Essais sur les principes des finances/12


CHAPITRE DOUZIÉME.

De l’administration des Finances.


Les finances d’une monarchie sont en grand, ce que les revenus d’une famille sont en petit. Si le pere de famille porte constamment sa dépense au-delà de sa recette, bientôt les emprunts successifs auxquels il est forcé, accumulant capitaux sur capitaux, intérêts sur intérêts, le conduisent à sa ruine.

La même cause épuise peu à peu toutes les ressources d’un état ; & jointe aux vices que le défaut d’ordre produit par une suite nécessaire dans toutes les parties du gouvernement, elle peut encore opérer sa destruction. Qu’on suive en détail la comparaison dans tous ses rapports, elle donnera des deux côtés les mêmes résultats.

Dans le cas où, de part & d’autre, l’administration seroit également sage & économique, il y auroit un seul point de différence, que je crois intéressant de marquer. C’est qu’un état dont les besoins augmentent, peut aussi multiplier ses ressources ; au lieu qu’un chef de famille, privé de cet avantage, est réduit à économiser sur le revenu même, un fond de réserve pour les accidens imprévus : & ceci amene naturellement la question de savoir s’il est plus avantageux au monarque de ne porter annuellement l’objet de l’impôt qu’au niveau des dépenses ; que de former par des excédents accumulés les uns sur les autres dans les tems de calme, un trésor capable de subvenir aux besoins extraordinaires.

Je réponds que si l’état est pauvre, c’est-à-dire que le sol soit assez ingrat & l’habitant assez dénué des ressources de l’industrie, pour qu’en général le produit annuel s’étende peu au-delà de la subsistance, il est de l’intérêt de tous que le monarque thésaurise ; parce qu’il seroit physiquement impossible que dans les circonstances malheureuses, l’impôt montât chez un tel peuple aux mêmes degrés que les besoins.

Au contraire, si l’état est riche, que le terrein fertile en tout genre de productions, excite sans cesse le citoyen actif & laborieux qui le cultive, à étendre son commerce & son agriculture ; je réponds que l’intérêt général est de borner annuellement l’objet de l’impôt à celui des dépenses : car les fonds que le Souverain tiendroit enfermés dans ses coffres, auront pullulé au centuple dans les mains industrieuses de ses sujets, où ils lui assurent des ressources aussi promptes & beaucoup plus abondantes, pour l’instant du besoin.

Il suit de là que dans toute monarchie placée à des degrés mitoyens entre la pauvreté & la richesse, où la promptitude & l’abondance des ressources bursales ne pourroient dans certains cas être proportionnelles à l’urgence & à l’étendue des besoins ; il est essentiel de se ménager toujours un fonds de réserve, dont la somme soit égale à celle des dépenses qu’occasionneroient les divers événemens que les circonstances mettent à portée de prévoir, moins la somme des secours extraordinaires que les peuples seroient alors en état de fournir.

La fortune a tant de part à la puissance & aux intérêts des nations, des causes imprévues y produisent des révolutions si subites, qu’il est aisé sans doute à la politique la plus profonde d’errer souvent dans ces calculs. Mais le Souverain qui porte jusques-là la prévoyance, doit avoir introduit déja par-tout tant d’ordre & de régle ; chacune de ses mesures doit être combinée avec tant d’habileté, de sagesse & de précaution, que les avantages qui en résultent suffisent & au-delà pour corriger ce que les caprices du sort auroient mis de défectueux dans ses spéculations.

La paix dans une monarchie riche est le tems de la restauration. On remet chaque branche de revenu en valeur, on rétablit l’ordre, on bannit les abus des parties que le Ministre, occupé d’objets plus instans, n’avoit pû suivre d’assez près.

Si l’épuisement de quelque partie a rallenti sa marche, ou qu’un mouvement trop rapide l’ait emportée au-delà des autres, on cherche à la ramener doucement à sa place, & à faire revivre les raports harmoniques qui doivent sans cesse les tenir dans un accord parfait.

L’esprit d’économie se porte à tout : il éclaire la conduite des agens de l’administration, punit sevèrement les déprédations connues, qu’il regarde avec raison comme la cause premiere de l’épuisement général, & s’applique à poser de nouvelles barrieres contre les déprédations à venir.

L’administration travaille en même tems à rendre au corps de l’état son ancien lustre. Agriculture, arts, commerce, tout est encouragé. On a puisé dans l’école de l’adversité de nouveaux moyens de perfection qu’on se hâte de mettre en usage. Le peuple qui respire à peine, oublie ses maux en voyant qu’on s’en occupe, & bénit d’avance la main bienfaisante qui va lui rouvrir les sources de l’abondance & du bonheur.

C’est alors que pour le soulager du fardeau qui l’accabloit, on réduit l’objet de l’impôt à celui des dépenses ordinaires, & de l’excédent nécessaire pour amortir successivement la dette par un plan de liquidation aussi sagement conçu que fidélement exécuté ; liquidation qui produit le double avantage de libérer l’état, & de lui assurer la confiance publique, en cas de nouvelles calamités.

Mais plus la grandeur de l’épuisement & du désordre exigera de force & d’efficacité dans les moyens propres à opérer la restauration, plus il faut aussi de prudence & de circonspection dans la maniere de les employer. Si l’on rend la convalescence plus lente, en divisant le même remede en un plus grand nombre de prises, on est sûr du moins de parer aux accidens qu’occasionneroit une dose trop forte pour le tempérament & l’état du malade : au lieu qu’en voulant brusquer la guérison par la méthode contraire, on risque de provoquer des crises qui non-seulement augmenteroient le mal & la foiblesse ; mais qui, malgré la bonté, du remede en lui-même, pourroient encore ne se terminer que par la plus fâcheuse catastrophe.

La guerre est pour cette monarchie l’état de violence. Un surcroît de besoins exige une augmentation de secours, & l’art du Ministre consiste à la procurer avec le plus de facilité & le moins d’inconvénient possibles.

J’ai dit au Chapitre II. que dans aucun tems, l’impôt sur les consommations ne devoit s’arrêter qu’au point où la balance du commerce risqueroit d’être rompue par la surcharge. Ainsi loin que cette partie principale du revenu puisse fournir un supplément proportionnel aux besoins, il est probable au contraire, que son produit courant diminueroit ; soit à raison du préjudice que la guerre porte au commerce en général, ou par l’interruption totale qu’il pourroit éprouver dans quelqu’une de ses branches.

Il résulte donc de là que l’impôt personnel sera contraint de supporter non-seulement tout le poids des secours extraordinaires ; mais encore le deficit de l’impôt sur les consommations.

Or, pour peu qu’on examine combien la modicité de l’impôt personnel dans les tems de calme, aura augmenté la richesse commune par les encouragemens qu’en aura reçu la reproduction ; on sentira qu’il fourniroit alors beaucoup plus de ressources à lui seul que n’en procureroient ensemble tous les genres d’impositions possibles ; si le peuple, accablé constamment du poids de cet impôt, n’avoit pû profiter de la faveur des circonstances précédentes, pour donner l’essor à son industrie.

Cependant, comme les divers inconvéniens attachés à la nature même de l’impôt personnel, le rendent nécessairement oppressif ; qu’au retour de la paix, la restauration deviendroit plus lente, en raison des degrés plus hauts auxquels on l’auroit porté ; que d’ailleurs cette branche de revenu étant celle qui produit les dernieres ressources, il faut autant qu’il est possible la conserver pour les besoins extrêmes ; la prudence veut qu’on cherche à éloigner le terme de son épuisement, par l’usage de tous les expédiens que la constitution de l’état peut admettre.

Dans une monarchie riche & industrieuse, la voie des emprunts, par exemple, offre des secours d’autant plus multipliés aux mains qui savent en tirer parti, que par lui-même l’état de guerre, la facilite à certains égards. En effet, la consommation intérieure devenant moindre alors, & le commerce perdant une portion considerable de son activité, nombre de particuliers se trouvent possesseurs de fonds oisifs que la langueur de la circulation a remis dans leurs coffres, & dont ils ne cherchent qu’à faire un placement quelconque, pour lequel ils préfèrent presque toujours dans ces sortes de conjonctures la sureté du capital à la forte quotité de l’intérêt.

Voilà la principale source où le Ministre doit puiser les moyens de ménager les contribuables, en déployant tout l’art que ses lumieres & l’expérience lui donnent pour emprunter le plus possible & aux conditions les moins onéreuses.

Je dis le plus possible, quoique les loix d’une proportion dont je montrerai la nécessité au Chapitre suivant, ne permettent pas à l’emprunt de franchir certaines bornes. Mais toute Monarchie constamment gouvernée dans le sens de ses maximes constitutives, telle que je la suppose ici, doit acquérir par le seul effet nécessaire de la bonté de son régime, tant de vigueur & un tel ascendant sur les événemens mêmes, qu’elle saura les maîtriser en quelque sorte ; & que détournant par prudence ou par force une partie de l’influence désastreuse qu’elle paroissoit devoir en ressentir, elle se maintiendra continuellement au point de n’être jamais réduite à l’obligation d’épuiser ses ressources ; pas même à celle d’altérer l’équilibre de son systême économique.

De la cause à laquelle j’ai rapporté plus haut les facilités qu’avoit l’état pour emprunter en tems de guerre, dérive une conséquence qui mérite d’être observée. C’est qu’à raison des emprunts déja faits, la masse des fonds oisifs diminuant dans les mains des particuliers, les nouveaux emprunts, à mesure qu’ils se succèdent, doivent devenir plus difficiles à remplir, & forcer le gouvernement à des conditions plus onéreuses,

L’habileté consiste donc à éviter ces deux inconvéniens, & à se tenir autant qu’il est possible au-dessous de la proportion qui devroit naturellement s’établir entre la progression des emprunts & le surencherissement de l’intérêt ; tantôt en excitant la confiance par la solidité de l’hypotèque, ou la perspective d’un prompt remboursement ; tantôt en aiguillonnant la cupidité par les espérances que peut offrir la voie du sort.

En général, chaque maniere d’emprunter doit être combinée sur les circonstances où on l’emploie, sur les goûts du tems, sur le caractère nationnal. Chez un peuple sensible par tempérament à l’attrait des nouveautés de tout genre, il est sur-tout essentiel de varier fréquemment les emprunts, dans la crainte qu’une même forme trop répétée ne le dégoute ; & que le peu de succès qu’elle auroit en dernier lieu, ne vienne encore par contre-coup à discréditer les autres.

Si dans le nombre des secours que le gouvernement rassemble pour faire face aux nouveaux besoins, il lui rentre quelque branche de perception extraordinaire & momentanée, que d’anciens revers avoient forcé d’aliéner dans des mains qui ont négligé de la mettre en valeur ; ou que sans porter d’atteinte à la balance générale du commerce, on puisse en établir quelqu’une de cette espéce sur les excès du luxe dans une capitale trop opulente ; non-seulement il importe d’en tirer du côté du produit tous les avantages dont elle est susceptible, mais encore de l’hypotéquer de préférence en cas d’emprunt ; afin de conserver autant qu’il est possible les branches de revenu fixe, libres & intactes. C’est imiter l’Ingénieur, qui chargé de défendre une place, inspire aux assiégés plus de confiance & d’espoir, à mesure qu’il éloigne l’attaque des principaux ouvrages, par l’art avec lequel il tire parti de ses dehors.

Je ne dirai qu’un mot des projets ; & seulement pour observer qu’ils sont une des choses dont l’administration doit se défier le plus.

Chaque projet est ordinairement l’ouvrage d’un homme pourvu de connoissances & de lumieres, qui relativement à l’intérêt qu’il a de le faire réussir, déploie les ressources de son esprit pour en exagerer les avantages, & en cacher les côtés défectueux. Ce n’est donc qu’en le suivant pas à pas dans tous ses détours, qu’en décomposant les unes après les autres, toutes les parties de son plan, en les comparant entre elles, en les rapprochant séparément des vrais principes, qu’on peut réduire à leur juste valeur les avantages qu’il annonce, & découvrir à travers le nuage dont il s’enveloppe, les inconvéniens qui les balancent ou les surpassent.

Je distinguerai pourtant deux sortes de projets : les uns qui sans effort, sans dépense, & sur-tout sans appésantir le fardeau de l’impôt, offrent les moyens de se procurer des sommes immenses. Les autres, qui fondés sur des spéculations beaucoup plus modestes, se bornent à de simples vues de perfection.

L’intitulé seul des premiers devroit être un motif suffisant de les proscrire : car il est souverainement absurde d’imaginer que dans un état où le timon des finances est depuis longtems dirigé par des mains habiles, où le premier de tous les vices est peut être d’avoir trop multiplié les moyens, des sources d’où la richesse découleroit avec tant d’abondance & de facilité, aient échapé jusques-là ; je ne dis pas seulement à la sagacité des Ministres, mais à la sagacité plus pénétrante encore des financiers : ou supposé qu’après avoir dépouillé le projet de tout ce que l’exageration lui avoit prêté de séduisant, il restât quelque foible partie des avantages qu’il annonçoit ; en creusant plus avant, on trouveroit que du côté de la réproduction, du commerce, ou des différentes branches de l’impôt, il y auroit infiniment plus à perdre, que son admission ne produiroit.

Quant aux projets de la seconde classe, il peut sans doute y en avoit d’utiles, c’est à l’administration à éprouver leur bonté par la méthode que j’ai indiquée plus haut. Pour moi j’avoue qu’en fait de projets, je déterminerois volontiers ma confiance par cette régle, que celui qui promet le moins, est en général celui qui doit valoir le mieux.