

— Vrai ? quoi ? Ce n’est pas avec lui que j’irai tromper ma femme, je pense.

Mein gott ! Peut-être… Mais enfin…

— Continuez sur ce : peut-être…

— Il a des idées sur la vie, des mœurs intimes…

— Permettez-moi de vous répondre à ce sujet. Des idées sur la vie : Chacun a le droit d’avoir les siennes, quand même elles aboutiraient à vous en dégoûter — de la vie. Pour ce qui regarde les mœurs intimes j’estime, que, seule, la blanchisseuse a le droit, le plaisir ou l’ennui de mettre son nez dans le linge d’Hultmann. Je n’ai pas à le blanchir. Salissons chacun le nôtre. D’ailleurs, Hultmann est presque un compatriote ! Il y en a de plus bêtes que lui. Mieux, c’est un des rares qui ait, chère Frau Himmel, autre chose comme conversation que des ragots à la bouche. Et il y a une très jolie vue de chez lui.

Comme devant cette défense, en somme juste, de l’ami, Frau Himmel, gaffeuse, rougissait.

— Un jour, je suis sûr que vous serez ravie de le connaître, continuait Gérard, ironique. Jusque-là, quoiqu’on parle trop de lui, croyez, chère madame, qu’il s’en loue ; oui Madame, qu’il s’en loue. Il fait même mieux, il s’en f…

— N’importe, chuchotait le docteur Millelire, (jadis, au temps des fêtes, grand cicerone du peintre comme il avait été celui de Krupp moralement assassiné), n’importe, chère Frau, cet Hultmann vit avec un chinois… Il a un cuisinier de vingt-trois ans, des statues d’hommes tout nus…

— On devrait mettre un caleçon à l’Antinoüs, hasardait Gérard, loufoque…

— Des inscriptions à faire frémir sur sa porte d’entrée, continuait Millelire plus bas…

— En latin, pas vrai ? on m’a dit que c’était à Turin, sur une église, qu’il avait déniché ça, blaguait le sculpteur, impitoyable.

— Ça doit être joliment — vie sagt mann — joliment raide, alors, appuyait l’allemande allumée…

— Et figurez-vous… Avec cela, jamais malade ! se lamentait le Docteur, affamé de clients… La conversation dégénérait en aparté. Malgré sa curiosité en ébullition, Muriel devait se rabattre sur Mrs Lower, qui depuis trois quarts d’heure essayait de lui parler de Byron et du génie méconnu de son mari. Heureusement, on se levait. La soirée, très douce après le vent calmé, permettait une minute sur les terrasses. Maleine, attendri, demeurait un des derniers, épiant Muriel qui, elle aussi, semblait rêveuse… Il saisit le moment de solitude :

— M’aimes-tu ? quêta-t-il tendrement.

What a funny question ? raillait la jeune femme ; vous êtes toujours comme ça, après dîner ?

— Méchante… Puis-je croire en toi ?

Muriel, interloquée le regardait, droit dans les prunelles. Puis avec son instinct de femme, comprenant qu’un mot allait suffire :

— Croyez-en-moi, affirma-t-elle, très serment d’aimer…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Au dehors, le golfe scintillait sous la lune nouvelle. Les montagnes bleues semées de petites lumières jetaient leur ombre massive sur la mer d’argent. Entre les oliviers proches qu’un souffle faible agitait, on voyait parfois la brise égratigner l’eau mouvante ; alors, c’était comme ces grandes araignées qui courent sur les étangs. Et le bruit du ressac troublait seul le silence…

Cependant on rentrait, après le café servi là. Le docteur Millelire organisait les danses ; c’était sa spécialité. Il y faisait briller ses grâces, son entrain, derechef des courbettes, et un peu de français, oun potit peu.

L’André de Croupières du cru.

Après, la soirée traînait. Les dames mûres, en conserve, fatiguées de two step, bridgeaient avec un sérieux d’homme d’État. Minuit sonnait à une grêle pendule qui avait l’air de distiller du vinaigre en sonnant. Il était tard pour Capri, Muriel soupira d’aise ; on se séparait.

Ah ! le bonsoir qu’elle jeta, câlinante, à Bergson ! — Puis, avide d’en finir, elle pressait son mari, gagnait la villa, envoyait Gérard se coucher, restant pour éteindre, disait-elle, et pour fermer.

De même qu’avant le dîner dans le jardin crépusculaire, Muriel attendit là, anxieuse, dans le jardin nocturne, que la maison soit endormie. Alors, feignant de rentrer chez elle et de fermer à double tour la porte de sa chambre, elle prit au hasard un manteau et une dentelle, puis descendit à pas de loup l’escalier qui craquait. Au seuil de la porte-fenêtre qui donnait du Salon au jardin, elle se tint de nouveau aux écoutes. Rien ne bougeait. La Psyché blanche semblait rêver dans la nuit. Alors elle ouvrit, marcha sur le gazon pour ne pas faire crier le gravier sous ses pas. Un instant elle eut peur. Mais ce ne fut qu’un instant. Elle avait cru… (était-elle folle ?) qu’une main la retenait. Sa robe s’accrochait à une épine, simplement. D’une main leste, Muriel s’en débarrassait, puis, soudain balbutiante, sentait une étreinte…

Ah ! Il était là !… My own, my own ! Je ne t’avais pas vu… I thought you would not be here.

Mais lui, très sérieux, se dégageait. Il était venu ici impatient de la rencontrer plus tôt qu’au Castiglione. Il avait des nouvelles importantes dont leur sort dépendait. Toute réflexion faite, tout mûrement pesé, il ne restait qu’une issue : fuir — D’ailleurs, Muriel l’avait promis…

But… tu sais bien que c’était une folie, ce serment ! suppliait la malheureuse. Et puis fuir, pourquoi ? Rien ne presse. Nelly ne soupçonnait rien, Gérard non plus. Même si Serge n’épousait pas Nelly, tout pouvait marcher. On a bien le droit de reprendre sa parole, n’est-ce pas ?

La meilleure preuve enfin que le danger immédiat était écarté : C’est que l’on avait fait part au compositeur du prochain mariage de sa fille avec le prince. Et dans un mois il promettait de venir. D’ici là…

Mais Minosoff, triomphant, tirait de sa poche un télégramme.

— Bravo ! Voilà la réponse, murmurait-il, catégorique. J’ai eu ça par le concierge de l’Hôtel Quisisana où autrefois nous étions descendus avec Nelly. Le directeur avait reçu la nouvelle dans la journée…

Et Muriel, abasourdie, lisait : Préparez appartement pour Mardi. Gardez secret. « Maleine ».

— Hé bien ?

— Nous sommes Dimanche. Donc, après-demain…

— Mais pourquoi le père de Gérard ne nous a-t-il pas prévenus ?

— Tu vois donc : Gardez secret. Il veut faire la surprise simplement. Ils sont tous pareils, ces artistes, ajoutait le Russe dédaigneux.

— Alors ?

— Alors mon mariage avec Nelly peut se faire dans huit jours.

— Jamais ! déclarait Muriel, perdant toute prudence…

— Donc il ne nous reste qu’à partir…

— Partir ? répéta la jeune femme épeurée ; elle entendait tant de choses dans ce mot-là…

— Écoutez, Muriel. Voilà un an que je vous ai eue. Je vous ai donc tout sacrifié. Il faut maintenant que vous veniez. Il faut que tu viennes. À quoi t’exposerais-tu en rentrant ? Au mensonge, à la honte donc, à la haine…

— Pourtant… oh, pourtant…

— Allons, décidez-vous.

— Aie pitié…

— C’est par pitié donc que je te prends ! rossait-il. Qu’il était beau ainsi, malgré tout, avec ce clair de lune qui lui faisait un visage de marbre bleu. Pas un instant, l’idée de Gérard n’effleurait Muriel. Gérard l’ennuyait avec ses phrases d’artiste, ses airs de suppliant, ses réminiscences grecques, sa silhouette trop fine…

Au moins Serge était bâti en hercule, sentait le knout, savait parler, savait vouloir. Il dominait, battrait au besoin : c’était un pratique. Et puis ses yeux faisaient baisser les yeux ; oui ! il dominait… Elle reprit, déjà vaincue, dans un vertige : oh ! my God !

— Viens !

Elle essaya une ultime résistance…

— Prends garde, menaçait Minosoff. Si tu m’embêtes je te lâche. Et si je te lâche donc, tout se saura…

Derrière eux, le petit village calme luisait faiblement et les fleurs avaient un parfum plus doux dans l’air…

— Mon aimé, mon aimé ! défaillait Muriel à voix presque imperceptible. L’homme et la nuit la faisaient frissonner. Elle se sentait vile, résignée, bienheureuse.

— Tout est prêt ? interrogea-t-elle…

— Oui, dit l’autre.

Alors, hésitante un peu, Muriel tourna la tête et sur l’autre versant de la montagne, à l’ombre du Solaro, regarda cette petite chose où elle avait vécu deux mois, ce jardin où l’autre l’avait aimée. Gérard dormait. Nelly dormait… Elle regarda l’allée déserte par où, mariés, ils avaient passé. Minosoff, maintenant près d’elle, se pencha soudain et lui prit les lèvres dans un long baiser tiède. Elle s’écartait, frémissante, enivrée, certaine…

Let us go, ordonnait-elle. Emmène-moi !


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