Essais philosophiques sur l’entendement humain/12


DOUZIEME ESSAI.

Sur la philosophie académique ou sceptique.


Premiere Partie.


Il n’y a point de sujet où l’on ait employé autant de raisonnemens philosophiques que pour prouver l’existence de Dieu, & pour réfuter les erreurs de l’athéisme. Cependant, les philosophes les plus religieux disputent encore, s’il est possible qu’un homme s’aveugle au point de devenir athée spéculatif[1] ? Comment concilier ces contradictions ? Les chevaliers errans qui coururent le monde pour le nétoyer de dragons & de géans, n’eurent jamais le moindre doute sur l’existence de ces monstres.

Un autre adversaire de la religion, qui s’attire naturellement la haine de tous les philosophes qui se piquent d’une certaine gravité, c’est le sceptique ; quoiqu’assurément personne n’ait jamais rencontré un personnage aussi absurde, ni conversé avec un homme qui n’eût, ni opinion, ni principe sur aucune matiere, soit de pratique, soit de spéculation[2]. Cela fait naître une question fort naturelle : qu’est-ce qu’on entend par sceptique ? Et jusqu’où, est-il possible de pousser le doute & l’incertitude philosophique ?

Il y a une espece de scepticisme antérieur à l’étude & à la philosophie, qui a été fort recommandé par Descartes, & par d’autres philosophes, comme un préservatif souverain contre l’erreur & les jugemens précipités. Cette disposition renferme un doute universel, non-seulement sur nos principes précédens, & sur les opinions de notre enfance, mais même sur nos facultés intellectuelles, dont nous devons constater la véracité par une chaîne de raisonnemens, dépendante de quelque principe primordial, qui ne soit ni erroné, ni propre à induire en erreur. Mais, d’abord, il n’y a point de principe qui jouisse, préférablement aux autres, de privilège d’être convainquant par lui-même, & évident de sa propre évidence. Et, s’il n’y en avoit un, nous ne pourrions pourtant faire un pas au-delà, si ce n’est par l’usage de ces mêmes facultés dont on présuppose que nous nous défions. Ainsi, le doute carthésien, quand il seroit possible d’y parvenir, comme assurément il ne l’est pas, seroit un mal tout-à-fait incurable, & il n’y auroit point de raisonnement capable de nous ramener à un état d’assurance & de conviction, sur quelque sujet que ce fût. Il faut avouer cependant que ce scepticisme, pris dans un sens plus modéré, est une chose très raisonnable, un préparatif nécessaire à l’étude de la philosophie, en ce qu’il conserve une juste impartialité dans nos jugemens, & qu’il désaccoutume notre esprit de ces préjugés dont l’éducation, ou des opinions peu réfléchies, peuvent l’avoir imbu. Commencer par des principes clairs & évidens par eux-mêmes, faire des pas timides, mais assurés, revoir souvent nos conclusions, & en examiner toutes les conséquences avec exactitude, ce ne sont pas là les moyens d’avancer fort vite dans nos systême ; mais, c’est l’unique méthode par laquelle nous puissions espérer d’arriver au vrai, de donner de la stabilité & de la certitude à nos décisions.

Il y a une seconde espece de scepticisme, qui marche après la science & les recherches. Il suppose que nous ayions découvert, ou une illusion absolue dans toutes nos facultés intellectuelles, ou leur impuissance à nous procurer rien de fixe dans toutes ces spéculations curieuses dont elles s’occupent pour l’ordinaire. Nos sens mêmes sont rendus problématiques par les philosophes de cette classe ; & les maximes de la vie commune sont enveloppées dans le même doute avec les principes les plus abstraits, & les conclusions les plus profondes de la métaphysique & de la théologie.

Comme ces sentimens paradoxes, si l’on peut les nommer ainsi, se rencontrent dans les écrits de quelques philosophes, & leur réfutation dans ceux d’un grand nombre d’autres ; il est naturel qu’ils excitent notre curiosité, & nous engagent à faire la recherche des argumens sur lesquels ils pourroient être fondés.

Je n’ai pas besoin d’insister sur les lieux communs les plus rebattus, où les sceptiques de tous les âges ont puisé leurs objections contre l’évidence des sens ; tels que sont la défectuosité de nos organes, les illusions qu’ils nous font en plusieurs rencontres, le bâton qui paroît courbé dans l’eau, les aspects variés selon diverses distances, la double image qui se montre lorsqu’on presse un œil, & d’autres phénomenes semblables. Ces armes du scepticisme ne prouvent, en effet, autre chose si ce n’est qu’il ne faut point ajouter une foi implicite aux sens seuls ; mais qu’il en faut corriger le rapport par la raison, & par des considérations prises de la nature du milieu, de la distance de l’objet, & de la disposition de l’organe, afin d’y trouver des caracteres sûrs du vrai ou du faux qui se rencontre dans chacun de ces sujets. Mais, il y a d’autres argumens contre les sens, qui sont plus profonds, & qui n’admettent pas Une solution aussi aisée. Un instinct naturel semble porter les hommes, comme par droit de possession, à s’en fier à leurs sens. Sans raison, & même avant l’usage de la raison, nous supposons un univers extérieur, indépendant de nos perceptions, & qui n’en existeroit pas moins, quand nous serions absens ou anéantis avec toutes les créatures sensibles. Le genre des brutes se gouverne d’après la même opinion ; toutes les pensées, ses desseins & ses actions, en sont des preuves. Il paroît encore évident que les hommes, en suivant cet instinct de la nature, si aveugle, mais si puissant, supposent toujours que les images présentées par les sens, sont les objets externes mêmes, ils n’ont garde de soupçonner que ce n’en soient que des représentations. Cette même table dont nous voyons la blancheur, & dont nous touchons la solidité, nous la jugeons existante, indépendamment de notre perception : nous la croyons quelque chose d’extérieur à l’ame qui l’apperçoit : notre présence ne la réalise point, & notre absence ne l’anéantit point ; elle conserve son être dans sa totalité, & dans son uniformité, & cet être ne releve, en aucune façon, de la situation des intelligences qui l’apperçoivent ou qui le considerent.

Cependant, cette opinion, bien qu’elle soit la premiere en date, & la plus universellement reçue chez les hommes, se détruit bientôt, à l’aide de la plus légère teinture de philosophie. Celle-ci nous enseigne que rien ne peut être présent à l’ame qui ne soit image ou perception, & que les sens ne sont que des canaux qui transmette les images, sans accorder à l’ame aucun commerce avec les objets externes. À mesure que nous nous éloignons d’un objet, nous le voyons diminuer en grandeur ; & cependant cet objet réel, qui existe indépendamment de nous, ne souffre aucun changement : ce qui se présentoit à notre esprit, n’étoit donc autre chose que l’image. C’est ici un des plus simples enseignemens de la raison : & jamais il n’est arrivé à un homme qui réfléchit, de douter que les existences que nous considérons, en disant cet homme, cet arbre, fussent quelque chose de plus que des perceptions de l’esprit, & des copies ou des représentations passageres d’autres êtres, qui conservent leur uniformité & leur indépendance.

Jusques-là donc le raisonnement nous force d’abandonner, ou de contredire, les premiers instincts de la nature, & d’embrasser un nouveau systême par rapport à l’évidence de nos sens. Mais, dans quel extrême embarras se doit trouver ici la philosophie, lorsqu’elle entreprend de justifier ce systême en allant au-devant des chicanes & des objections de scepticisme ? Elle ne sauroit plus soutenir cet instinct infaillible & irrésistible de la nature, qui nous meneroit à un systême tout différent ; systême que l’on reconnoît, non-seulement capable de conduire à l’erreur, mais erroné en effet. Et, d’un autre côté, d’appuyer ce systême, prétendu philosophique, sur une chaîne d’argumens clairs convainquans, ou même de le colorer par une ombre d’argument, c’est ce qui surpasse toute la capacité de l’homme. En effet, comment prouvera-t-on jamais que les perceptions de l’ame doivent être produites par des objets extérieurs qui en different essentiellement, dans le même tems qu’ils leur ressemblent, si tant est que cette ressemblance ne soit pas impossible ? Ces perceptions ne pourraient-elles pas résulter d’une force propre à l’ame, ou de l’opération de quelque esprit invisible & inconnu, ou enfin de quelque autre cause plus cachée encore ? En effet, on accorde déjà, par rapport à un grand nombre de ces perceptions, qu’elles ne viennent pas de dehors, comme dans les songes, dans les frénésies, & dans d’autres indispositions. Enfin rien n’est moins expliquable que la maniere dont le corps devroit agir sur l’ame pour transmettre une image de lui-même à une substance, qu’on suppose d’une nature si différente & si opposée.

Les perceptions sensibles sont-elles produites par des objets extérieurs qui leur ressemblent ? C’est une question de fait, & comment la décider, si ce n’est comme toutes les autres questions de cette nature, je veux dire par l’expérience ? Or, l’expérience se tait ici, & doit se taire. Rien ne peut être présent à l’esprit hormis les perceptions ; & par-là il est impossible que nous ayions une expérience de leur liaison avec les objets. C’est donc sans aucun fondement raisonnable que l’on supposeroit cette liaison.

Avoir recours à la véracité de Dieu pour prouver la véracité de nos sens, ce seroit assurément prendre un détour bien inattendu. Si la véracité divine étoit intéressée dans cette affaire, il faudroit que nos sens fussent entiérement infaillibles ; puisqu’il ne se pourroit pas que Dieu nous trompât jamais. Pour ne pas dire que l’existence du monde externe étant une fois révoquée en doute, nous serions fort embarrassés de trouver des argumens, qui prouvassent l’existence de l’Être suprême, ou de quelques-uns de ses attributs.

Voici donc un lieu commun où les sceptiques qui ont de la profondeur, de la philosophie, triompheront toujours, lorsqu’ils entreprendront de répandre un doute universel sur tous les objets de nos connoissances & de nos recherches. Suivrez-vous, diront-ils, les instincts & la pente de la nature, en vous reposant sur la véracité des sens ? Mais vous serez conduits à croire que l’objet externe & la perception, ou l’image sensible, sont la même chose ? Y renoncerez-vous pour embrasser le principe plus raisonnable, que les perceptions ne sont que des représentations de quelque chose d’extérieur ? Mais alors vous abandonnez votre penchant naturel, vous renoncez à ce que vous sentez tous les jours ; & avec tout cela vous n’êtes pas en état de satisfaire votre raison par une preuve d’expérience qui puisse vous convaincre que les perceptions soient liées avec des objets extérieurs. Il y a un autre argument du scepticisme de même nature que le précédent. La philosophie la plus profonde nous le suggere : & il seroit digne de notre attention, si nous avions besoin de pénétrer jusqu’à cette profondeur, pour découvrir des raisonnemens aussi inutiles, aussi peu propres à nous conduire à un but sérieux. Les spéculateurs modernes tombent unanimement, d’accord que toutes les qualités sensibles, telles que sont la dureté, la mollesse, la chaleur, le froid, le blanc & le noir, &c., ne sont que des qualités secondaires, qui n’existent point dans les objets, n’étant que des perceptions de l’ame qui ne sont modelées par aucun archétype. Or, si cela est vrai des qualités, secondaires, il doit l’être aussi de l’étendue & de la solidité, qu’on prétend être des qualités premieres ; & cette dénomination de premiere ne peut leur appartenir préférablement aux autres. L’idée de l’étendue ne nous vient que par les sens de la vue & du toucher ; ainsi, elle dépend entiérement d’idées sensibles, on d’idées de qualités secondaires. Si donc toutes les idées apperçues par les sens sont dans l’ame, & non dans les objets, la même conséquence doit avoir lieu à l’égard de celle-ci. Rien ne peut nous en sauver, si ce n’est de dire que les idées de ces qualités premieres s’acquierent par voie d’abstraction, ce qui, à le bien examiner, est inconcevable, & même absurde. Une étendue qui n’est ni tangible, ni visible, ne sauroit être conçue : & une étendue tangible, ou visible, qui n’est, ni dure ni molle, ni noire ni blanche, est également hors de la portée de notre conception. Que quelqu’un essaie de concevoir un triangle en général, qui ne soit, ni isoscele, ni scalene, & qui n’ait aucune aire particuliere, ni aucune proportion déterminée de côtés. Il s’appercevra bientôt de l’absurdité de toutes les notions de l’école au sujet des abstractions & des idées générales[3]. Ainsi, la premiere objection philosophique contre l’évidence des sens, ou contre l’opinion de l’existence extérieure des objets consiste en ce que cette opinion, si l’on s’en tient à l’instinct naturel, est contraire à la raison, & si l’on s’en tient à la raison, est contraire à l’instinct naturel ; en même tems qu’elle n’est fondée sur aucune évidence raisonnable, qui puisse convaincre un homme qui examine les choses impartialement. La seconde objection va plus loin : elle représente cette opinion comme contraire à la raison, du moins en prenant pour un principe raisonnable, que les qualités sensibles ne sont point dans les objet ; mais dans l’ame.

Seconde Partie.

Tenter de détruire la raison par le raisonnement, c’est ce qui paroît d’abord une entreprise fort extravagante ; c’est cependant là le grand but que se proposent les sceptiques dans leurs recherches & dans leurs disputes, Ils tâchent de trouver des objections, & contre les raisonnemens abstraits, & contre ceux qui se rapportent aux choses de fait, aux objets existans.

La principale objection contre tous les raisonnemens abstraits se tire de la nature de l’espace & du tems : ces sujets, qui paroissent clairs & intelligibles dans la vie commune & aux esprits superficiels, ne sont pas plutôt mis à l’épreuve des sciences profondes, dont ils sont les principaux objets, qu’ils conduisent à des notions pleines d’absurdités & de contradictions. Jamais prêtres, dans l’intention d’apprivoiser & de subjuguer notre raison rebelle, n’inventa de dogme qui choque davantage le sens commun, que le fait la doctrine d’une étendue divisible à l’infini, avec toutes ses conséquences, telles que tous les géometres & tous les métaphysiciens les étalent si pompeusement, & avec une espece de triomphe. Une quantité réelle, infiniment moindre que quelque quantité finie que ce soit, contenant des quantités infiniment moindres qu’elle-même, & ainsi à l’infini : c’est-là un édifice hardi jusqu’au prodige, mais dont la masse est trop pesante pour pouvoir reposer sur la base d’une prétendue démonstration, parce qu’il choque les principes les plus clairs & les plus naturels de la raison humaine[4]. Mais, ce qui est le plus extraordinaire, c’est que ces opinions absurdes sont fondées sur une chaîne de raisons les plus claires & les plus naturelles, & où il paroît impossible d’accorder les prémisses sans admettre les conséquences. Rien ne peut être plus convainquant, ni plus satisfaisant, que les conclusions qui concernent les propriétés des cercles & des triangles. Cependant, si on les reçoit, comment peut-on nier que l’angle de contact, placé entre le cercle & sa tangente, ne soit infiniment moindre que le moindre des angles rectilignes ; qu’en augmentant le diamètre du cercle à l’infini, cet angle ne devienne encore plus petit & même jusqu’à l’infini ; & enfin, qu’il n’y ait d’autres courbes qui puissent former avec leurs tangentes des angles infiniment moindres que celui qu’un cercle quelconque forme avec la sienne, & ainsi de suite jusqu’à l’infini ? La démonstration de ces principes ne paroît pas être plus sujette à des exceptions, que ne l’est celle de l’égalité des trois angles du triangle à deux droits ; cependant, cette derniere opinion est naturelle & aisée à concevoir, au lieu que la premiere est chargée de contradictions & d’absurdités. La raison semble ici étonnée, & demeure suspendue en quelque façon, sans avoir besoin d’insinuations sceptiques pour se défier d’elle-même, & du terrein sur lequel elle marche. Elle voit des endroits que le grand jour éclaire ; mais ce jour est bordé des plus profondes ténebres. Elle se trouve si éblouie & si confondue entre ces deux extrêmes, qu’il lui est presque impossible de prendre un parti assuré sur quoi que ce soit.

Lorsque les sciences abstraites partent de l’étendue à la durée, l’absurde témérité de leurs décisions devient, s’il étoit possible, encore plus palpable. Un nombre infini de portions réelles de tems, qui se succedent & s’épuisent l’une après l’autre, est une contradiction si évidente qu’il est inconcevable qu’elle puisse être admise par un homme à qui la science n’a pas gâté le jugement, au lieu de le rectifier.

Cependant la raison demeure inquiete, & ne goûte point de repos dans ce scepticisme même, où elle a été conduite par tant d’absurdités & de contradictions. Il est absolument incompréhensible comment une idée claire & distincte peut renfermer des circonstances contradictoires avec elle-même, ou qui répugnent à une autre idée claire & distincte : & c’est peut-être là de toutes les propositions la plus absurde qu’on puisse former. Rien donc de plus sceptique, rien de plus rempli de doutes d’incertitude, que ce scepticisme même qui naît des conclusions absurdes de la géométrie, ou de la science de la quantité[5]. Les objections que font les sceptiques contre l’évidence morale, ou contre les raisonnemens qui concernent des matieres de fait, sont, ou des objections populaires, ou des objections philosophiques. Les objections populaires sont prises de la foiblesse naturelle de l’entendement humain, des opinions contradictoires qui ont prévalu en divers tems & chez diverses nations, des variations de nos jugemens dans la santé ou dans la maladie, dans la jeunesse ou dans la vieillesse, dans la prospérité ou dans l’adversité, de la contradiction perpétuelle qui regne dans les opinions & les sentimens de chaque individu, & d’autres lieux communs de cette nature. Il est inutile de nous arrêter plus long-tems là-dessus : ce ne sont là, en effet, que de foibles objections. Dans la vie commune nous raisonnons, à chaque instant, sur des faits & sur des choses existantes ; & nous ne saurions subsister sans un usage continuel d’argumens de cette espece. Il n’y a donc point d’objection populaire capable d’en détruire l’évidence. Le grand destructeur de pyrrhonisme & de scepticisme poussé à l’excès, c’est l’action, c’est le mouvement, ce sont les occupations de la vie commune. Que ces principes regnent & triomphent dans les écoles, où il est difficile, sinon impossible, de les réfuter ! À la bonne heure ? Mais ils ne quitteront pas plutôt ce séjour ténébreux, que se trouvant opposés aux principes les plus puissans de notre nature, par la présence des objets réels qui animent nos passions & nos sentimens, ils disparoîtront comme une fumée, & laisseront le sceptique le plus déterminé dans le même état que le reste des hommes. Il y a donc plus d’avantage pour le sceptique à se renfermer dans sa propre sphere, & à faire valoir ces objections philosophiques qui sont le fruit d’une profonde recherche. Les sujets de triomphe ne lui manqueront pas. Il insistera, & avec raison, sur ce que toute l’évidence qui accompagne les choses de fait, destituées du témoignage des sens & de la mémoire, dérive de la relation qui existe entre les causes & les effets. Il fera voir que l’idée que nous avons de cette relation n’est que celle de la liaison fréquente de deux objets ; & que tout ce que l’on nous démontre, c’est que des objets que l’expérience nous a souvent offerts, liés ensemble, le seront encore de la même maniere, à l’avenir, & dans d’autres cas. En un mot, il prouvera que rien n’autorise cette induction, si ce n’est la coutume, ou un instinct naturel, sujet à l’erreur, comme le font tous les instincts. C’est en développant ces raisons que le sceptique déploie sa force, ou plutôt qu’il découvre sa foiblesse & la nôtre : c’est en s’y prenant de cette façon qu’il semble détruire, au moins pour un tems, toute assurance & toute conviction. On pourroit donner plus d’étendue à cet argument, si l’on avoit lieu de s’attendre à en voir résulter quelque bien réel & durable pour la société.

L’objection principale, & la plus terrassante, contre le scepticisme outré, c’est que, tant qu’il subsiste dans toute sa force & sa vigueur, il n’en peut revenir aucun avantage qui soit de durée. Nous n’avons qu’à demander à un tel sceptique ; quelle est son intention ? Et ce qu’il se propose par toutes ces recherches curieuses ? Il se trouvera arrêté tout court, & ne saura que répondre. Le docteur qui professe le systême de Copernic, & celui qui enseigne celui de Ptolomée, maintiennent chacun leurs dogmes particuliers d’astronomie, parce qu’ils peuvent espérer de produire dans leurs auditeurs une conviction constante & durable. Le stoïcien & l’épicurien proposent des principes, qui non seulement peuvent durer, mais qui, outre cela, influent puissamment sur la conduite & sur les mœurs. Au lieu que le pyrrhonien ne sauroit alléguer en faveur de sa philosophie, ni qu'elle ait une influence permanente sur l’esprit humain, ni que cette influence fût avantageuse, si elle l’avoit. Il doit convenir, au contraire, si tant est qu’il puisse convenir de quelque chose, que si ses principes prévaloient universellement & constamment dans le monde, ils entraîneroient la ruine de la vie humaine, que toute conversation, toute action devroit cesser, & que l’homme n’auroit qu’à s’ensevelir dans une léthargie totale, jusqu’à ce que les besoins de la nature, qu’il ne pourroit satisfaire, missent fin à sa misérable existence. Il est vrai qu’on n’a pas grand sujet d’appréhender une catastrophe aussi funeste : la nature dominera toujours sur ces principes. Le pyrrhonien peut exciter, en lui-même ou dans les autres, une surprise passagere, un trouble momentané ; mais le premier événement de sa vie, & l’événement le plus trivial, fera évanouir tous ses doutes & tous ses scrupules : il le laissera, sur chaque point de pratique ou de théorie, dans le même état où sont, & les autres philosophes, & ceux qui ne s’embarrassent point de recherches philosophiques. Réveillé comme d’un songe, il sera le premier à rire de lui-même, & à confesser que toutes ses objections ne sont que pour l’amusement, & ne peuvent avoir d’autre effet que de mettre au jour la condition bisarre des hommes, qui sont obligés d’agir, de raisonner, de croire, bien que leurs recherches les plus assidues ne puissent leur apprendre rien de satisfaisant sur le fondement de ces opérations, ni résoudre aucune des objections que l’on peut former contr’elles.


Troisieme Partie.


Il y a un scepticisme mitigé, une philosophie académique qui peut devenir & durable & utile : elle peut être le résultat du pyrrhonisme, ou du scepticisme outré, après que le bon sens & la réflexion ont réformé ses doutes universels. Il est naturel à la plupart des hommes d’être positifs & dogmatiques dans leurs opinions : n’envisageant les objets que par une face, & n’ayant point d’idée des argumens qui les présentent sous une face opposée, ils se jettent précipitamment dans les principes pour lesquels ils ont de la prédilection, & n’ont aucune indulgence pour ceux qui ont des sentimens opposés aux leurs. Lorsqu’il faut hésiter ou balancer, leur entendement s’embarrasse, leurs passions ressentent un frein incommode, & leur activité souffre de demeurer suspendue. Leur esprit désire donc, avec impatience, de sortir d’un état qui lui pese si fort ; & ils pensent ne pouvoir jamais s’en éloigner assez, dussent-ils donner dans l’autre extrémité, par la véhémence de leurs assertions, par l’opiniâtreté de leur croyance. Si ces raisonneurs dogmatiques pouvoient sentir les étranges infirmités de l’entendement humain, lors même qu’il est dans son état le plus parfait, & que ses décisions sont mesurées avec le plus de circonspection, cette pensée leur inspireroit plus de modestie & de réserve : elle diminueroit leur folle prévention pour euxmêmes & les préjugés dont ils sont remplis contre tous leurs antagonistes. Que les ignorans considerent la disposition des vrais savans, qui, comblés des avantages que donnent l’étude & la réflexion, n’en sont que plus modestes & plus réservés dans leurs décisions : & s’il y a des savans que leur tempérament rend hautains & opiniâtres ; qu’une légere teinture de pyrrhonisme abaisse leur orgueil, en leur montrant que les prérogatives qu’ils peuvent avoir acquises sur le reste des hommes, comparées avec cette perplexité & cette confusion universelle, qui sont inhérentes à la nature humaine, se réduisent à fort peu de chose. Il y a, en général, un degré de doute, de circonspection, & de modestie, qui doit être inséparable d’un esprit juste dans toutes ses recherches, & dans toutes ses décisions.

Une seconde espece de scepticisme mitigé, avantageux au genre humain, & qui pourroit résulter des doutes & des scrupules du pyrrhonien, ce seroit de limiter nos recherches aux sujets les mieux assortis à l’étroite capacité de notre entendement. L’imagination humaine est naturellement portée au sublime : elle se plaît dans les choses placées à une grande distance, & qui sont extraordinaires : sans se laisser arrêter, elle prend son essor vers les parties du tems de l’espace les plus éloignées, afin de se soustraire aux objets que l’habitude lui a rendus trop familiers. L’homme qui s’est fait un jugement sain, suit une méthode toute contraire. Il laisse là toutes les recherches trop élevées & tirées de trop loin ; il se renferme dans la vie commune, dans des sujets utiles pour la pratique, & que l’expérience journalière lui offre ; il abandonne tout ce qui est plus sublime à l’art des poëtes& & des orateurs, ou aux artifices des prêtres & des politiques. Rien ne peut contribuer davantage à nous inspirer une aussi salutaire résolution, que de nous convaincre entiérement de la force du doute pyrrhonien, & de l’impossibilité d’en être délivré par une autre voie que par la puissante influence de l’instinct naturel. Cela n’empêchera pas ceux qui ont du penchant pour la philosophie, de poursuivre leurs recherches : outre qu’il y a un plaisir immédiat attaché à ces occupations, les décisions des philosophes ne sont que des réflexions méthodiques & exactes sur la vie commune. Mais ils ne seront jamais tentés de sortir de cette sphere, tant qu’ils considéreront l’imperfection des facultés qu’ils emploient, le peu d’exactitude de leurs opérations, & les bornes étroites de leur portée. Nous ne saurions donner de bonne raison pourquoi, après mille expériences, nous croyons qu’une pierre tombera ou que le feu brûlera, & nous prétendrions décider, d’une maniere satisfaisante, sur l’origine des mondes, & sur les routes que la nature suit de toute éternité.

Cette étroite limitation de nos recherches est, en effet, une chose si raisonnable à tous égards, que le moindre examen des facultés naturelles de l’esprit humain, comparées à leurs objets, suffit pour nous en recommander la nécessité ; cet examen nous découvrira quels sont les sujets convenables à nos sciences & à nos recherches.

Les quantités & les nombres me paroissent l’unique matiere des sciences abstraites, & l’unique objet de la démonstration. Ce genre de connoissance est le plus parfait, mais toutes les tentatives qu’on fait pour l’étendre au-delà des bornes que je viens de poser, aboutissent au sophisme & à l’illusion. Comme les parties constituantes de la quantité & du nombre sont entiérement similaires ; leurs rapports deviennent compliqués & embarrassés : rien de plus curieux ni de plus utile, que de savoir déterminer, à travers tous leurs différens aspects, leurs égalités & leurs inégalités, par le moyen de la variation des milieux. Toutes nos autres idées sont évidemment distinctes & différentes entr’elles : tous les progrès donc que nous y pouvons faire par nos recherches, se réduisent à en observer les diversités, & prononcer qu’une chose n’est pas l’autre, ce qui ne demande qu’une réflexion très-ordinaire. S’il se glisse quelque difficulté dans ces sortes de décisions, elle vient uniquement de ce que le sens des termes n’est pas bien fixe ; & l’on peut y remédier en donnant des définitions plus justes. On ne peut savoir qu’à l’aide d’une certaine suite de raisonnemens & de spéculations, que le quarré de l’hypoténuse est égal aux deux quarrés des côtés quand même les termes seroient définis avec la derniere exactitude ; au lieu que pour nous convaincre que là où il n’y a point de propriété, il ne sauroit y avoir d’injustice, il n’est besoin que de définir le terme d’injustice par violation de propriété, cette proposition n’étant en effet qu’une définition imparfaite. Il en est de même de tous ces raisonnemens prétendus syllogistiques qu’on rencontre dans les branches de nos connoissances qui ne concernent pas les quantités & les nombres. Je crois qu’on peut affirmer, avec assurance, que ces quantités & ces nombres sont les seuls objets d’une vraie science, & d’une démonstration réelle.

Toutes les autres recherches de l’esprit humain roulent sur des matieres de fait & d’existence ; & par-là il est évident qu’elles ne sont pas susceptibles de démonstration. Tout ce qui est, pourroit ne pas être ; la négation d’un fait n’implique jamais contradiction ; la non-existence de quelque être que ce soit présente une idée aussi claire & aussi distincte que son existence, la proposition qui affirme qu’il n’existe pas, n’est pas moins concevable, ni moins intelligible, que celle qui nous dit qu’il existe. Le cas est tout autre par rapport aux sciences proprement ainsi nommées : toute proportion fausse y est une proposition confuse & inintelligible. Si vous dites que la racine cube de soixante-quatre est égale à la moitié de dix, vous n’avancez pas seulement une fausseté, mais encore une chose qui ne peut être conçue distinctement. Au lieu qu’en disant que César, ou l’Ange Gabriel, ou tel être que vous voulez, n’a jamais existé, il peut que vous disiez faux ; mais ce que vous dites n’implique point contradiction, c’est une proposition parfaitement concevable.

L’existence d’un être ne peut donc se prouver par des argumens pris des causes ou des effets de cet être ; & ces argumens ne sont fondés que sur l’expérience. En raisonnant à priori, il nous paroîtra que toute chose peut produire toute chose : la chûte d’un caillou peut éteindre le soleil ; au moins ne sommes-nous pas sûrs du contraire, & la volonté de l’homme peut arrêter les planetes dans leur course. Il n’y a que l’expérience qui puisse nous enseigner la nature des causes & des effets, & leurs limites : il n’y a qu’elle qui nous mette en état de déduire, de l’existence d’un objet, l’existence de l’autre[6]. C’est donc-là le fondement des raisonnemens moraux, qui forment la plus grande partie des connoissances humaines, & sont les sources de toutes les actions & de la conduite entière de l’homme.

Les raisonnemens moraux roulent, ou sur des faits particuliers, ou sur des faits généraux. Sous les premiers sont comprises toutes les délibérations qui regardent la vie, de même que toutes les recherches d’histoire, de chronologie, de géographie, & d’astronomie.

Les sciences qui traitent de faits généraux, sont celles dont les spéculations ont pour objets les qualités, les causes & les effets de classes entières d’êtres, comme la politique, la philosophie naturelle, la physique, la chimie, &c.

La théologie, en tant qu’elle prouve l’existence d’un Dieu & l’immortalité des âmes, est composée de raisonnemens qui, en partie, roulent sur des faits particuliers, & en partie sur des faits généraux : la raison en est la base, en tant quelle est appuyée sur l’expérience ; mais son meilleur & son plus solide fondement, c’est la foi & la révélation divine.

La morale & la critique sont plutôt les objets du goût & du sentiment que de l’entendement. La beauté, soit morale, soit naturelle, se sent plutôt qu’elle ne s’apperçoit ; ou, si nous en raisonnons, si nous tâchons d’en fixer la regle, nous envisageons un fait nouveau, c’est-à-dire, le goût universel du genre humain, ou tel autre fait qui peut être assujetti au raisonnement & à la spéculation.

Supposons à présent que, persuadés de ces principes, nous entrions dans une bibliothèque, quel dégât n’y allons-nous pas faire ? Si nous prenons en main, par exemple, un volume de théologie ou de métaphysique scolastique, nous demanderons : ce volume contient-il des raisonnemens abstraits sur les quantités ou les nombres ? Non. Des raisonnemens d’expérience sur des choses de fait ou d’existence ? Non. Jettez-le donc au feu ; car il ne peut s’y trouver que des sophismes & de l’illusion.


Fin des Essais Philosophiques.

  1. On a disputé là-dessus, mais, aujourd’hui il paroît qu’on est généralement d’accord, que, dans quelques-uns l’illusion des sophismes, & chez le plus grand nombre, la dépravation du cœur, peuvent conduire à une négation formelle & décidée de l’existence de Dieu. Si l’on a fait durer cette controverse plus qu’elle ne le méritoit, c’est parce qu’elle tenoit à la chimere des idées innées, Note de l’Éditeur.
  2. Ne dirait-on pas que sous les extravagances du pyrrhonisme ancien soient effacées des monumens qui les attestent, & de la mémoire d’un homme ? Il n’est pas même nécessaire de remonter si haut. Nous avons vu des modernes nier jusqu’à la différence morale des actions. Peut-on en avancer qu’ils eussent encore quelque principe ? Note de l’Éditeur.
  3. Cet argument est pris du Docteur Berkeley. Et en effet, la plupart des ouvrages de cet ingénieux Écrivain sont les meilleures leçons de scepticisme que l’on puisse rencontrer, soit chez les philosophes anciens, soit chez les modernes, sans même en excepter Bayle. Il déclare cependant, au titre, & sans doute avec beaucoup de vérité, qu’il a composé son livre contre les sceptiques, aussi bien que contre les athées & les esprits-forts. Mais nous avons une marque évidente que, tous ses argumens sont purement sceptiques, quoique contre son intention : cette marque, c’est qu’ils n’admettent point de réplique, & cependant ne produisent point de conviction. Le seul effet qu’ils produisent, c’est cette surprise momentanée, cette irrésolution, cet embarras, qui sont le résultat du scepticisme. Note de l’Auteur.
  4. Quelque dispute qu’il puisse y avoir sur les points mathématiques, il faut tomber d’accord qu’il y a des points physiques ; c’est à-dire, des parties d’étendue, qui ne sauroient être divisées ou diminuées, ni par les yeux, ni par l’imagination. Ces images donc, peintes dans notre imagination ou dans nos sens, sont absolument indivisibles, & par conséquent les mathématiciens doivent convenir qu’elles sont infiniment plus petites qu’une portion réelle d’étendue : cependant, si quelque chose paroît certain à la raison, c’est qu’un nombre infini de ces points compose une étendue infinie ; à combien plus forte raison doivent donc le faire un nombre infini de ces parties infiniment petites d’étendue, que l’on suppose encore divisibles à l’infini ? Note de l’Auteur.
  5. Il ne me paroît pas impossible d’éviter ces absurdités & ces contradictions, en admettant qu’a proprement parler il n’y a point d’idées abstraites ou générales : & que toutes celles à qui on donne ce nom, ne sont, en effet, que des idées particulieres attachées à un terme général, qui, dans l’occasion, rappelle d’autres idées particulieres, semblables, à certains égards, à l’idée qui est alors présente à l’esprit. Ainsi, le mot de cheval étant prononcé, nous nous formons immédiatement l’idée d’un animal, noir ou blanc, d’une taille ou d’une figure déterminée. Mais, comme ce terme s’applique aussi à des animaux d’une figure & d’une taille différente, ces idées, quoiqu’elles ne soient pas actuellement présentes à l’imagination, s’y retracent pourtant aisément, nos raisonnemens & nos conclusions procédant comme si elles existoient. Ceci étant admis, comme il paroît raisonnable de l’admettre, il s’ensuit que toutes les idées de quantité sur lesquelles les mathématiques roulent, ne sont que des idées particulieres, fournies par les sens & par l’imagination & que par conséquent elles ne peuvent pas être divisibles à l’infini ; nous pouvons prononcer en général, qu’il s’en faut beaucoup que les idées de plus grand, de moindre, ou de l’inégalité, qui sont les principaux objets de la géométrie, soient assez exactes & assez déterminées pour y pouvoir fonder des inductions aussi extraordinaires. Qu’on demande à un géometre ce qu’il entend en disant que deux quantités sont égales : il sera obligé de répondre que l’idée de l’inégalité est une idée indéfinissable ; & que pour la faire naître, il suffit de placer devant soi deux quantités égales. Or, n’est-ce pas en appeler aux objets tels qu’en général ils paroissent aux sens ou à l’imagination ? Ces objets ne peuvent donc jamais fournir des conclusions aussi contraires à ces mêmes facultés par lesquelles ils sont apperçus. Il suffira pour le présent d’avoir fait cette remarque en passant, sans y insister davantage. Assurément tous les amateurs de la science, sont intéressés à ne se point exposer au ridicule, & au mépris des ignorans, en tirant des conclusions aussi absurdes. Et c’est-là, si je ne m’abuse, la solution la plus prompte qu’on puisse donner de ces difficultés. Note de l’Auteur.
  6. La maxime impie ex nihilo nihil fit, dont les anciens philosophes se servoient pour nier la création du monde ; celle d’être une maxime dans notre philosophie. Non-seulement la volonté du souverain Être peut créer la matiere, mais nous ne savons pas à priori, si elle ne peut pas être créée par la volonté de tout autre être, ou de toute autre cause que l’imagination la plus fantasque puisse concevoir. Note de l’Auteur.