Et le feu s’éteignit sur la mer…/21

◄   Chapitre XIX Chapitre XXI   ►


XX

Vantage out ! Game and set ! cria Muriel, triomphante. Le prince qui était son partenaire contre Gérard et la tapageuse miss Fayne, accueillait la victoire assez maussadement ; il ne lui semblait pas digne, ce tennis, depuis l’irruption du golf et l’engouement du polo pour les « smart people », mais il n’y avait en fait de sport rien d’autre à Capri — On s’y résignait. D’autres joueurs et joueuses les remplaçaient, dont Nelly Maleine. En retournant au banc archaïque tout orné de riggiole en faïence bleue, Muriel disait bonjour aux Bergson, aux Mariskine et à Frau Himmel, venus là pour le thé. Elle expliquait que le prince Minosoff et sa femme (Muriel d’accord avec Nelly les prétendait mariés) avaient été tellement enchantés de leur excursion à Ischia et de leurs autres séjours sur le golfe de Naples qu’ils venaient de louer à Capri une petite villa pour passer l’automne. On se récriait de joie en pensant à autre chose, tandis qu’à l’arrière-garde, la nouvelle colportée était déjà le thème de tous les scandales. À mi-voix, la vieille Mariskine confiait à Frau Himmel qu’une lettre de Russie affirmait Minosoff simplement protecteur de Nelly Maleine. Lady Bergson renchérissait et avec son sourire ajoutait : il faut bien vivre ; celui-là paiera pour les autres.

Le docteur Millelire, doux et patelin, invité chez Gérard pour le lendemain à dîner, anticipait sa visite d’indigestion par un : cher prince ! Il a tout à fait les manières de Krupp. Ne l’accusez pas trop… Quant au comte Fabiano, il profitait innocemment de la gaffe à faire, et, le sculpteur derrière lui, confiait à ce gros bas-bleu tudesque de Gräfin Schulzenheim, comme éructée cette année-là sur un nouveau poète : la partie carrée finira par un inceste. Que voulez-vous qu’il reste à Maleine, si le prince prend sa femme ?

Gérard entendait tout. Il hésitait entre la gifle et le coup de pied. Il était pris d’une immense envie de happer cet imbécile à la gorge. Mais, comme à ce moment, il se retournait, il vit Muriel commodément assise sur la terrasse du tennis qui domine la mer. Garée par un olivier aux branches arthritiques elle bavardait avec le prince. Encore ! Malgré tout, cet idiot de Fabiano finirait par croire qu’il avait raison. De loin, Gérard fit signe à Muriel de venir. Elle s’excusa, légère, vis-à-vis de Minosoff. Déjà elle était près de son mari.

— Ce Kalmouk reste encore ici ce soir ? interrogeait Gérard, vaguement contrarié, lorsqu’ils se furent écartés un peu, Muriel et lui. Voilà ce que je viens d’entendre, ajoutait-il, en racontant le potin. On me l’a servi sous le nez… Je voulais vous défendre et tirer les oreilles du coco.

— Bah ! Vous savez ce que c’est ici. Il vaut mieux oublier en haussant les épaules, répondait-elle.

— Il vaut mieux surtout ne pas prêter aux commérages. Et Serge est un garçon dont on peut tout dire, insistait-il.

— Mais ne rien croire… Muriel tressaillait imperceptiblement.

Et tout de suite très à la main :

— Écoutez, Gérard, vous êtes d’un jalousie folle. Un peu injuste against that boy. Je ne vous ai jamais rien caché. L’aventure, je vous l’ai dite : n, i, ni, bien fini. À présent il aime votre sœur ; il sait le — comment dites-vous cela ? — le respect qu’il doit à moi. C’est un gentleman ; absolument un gentleman.

— Brrr ! protestait Maleine. Si tu connaissais, petite Muriel, les histoires qu’on raconte sur lui.

— À Capri ?

— Oui.

— À Capri, le monde entier y passe. Really. Quand on ne sait plus quoi dévoiler sur quelqu’un, on l’invente. Ils ont pris dans cette caricature de société la bonne habitude de dire du mal de tout.

— Cependant le prince n’est ici que depuis quinze jours…

— Et alors ?

— Alors il en est à la période bleu de ciel et lune de miel. Tu sais bien qu’il y a trois phases pour les étrangers : les premiers jours on les adore ; six mois après on les dédore ; au bout d’un an on les abhorre. Eh bien, si déjà on le griffe…

— Il fera z’ongles à son tour — comme dit Nelly. N’ayez pas frayeur. Et calmez-vous sur moi, continuait Muriel dans son charabia gazouillé… Venez, dearest… Regardez plutôt le soleil là-bas… Isn’t it beautiful ?…

Au milieu des oliviers gris, des aloès aux dents aiguës, des cyprès pareils à des flammes figées, les rocs rouges jaillissaient, couronnés au Mont Tibère par les ruines Romaines. Plus bas, en halo blanc, la petite ville cerclait l’horizon comme un croissant oriental, avec au-dessus d’elle les créneaux à la Mantegna du fort Castiglione ou la masse lourde du San Michele. Au bord du golfe, enfin, dans l’ombre bleue du Solaro et d’Anacapri, la Grande Marina, telle qu’une ceinture dénouée reflétait ses maisons roses dans l’eau calme. Comme à toute heure voisine du crépuscule, les rumeurs qui montaient vers le ciel limpide se faisaient plus distinctes ; elles vibraient. C’était les voix en mineur des paysans qui, en sarclant leurs ceps, pleuraient des mélopées bizarres, des chansons de très loin, moitié grecques, moitié arabes. C’était l’appel traînant des pêcheurs sur la côte, des pêcheurs encore armés du trident de Neptune. Ces bruits se mêlaient dans l’air pur avec des cris d’enfant, des abois de chien, avec le marteau sonore d’une forge. Puis, une cloche là-bas tinta les litanies du soir. Et l’île hautaine parut exhaler son âme…

Alors, comme très haut dans le ciel passaient des goélands, et que très loin sur la mer un vaisseau de légende, aux archaïques voiles blanches, se découpait en taches nettes sur l’or du soir, Maleine évoqua la nostalgie des départs vers le sud, les voyages qu’ils feraient, et leur retour dans la villa blanche que protégeait l’intangible Psyché.

— Plus tard, quand nous reviendrons, pèlerins épuisés d’avoir vu des mondes, quand tu auras, Muriel, laissé ton âme glisser comme une traîne sur ces pays d’Orient, nous trouverons ici, intactes et palpitantes, les minutes d’aujourd’hui, les minutes heureuses.

Sa main cherchait celle de la jeune femme. La nuit venait, quoiqu’il fît encore très clair. Du coin écarté où ils s’étaient réfugiés, ils n’entendaient plus les cris brefs des joueurs, probablement partis.

— Les minutes heureuses… répétait Muriel. Et ce mot sur ses jolies lèvres arquées s’infléchissait, ironique quasi. En amour, voyez-vous, dearest, il ne faut pas trop parler de bonheur… Rappelez-vous les vers que vous me disiez une fois :


Je l’aime trop ; Sa passion farouche et rare
Me griffe en son baiser, me mord sous son velours !…


Des pas les interrompaient. C’était Miss Fayne ; elle cherchait Maleine pour arranger au club les parties du lendemain. Elle lui rappelait entre temps le dîner chez les Bergson.

— Viens-tu avec nous, Muriel… ?

— Non, répondait-elle ; revenez ici, il fait si beau ! Dès que vous aurez fini au club, retrouvez-moi. Et si je n’y suis plus, alors, à la villa. Il est bien près de sept heures. Il faut que je habille moi…

Dans un rire, Gérard partait avec miss Fayne. Muriel demeurait immobile ainsi que dans une contemplation. Un fil de lumière caressait sa nuque dorée et rosissait le lobe transparent de l’oreille. Gérard s’était retourné, s’arrêtait sous le charme de cette auréole. À pas de loups, il revint, chargé d’une moisson de pétales qu’il avait effeuillées à des rosiers voisins. Brusquement, Muriel fut couverte d’une vague parfumée…

— Oh ! love ! cria-t-elle ; transportée.

Gérard, amoureux et gai, s’agenouillait devant elle.

— C’est vous ?… reprit Muriel, saisie d’un accent qu’elle fut impuissante à masquer ; vous m’avez fait peur…

Dans un baiser, il la quittait.

À présent, Muriel demeurait seule, encore un peu émue. Les fenêtres du club, derrière les oliviers brillaient. Un léger bruit animait le silence des allées ; quelqu’un passait là-bas… Soudain une porte s’ouvrit, et Gérard l’appela : Muriel ! Muriel !…

At once ! cria-t-elle. Je viens… Je cueille des fleurs.

Le cœur battant, elle resta ainsi, debout, aux écoutes. Rassurée, elle se dirigea, souple et légère apparition nocturne, vers une pergola dont les vignes chargées de grappes mûrissantes formaient dans leur enchevêtrement fou d’énormes coquillages de verdure. Au loin, sur le golfe, Naples, Torre del Greco, Castellammare luisaient comme des chenilles de feu.

Muriel sortit ainsi des jardins du tennis. Elle prit sur sa gauche une allée montante qui serpentait à travers les bosquets de la villa Krupp. Elle traversa le petit pont gardé par les deux lions en marbre et se mit à grimper à travers la montagne du Castiglione, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à la Via Castello. C’était là, qu’à deux pas de son ancienne demeure, le prince et Nelly avaient loué une maison. Muriel se pencha alors sur le mur du chemin contre de massives colonnes qui surmontaient les rochers. Elle fit un signe silencieux.

Une ombre, un saut, un cri sourd, une étreinte…

— Prends garde, défaillait-elle. Oh, my own ! my own ! Gérard vient à peine de partir… Je dois rentrer… my own, nous nous verrons plus tard.

— Quand ? insistait l’homme. Et plus bas : j’ai tout préparé.

— Pas encore… You are mad… murmura la jeune femme épouvantée.

— Alors donc, te revoir ; quand ?

— Je ne sais pas…

— Ce soir après les Bergson…

— Tu n’y vas pas…

— Non. À cause des soupçons. Mais, après, si tu veux.

— À quelle heure ?

— Est-ce que je peux te dire ? Tout ceci me rend folle. Attends-moi ici vers minuit. Quand ils seront endormis. Quand Gérard et Nelly dormiront… je viendrai… Ah ! Honey !

Elle put se dégager, lui jeter un adieu, et s’enfuir. Minosoff, le joli homme, souriait avantageusement.


◄   Chapitre XIX Chapitre XXI   ►