Essais sur les principes des finances/13


CHAPITRE TREZIEME.

Du crédit public.


La bonté du gouvernement, l’ordre qui regne dans toutes ses parties, l’économie avec laquelle sont administrées ses finances, & par-dessus tout son exactitude à remplir les engagemens qu’il a contractés, son la base du crédit public. Plus il est grand, plus il offre de ressources à l’État : ainsi l’intérêt qu’on a de l’augmenter ou de le maintenir, doit être perpétuellement la pierre de touche & la mesure des moyens qui tendent à en tirer parti.

Remarquez qu’indépendamment des altérations qu’il pourroit éprouver par des dérangemens dans les causes qui le produisent, l’abus seul qu’on en feroit suffiroit aussi pour l’énerver d’abord, & l’anéantir ensuite : car le crédit tient nécessairement à des raports proportionnels entre l’étendue des ressources & la masse des dettes, qui soient le gage de la certitude & de la facilité de la libération, & qui puissent servir de véhicule aux prêteurs.

Quand à force d’avoir multiplié les emprunts, ce véhicule vient à manquer ; que d’un côté, pour pouvoir se procurer une partie de l’emprunt en argent, on est contraint de recevoir au pair des effets dont la valeur premiere a baissé considerablement dans le commerce ; & que pour balancer les risques auxquels sont exposés les capitaux, on est réduit de l’autre à tenter la cupidité par l’appas d’un intérêt excessif ; alors tout ordre est interverti. L’État s’obere d’autant plus qu’en comparaison du poids énorme qu’il vient d’ajouter à la masse de la dette, le secours réel qu’il a tiré n’est presque rien. Alors chaque particulier abandonnant ses occupations ordinaires pour courir après la fortune, plus prompte & plus facile que peut lui procurer l’agiotage, s’applique uniquement à saisir avec adresse les alternatives de faveur & de désavantage que donnent aux effets les dernieres convulsions du crédit mourant, & comme le dit très-bien Montesquieu, l’impôt levé pour payer l’intérêt ruineux de la dette, même pour en amortir le capital, supposé que dans une crise aussi violente on puisse penser à se libérer ; ôte les fonds à ceux qui ont de l’activité & de l’industrie, pour les transporter aux gens oisifs.

Au contraire, de la plupart des autres ressorts du gouvernement qui se réglent & se consolident à mesure qu’on les exerce, le plus sur moyen d’étendre & de fortifier le crédit, est d’en user le moins possible. Plus on s’est abstenu d’y recourir dans les tems de tranquillité, plus il offre de secours dans les tems de crise.

Ceci me conduit à examiner de quelle nature sont ses raports avec ce qu’on nomme effets publics, & comment le cours de ceux-ci peut lui servir de thermomètre.

On sent qu’il ne s’agit point ici des papiers, qui, dans certains États, représentent la monnoie, & circulent avec la même facilité qu’elle. Ce genre d’effets repugne d’autant plus à la constitution monarchique, que l’extrême confiance dont il a besoin pour remplir constamment sa destination, ne peut exister que chez des nations qui, en corps, ou par des représentans qu’elles se choisissent, participent elles-mêmes à la législation & au gouvernement.

Je ne parle donc que des effets qui représentent la dette, & que le Souverain remet aux prêteurs, pour être à la fois le titre de leur créance, le gage de leur remboursement & celui de l’intérêt annuel que l’effet porte avec lui.

Ces effets commerçables de leur nature, se négocient au pair, c’est-à-dire pour la même somme qu’ils valoient originairement, ou au-dessus, ou au-dessous du pair.

S’ils se négocient au pair, on peut croire que le crédit de l’État est encore le même qu’il étoit au moment de l’emprunt.

S’ils sont au-dessus ou au-dessous du pair, il est probable que par l’effet naturel des événemens heureux ou malheureux survenus depuis leur création, le crédit a haussé ou baissé d’un degré proportionnel à la différence qui se trouve entre le cours actuel & le pair.

Mais comme à raison de la multiplicité des emprunts, de la forme particuliere sous laquelle quelques-uns ont été faits, de la solidité de l’hypotèque, ou de la proximité des remboursemens, il arrive qu’une partie des effets monte, tandis que l’autre baisse, ces conséquences deviennent plus difficiles à saisir avec une certaine précision.

Alors il faut nécessairement recourir à la balance générale de la progression des uns & de la chûte des autres, pour apprécier par son résultat quel degré de crédit il reste à l’État, dans l’opinion publique.

Je n’ajoute pas, que pour se rendre compte à lui-même, il faut encore que le gouvernement cumule à l’intérêt fixe accordé dans chaque emprunt, d’un côté les avantages particuliers assignés par la voie du sort, de l’autre l’excédent d’intérêt occasionné par la portion de capitaux, reçue en effets au pair, malgré leur perte actuelle ; & qu’il détermine la quotité commune de l’intérêt, uniquement par l’objet des secours effectifs que la totalité des emprunts lui a produit.

Qu’il faut ensuite comparer cette quotité commune au taux de l’intérêt légal, afin que si elle est la même, ou qu’elle le surpasse, on connoisse par-là la nécessité de renoncer à ce genre de ressources, à moins que les circonstances ne forcent absolument la main : car la quotité commune de l’intérêt de la dette ne peut excéder le taux de l’intérêt légal, sans qu’il en résulte un dérangement dans les régles ordinaires, qui parvenu à certains degrés, pourroit opérer leur subversion.

On sent qu’aucune de ces considerations n’a dû échapper à ceux qui suivent attentivement la marche progressive des plans du ministère ; & que d’ailleurs elles tiennent à des points de fait si évidens par eux-mêmes, qu’il seroit moralement impossible qu’elles ne fussent pas entrées dans les combinaisons sur lesquelles s’est réglée l’opinion publique.

Au reste, en établissant que le cours des effets représentant la dette, est à peu près le thermomètre du crédit de l’État, je néglige les vicissitudes opérées par de petits expédiens mis quelquefois en usage pour remonter certains effets, dont la faveur importoit aux besoins du moment ; ou cette faveur éphémère a eu sur les autres un reflux proportionnel de discrédit, ou les foibles avantages qu’elle a produits se sont trouvés bien inférieurs aux soins & aux dépenses qu’elle avoit coûtée : tant il est difficile que dans des siécles de lumieres, on parvienne à donner le change au public, sur les opérations du gouvernement qui sont à sa portée.

On a proposé, comme un excellent moyen de rétablir le crédit, de s’assurer de fonds suffisans pour pouvoir offrir le remboursement à tous ceux qui n’accepteroient pas la réduction de l’intérêt.

D’abord ce moyen me paroît impraticable dans des conjonctures critiques : car le besoin de regagner la confiance, étant toujours proportionnel au degré de discrédit occasionné par l’épuisement de toutes les ressources ; il s’ensuit évidemment que le moment où la revivification du crédit seroit plus utile, est précisément celui du défaut absolu de fonds libres.

On pourroit s’en servir, il est vrai, quand la restauration est déja commencée ; mais j’observe que par une conséquence nécessaire, l’intérêt ayant haussé entre les particuliers, à mesure que l’État a haussé le sien ; on ne tenteroit avec succès la réduction de celui-ci, qu’autant qu’elle seroit exactement allignée sur la dégradation lente que fait éprouver à celui-là le rétablissement successif de l’industrie, du commerce, & des arts.

D’où je conclus, 1o. que comme le crédit d’une monarchie se mesure en général plutôt par l’objet de la dette, que par la quotité de l’intérêt qu’elle en paye, toutes les vues du gouvernement doivent tendre de préférence à se libérer du côté des capitaux.

2o. Que suivant l’ordre naturel des choses, la quotité de l’intérêt ayant pris des accroissemens progressifs à mesure que les emprunts se sont succédés ; en commençant par rembourser les derniers, on s’assure des avantages équivalens à ceux du moyen proposé : & qu’alors le crédit se fortifie non-seulement en proportion du montant des capitaux & des intérêts amortis ; mais qu’il reçoit encore une nouvelle force de la sagesse même du plan de liquidation, de la stabilité qu’on lui assure, & de la fidélité avec laquelle on l’exécute.

C’est une erreur de croire que l’État ménage son crédit, en empruntant dans certains cas celui de quelques corps. Au contraire, il avertit qu’il s’en défie lui-même, & s’ôte par cela seul ce qui pouvoit encore lui en rester.

Si cet expédient ne ménage pas le crédit de État, on peut encore moins dire qu’il le supplée.

En effet, ou les corps, au nom de qui l’opération se fait, sont des États de provinces, ou des compagnies chargées de la perception des revenus du Souverain.

Dans le premier cas, la province est déja tellement accablée par le poids de l’impôt & par celui des sommes exigées à titre de secours extraordinaires, que les nouveaux engagemens qu’elle offre de prendre, sont visiblement hors de toute proportion avec ses forces & ses ressources.

Dans le second cas, le crédit d’une compagnie n’étant jamais relatif au revenu même de l’impôt qu’elle exploite, par la raison qu’il est une des bases de celui de l’État ; mais uniquement aux bénéfices que son exploitation lui procure ; il est rare qu’au moyen des avances excessives qu’elle a déja fournies, ce crédit ne soit pas absolument nul au moment où l’État voudroit s’en servir.

Et comme dans l’une & l’autre hypotèse, le crédit particulier de chaque corps, indépendemment des atteintes directes qui l’énervent, est encore soumis à l’influence générale du discrédit de l’État ; il paroît clair qu’à quelques degrés que celui-ci soit parvenu, le gouvernement trouvera toujours plus aisément & à des conditions plus douces, en empruntant lui-même ; qu’en se substituant des corps, en qui la confiance publique doit être évidemment beaucoup moindre.