CHAPITRE SECOND.

Des Contributions.


Les contributions dans la monarchie, ne peuvent être perçues qu’en argent : destinées à des besoins de tout genre, il est indispensable qu’elles soient acquittées avec le signe qui represente toutes les valeurs.

Qu’on suppose une monarchie agricole, où l’impôt se percevroit en denrées : j’avoue que les denrées perçues pourvoiroient en nature à une partie des besoins ; mais pour subvenir à l’autre, on seroit évidemment forcé d’en convertir le surplus en argent : or, tout échange de denrées pour de l’argent est commerce, & comme le maintien de l’ordre public, la conservation même de la société dépendroient du plus ou du moins de promptitude & d’avantages avec lesquels se feroit cet échange ; il est encore évident qu’on seroit forcé d’assurer au commerce des denrées de l’État une préférence exclusive. De-là mille obstacles, qui en gênant les échanges des citoyens entre eux ou avec l’étranger, nuiroient à la réproduction & tariroient par une fuite nécessaire les principales sources de la richesse commune.

Que d’un autre côté le Monarque soit attaqué par un voisin puissant, & que l’égalité de leurs forces ait produit d’abord une balance de succès & de revers, qui éloigne l’événement décisif : comment parviendra-t’il à se le rendre favorable, quand après avoir épuisé ses ressources présentes, il ne lui restera pour frayer aux dépenses de tout genre, que des denrées en nature ? denrées dont l’échange deviendra plus difficile encore, en proportion des entraves que la guerre aura mises au commerce étranger ; puisque c’est avec l’étranger seul que tout pays agricole peut échanger le superflu de ses productions.

Ajoutez à cela, 1o. que le produit de l’impôt en nature fera nécessairement fournis à toutes les vicissitudes des récoltes ; car l’expérience a démontré que le haut prix des denrées, dans les tems de disette, ne rendoit jamais ce que rend leur bas prix dans les tems d’abondance. Or, s’il est vrai qu’un État ne conserve sa vigueur qu’autant que dans chaque circonstance ses forces & ses ressources peuvent se proportionner à ses besoins, il sera évident que la monarchie agricole dont nous parlons, pencheroit vers sa ruine, dès que la progression de l’abondance ne suivroit pas avec l’exactitude la plus précise celle des événemens.

2o. Qu’encore que le nombre & l’étendue des besoins d’une monarchie soient susceptibles d’une augmentation très-forte, à raison des secousses plus violentes qui peuvent l’agiter ; cependant les droits sacrés de la propriété qui assurent à chaque citoyen sa subsistance avant tout, ne permettent dans tous les cas possibles qu’une legere augmentation sur l’impôt en nature, si même ils ne l’excluent pas tout à fait. Qu’ainsi de deux monarchies égales en tout, à la seule différence que l’une percevroit ses contributions en denrées & l’autre en argent, (supposé toutefois que cette différence admise, l’égalité puisse exister dans le reste, ce que je ne crois pas) la seconde, par des ressources plus abondantes suffiroit incontestablement à des besoins plus étendus & plus nombreux : car l’impôt en nature ne peut porter que sur la production brute, dans une proportion relative à la totalité du produit du sol, comme la denrée sur laquelle il est assis, peut seule servir à l’acquitter : au lieu que l’impôt en argent porte également sur la production façonnée après que l’industrie en a triplé, sextuplé, décuplé la valeur ; comme toute denrée susceptible d’échange avec l’argent, devient dans les mains du contribuable un moyen d’acquitter l’impôt.

Sans envisager la question sous ses autres faces, il suffit, je pense, de ces premieres reflexions pour détruire tout ce que l’esprit de systême allégueroit en faveur de l’impôt en nature ; & pour prouver que les inconvéniens du tout subsistant nécessairement dans chacune de ses parties, en même raison que cette partie est au tout, une portion quelconque de l’impôt, perçue en nature, seroit toujours un vice dans la constitution monarchique.

Il y a plus, le vice seroit encore le même dans tout autre corps politique ; car du moment où pour la facilité des échanges, l’argent, par une convention générale, a représenté toutes les valeurs, il est sensible, quelque forme de gouvernement qu’on admette, que le produit des contributions n’a pû remplir à propos chacune de ses destinations particulieres, ni suivre la proportion des besoins, qu’autant qu’elles se sont perçues en argent. Je passe maintenant aux deux classes dans lesquelles ce dernier genre de contribution se divise.

La premiere est celle des impôts personnels,[1] qu’on doit regarder comme les plus onéreux. En effet, toute contribution attachée à la personne ou à la propriété, devient une charge que le citoyen est forcé de prélever avant tout sur sa subsistance, ses commodités, ou son superflu. Cette charge est d’autant plus pénible qu’on s’exagere à soi-même l’idée des jouissances dont elle emporte la privation : à mesure que l’épuisement général ou particulier rend les moyens de l’acquitter difficiles, la rigueur & les frais du recouvrement viennent encore en aggraver le poids, & le malheureux à qui le travail de chaque jour fournit à peine l’étroite subsistance, ne peut y subvenir que par des retranchemens continuels sur les premiers besoins de l’humanité.

La seconde est celle des impôts sur les consommations. Ceux-là sont évidemment moins onéreux, en ce que le droit s’identifiant avec la denrée même, l’objet de l’un se confond avec la valeur de l’autre. Nul n’est soumis annuellement à telle ou telle somme déterminée : c’est une espéce de tribut volontaire que le desir paye à la jouissance, & la sensation de l’impôt devient presque nulle, par l’attrait du plaisir qu’on se procure en l’acquittant. Tout l’art consiste à l’instituer de maniere qu’en exemptant d’abord le premier ordre des denrées de nécessité, le droit commence à porter foiblement sur le second, & s’élève ensuite par des quotités progressives jusqu’aux derniers degrés du superflu. L’impôt, alors, outre l’avantage de laisser chaque particulier maître de ne contribuer qu’autant que ses facultés le permettent, se répartit pour ainsi dire de lui-même avec le plus d’égalité possible.

On peut donc établir, 1o. que les contributions en argent sont les seules que la constitution monarchique admette aujourd’hui. 2o. que parmi ces contributions, l’impôt sur les consommations est évidemment préférable à l’impôt personnel.

Si l’on objecte qu’où le particulier sera libre de contribuer ou de ne pas contribuer, l’impôt peut éprouver des variations qui dans certains cas, rendront son produit inférieur aux dépenses qu’il devoit remplir : Je répondrai que l’apetit naturel de chaque individu, pour jouir & multiplier ses jouissances, irrité sans cesse par l’exemple de ceux que des facultés plus étendues mettent à portée de jouir davantage, anéantit dans le fait l’usage de cette liberté : qu’ainsi le produit de l’impôt sera toujours relatif à l’aisance des contribuables : & que l’agriculture & le commerce, sources de cette aisance, devant être perpétuellement encouragés par une nature d’imposition, qui n’enleve aucun des mobiles nécessaires à la multiplication de la richesse commune, qui respecte les premiers besoins, & ne s’étend aux autres, qu’autant que le contribuable a la faculté présente & la volonté de l’acquitter, plus l’impôt dirigé par la régle proportionnelle que nous avons établie portera sur les consommations, plus sa perception sera assurée & son produit avantageux.

Il se présente ensuite deux questions qu’il peut être intéressant de résoudre.

À raison de la préférence, que l’impôt, sur les consommations, doit avoir sur l’impôt personnel ; pourroit-on dans la monarchie, réduire la totalité des contributions au premier de ces deux impôts ?

Ou s’il est impossible de s’y passer de l’impôt personnel, quelle doit être sa proportion avec l’impôt sur les consommations dans la somme totale du revenu ?

On ne trouve la réponse à ces deux questions, qu’en remontant au premier principe de la richesse d’un État, qui est incontestablement l’abondance & la multitude de ses productions. Plus dans chaque espéce l’abondance est grande, plus les besoins des citoyens satisfaits, il reste sur cette espéce d’objets d’échange avec l’étranger ; plus les espéces de productions sont multipliées, plus la solde des échanges de tout genre est considérable en argent. Cet argent porté dans les canaux de la circulation, par l’activité des opérations du commerce, augmente sans cesse la masse du numéraire, vivifie en le répandant l’industrie de main-d’œuvre, & finit, après mille détours, par verser son influence bienfaisante sur l’industrie productrice, qu’il encourage également à de nouveaux efforts.

Mais le superflu des productions ne devient richesse, qu’autant que l’échange en est sûr & facile, & ces deux avantages dépendent essentiellement du prix auquel l’échange est ouvert. Si vous chargez les denrées outre mesure, la quotité de l’impôt ajoutée à leur valeur premiere, les met hors d’état de concourir avec celles que l’étranger qui s’approvisionnoit chez vous peut tirer d’ailleurs ; & ces denrées qui vous restent, portent à la réproduction le contre-coup le plus fâcheux.

J’avoue que si vous jouissez exclusivement de certaines productions celles-ci, tant à raison de leur degré de nécessité que de l’obligation absolue de les prendre chez vous, peuvent généralement supporter un droit plus fort ; mais prenez garde qu’ici même le poids de l’impôt, loin de pouvoir être arbitraire, est soumis comme dans les autres cas, à des régles de proportion : car toute denrée commerçable de quelque nature qu’on la suppose à sa valeur relative, déterminée par celle des denrées du même ordre. L’acheteur, qui ne sera point rebuté d’une augmentation passagere que la rareté ou la disette occasionnent, s’éloigne dès qu’on lui parle d’un surcroit d’impôt qui la rendra permanente. L’attrait de la jouissance diminue pour lui, moins encore par la raison du sur-encherissement qu’on y met, que par celle de l’injustice qu’il croie appercevoir dans l’abus qu’on veut faire de ses desirs ou de ses besoins. Il renonce enfin à la denrée, plutôt que de se la procurer à des conditions qui lui répugnent ; & l’industrie aiguillonnée par la privation, lui suggerant presque toujours des moyens de la remplacer, vous perdez du côté des richesses nouvelles, que les bénéfices de l’échange apportoient à l’État, cent fois plus qu’il n’auroit pû gagner du côté de l’impôt.

De-là je conclus que la balance[2] du commerce est le thermomètre qui doit régler les différens degrés de l’impôt sur les consommations ; & je réponds à la premiere question : qu’en comparant ce que cette balance permet aujourd’hui d’imposer, avec le nombre & l’étendue des besoins d’un grand État, il est évidemment impossible que l’impôt sur les consommations y subvienne, & nécessaire par conséquent de recourir à l’impôt personnel.

Je réponds à la seconde, que le premier de ces deux impôts ayant sur l’autre une foule d’avantages démontrés, & particulierement celui de ne pouvoir nuire à la reproduction ni à la multiplication de toutes les richesses communes, tant que la balance du commerce lui sert de régle & de mesure ; il ne doit s’arrêter qu’au point où cette balance courreroit risque d’être rompue par la surcharge ; qu’alors c’est à l’impôt personnel à fournir ce qui se trouve d’excédent en besoins, le produit des droits sur les consommations absorbé ; & pour réduire cette réponse à ses moindres termes, je dirai que l’impôt sur les consommations doit être le revenu principal, & l’impôt personnel le supplément.


  1. Ici sous le titre d’impôts personnels, je comprends aussi l’impôt territorial, & il en sera de même par-tout où je n’en ferai pas expressément la distinction.
  2. J’appelle balance du commerce les prix proportionnels & relatifs que les denrées doivent avoir entre elles pour la facilité des échanges réciproques de citoyens à citoyens, & de nations à nations.

    J’appelle solde du commerce l’argent net qu’une nation retire chaque année du prix des denrées qu’elle a vendues au-dehors, déduction faite du prix de celles qu’elle en a tirées.