CHAPITRE II.


Quelques traditions sur Pindare.


Nous avons essayé de rendre manifeste, par un type présent et familier pour nous, ce génie du poëte thébain si difficile à expliquer et à traduire : ajoutons-y quelques souvenirs de l’antiquité sur sa vie. La Grèce savante avait élevé un temple à Homère ; mais elle ne se vantait pas de posséder sa statue, et l’image authentique de ses traits n’existait nulle part. Thèbes n’avait pas la statue de Pindare, mais seulement son tombeau. Né cent soixante-quatre ans avant la naissance d’Alexandre, il appartenait à l’âge le plus florissant de la Grèce, aux commencements de cette époque, sans égale pour la durée comme pour la grandeur, qui va du génie d’Eschyle et de Sophocle au génie d’Aristote.

L’histoire avait cessé d’être fabuleuse, et ce qui pouvait se rencontrer de merveilleux dans les souvenirs liés au poëte thébain ne tenait qu’à l’excès de l’admiration populaire. On raconta que, dès sa première jeunesse, allant à Thespies dans la plus grande chaleur de l’été, il fut pris de fatigue et de sommeil[1]. Il s’endormit à terre, un peu au-dessus de la route. Des abeilles, qui volaient sur lui, déposèrent du miel autour de ses lèvres, et depuis il eut le don des vers et chanta.

Horace s’est souvenu de cette légende, lorsqu’il raconte « que sur le Vultur Apulien, en dehors de la terre d’Apulie, sa nourrice, comme il gisait enfant, accablé par le jeu et le sommeil, de fabuleuses colombes le couvrirent d’un vert feuillage. Ce fut merveille, dit-il, pour tous les habitants de cette Achérontia, suspendue comme un nid, et pour ceux des bois de Bantium et des vallées fertiles de Forente, de me voir dormir, en sûreté contre les vipères et les ours, sous les ombrages enlacés du laurier divin et du myrte, enfant magnanime que j’étais, non sans l’aide des Dieux[2]. »

Horace, vous le voyez, badine sur sa prédestination poétique ; et il emprunte à Pindare jusqu’au tour et au moindre détail de son expression :

Non sine dis animosus infans.

Οὐκ ἄνευ θεῶν, avait dit le poëte thébain, bien qu’il ne racontât point lui-même le reste du prodige, que croyaient ses contemporains.

Dans la réalité, Pindare, né d’un père dont le nom est rapporté diversement, Daïphante ou Scopelinos, fut dès l’enfance formé par lui à l’art de la musique, et plus tard élève de Lasos d’Hermione, le plus renommé de son temps pour la lyre et le chant. Il reçut aussi les leçons ou partagea les études d’une femme célèbre, Myrto ; mais ce nom s’efface devant celui de Corinne, la gloire presque unique d’une ville voisine de Thèbes, Tanagre, que fréquentait Pindare.

Près de Corinne, Pindare semble avoir reçu des conseils de goût, encore plus que des inspirations musicales. Le voyant enorgueilli de ses premiers essais et du beau langage qui lui venait sans effort, Corinne lui aurait dit « qu’il manquait aux « muses, en ne sachant pas employer les fictions, ce qui est le grand œuvre de la poésie, tandis que les expressions, les figures de style, la mélodie, le rhythme, ne sont qu’un agrément ajouté aux choses mêmes. » Le jeune homme, averti, commence un nouveau chant sur ce ton : « Vais-je chanter Ismène, ou Mélias aux fuseaux d’or, ou Cadmus, ou la race sacrée des hommes nés des dents de serpents, ou la force toute-puissante d’Hercule, ou… » Comme il récitait ce début à Corinne : « Il faut semer par pincées », dit-elle avec un sourire, « et non renverser tout le sac[3]. » C’était bien juger ce luxe de souvenirs mythologiques et d’épithètes sonores, dont le génie de Pindare ne s’est pas toujours assez défendu.

Quoi qu’il en soit, élève ou non de Corinne, Pindare paraît avoir été quelquefois son rival, et même il aurait été vaincu par elle dans un ou plusieurs concours de poésie. Un témoignage très-authentique nous l’affirme, celui de Pausanias, l’exact voyageur sachant déjà étudier en antiquaire les monuments de sa glorieuse patrie, devenue romaine. Après avoir remarqué, dans sa description de Tanagre, que les habitants de cette ville ont su le mieux, parmi les Grecs, régler ce qui concerne le culte divin, toujours attentifs à placer les temples à part, dans un lieu pur, loin de l’habitation des hommes, il ajoute, apparemment par cette liaison d’idées naturelle entre le culte et la poésie : « Le tombeau de Corinne[4], qui seule, à Tanagre, a fait des hymnes, est placé dans le lieu le plus découvert de la ville. Il y a aussi dans le gymnase un portrait de Corinne, la tête couronnée de bandelettes, pour la victoire qu’elle avait remportée au concours de poésie, sur Pindare, à Thèbes. Elle vainquit, ce me semble, à la faveur de son dialecte, ne se servant pas de la forme dorique comme Pindare, mais de celle que les Éoliens devaient mieux saisir, et aussi parce qu’elle était la plus belle femme d’alors, comme on peut le supposer d’après son portrait. »

Ne le cédant qu’à une telle rivale, le poëte thébain n’en passa pas moins pour inspiré. On racontait qu’Apollon l’aimait et lui donnait des marques de cette faveur divine. Le soir, disait-on, le prêtre, au moment où il fermait les portes du temple de Delphes, l’appelait à haute voix par ces mots : « Pindare le poëte est invité au souper du Dieu. »

Cette vocation religieuse semblait attachée de naissance à la personne du poëte, venu au monde durant une des fêtes du Dieu, comme l’attestent quelques mots d’un de ses hymnes perdus[5] : « C’était la fête qui revient tous les cinq ans, où, pour la première fois, je fus nommé, enfant chéri dans les langes. » Et, selon le commentaire ancien qui cite ces paroles, elles rappellent le cri Évoé, qui commençait les mystères d’un autre Dieu.

On racontait encore que, dans la vallée entre le Cithéron et l’Hélicon, le dieu Pan s’était montré chantant lui-même un hymne de Pindare ; et on trouvait une réponse du poëte à cet insigne honneur, dans un hymne dont il ne reste que ce vers : « Ô Pan, protecteur de l’Arcadie et gardien des asiles sacrés. » De là même, d’anciens vers rappelant plusieurs souvenirs merveilleux de la jeunesse du poëte : « Autant le clairon retentit plus haut que des flûtes d’ossements légers, autant, Pindare, ta lèvre domine par l’accent toutes les autres. Ce n’est pas en vain qu’autour de ta bouche délicate un essaim d’abeilles composa son miel. J’en atteste le dieu du Ménale, chantant un hymne, ton ouvrage, et oubliant sa flûte pastorale[6]. »

Entre ces fables populaires, la longue vie du poëte paraît s’être écoulée dans le culte des dieux et les succès de son art, renommé par toute la Grèce. Il alla souvent à la cour de Hiéron, roi de Syracuse, et sans doute aussi à celle de ses fils, souverains moins puissants de villes fondées par eux.

Il y connut deux poëtes, Simonide et Bacchylide, le premier plus âgé que lui, l’autre plus jeune, et son concurrent trop inférieur pour n’être pas son ennemi.

Ce qui nous reste des poésies de Pindare le montrera, plus que nous ne l’avons dit encore, généreux et sensé dans les conseils qu’il donnait à quelques chefs des cités de Sicile et de la colonie grecque de Cyrène. La faveur qu’il trouvait chez ces princes, la conserva-t-il au même degré dans les villes libres de la Grèce et parmi ses propres concitoyens ? Nous avons déjà répondu à ce doute, au sujet d’Athènes, qu’il nommait « la brillante et courageuse Athènes, le boulevard de la Grèce. » Il n’avait pas moins honoré le courage de Sparte ; et les Lacédémoniens s’en souvinrent, lorsque, vainqueurs dans un combat contre Thèbes et maîtres de la ville, ils s’abstinrent de la seule maison qui portait pour inscription : « Ne brûlez pas le toit du poëte Pindare. » Générosité facile qu’Alexandre imita plus tard et dont il fut trop vanté !

Dans cette petite maison, dont Pausanias marque la place sur le bord de la fontaine Dircé, et d’où le poëte entendait, la nuit, les prières chantées tout auprès dans le temple de Cybèle, Pindare passa des jours paisibles et purs, comme l’affirme plus d’un témoignage exprimé dans ses vers. C’est de là qu’il bravait la calomnie des envieux, comme l’oiseau de Jupiter les cris des oiseaux babillards[7] ; c’est là qu’il s’approchait sans trouble des noirs confins de la vieillesse. Il avait, de son union avec Mégaclée, un fils du nom de Daïphante, inconnu dans l’histoire, et deux filles, Protomaque et Eumétis.

Parvenu à un âge avancé, il fréquentait encore, dans les principales villes de la Grèce, ces solennités populaires tant célébrées par sa voix. On rapporte qu’il mourut tout à coup, au milieu même des jeux publics d’Argos. Cette mort, suivant un autre récit, n’était pas pourtant imprévue. Quelques jours auparavant, Proserpine était apparue au poëte endormi, et, se plaignant à lui d’être la seule divinité qu’il n’eût pas encore célébrée, elle avait ajouté qu’il le ferait du moins lorsqu’il serait venu près d’elle. La prédiction fut accomplie avant dix jours. Il y avait à Thèbes une vieille femme, parente de Pindare, et accoutumée à répéter la plupart de ses hymnes. Pindare lui apparut aussitôt après sa mort, et, pendant le sommeil, lui chanta un hymne nouveau à Proserpine. La vieille femme, une fois éveillée, écrivit tout ce qu’elle avait entendu en songe ; et il fut dit que, dans cet hymne posthume, le poëte, parmi différents surnoms donnés à Pluton, l’avait appelé le conducteur aux rênes d’or, par une allusion manifeste à l’enlèvement de Proserpine.

Pausanias, en rapportant la remarque, n’ajoute rien, et n’affirme pas que le génie du poëte se retrouvât dans cette réminiscence de sa vieille parente. On peut y voir seulement la preuve du caractère merveilleux dont l’imagination des Grecs aimait toujours à entourer le nom du grand poëte qui les avait charmés. Nulle fiction semblable n’allait suivre la gloire de Sophocle ou de tel autre génie de la Grèce, devenue philosophe autant que guerrière et poétique.

Quelques vers grecs, d’une date inconnue mais ancienne, consacrent par de touchants détails la fin du poëte dans les fêtes d’Argos[8] :

« Protomaque et Eumétis[9] aux douces voix pleuraient, filles ingénieuses de Pindare, alors qu’elles revenaient d’Argos, rapportant dans une urne ses cendres retirées des flammes d’un bûcher étranger. »

La gloire du poëte grandit sur sa tombe, placée dans le lieu le plus remarquable de Thèbes, près de l’amphithéâtre des jeux publics. Son nom demeura consacré dans l’admiration de la Grèce, comme celui d’un de ses génies les plus grands et les plus rares, d’autant plus qu’Athènes elle-même, cette Athènes si renommée pour la poésie et l’éloquence, n’avait produit, selon Plutarque[10], aucun poëte lyrique, mais seulement un faiseur obscur de dithyrambes, Cinésias, dont il cite le nom avec ironie. Plutarque, dans sa naïve jalousie pour la gloire de Thèbes, ne faisait-il pas une erreur étrange ? Il oubliait toute la poésie lyrique du théâtre d’Athènes.




  1. Pausan. Bœot., c. 23.
  2. Horat. od. 4, lib. iii.
  3. Plutarch. Mor. p. 425.
  4. Paus. Bœot., cap xxii.
  5. Pind., ed. Boiss., frag., p. 304.
  6. Pind. Vit. ex Eustath.
  7. Pind., ed. Boiss., Nem. 3. p. 193.
  8. Pind., vit. Bois. p. 6.
  9. Ἦ μάλα Πρωψομάχα τε καὶ Εὔμητις λιγύφωνοι
    Πινδάρου ἔκλαυσαν θυγατέρες πινυταί·
    Ἀργόθεν ἧμος ἵκοντο, κομιζοῦσ’ ἔνδοθι κρωσσοῦ
    Αείψσαν’ ἀπὸ ξείνης ἀθρόα πυρκαϊῆς.

  10. Plutarch. Mor., p. 426.