CHAPITRE TROISIEME.

De l’impôt personnel.


Cet impôt, considéré simplement comme branche supplémentaire de revenu, n’en est pas moins une charge permanente, ainsi que nous venons de l’établir. Si les inconvéniens qu’il entraîne inhérent tellement à sa nature qu’aucun effort humain ne puisse les faire disparoître, on connoît cependant deux moyens de les adoucir ; la modicité de l’impôt en lui-même, & l’égalité de sa répartition.

Le premier de ces deux moyens ne peut dépendre que de la sagesse & de l’économie du gouvernement, puisque tout excédent de besoins, le produit de l’impôt sur les consommations absorbé, doit être pris sur l’impôt personnel ; & qu’une fois celui-là parvenu aux derniers points marqués par la balance du commerce, chaque besoin nouveau, chaque dépense extraordinaire, devient un accroissement indispensable pour celui ci.

Quant à l’égalité de la répartition, trois routes y conduisent ; toutes trois relatives à la manière dont l’impôt personnel se repartit, par provinces, par lieux, & par contribuables.

Connoître à fond la richesse de toutes les provinces, tant du côté de la population & des productions, que du côté de l’industrie & du commerce, afin de pouvoir déterminer par la balance de leurs forces respectives, quelle portion chaque province doit supporter de la masse totale de l’impôt.

Connaître également la richesse de tous les lieux, dont chaque province est composée, afin de diviser équitablement entre eux, la portion d’impôt que la province doit fournir.

Connoitre dans chaque lieu distinctement & jusques dans les moindres détails, la richesse & les ressources de chaque contribuable, afin de leur répartir dans la proportion la plus égale, la somme pour laquelle chaque lieu participe à l’imposition de la province.

Il est malaisé sans doute de remplir parfaitement ces trois objets, quoique d’ailleurs la possibilité en soit évidente. Les deux premiers supposent un gouvernement attentif, éclairé, vigoureux ; des ministres aussi fermes à vouloir le bien, qu’infatiguables dans la recherche des moyens propres à l’opérer ; ils supposent encore dans les agens à qui l’administration confie le soin de chaque province, des vues analogues aux principes du gouvernement, un zéle tempéré par la reflexion, des connoissances étendues & perfectionnées par l’expérience, un esprit juste, un cœur humain, droit, incorruptible ; tel enfin qu’au milieu de tous les prestiges que les passions employeroient pour le tromper ou le séduire, rien ne pût l’écarter de la règle du devoir. Plus toutes ces causes concourreront ensemble, plus leur concours aura d’activité & d’harmonie, & plus on approchera du point d’équilibre sur les deux premiers degrés de la répartition de l’impôt personnel : de même que dans l’hypotèse contraire, les abus se multiplieront nécessairement en raison inverse.

La connoissance juste & précise des facultés de chaque contribuable, qui doit régler la mesure de cet impôt au troisiéme degré, de la répartition, ne rencontre pas les mêmes difficultés. On parviendra toujours à l’acquérir ; en laissant aux contribuables le soin de se répartir eux mêmes la somme imposée chaque année, sous l’autorité d’officiers publics, dont la présence maintienne le calme & l’ordre dans les assemblées, qui pesent avec équité les raisons données de part & d’autre, & statuent définitivement sur tous les points contestés entre l’intérêt particulier & l’intérêt général. Ne craignez point qu’alors le riche opprime le pauvre. S’il arrive qu’un seul en impose sur la nature, l’objet & la valeur des fruits de ses propriétés, ou sur l’étendue des bénéfices de son industrie, son voisin, son parent, son ami deviendra son délateur : toutes les voix s’élèveront avec d’autant plus de force que dans l’intérêt général chacun voit ici distinctement son intérêt personnel ; & du sein de la contradiction sortira la vérité. L’unique inconvénient possible, seroit que les officiers gagnés prévaricassent ; mais en cas d’injustice de leur part ou de partialité manifeste, les contribuables lézés auroient droit de se pourvoir à des Tribunaux supérieurs ; & l’exemple d’un seul prévaricateur puni, en contiendroit mille autres.

Je reviens encore sur ce que j’ai déja dit par une derniere observation, qui ne peut être regardée comme inutile. C’est qu’à raison de la difficulté dont il est de rendre de la force & de l’énergie à une administration languissante, & du défaut d’institutions capables de former des hommes propres à prévenir constamment l’inégalité aux deux premiers degrés de la répartition de l’impôt personnel, les inconvéniens de cette inégalité sont aussi les moindres en ce que la surcharge quelle qu’on puisse raisonnablement la supposer, n’est jamais assez forte, pour devenir très-sensible dans la quote particuliere de chaque contribuable ; & qu’aucun d’eux n’est d’ailleurs assez instruit des opérations du gouvernement, ni de l’état actuel des provinces ou des lieux favorisés, pour pouvoir par des conséquences infaillibles se démontrer à lui-même la lézion qu’il éprouve : au lieu qu’au troisième degré de cette répartition, degré où les inconvéniens de l’inégalité se multiplient d’autant plus, que par la comparaison journaliere de ses facultés avec celles de son voisin, tout contribuable lézé peut acquérir la connoissance intuitive de l’injustice qu’on lui a faite, & qu’indépendamment des privations & des embarras qui lui sont occasionnés par la surcharge, le sentiment de cette injustice peut encore le conduire au découragement, à l’émigration, & à toutes les extrémités funestes que l’oppression traîne après elle ; à ce degré dis-je, où l’arbitraire produiroit les plus grands maux, on trouve pour l’éloigner la ressource des loix positives ; loix simples dont le code est presque déjà rédigé en entier, & dont il ne s’agiroit que d’assurer l’exécution, en y ajoutant quelques dispositions de plus.

Tel est l’ordre de la nature, qu’on y découvre par-tout une égalité constante de biens & de maux, tant au physique qu’au moral ; & que par une suite de la même loi de compensation, il semble que proportionnellement aux dangers d’un mal, on en trouve plus près le reméde.

La méthode à laquelle je me fixe pour la répartition, est si évidemment la meilleure, qu’il seroit inutile d’insister sur sa supériorité, par l’examen des vices & de la défectuosité de toutes les autres. Cependant je ne puis m’empêcher de dire un mot du cadastre, dont la forme régulière & géométrique saisie d’abord avec avidité, a produit une illusion éphémère qui subsiste même encore dans quelques esprits.

Le Milanois, l’une des plus fertiles contrées de l’Europe, est, dit-on, celle qui possede aujourd’hui le cadastre le mieux fait. Sa confection pour 2387 communautés que le Duché contenoit alors, a couté vingt ans de travail assidu, sans y comprendre les suspensions, & au moins neuf millions de dépense.

La commission nommée pour présider au cadastre, fit lever dans le cours de ces vingt ans des cartes topographiques de chaque communauté. Chaque carte représente la forme de chaque piéce de terre comprise dans la communauté ; chaque piéce y est numérotée.

À ces cartes on a joint des registres où sont portés le nom du propriétaire, le numéro de la piéce, sa mesure, son genre de culture, sa qualité rangée dans une des trois classes d’apréciation établies, les transports, les mutations d’héritages, en un mot toutes les indications propres à assurer la justesse du cadastre, au moment de sa confection, comme à prolonger son usage ; & c’est sur l’ensemble de ces connoissances, qu’on procéde dans chaque district à la répartition de l’impôt territorial.

L’Auteur[1] de qui j’ai tiré ces détails observe que malgré la vigilance des Commissaires, & l’exactitude des Ingénieurs, il s’est glissé dans l’opération un grand nombre de fautes, & il ajoute :

« Dans un pays moins bien cultivé & moins fertile que le Milanois, les changemens seroient vraisemblablement assez considerables dans un espace de cinquante années, pour exiger un nouveau travail ; & si une pareille méthode étoit appliquée sur quarante mille communautés dans les mêmes principes, il paroît que la réforme seroit devenue nécessaire dans celles par lesquelles on auroit commencé longtems avant qu’on eût achevé le travail des dernieres : dès-lors il seroit impossible d’arriver jamais à une balance entre les provinces, qui paroît le résultat unique cherché par cette immense & dispendieuse opération. »

Comment d’ailleurs arriver à cette balance dans un grand état, par la seule régle du cadastre, si l’on considere l’espéce & le nombre des causes qui peuvent y coopérer à la richesse de chaque province, indépendamment des propriétés territoriales & de leur produit ? Causes inconstantes qui passent alternativement d’une contrée à l’autre, comme les arts ont fait le tour du monde, ou qui varient sans cesse leur action dans chaque contrée, en raison composée des facilités & des obstacles qu’elles éprouvent ; quoiqu’au total la somme de leurs effets reste la même.

Autant il est aisé de concevoir comment, pour la fixation de l’impôt personnel, l’objet des richesses territoriales peut entrer en considération avec celui des richesses en maisons, usines, rentes constituées, effets commerçables, bénéfices d’industrie, &c. ; autant il répugneroit de supposer que l’imposition territoriale réglée par le cadastre, pût servir d’alignement à l’imposition sur les autres genres de propriétés : & l’une des meilleures preuves de cette impossibilité, existe dans le Milanois même, où l’imposition personnelle, qui porte sur tous les mâles, depuis 14 ans jusqu’à 70, & forme seule le tiers de l’imposition générale, est fixée à une quote égale pour chaque tête, sans égard à la richesse.

On seroit surpris avec raison qu’une loi si injuste dans son principe & dans ses effets, eut été regardée comme l’unique préservatif des inconvéniens encore plus grands de l’arbitraire, si on ne faisoit attention que le même moyen qu’on employoit pour parvenir à l’égalité dans la répartition de l’impôt territorial, devoit nécessairement écarter celui qui auroit pû la produire dans l’impôt personnel ; parce qu’en fait de plans œconomiques on ne comprend jamais tout d’un coup que sur des objets de même nature, deux routes diamétralement opposées, puissent mener directement au même but. Ajoutez que la méthode de répartir également l’impôt personnel une fois trouvée, l’inutilité du cadastre, pour la répartition de l’impôt territorial, dérivoit de la premiere réflexion qui se présentoit ensuite : c’est-à-dire de la possibilité de fondre les deux impositions en une seule, ou de les soumettre toutes deux à la même régle.

Si dans un aussi petit état que le Milanois, le cadastre s’est trouvé fautif, quelques soins qu’on ait aportés à sa confection, il est à présumer que les fautes se multiplieroient dans la même opération appliquée à un grand état, en proportion du terrein plus étendu qu’elle embrasseroit. Or, en joignant à ces premieres causes d’inégalité dans la répartition, les variations subites qu’éprouvent alternativement différentes natures de terreins, par des changemens ou des altérations dans les couches du globe les plus voisines de sa surface ; & celles qui peuvent également résulter sur le produit des récoltes, des gélées, des inondations, de la différence de culture, & de tous les événemens qui tiennent, soit à l’intempérie des saisons, soit à la négligence ou à l’épuisement du possesseur, on sera forcé de convenir que les inconvéniens du cadastre deviendroient insensiblement plus oppressifs que les inconvéniens même de l’arbitraire, en ce qu’on pourroit remédier à ceux-ci d’une assiette à l’autre ; tandis qu’un nouveau travail seroit l’unique moyen de remédier à ceux-là.

Ces diverses réflexions conduisent définitivement à penser, qu’à raison des dépenses & du tems qu’exigeroit sa confection, le cadastre est absolument impraticable dans une vaste monarchie : qu’en y supposant l’opération possible, elle feroit nécessairement défectueuse longtems même avant d’être achevée : qu’enfin en la supposant à la fois possible & constamment réguliere dans toutes ses parties, elle ne feroit propre de sa nature qu’à régler l’imposition territoriale, sans pouvoir être d’aucune utilité pour la répartition de l’impôt personnel proprement dit.


  1. Principes & observations économiques, tom. 2, quatriéme Partie.