CHAPITRE SEPTIEME.

De la fraude.


L’infraction à la loi bursale n’est considerée ni du côté de l’intérêt public qu’elle léze directement, ni du côté des citoyens, sur qui elle a un reflux indirect : on n’y voit que l’intérêt du fermier de l’impôt, & celui de ses préposés.

Tout assujettissement que la loi prescrit, leur est imputé personnellement sous le titre odieux de vexation. La haine universelle se nourrit sans cesse de l’idée des bénéfices immenses que l’exagération leur suppose : loin de blâmer le genre d’astuce qui s’exerce à leur en dérober une partie, on incline au contraire à y applaudir : & du point isolé qu’on se borne à considerer avec des yeux fascinés par la prévention, dérive une maniere de penser générale, qui, sur l’article de la fraude, rend presque toutes les consciences muettes, & la plûpart des censeurs indulgens.

En examinant, néanmoins, sans préjugés & sans passion, l’objet sous toutes ses faces, on reconnoîtroit que la fraude étant en elle-même un vol fait à l’état, doit être incontestablement rangée dans la classe des délits qui troublent l’ordre public.

Qu’à mesure que ses progrès occasionnent de plus fortes diminutions sur le produit, on est forcé de suppléer au deficit par des impositions nouvelles. Que ces impositions deviennent une surcharge pour celui qui remplit fidélement ses obligations, & le font souffrir injustement de l’infidelité d’autrui.

Que la fraude rompt l’équilibre du commerce, par l’impossibilité que l’ouvrier qui paye l’impôt, puisse entrer en concurrence avec celui qui s’y soustrait ; & qu’en éteignant toute émulation, cette inégalité précipite nécessairement l’industrie vers sa ruine.

Qu’enfin la loi ne pouvant être violée sans que la régle morale soit enfreinte, chaque fraude commise est un acheminement plus rapide à de nouveaux degrès de dépravation.

C’est en raison composée de ces inconvéniens divers, comme nous l’avons dit au Chapitre précédent, que la loi proportionne la peine à chaque nature d’infraction : il est donc essentiel, 1o. qu’aucune fraude ne puisse échapper à la peine. 2o. Qu’aucune considération ne porte à affoiblir la peine, quand une fois le délit est certain.

De ces deux conséquences, l’une est l’effet du concours perpétuel des causes secondes avec la cause premiere ; c’est-à-dire de la vigilance des préposés, & du zéle des Magistrats, avec la meilleure loi possible.

L’autre résulte de l’entiere liberté avec laquelle la loi doit agir après les délits constatés, sans qu’on puisse la réduire au silence par des accommodemens qui préviendroient ses décisions.

Car toute transaction amiable entre les préposés & le délinquant, ne pourroit avoir lieu que de trois manieres : ou à des conditions moins rigoureuses que la peine qu’auroit prononcée la loi ; ou à des conditions équivalentes, ou à des conditions plus rigoureuses.

Dans le premier cas, la proportion fixée entre la peine & le délit se trouveroit rompue ; l’indulgence ne serviroit qu’à multiplier les coupables ; & on reprocheroit aux préposés, avec une sorte de vraisemblance, que leur conduite auroit pour motif secret d’encourager la fraude, afin d’augmenter par-là les bénéfices particuliers que sa découverte leur procure.

Dans le second cas, le fraudeur ne se détermineroit à offrir d’avance l’équivalent des peines encourues, que pour éviter l’éclat du jugement. Or, si dans sa façon de voir, la publicité du délit & la honte d’une condamnation, ajoutent encore à la peine, pourquoi les lui épargner ? c’étoit une barriere de plus que vous opposiez à la fraude.

Dans le troisiéme cas, les préposés se rendroient coupables eux mêmes ; car au-delà de ce que la loi prononce, rien ne peut être exigé ou accepté sans concussion. D’ailleurs, si c’étoit la crainte d’une flétrissure qui portât le délinquant à excéder dans la transaction l’objet des peines pécuniaires que la loi auroit décernées, ce que je viens de dire pour le second cas, s’appliqueroit encore plus fortement à celui-ci.

Pour peu qu’on veuille considerer politiquement les choses dans leurs rapports avec l’ordre public, ces reflexions conduisent donc à penser que les accommodemens en matiere de fraude sont un mal ; qu’ils énervent la loi en lui donnant des entraves ; & deviennent un véhicule indirect à de nouvelles infractions.

Si d’un autre côté l’usage avoit multiplié ces accommodemens à un certain point, il en résulteroit encore un inconvénient. C’est que dans toute affaire portée en justice, les Juges présumeroient de ce que l’accusé n’auroit pas pris le parti de transiger, qu’il seroit innocent ou de bonne foi : & cette présomption qui auroit la probabilité pour elle, les porteroit alors à se prévaloir des nuages que la complication, des réglemens postérieurs auroit répandus sur la loi primitive, pour statuer autant qu’il seroit possible à la décharge du prévenu.

J’avoue que dans des conjonctures où les loix, trop compliquées, rendroient la plûpart des délits douteux, les accommodemens produiroient un bien ; en ce que la peine, quelque legere qu’on la suppose, est toujours préférable à l’impunité : mais cette reflexion qui ne pourroit convenir qu’à des tems de confusion & d’anarchie, répugne évidemment à l’hypotèse d’une législation simple & précise, où tous les cas sont prévus, & les dispositions si claires qu’aucune espéce de subterfuge ne puisse en éluder l’application.