Essais philosophiques sur l’entendement humain/10


DIXIEME ESSAI.

Sur les miracles.


Premiere Partie.


Il y a, dans les écrits du docteur Tillotson, un argument contre la présence réelle, aussi précis, aussi solide, & aussi bien exprimé, qu’on en puisse imaginer contre une doctrine qui mérite si peu d’être sérieusement réfutée. On convient universellement, dit ce docte prélat, que l’autorité, tant de l’écriture que de la tradition, ne repose que sur le témoignage des apôtres, qui furent témoins oculaires des miracles par lesquels notre sauveur prouva sa mission divine. L’évidence de la vérité de la religion chrétienne est donc moindre que l’évidence de la fidélité de nos sens : elle n’étoit pas plus grande dans les premiers auteurs de notre religion, & il est manifeste qu’elle a dû diminuer en passant d’eux à leurs disciples : de sorte que nous ne pouvons jamais être aussi certains de la vérité de leur témoignage, que nous le sommes des objets immédiats de nos sens. Or, une moindre évidence ne sauroit détruire une évidence supérieure : donc, quand même la doctrine de la présence réelle seroit clairement révélée dans l’écriture, on ne pourroit pourtant la recevoir, sans choquer les loix les plus saines du raisonnement, car, d’un côté, elle est en contradiction avec les sens, & de l’autre, les fondemens qu’on lui donne, l’écriture & la tradition, ont moins d’évidence, que ces mêmes sens, tant qu’on ne les considere que comme preuves externes, & quelles ne sont point adressées au cœur par l’opération immédiate du Saint-Esprit.

Rien ne vaut mieux qu’un argument décisif de cette nature, pour fermer la bouche à la stupide bigoterie & à la superstition orgueilleuse, & pour nous délivrer de leur ridicule empire. Je me flatte d’avoir découvert un argument semblable, qui, s’il est juste, fera pour le savant & pour le sage, un boulevard éternel contre toute sorte d’illusions superstitieuses : & son utilité, par conséquent, s’étendra aussi loin que la durée du monde[1] ; car, je présume que l’histoire profane ne cessera qu’alors de nous raconter des miracles & des prodiges.

Quoique l’expérience soit le seul guide de nos raisonnemens sur les choses de fait, il faut avouer qu’elle n’est pas un guide absolument infaillible y il y a des cas où elle peut nous induire en erreur, & nous faire tomber dans des méprises. & promettre, sous notre climat, une saison plus belle dans une semaine de juin que dans une semaine de décembre, c’est raisonner juste & conformément à l’expérience ; il est sûr cependant que l’événement pourroit tromper notre attente. Remarquons néanmoins qu’en ce cas-là nous aurions tort de nous plaindre de l’expérience ; qui, pour l’ordinaire, nous instruit de sa propre incertitude par cette contrariété d’événemens qu’elle expose à la vue des observateurs attentifs. Tous les effets ne suivent pas également de leurs prétendues causes : il y a des événemens qui, dans toutes les contrées & dans tous les siecles, ont été constamment trouvés unis, dans d’autres, on a vu plus de variété, & ils n’ont pas toujours répondu à l’attente. Ainsi, dans nos raisonnemens sur les matieres de fait, il y a tous les degrés imaginables de certitude, depuis l’évidence complexe jusqu’à la moindre probabilité morale.

Le sage proportionne sa foi à l’évidence. Quand une expérience infaillible soutient sa conclusion, il attend l’événement avec la derniere assurance, l’expérience du passé faisant chez lui une preuve complexe par rapport à l’avenir. En est-il autrement ? Il use de plus de précautions : il pese les expériences opposés : il considere de quel côté il s’en trouve le plus grand nombre ; c’est de ce côté-là qu’il panche en doutant & en hésitant : & l’évidence qui fixe à la fin son jugement, ne va, pas au-delà de ce qui, à proprement parler, s’appelle probabilité. Toute probabilité suppose donc une opposition entre diverses expériences & observations, de façon que l’un des côtés, prédominant sur l’autre, produit un degré d’évidence qui répond à sa supériorité. Cent cas contre cinquante rendent un événement fort douteux au lieu que cent expériences uniformes contre une seule contraire doivent raisonnablement faire naître un très-haut degré de confiance. La force précise de l’évidence supérieure se découvre, dans tous les cas, en balançant les expériences opposées, s’il y en a, & en déduisant la moindre somme de la plus grande.

Pour appliquer ces principes à un cas particulier, observons qu’il n’y a point de raisonnement plus usité, plus utile, ni même plus nécessaire dans la vie humaine, que celui qui a pour base le témoignage des hommes & le rapport des témoins oculaires. Peut-être niera-t-on qu’il soit fondé sur la relation des causes & des effets ; je ne disputerai pas sur un mot. Il suffit de remarquer que l’assurance que nous donnent les argumens de ce genre, n’a point d’autre principe que l’observation de la véracité de témoignage humain, & de la conformité ordinaire des faits avec le rapport des témoins. Comme c’est une maxime générale, qu’on ne peut découvrir aucune liaison entre les objets, & que nous ne pouvons conclure de l’un à l’autre que d’après l’expérience de leur conjonction constante & régulière, il est clair qu’il n’y a point d’exception à faire en faveur du témoignage humain, sa liaison avec les événemens ne paroissant pas, en elle-même, plus nécessaire que celle des autres objets. Si l’imagination des hommes n’étoit pas attachée à leur mémoire ; s’ils n’avoient pas communément de l’amour pour le vrai & des sentimens de probité s’ils n’étoient pas sensibles à la honte d’être pris en mensonge, si, dis-je, ce n’étoient pas-là autant de qualités que l’expérience découvre comme inhérentes à la nature humaine, nous ne mettrions jamais la moindre confiance dans aucun témoignage. Nous ne donnons aucun poids aux discours d’un homme en délire, ou à ceux d’un faussaire, d’un mal-honnête homme reconnu pour tel.

De plus, l’évidence dérivée des témoins varie avec l’expérience du passé, qui lui sert de fondement : elle devient preuve ou probabilité, selon qu’on a trouvé l’union, entre un certain genre de narration & un certain ordre d’objets, constante ou variable. Nous ne pouvons porter aucun jugement de cette nature où il n’y ait bien des circonstances à considérer : & pour terminer les disputes qui peuvent s’élever là-dessus, il faut toujours recourir à quelque regle tirée de l’expérience. Partout où cette expérience n’est pas entièrement uniforme, par tout où les faits ne sont pas tous du même côté, la contrariété de jugemens est inévitable ; & les argumens opposés se détruisent réciproquement, comme dans tous les autres genres d’évidence. Souvent nous hésitons sur le rapport d’autrui : nous balançons les circonstances opposées qui causent des doutes & des incertitudes, & nous panchons de côté où nous remarquons de la supériorité, mais toujours avec une diminution de confiance proportionnée à la force des raisons contraires. Cette contrariété d’évidence peut venir de plusieurs causes, de témoignages opposés ; du caractere ou du nombre des témoins ; de la maniere dont ils font leurs dépositions ; ou enfin de toutes ces circonstances réunies. Une matiere de fait nous paroît suspecte, lorsque les témoins se contredisent ; lorsqu’ils sont en petit nombre, ou d’un caractere équivoque ; lorsqu’ils sont intéressés à ce qu’ils affirment ; lorsqu’ils ne témoignent qu’en doutant & en hésitant, ou lorsqu’au contraire ils le sont avec des protestations trop véhémentes. Ce ne sont pas encore là toutes les raisons qui peuvent diminuer ou détruire la force des argumens dérivés du témoignage humain.

Supposons, par exemple, que le fait qu’un témoignage veut établir, tienne de l’extraordinaire & du merveilleux ; en ce cas, je dis que l’évidence qui résulte du témoignage souffre plus ou moins de rabais, selon que le fait est plus ou moins extraordinaire. Ce qui nous fait ajouter foi aux témoins & aux historiens, n’est pas une connexion connue à priori, entre le témoignage & la réalité ; ce n’est qu’une conformité que nous sommes habitués à y trouver. Mais, dès que le fait attesté est du genre de ceux que nous n’avons observés que rarement, il y a deux expériences en conflit, & l’expérience victorieuse, ayant détruit toute la force de l’autre par une partie de la sienne, ne peut opérer sur l’entendement qu’avec la force qui reste. Ainsi, le même principe d’expérience, qui donne un certain degré de certitude à la déposition des témoins, nous donne, dans le cas présent, un autre degré de certitude contre le fait que les témoins voudroient établir : de cette contradiction résulte nécessairement un contrepoids, une destruction réciproque de croyance & d’autorité.

Ce prince Indien qui refusa de croire aux premières relations qu’on lui fit des effets de la gelée, raisonna très-juste. Il étoit naturel qu’il n’ajoutât pas foi, sans les plus forts témoignages, à des faits qui concernoient un état de la nature dont il n’avoit aucune connoissance, & qui avoient si peu d’analogie avec les événemens dont il étoit instruit par une expérience constante. Ces faits n’étoient pas contraires à ce qu’il avoit expérimenté ; mais il suffisoit qu’ils ne lui fussent pas conformes[2]. Mais, afin d’augmenter la probabilité contre la déposition des témoins, supposons que le fait qu’ils rapportent, au lieu de n’être qu’une merveille, soit un miracle. Supposons encore que le témoignage, considéré à part & en lui même, fasse une preuve complette. Ici il y a preuve contre preuve, & la plus forte doit prévaloir, avec un rabais de force, cependant proportionnée à celle de la preuve contraire.

Tout miracle étant une infraction des loix de la nature, & ces loix étant établies sur une expérience ferme & inaltérable, la nature même du fait fournit ici, contre les miracles, une preuve d’expérience aussi complette qu’il soit possible d’en imaginer. Pourquoi est-il plus que probable que tous les hommes doivent mourir, que le plomb ne peut pas demeurer librement suspendu dans l’air, que le feu consume le bois & s’éteint dans l’eau ? N’est ce pas à cause que ces événemens sont conformes aux loix de la nature, & qu’il faudroit une exception à ces loix, ou en d’autres termes un miracle, pour les faire manquer ? Ce qui arrive dans le cours ordinaire de la nature, n’est point réputé miracle : il n’y en a point, par exemple, en ce qu’un homme qui paroissoit se bien porter, meure subitement ; parce que ce genre de mort, quoique moins ordinaire, à la vérité que les autres, est pourtant souvent arrivé sous nos yeux : mais, qu’un homme mort revînt en vie, ce seroit un miracle sans doute ; parce que cela ne s’est jamais vu dans aucun pays. Il n’y a donc point d’événement qui puisse mériter le titre de miracle, que celui qui a une expérience uniforme contre lui. Or, comme une pareille expérience fait preuve, il s’ensuit que l’existence de chaque miracle est combattue par une preuve directe & complette, tirée de la nature même du fait. Et cette preuve ne peut être détruite, en sorte que le miracle devienne croyable, que par une preuve opposée qui lui soit supérieure[3]. Une conséquence claire de ce que nous venons de dire, & en même-tems une maxime générale digne de notre attention, « c’est qu’il n’y a point de témoignage assez fort pour établir un miracle, à moins que ce témoignage ne soit de telle nature, que la fausseté seroit plus miraculeuse que n’est le fait qu’il doit établir. Et même, dans ce cas, il se fait une destruction mutuelle d’argumens, celui qui remporte ne nous laissant qu’une assurance proportionnée au degré de forge qui reste, après avoir soustrait celle de l’argument détruit. » Quelqu’un me dit qu’il a vu un mort ressuscité : je considere immédiatement lequel des deux est le plus probable, ou que le fait soit arrivé comme on le rapporte, ou bien que celui qui le rapporte se soit trompé, ou veuille tromper les autres : je pese ici un miracle contre l’autre ; je décide de leur grandeur ; & je ne manque jamais de rejeter le plus grand. C’est uniquement lorsque la fausseté de témoignage seroit plus miraculeuse que le fait raconté ; ce n’est, dis-je, qu’alors que le miracle a droit de captiver ma croyance, d’entraîner mon opinion.


Seconde Partie.


Dans le raisonnement qui précede, nous avons supposé que le témoignage sur lequel un miracle est fondé, pourroit faire une preuve complette, & que la fausseté de ce témoignage pourroit devenir une espece de prodige. Mais, il est aisé de faire voir que nous avons trop accordé, & qu’il n’y a point d’exemple dans l’histoire qu’un événement miraculeux ait été établi sur une aussi parfaite évidence.

Premiérement, on ne trouve pas, dans toute l’histoire, un seul miracle attesté par un nombre suffisant de témoins d’un bon sens, d’une bonne éducation, & d’un savoir généralement reconnu, pour pouvoir nous rassurer contre toutes les illusions qu’ils auroient pu se faire à eux-mêmes, de témoins d’une intégrité assez incontestable pour les mettre au-dessus de tout soupçon d’imposture, d’une réputation assez accréditée aux yeux de leurs contemporains pour avoir eu beaucoup à perdre en cas qu’on les eût convaincus de fausseté, & dont, en même tems, le témoignage roule sur des faits arrivés d’une maniere assez publique dans une partie de monde assez célebre, pour qu’on n’eût pas pu manquer d’en découvrir l’abus[4]. Ce sont-là, cependant autant de circonstances requises pour pouvoir se reposer pleinement sur le témoignage des hommes. En second lieu, la nature humaine nous découvre un principe, qui, étant examiné de près, rabattra extrêmement de la croyance de toute sorte de prodiges, que nous pourrions recevoir sur la bonne foi de témoins humains. Nous nous réglons, pour l’ordinaire, dans nos raisonnemens sur ces maximes que les objets dont nous n’avons aucune expérience, ressemblent à ceux que nous expérimentons ; que ce que nous avons trouvé le plus ordinaire, est toujours le plus probable ; & que dans un conflit d’argumens, on doit donner la préférence à ceux qui se fondent sur le plus grand nombre d’observations faites par le passe. Mais, quoique nous suivions ces regles jusqu’à un certain point, rejettant au premier abord tout fait extraordinaire & incroyable dans un degré commun ; il nous arrive pourtant de nous en écarter en avançant plus loin. On nous affirme un fait dont le miraculeux va jusqu’à l’absurdité ; notre esprit en fera d’autant plus prêt à l’admettre, par cette raison même qui devroit le dépouiller de toute autorité. La passion pour le surprenant & le merveilleux, qui accompagne les miracles, étant une émotion douce, nous donne une disposition sensible à croire les événemens qui la font naître : cela va si loin, que ceux même qui ne sauroient goûter immédiatement ce plaisir, ne pouvant croire les miracles qu’on leur rapporte, aiment pourtant à le recevoir, pour ainsi dire, de la seconde main par maniere de réjaillissement, en se faisant une vanité délicieuse d’exciter l’étonnement d’autrui. Avec quel empressement ne reçoit-on pas les relations merveilleuses des voyageurs ; leurs descriptions de monstres terrestres & marins, les récits qu’ils sont d’aventures surprenantes, d’hommes donc la figure est étrange, & les mœurs bisarres ? Que sera-ce si l’esprit de religion vient se joindre à l’amour du merveilleux ? Dès lors le sens commun expire[5] : & aussitôt le témoignage humain perd tous ses droits. Un homme qui professe quelque religion peut être enthousiaste jusqu’à s’imaginer qu’il voit ce qu’il ne voit point, ce qui n’a même aucune réalité : il peut savoir que ce qu’il raconte est faux, & cependant, y persévérer avec les meilleures intentions du monde, afin d’avancer les intérêts d’une si sainte cause : ou lors même que cette illusion n’aura pas lieu, la vanité, excitée par une aussi forte tentation, opérera sur lui plus puissamment qu’elle ne fait sur le reste des hommes dans d’autres conjonctures, & l’amour-propre agira du moins avec une force égale. Ceux qui l’écoutent pourront ne point avoir, pour l’ordinaire, n’auront pas assez de jugement pour apprécier l’évidence de son rapport ; ou, s’ils en ont quelque peu, ils y renoncent par principes, dès qu’il s’agit de sujets aussi sublimes & aussi mystérieux : & supposé qu’ils voulussent en faire usage, les passions & la chaleur de l’imagination en troubleroient bientôt l’exercice. La crédulité d’une part augmente l’impudence de l’autre ; & l’impudence à son tour subjugue la crédulité[6]. L’Éloquence, quand elle est à son plus haut période, ne laisse gueres de lieu à la raison ou à la réflexion s’adressant uniquement à l’imagination & aux passions, elle captive les auditeurs charmés, & domine sur leur entendement : par bonheur il est rare qu’elle s’élève jusqu’à ce point ; mais, ce qu’un Cicéron ou un Démosthene pouvoient à peine obtenir sur les auditoires de Rome ou d’Athenes, chaque capucin, chaque missionnaire, chaque prédicateur peut l’obtenir, dans un plus haut degré, sur le gros des hommes en remuant leurs passions vulgaires & grossieres[7]. En troisieme lieu, une forte présomption contre les récits surnaturels & miraculeux, c’est qu’ils abondent sur-tout parmi des nations ignorantes & barbares, & que si l’on en trouve chez des peuples civilisés, il est visible qu’ils leur ont été transmis par leurs grossiers ancêtres, avec cette sanction & cette autorité inviolable, affectée à toutes les opinions anciennement reçues. En lisant l’histoire de l’origine des nations, on croit être transporté dans un nouvel univers : toute la machine du monde y paroît détraquée : les élémens n’y font plus, les fonctions que nous leur voyons faire aujourd’hui : ce ne sont jamais les causes naturelles, que l’expérience nous découvre, qui produisent les batailles, les révolutions, les pestes, les famines, & les mortalités ; les prodiges, les augures, les oracles, les jugemens divins, couvrent de leur ombre obscure le peu d’événemens naturels qui y sont encore mêlés. Or, si nous observons que les miracles deviennent plus rares à chaque page à mesure que nous approchons des âges éclairés du flambeau de la science, nous n’y trouverons plus rien de mystérieux ni de surnaturel, nous verrons, qu’ils ne procedent que de l’inclination des hommes pour le merveilleux & l’extraordinaire : inclination à laquelle le bons sens & le savoir peuvent mettre, de tems en tems, des barrières, mais qui est trop profondément enracinée dans la nature humaine, pour pouvoir en être entièrement extirpée. Il est étrange, se dit naturellement un lecteur judicieux, quand il tient un de ces historiens tout remplis de merveilles, il est étrange, qu’il n’arrive plus de pareilles prodiges de nos jours. Mais, je ne crois pas que l’on doive trouver étrange que les hommes aient menti en tout tems : on a vu assez d’exemples de cette foiblesse : chacun a entendu soi-même débiter plusieurs de ces contes miraculeux, qui y ayant été traités avec mépris par les sages & par tous les gens sensés, ont été à la fin abandonnés par le vulgaire même. Et comptez que tous ces fameux mensonges qui se sont tant répandus, & qui ont, pour ainsi dire, poussé leurs branches à une hauteur si monstrueuse, sont nés d’une pareille origine : toutes les fois qu’ils ont rencontré un terroir convenable, ils se sont ainsi accrus ; & cet accroissement est devenu une sorte de prodige bien plus grand que ceux même que ces mensonges rapportent.

Ce fut une fine politique de cet habile imposteur, Alexandre, oublié à présent, mais fort renommé autrefois, d’ouvrir la premiere scene de ses impostures en Paphlagonie, pays dont les habitans, comme Lucien nous les décrit, étoient extrêmement ignorans & stupides, & par conséquent d’autant mieux disposés à se laisser éblouir par les illusions les plus grossieres. Quand des peuples éloignés de ceux chez qui ces fables se débitent, sont assez foibles pour croire de telles matieres dignes de leurs recherches, ils n’ont aucun moyen d’en être mieux informés : ces sortes d’histoires leur parviennent grossies de mille circonstances : les fous sont industrieux à répandre l’erreur, pendant que la plupart des sages & des savans se contentent de mépriser son absurdité, sans se mettre en peine d’approfondir des faits par lesquels on pourroit la réfuter victorieusement. C’est ce que sut mettre à profit le fourbe dont nous parlons : c’est ce qui le mit en état de passer de ses idiots Paphlagoniens à des gens plus éclairés, d’entraîner dans sa secte jusqu’à des philosophes Grecs, & des personnes du rang le plus éminent & de la premiere distinction dans Rome ; que dis-je ? Ne parvint-il pas jusqu’à s’attirer l’attention de l’empereur Marc Aurele ? Ce sage monarque ne confia-t-il pas le succès d’une expédition militaire à ses prophéties illusoires ? Il y a tant d’avantage, pour un imposteur, à débuter parmi un peuple ignorant, que quand même la fraude seroit trop grossiere pour en imposer au gros de la nation, (ce qui arrive quelquefois, quoique très-rarement, ) il y auroit pourtant toujours plus d’apparence de succès dans une contrée écartée, qu’il n’y en auroit dans une ville célèbre par la culture des arts & des sciences. Ce sera précisément le plus stupide & le plus barbare de ces barbares qui en répandra le bruit hors de son pays. Aucun de ses compatriotes n’aura des correspondances au dehors, ou assez de crédit, pour contredire & pour étouffer l’imposture. En attendant, le goût des hommes pour le merveilleux a tout le loisir de se déployer. C’est ainsi qu’un conte dont on se moque généralement dans le lieu qui l’a vu naître, passe à mille lieues de-là pour une vérité certaine. Si Alexandre avoit fixé sa résidence à Athenes[8], les philosophes de ce fameux séjour des sciences eussent aussitôt dit ce qu’ils en pensoient ; & leur jugement, connu dans toute l’étendue de l’empire romain, appuyé d’une aussi grande autorité, & manié ; avec toute la force de la raison & de l’éloquence, n’eût pu manquer, d’ouvrir les yeux à tout le monde. Lucien, à la vérité, que le hasard conduisit en Paphlagonie, eut occasion de rendre ce bon office, au genre humain. Il n’arrive pas toujours, mais il seroit fort à souhaiter, que chaque Alexandre rencontrât son Lucien[9]. Je puis ajouter, comme une quatrième raison qui diminue l’autorité des prodiges, qu’il n’y en a aucun, pas même entre ceux dont l’imposture n’a point été expressément dévoilée, qui ne soit combattu par un nombre infini de témoins. Ainsi, ce n’est pas assez que le miracle ruine le crédit du témoignage ; le témoignage se détruit lui-même. On me comprendra d’autant mieux, si l’on considere qu’en fait de religion toutes les différences sont des contrariétés : il seroit impossible, par exemple, que la religion de l’ancienne Rome, celle des Turcs, celle de Siam, & celle de la Chine, fussent toutes également établies sur de solides fondemens. Or, chacune de ces religions fourmille de prétendus miracles, opérés en sa faveur,& dans la vue directe de confirmer le systême qui lui est propre. Chacun de ces miracles, par conséquent, a une force, quoique plus indirecte, de ruiner tous les systêmes opposés ; & en les ruinant il renverse, en même-tems, l’autorité des miracles qui leur servent d’appui. Ainsi tous les prodiges dont les diverses religions se glorifient, doivent être regardés comme autant de faits contraires ; & les degrés d’évidence, plus forts ou plus foibles, qui accompagnent ces prodiges, comme répugnans les uns aux autres. Selon cette maniere de raisonner, si nous ajoutons foi à quelque miracle de Mahomet ou de ses successeurs, nous avons, d’un côté., pour garans de sa vérité, un petit nombre de barbares Arabes, & de l’autre côté, nous devons regarder l’autorité de Tite-Live, de Plutarque, de Tacite, conjointement avec tous les auteurs & témoins grecs, chinois, catholiques romains, qui ont rapporté quelque miracle arrivé dans leurs sectes, nous devons, dis-je, regarder leur témoignage comme un démenti donné, en termes exprès au miracle mahométan, & qui a autant de certitude qu’en ont les miracles que ces auteurs racontent. Cet argument pourra paroître d’une subtilité outrée, & d’un rafinement excessif ; cependant il revient, pour le fonds, à celui d’un juge qui suppose que la crédibilité de deux témoins qui accuseroient quelqu’un d’un crime, se détruit par la déposition de deux autres, qui affirment que l’accusé s’est trouvé, au même instant, à deux cents lieues de l’endroit où le crime a été commis.

Un des miracles les mieux attestés de toute l’histoire profane est celui que Tacite rapporte de Vespasien, qui, étant à Alexandrie, rendit la vue à un aveugle par le moyen, de sa salive, & guérit un boiteux par le simple attouchement de son pied ; ce qu’il ne fit que pour obéir au dieu Sérapis, qui avoit commandé, dans une vision, à ces deux personnes, de recourir à l’empereur, avec l’assurance d’en obtenir des guérisons aussi extraordinaires. Qu’on lise le fait de cet admirable écrivain[10], toutes les circonstances y paroissent ajouter du poids au témoignage : & il seroit aisé de déployer en leur faveur tous les secours du raisonnement & de l’éloquence, s’il pouvoit importer à quelqu’un de prêter de l’évidence à une superstition idolâtre qui est aujourd’hui généralement rejettée. Il n’y auroit qu’à développer la gravité, le caractere solide, l’âge, & la probité de ce grand empereur, qui, durant toute sa vie, conversa familièrement avec ses amis, & avec ses courtisans, sans affecter jamais ces grands airs de divinité dont s’étoient parés autrefois Alexandre & Démetrius : l’historien, c’est Tacite, auteur contemporain, renommé pour sa candeur & sa véracité, & peut être, à tout prendre, le plus grand & le plus pénétrant génie de l’antiquité, si éloigné de tout penchant à la superstition & à la crédulité, qu’on lui impute précisément les dispositions contraires, je veux dire, l’esprit irréligieux, & même l’athéisme. Nous pouvons très-bien supposer qu’il n’auroit rapporté ces miracles que d’après des témoins d’un caractere, d’un jugement, & d’une bonne foi reconnue : d’ailleurs, ils étoient témoins oculaires : & ils soutinrent leur rapport, après même que l’empire eût cessé d’être dans la famille Flavienne, & lorsqu’il ne pût plus y avoir de récompense à espérer pour le mensonge. Utrumque, qui interfuere, nunc quoque memorant, postquam nullum mendaciis pretium. Si nous ajoutons à tout ceci la publicité de fait, tel que l’histoire le raconte, nous conviendrons qu’on auroit de la peine à trouver une fausseté plus grossiere & plus palpable, fondée sur une plus grande évidence[11] Le Cardinal de Retz nous raconte une autre histoire de cette nature, très-mémorable & bien digne de notre attention. Lorsque cet intriguant politique se réfugia en Espagne, pour échapper à la persécution de ses ennemis ; il passa par la ville de Sarragosse, capitale d’Arragon, où l’on lui montra, dans l’Église cathédrale, un homme qui y avoit servi pendant vingt ans, comme portier, fort connu de tous les habitans de la ville, qui, de tout tems, avoient fait leurs dévotions dans cette Église. Pendant ces vingt ans, on avoit vu cet homme manquant d’une jambe, qu’il recouvra au bout de ce terme, après, qu’on en eût frotté le moignon d’une huile sacrée. Le Cardinal, en l’examinant, trouva cette jambe aussi entiere & aussi naturelle que l’autre. Ce miracle étoit consacré par toutes les décisions de l’Église ; on en appela à des gens de tout ordre, de la ville, pour le certifier : & le Cardinal vit, par le zele de leur dévotion, qu’ils y croyoient avec une foi ferme & complette. Voici donc encore un auteur contemporain au prétendu prodige, aussi peu crédule, & même indévôt par son tour d’esprit, que grand par la force de son génie. Nous avons un miracle d’une nature si singuliere, qu’il est bien difficile d’y supposer de la fraude. Nous avons des témoins en grand nombre, tous, en quelque façon, spectateurs de fait auquel ils rendent témoignage : & ce qui contribue puissamment à fortifier l’évidence, & à redoubler notre surprise, c’est que le Cardinal lui même paroît n’y ajouter aucune foi, & ne peut, par conséquent, être soupçonné d’avoir concouru dans une fraude pieuse. Il avoit trop de justesse d’esprit, pour ne pas remarquer qu’afin d’être en droit de rejeter un fait de cette nature, il n’étoit pas besoin d’en pouvoir exactement détruire le témoignage, en développant sa fausseté, & en décélant tous les tours de friponnerie & toutes les foiblesses de crédulité qui l’avoient mis en vogue. Il savoit ; qu’une pareille vérification est impossible, pour peu que les tems & les lieux soient éloignés ; & qu’elle est extrêmement difficile, lors même qu’on se trouve immédiatement sur les lieux, à cause qu’une grande partie des hommes est un ramas de bigots, d’ignorans, de gens rusés, & de fripons. Il conclut donc fort bien qu’une pareille évidence portoit, pour ainsi dire, sa fausseté empreinte en elle-même, & que tout miracle fondé sur le témoignage des hommes ? devoir être plutôt un objet de dérision qu’un sujet de raisonnement[12].

Assurément, il n’y eût jamais un si grand nombre de miracles, attribués à une seule personne, que ceux que l’on disoit, en dernier lieu, avoir été opéré, en France, sur le tombeau de l’Abbé Pâris, ce fameux janséniste dont la sainteté en imposa si long-tems au peuple. On n’entendoit parler d’autre chose que de malades guéris, que de sourds retrouvant l’ouïe, que d’aveugles qui avoient recouvré l’usage des yeux : ce n’étoient-là que les effets les plus communs de ce sacré sépulchre. Mais ce qui est plus extraordinaire, c’est que plusieurs de ces miracles furent prouvés immédiatement sur «les lieux, devant des juges d’une intégrité indubitable, & attestés par des témoins accrédité ; par des gens de distinction dans un siecle éclairé, & sur le théâtre le plus brillant qu’il y ait actuellement dans l’univers. Il y a plus encore ; la relation en ayant été publiée & divulguée par toute la terre, les jésuites, société des plus habiles, soutenus par le magistrat, & ennemis déclarés des opinions en faveur desquelles ces miracles passoient pour avoir été opérés, ne furent jamais en état de les réfuter parfaitement, ni d’en décéler l’imposture[13]. Où trouver ailleurs une si prodigieuse quantité de circonstances qui concourent pour la confirmation d’un fait ? Et qu’opposer à cette nuée de témoins, si ce n’est l’impossibilité absolue, c’est-à-dire, la nature miraculeuse des événemens qui attestent ? Certainement cela seul en est une réfutation suffisante aux yeux de tout homme raisonnable.

Est ce raisonner juste que de conclure que, parce que quelques témoignages humains sont de la plus grande force en certains cas, comme, par exemple, lorsqu’il s’agit de la bataille de Philippes, ou de celle de Pharsale, toutes sortes de témoignages doivent être d’un poids égal dans tous les cas ? Supposons que, dans les batailles mentionnées, la faction de César eût balancé la victoire avec celle de Pompée, & que tous les historiens, de côté & d’autre, eussent unanimement attribué l’avantage au parti dont ils étoient ; comment, à la distance où nous sommes de ces tems là, serions-nous en état de décider entre eux ? Or, il y a tout autant de contrariété entre les miracles rapportés par Herodote ou par Plutarque, & entre ceux qui nous ont été transmis par Mariana, par Bede, & par les autres historiens monacaux. Le sage n’accorde qu’une foi vraiment sceptique à tous les rapports qui favorisent les passions de rapporteur, soit en donnant une plus haute idée de sa patrie, de sa famille, ou de sa propre personne, soit en s’alliant, de quelque autre maniere, avec ses inclinations & ses penchans naturels. Mais, quelle tentation plus forte que celle de passer pour messager, pour prophète, pour Ambassadeur envoyé de Ciel ? Qui refuseroit d’essayer des dangers & des difficultés, pour être en droit de se parer d’un titre aussi pompeux ? Ou, lorsque quelqu’un à l’aide de la vanité & d’une imagination échauffée, est devenu le premier prosélyte de sa propre fiction, & a donné sérieusement dans le piège, se feroit-il scrupule d’employer la fraude pieuse, pour appuyer une cause aussi sainte & aussi méritoire ?

Il ne faut ici que la moindre étincelle pour allumer les plus grandes flammes, parce qu’elles trouvent toujours des matériaux préparés. Les oreilles avides[14] reçoivent, avec empressement, & sans examen, tout ce qui flatte la superstition, tout ce qui sent la merveille.

Combien de contes de cette espece ont été, dans tous les tems, découverts & étouffés dans leur naissance ? Un plus grand nombre encore, célebres pendant quelque tems, sont tombés ensuite dans le mépris & dans l’oubli. La solution du phénomène est donc aisée par rapport à ces nouvelles volantes, & en rendre raison par des principes naturels & connus de la crédulité & de l’illusion, c’est juger conformément à l’observation & à une expérience réguliere. Pourquoi donc, là où nous pouvons recourir à une solution aussi naturelle, irions-nous chercher un renversement des loix de la nature les plus connues & les mieux établies ?

Tout le monde sait la difficulté qu’on trouve à démêler les faussetés d’un fait particulier, & quelquefois d’un fait public, dans le tems & dans le lieu même où il s’est passé ; que sera-ce pour peu que la scene soit éloignée ? Les cours de judicature, avec toute leur autorité & tout leur jugement, se trouvent souvent embarrassées à distinguer le vrai du faux, dans les actions les plus récentes. Mais, laissez suivre à une affaire le train ordinaire des querelles, des débats, & des bruits courans ; vous n’en verrez jamais la fin, sur-tout quand les passions s’en mêlent, & prennent parti dans la dispute.

Lorsque de nouvelles religions s’élèvent, la chose, pour l’ordinaire, paroît trop peu importante aux savans & aux sages pour mériter leur attention : quand ensuite ils voudroient découvrir la fourbe, afin de désabuser la multitude prévenue, la saison en est passée, les documens & les témoins, qui eussent pu éclaircir le sujet, ont péri sans espoir de retour.

Il ne nous reste donc d’autres moyens de nous détromper que ceux qui sont pris des témoignages considérés en eux-mêmes. Or, quelque satisfaisans que soient ces moyens pour les gens entendus & judicieux, ils sont, pour l’ordinaire, trop subtils pour être à la portée du vulgaire.

Il paroît donc, en général, que les témoignages, rendus à quelque espece de miracles que ce soit, ne peuvent jamais aller jusqu’à la probabilité ; tant s’en faut qu’ils aillent jusqu’à la preuve. Mais, supposé que cela fût, ce seroit des preuves combattues par d’autres preuves, dérivées de la nature même du fait, que l’on auroit en vue d’établir. C’est l’expérience seule qui donne du poids au témoignage des hommes ; & c’est encore l’expérience qui nous fait connoître les loix de la nature. Lorsque donc ces deux sortes d’expériences se trouvent en conflit, il n’y a qu’à soustraire l’une de l’autre, & embrasser l’opinion victorieuse avec le degré d’assurance qui résulte du reste. Or, selon le principe posé, le résultat de cette soustraction, par rapport à toutes les religions populaires, devient zéro. Donc, nous pouvons établir la maxime générale, qu’aucun témoignage humain n’a assez de force pour prouver un miracle, & pour en faire la base solide d’un systême religieux[15]. Je me plais d’autant plus dans cette manière de raisonner, que je la crois propre à confondre ces amis dangereux, ou plutôt ces ennemis déguisés de la religion chrétienne, qui ont entrepris de la défendre par les principes de la raison humaine. Notre très-sainte religion n’est pas fondée sur la raison, elle l’est sur la foi : & il n’y a pas un plus sûr moyen de s’exposer que de la mettre à une épreuve qu’elle ne saurait soutenir. Pour rendre la chose plus évidente, examinons les miracles rapportés dans l’écriture : & afin de ne nous pas égarer dans un champ fort vaste, restraignons-nous à ceux de Pentateuque, en considérant les livres de Moïse, non comme la parole & le témoignage de Dieu lui-même, mais, ainsi que ces prétendus chrétiens le désirent, comme la simple production d’un auteur humain. Ici donc nous voyons d’abord un livre qui nous est présenté par un peuple ignorant & barbare, écrit dans un tems où il étoit plus barbare encore, vraisemblablement long-tems après les faits qu’il contient : aucun autre témoignage ne concourt à lui prêter son appui : il ressemble à ces récits fabuleux que toutes les nations nous font de leur origine. Nous lisons ce livre, & nous le trouvons rempli de prodiges & de miracles : il nous décrit un état du monde & de la nature humaine qui n’a rien de commun avec celui d’aujourd’hui, notre chûte de cet état, l’âge de l’homme approchant de mille années, la destruction du monde par un déluge, le choix arbitraire d’un peuple favori du ciel, & ce peuple, ce sont les compatriotes de l’auteur : enfin leur délivrance de l’esclavage, opérée par les prodiges les plus étonnans que l’on puisse s’imaginer. Que chacun ici mette la main sur la conscience, & qu’il déclare, après un examen sérieux, s’il pense que la fausseté d’un pareil livre, appuyé d’un pareil témoignage, seroit une chose plus extraordinaire & plus miraculeuse que ne le sont tous les miracles ensemble qu’il renferme, c’est cependant là ce qu’il faudroit pour le faire recevoir, conformément au tarif de probabilité qu’on établit.

Ce que nous venons de dire des miracles, s’applique aux prophéties sans aucun changement. Toutes les prophéties sont en effet de vrais miracles, & ce n’est qu’en cette qualité qu’on peut les admettre pour preuves d’une religion. Si la prédiction des evénemens futurs ne surpassoit toutes les forces de la nature humaine, il seroit absurde de l’employer comme une preuve de mission divine, ou d’autorité céleste. Ainsi, nous pouvons conclure sur le tout, que la religion chrétienne non-seulement étoit accompagnée de miracles dans ses commencemens ; mais qu’aujourd’hui même aucun homme raisonnable ne sauroit la croire sans l’appui des miracles. La raison toute seule est insuffisante pour nous convaincre de sa vérité : quiconque est inspiré, par la foi, à la recevoir, sent dans sa propre personne un miracle continuel, qui renverse tous les principes de son entendement, & le détermine à croire tout ce qu’il y a de plus contraire à la coutume & à l’expérience.


    réduits aux observations du passé, & à comparer les exemples de la violation de la vérité dans les témoignages humains, avec ceux de la violation des loix de la nature par les miracle. Et ce n’est que de cette façon que nous pouvons déterminer ce qui est le plus vraisemblable. Or, comme la violation du vrai est plus commune dans les témoignages rendus aux miracles religieux qu’en toute autre chose, leur autorité en souffre un rabais considérable. Et nous sommes portés par-là à prendre la résolution générale de ne leur jamais prêter la moindre attention, quelque spécieux que soient les prétextes dont on voudroit les colorer. Note de l’Éditeur,

    Cette résolution n’est autre chose que le pyrrhonisme universel. Il y a des erreurs : donc il n’y a point de vérités. L’examen a découvert, dans plusieurs cas, des fictions qu’on avoit voulu introduire comme des choses certaines & prouvées. Donc tous les faits de même ordre, toutes les fois qu’ils seront fournis à l’examen, rentreront dans la classe des fictions. Il est incontestable qu’un témoignage purement humain ne sauroit accréditer un miracle. Mais, il n’en est pas de même d’un témoignage divin ; & c’est à M. Hume à examiner, s’il peut exiger un témoignage auquel le nom de divin convienne ; & s’il en a existé effectivement ? Quant aux prophéties qu’il ne fait qu’effleurer, on peut voit la matière traitée à fonds dans le Traité de Sherlock sur ce sujet, & dans le dernier tome du bel ouvrage de M. Vernet, sur la vérité de la Religion Chrétienne. Note de l’Éditeur.

    l’examiner, le célebre Sylva : la forte d’évidence que celui-ci fait valoir est une chose des plus curieuses : selon la déclaration de ce médecin, il étoit impossible qu’elle eût été aussi mal que disoient les témoins, parce qu’elle n’auroit pu se rétablir, en si peu de tems, aussi parfaitement qu’il la trouva rétablie. Il raisonna sans doute en homme sensé, d’après les causes naturelles ; mais le parti opposé lui répliqua que le fait étoit un miracle ; & que son raisonnement en étoit précisément la meilleure preuve.

    Les Molinistes en étoient réduits à un dilemne assez périlleux. N’osant soutenir l’insuffisance absolue de l’évidence humaine à prouver un miracle, ils furent obligés de dire que ces miracles étoient opérés par sortilege, & que le diable s’en mêloit. Mais on leur répondit que ç’avoit été là la ressource des anciens Juifs.

    Les Jansénistes ne furent aucunement embarrassés de rendre raison de la cessation de leurs miracles, lorsque le cimetière fut fermé par ordre du Roi. Ces effets extraordinaires avoient été produits par l’attouchement de la tombe, & ne pouvoient plus l’être, dès qu’il devint impossible d’en approcher. Dieu, à la vérité, auroit pu, renverser les murailles dans un instant mais il est le maître de ses grâces & de ses oeuvres : & il ne nous appartient pas de lui en demander compte. Il n’a pas renversé les murailles de toutes les villes, comme celles de Jéricho ; il n’a pas ouvert la prison de tous les Apôtres, comme celle de saint Paul,

    me sentir la moindre inclination à croire un événement aussi miraculeux. Je ne douterais, ni de la prétendue mort de cette Reine, ni des autres circonstances publiques qui l’auroient suivie ; je me contenterois de soutenir, que cette mort n’étoit que feinte, & qu’elle n’étoit, ni ne pouvoit être, réelle. En vain m’objecteroit-on la difficulté, l’impossibilité même de tromper le monde dans une affaire de cette importance : en vain feroit-on valoir la sagesse & l’intégrité de cette grande Reine, le peu d’avantage qu’elle eût pu recueillir d’un si pitoyable artifice, ou son entière inutilité. Tout cela seroit capable de m’étonner ; mais, je répondrais encore que la fourbe & la folie des hommes sont des phénomènes si communs, que j’aimerai toujours mieux attribuer à leur concours les événemens les plus extraordinaires, que d’admettre une aussi singuliere violation des loix de la nature.

    Mais, si ce miracle étoit attaché à un systéme de religion ; les hommes de tous les âges ont été trompés par tant de ridicules histoires de ce genre, que cette seule circonstance seroit une preuve complette de fausseté frauduleuse : elle suffiroit à tous les hommes sensés pour rejeter le fait, & le rejeter même sans un examen ultérieur. La toute-puissance de l’Être auquel on attribue ici le miracle, n’augmente en rien sa probabilité, puisque nous ne connoissons les attributs & les actions de cet Être que par l’expérience, qui nous découvre ses ouvrages dans le cours ordinaire de la nature. Nous voici donc encore

    soulagement au tombeau de l’Abbé Pâris, comme des esprits foibles, dont l’imagination avoit été fortement affectée, & qui, donnant de violentes secousses à leurs corps, faisoient couler imparfaitement quelques esprits animaux dans des parties affoiblies, ranimoient pour quelques momens des membres engourdis. Après cela, il faut toujours en revenir au cui bono ? Qu’auroient signifié ces miracles, & à quel but se seroient-ils rapportés ? Aussi n’en reste-t-il plus que le souvenir ; au lieu que l’Église sera jusqu’à la fin des siecles, une preuve de fait de ceux qui ont été faits pour la fonder. Note de l’Éditeur.

    Un homme bien au-dessus du commun, M. le Duc de Châtillon, Pair de France, Seigneur du rang le plus éminent, & de sang le plus illustre, atteste une de ces guérisons miraculeuses, opérée sur un de ses domestiques, qui avoit vécu sept ans dans sa maison, avec une infirmité visible & palpable.

    Je conclurai par observer qu’il n’y a point de Clergé plus renommé pour une vie & des mœurs exemplaires que le Clergé Séculier de France, & en particulier les Recteurs ou les Curés de Paris, & ce sont eux qui rendent témoignage à ces impostures.

    L’érudition, le génie, & la probité des Religieux, l’austérité des Religieuses de Port-Royal, sont connues de toute l’Europe ; or, ils attestent tous un miracle arrivé à la niece du fameux Pascal : cet homme, aussi célebre pour la sainteté de sa vie que pour ses rares talens, crut ce miracle, & plusieurs autres dont il n’eut pas occasion d’être si bien informé. Voyez sa vie. Note de l’Aut.

    C’est avec une extrême complaisance que M. Hume est entré dans tous ces détails, laissant à ses lecteurs le soin d’en tirer la conséquence, qu’il croit aussi naturelle que triomphante. Cependant, il s’en faut beaucoup que personne n’ait pu mettre dans son jour le peu de crédibilité des miracles en question. On n’a pas balancé généralement à regarder sans exception ceux qui ont cru recevoir quelque

  1. Ne pourrait-on point dire, (& on le peut après avoir lu cet Essai)

    Quid dignum tanto feret hîc promissor hiatu ?

    C’est ainsi que s’annoncent, pour l’ordinaire, les esprits-forts ; ils promettent monts & merveilles ; ils vont dissiper toutes vos ténèbres, guérir tous vos maux, pourvoir à tous vos besoins. Où est celui qui a tenu sa parole ? Note de l’Éditeur.
  2. Il est évident qu’aucun Indien ne peut être sûr par expérience que l’eau ne gele point dans les climats froids : la nature est supposée ici dans une situation qui est tout-à-fait inconnue à l’Indien ; & il lui est impossible de dire à priori ce qui en doit résulter. Il s’agit d’une nouvelle expérience, dont la suite est toujours incertaine : on peut quelquefois la conjecturer par analogie, mais, après tout, ce ne sont que des conjectures. Et il faut convenir que dans le cas présent, la congélation est un événement tout-à-fait contraire aux loix de l’analogie, & tel qu’aucun Indien raisonnable ne s’y fût attendu. L’action de froid sur l’eau n’est pas graduelle, ni proportionnée aux degrés de froid : dès que l’eau parvient au point de la congélation, elle passe, dans un moment, de la dernière liquidité à une dureté parfaite. Un événement pareil mérite donc le nom d’extraordinaire, & demande un témoignage très-fort pour devenir croyable aux habitans d’un climat chaud ; cependant, il n’est pas miraculeux : il ne contredit pas l’expérience uniforme du cours de la nature dans des cas où toutes les circonstances sont données, & sont les mêmes. Les habitans de Sumatra ont toujours vu l’eau liquide dans leurs pays, & la congélation de leurs rivières devrait passer pour un prodige ; mais ils n’ont jamais vu de l’eau en Russie durant l’hiver. C’est pourquoi ils n’ont aucune bonne raison de se décider sur les conséquences qui en résulteroient. Note de l’Auteur.
  3. Quelquefois un fait ; qui, en lui-même, ne paroît pas contraire aux loix de la nature, pourroit pourtant, s’il étoit réellement arrivé, s’appeler miracle, à cause de certaines circonstances qui le rendent en effet contraire à ces loix. Ainsi, si une personne, se disant revêtue de l’autorité divine, commandoit à un malade de guérir, à un homme de santé de tomber mort sur la place, aux nuages de verser de la pluie, aux vents de soufler, ou qu’elle ordonnât plusieurs autres événement naturels, & que ces événemens obéissent à ses ordres ; on auroit raison de les mettre au rang des miracles, puisque dans le cas supposé ils seroient réellement contraires aux loix de la nature. S’il pouvoit relier le moindre soupçon que l’événement & le commandement se fussent rencontrés par hasard ; il n’y auroit plus de miracle, ni de violation des loix de la nature. Mais, il y a évidemment de miracle par-tout où ce soupçon n’a pas lieu, rien ne pouvant être plus contraire à la nature que la voix ou le commandement d’un homme doué d’une pareille influence. Le miracle peut être exactement défini : la transgression d’une loi de la nature, exécutée par une volition particulière de la divinité, ou par la médiation de quelque agent invisible. Tout miracle peut être découvert par les hommes, ou ne peut pas l’être ; mais, cela n’altere aucunement sa nature ou son essence. Une maison, ou un vaisseau, élevé dans l’air, est un miracle visible ; mais il n’y a pas moins de miracle, quelque invisible qu’il soit à notre égard, à y élever une plume, pour peu que le vent manque de la force requise à la production de cet effet. Note de l’Auteur.
  4. Cet amas de circonstances n’est pas équivoque ; on voit assez à quels miracles l’auteur en veut. Il existe tant d’excellens traités sur cette matiere que nous nous croyons en droit d’y renvoyer. Que M. Hume détruise seulement ce que son compatriote Ditton a écrit sur le miracle de la Résurrection de N. S. qu’il énerve seulement la force de l’excellent petit ouvrage, intitulé les Témoins de la Résurrection, & il pourra prétendre alors qu’on entre en lice avec lui, pour le réfuter pied à pied. Note de l’Éditeur.
  5. L’esprit de religion n’est point destructif du bon sens. Le flambeau de la religion marche toujours devant celui de la révélation. Mais le sophisme perpétuel des incrédules, c’est de confondre la religion avec tous les genres de superstitions qui ont couvert, en tout tems & en tous lieux, la face de la terre. Note de l’Éditeur.
  6. Voilà un portrait admirable des partisans de la religion. Quand on prend la liberté de dépeindre au naturel les libertins, qu’on met dans son véritable jour l’inconséquence de leurs raisonnemens, & l’extravagance de leur conduite ; quand on insiste sur leur aveuglement volontaire, sur leur folle obstination ; ils se récrient à l’injustice, à la persécution, ils exigent des égards & des ménagement. Et tel est ensuite le ton qu’ils prennent avec ceux dont ils attendent du support & de la tolérance. Mais, c’est cette tolérance poussée trop loin, qui les enhardit, & les porte à ces excès qui distingueront notre siecle de tous les autres par les saillies monstrueuses qu’on ose y produire impunément. Les seules bienséances établies dans la société devroient ramener ces fougueux écrivains à des procédés plus sensés & moins indécens. Note de l’Éditeur. absurdité, donnent abondamment à connoître la forte pente des hommes pour tout ce qui est extraordinaire & merveilleux : ces mêmes exemples devroient donc nous faire concevoir un soupçon raisonnable contre toutes les relations de cette nature. N’est-ce pas là notre façon naturelle de penser par rapport même aux faits les plus croyables & les plus communs ? Il n’y a point, par exemple, d’espece de contes qui naisse & se répande si vite, à la campagne sur-tout & dans les bicoques provinciales, que les bruits de mariage. Deux jeunes personnes de condition égale ne se verront pas deux fois, sans qu’on les marie aussi-tôt dans tout le voisinage. Le plaisir que chacun trouve à savoir & à conter le premier une nouvelle aussi intéressante ; la fait courir de bouche en bouche. Et cela est si connu que jamais un homme sensé ne fait attention à ces sortes de bruit, jusqu’à ce qu’il les trouve confirmé par une plus grande évidence. Ne sont-ce pas les mêmes passions, & d’autres plus fortes encore, qui portent le gros des hommes à croire & à rapporter tous les miracles religieux avec l’assurance la plus outrée ? Note de l’Auteur.
  7. Le grand nombre d’exemples de miracles, de prophéties, & d’événemens surnaturels, qui ont été forgés dans tous les tems, & dont le faux a été découvert par des preuves évidentes du contraire, ou s’est trahi par sa propre
  8. Ceci est tout à l’avantage de la religion chrétienne. Dès son origine, lorsque des faits sur lesquels elle est fondée étoient tous récens, lorsque les miracles destinés à l’établir s’opéroient actuellement, les premiers hérauts de l’évangile se hâtèrent non-seulement d’en répandre la connoissance en tous lieux mais ils se produisirent dans les villes les plus grandes, les plus célebres, les plus éclairées qu’il y eût alors à Athenes, & dans toute la Grece, à Rome, &c. Ils ne craignoient donc pas le grand jour & l’examen. Note de l’Éditeur.

  9. On pourrait m’objecter ici que je vais trop vite, en donnant l’idée d’Alexandre, d’après le portrait qui en a été tracé par Lucien, son ennemi déclaré, il seroit, en effet, à souhaiter qu’il nous reliât quelqu’une des relations qui avoient été faites par ses Sectateurs. Dans la vie commune, & à plus forte raison, dans les histoires religieuses, il y a autant d’opposition & de contraste entre le caractere & la conduite du même homme, suivant que c’est un ami ou un ennemi qui les décrit, qu’il y en peut avoir entre deux hommes les plus différens, par exemple, entre Alexandre & saint Paul. Voyez une lettre à M. Gilbert West, Écuyer, sur la conversion & l’Apostolat de saint Paul. Note de l’Auteur.
  10. Hist. I. 4. c. 8. Suetone fait le même récit dans la vie de Vespasien.
  11. Voilà un exposé bien artificieux, mais en même-tems bien inutile. Comment peut-on supposer les qualités requises dans des témoins à ceux du prétendu miracle opéré par Vespasien, puisqu’ils sont parfaitement inconnus ? D’ailleurs, un miracle qui n’a aucun but, & ne sert à la confirmation d’aucun fait, ni d’aucune doctrine, ne saurait être l’objet de l’examen, ni conduire à des confluences. Le livre de M. de Montgeron, dont M. Home va parler tout-à-l’heure, contient des preuves bien mieux articulées que celles dont Tacite se sert : cependant il est, & a dû être, enseveli avec son auteur. Note de l’Éditeur.
  12. Belle conséquence ! Le peuple superstitieux de Sarragosse s’en est laissé imposer par un faux miracle. Donc, il n’y a jamais eu ni tems, ni lieux, où il n’ait été possible de faire recevoir de faux miracles pour vrais ; il n’y a jamais eu d’hommes, de sociétés, capables de démêler les impostures les plus grossieres, & de leur réfuter sa créance. Note de l’Éditeur.
  13. (1)Le livre qui en contient le narré, fût écrit par M. de Monjgeron, Conseiller au Parlement de Paris, homme en place, & qui faisoit figure dans la société : il devint le martyr de sa cause ; & on dit qu’il est emprisonné pour la publication de son livre.

    Il y a un autre ouvrage, en trois volumes, qui porte pour titre Recueil des Miracles de l’Abbé Pâris. On y trouve une relation de plusieurs de ces miracles, précédée du discours préliminaires très-bien écrits ; excepté la comparaison ridicule des miracles de l’Abbé avec ceux de notre Sauveur, comparaison qui y regne d’un bout à l’autre. On y soutient que l’évidence est égale pour les premiers & pour les derniers ; comme si le témoignage des hommes pouvoit jamais être mis en balance avec celui de Dieu, qui conduisit lui-même la plume des écrivains inspirés. Il est vrai que si ces écrivains devoient être considérés comme des témoins purement humains, la comparaison de l’auteur seroit plutôt modeste qu’outrée, car, il pourroit prétendre, avec quelque apparence de raison, que les miracles ? jansénistes sont de beaucoup supérieurs, en évidence & en autorité, à ceux de l’évangile. Les faits suivans sont pris d’actes authentiques dans le livre mentionné.

    Plusieurs des miracles de l’Abbé Pâris furent prouvés immédiatement devant l’Officialité, ou la Cour de l’Archevêque de Paris, sous les yeux du Cardinal de Noailles, dont l’intégrité & la capacité ne sont pas contestées par ses ennemis même.

    Son successeur dans l’Archiépiscopat fut ennemi déclaré du parti janséniste ; & c’est ce qui lui valut la mître, Cependant vingt-deux Recteurs ou Curés de Paris, le pressant très-vivement d’examiner ces miracles, qu’ils soutinrent être indubitablement certains & notoires à tout l’univers, il déclina cet examen, & fit fort prudemment.

    Le parti Moliniste avoit tenté de décréditer ces miracles dans un seul cas qui regardoit Mademoiselle le Franc. Mais, outre que leurs procédures furent les plus irrégulieres du monde à plusieurs égards, & sur-tout en ce qu’ils citerent seulement un petit nombre de témoins Jansénistes, qui s’étoient laissé suborner ; outre cela, dis-je, ils se trouverent bientôt accablés d’une nuée de nouveaux témoins, un nombre de cent & vingt, la plupart personnes en crédit, & considérées à Paris, qui toutes offrirent serment en faveur de ces miracles : elles accompagnerent leurs offres d’un appel sérieux & solemnel au Parlement, à qui il fut interdit, par autorité supérieure, de se mêler de cette affaire. À la fin, on vit que lorsqu’une fois le zele & l’enthousiasme échauffent les esprits, il n’y a point de témoignage humain si fort qu’on ne puisse procurer à la plus grande absurdité ; & que, si l’on est assez ridicule pour pousser les choses à cette extrémité, & pour chercher à invalider ces sortes de témoignages, on est sûr d’être confondu. En effet, une imposture qui auroit le dessous dans une pareille contestation, seroit une imposture bien pitoyable.

    Tous ceux qui ont été en France dans ces tems-là, ont entendu parler de la grande réputation de M. Héraut, Lieutenant de Police, dont la vigilance, la pénétration, & l’activité, ont été fort vantées. Ce Magistrat, déjà presque absolu par la nature même de sa charge, fut encore revêtu d’un plein pouvoir, afin d’étouffer ou de décréditer ces miracles. Souvent il se saisit immédiatement des témoins & des sujets sur lesquels les guérisons avoient été opérées ; cependant, il ne put jamais en tirer des preuves convainquantes de fausseté.

    Dans le cas de Mademoiselle Thibaut, il envoya, pour
  14. Avidum genus auricularum. Lucret.
  15. Je prie le lecteur de remarquer la limitation que je fais ici, en disant que les miracles ne peuvent être prouvés de façon à devenir la base d’un systême de Religion, J’accorde d’ailleurs la possibilité des miracles, ou d’infractions du cours ordinaire de la nature, susceptibles d’être prouvées par le témoignage humain ? quoique peut-être il soit impossible d’en trouver des exemples dans toutes les annales. Supposons, par exemple, que tous les auteurs dans toutes les langues, s’accordent à dire que depuis le premier janvier 1600, la terre ait été couverte d’une obscurité totale pendant huit jours. Supposans que la tradition de ce singulier événement conserve, encore aujourd’hui, toute sa force & toute sa vigueur parmi le peuple, que tous les voyageurs nous la rapportent des contrées étrangères d’où ils reviennent, sans varier, ni se contredire le moins de monde ; il est évident que les philosophes d’à-présent, au lieu de douter de ce fait, seroient obligés d’en reconnoître la certitude ; & d’en rechercher les causes.

    Mais, supposons que tous les écrivains de l’histoire d’Angleterre s’accordassent à dire, que la Reine Elisabeth mourut le premier janvier 1600, qu’elle fut vue, devant & après sa mort, par ses Médecins & par toute sa Cour, comme l’usage le veut à l’égard des personnes de son rang ; que son successeur fut reconnu & proclamé par le Parlement} & qu’après avoir été enterrée durant l’espace d’un mois, elle reparut, se remit en possession du trône, & gouverna l’Angleterre pendant trois ans. J’avoue que je serois surpris du concours de tant de circonstances étranges, sans cependant