Essais philosophiques sur l’entendement humain/08


HUITIEME ESSAI.

Sur la liberté & la nécessité.


Premiere Partie.


Quand on entend parler de questions qui ont été discutées & débattues avec beaucoup d’animosité, depuis la première origine des sciences & de la philosophie, il seroit naturel de croire que, dans ce long espace, le sens des termes auroit été au moins déterminé entre les disputans, & qu’après avoir, pendant deux mille ans, vétillé sur les mots, on se seroit mis en état d’arriver au véritable sujet qui fait le fonds de la controverse ; car enfin, y a-t-il rien qui paroisse plus aisé, que de donner des définitions exactes des termes qu’on emploie, & de faire de ces définitions la base de nos recherches, au lieu de disputer, comme on fait, sur le son des mots ? Cependant, en considérant la chose de plus près, on verra que c’est tout le contraire qui arrive. Une controverse dure depuis longtems sans être décidée ; cette seule circonstance fait déjà présumer qu’il y a de l’ambiguité dans les expressions, & que les antagonistes n’attachent pas les mêmes idées aux mêmes termes. À moins que de poser en fait que la nature a façonné tous les esprits sur le même modèle, & leur a donné des facultés toutes semblables ; rien de plus frivole que nos disputes, de vive voix ou par écrit. Mais, cela étant, il seroit absolument impossible qu’avec les mêmes idées jointes aux mêmes termes, on nourrît, pendant si long-tems, des opinions si différentes sur le même sujet, spécialement lorsqu’on se communique ses vues, & que chaque parti cherche par tout des argumens propres à lui assurer la victoire. Quand les philosophes entament des questions qui sont hors de la portée humaine, comme sont, par exemple, celle de l’origine du monde, celle de l’économie du systême intellectuel, & de la région des esprits ; on ne s’étonne pas de les voir battre la campagne, & se perdre en dissensions stériles, sans jamais arriver à rien de certain. Mais, lorsque la controverse roule sur un sujet de la vie commune, & sur des choses d’expérience, je ne vois plus ce qui pourroit en retarder la décision, sinon quelques termes ambigus, qui éloignent les combattans, & les empêchent de s’approcher.

C’est ce qui s’observe, d’une manière frappante, dans la longue dispute sur la liberté & sur la nécessité. Il va paroître, ou je me trompe fort, que tous les hommes, savans & ignorans, ont toujours été de même avis sur ce sujet : & qu’il ne falloit que quelques définitions intelligibles pour mettre fin à toute la controverse. J’avoue qu’ayant passé par toutes sortes de mains, elle a été embrouillée à un tel point dans les labyrinthes ténébreux du sophisme, qu’il n’est point étonnant que des lecteurs qui se piquent de goût & de politesse, en soient rassasiés jusqu’à ne pouvoir plus en entendre parler, & refusent de laisser troubler leur repos par une question qui ne peut, ni les amuser, ni les instruire. Je me flatte néanmoins que le tour que je lui donne ici, pourra réveiller leur attention, tant par sa nouveauté, que parce qu’il promet au moins quelque chose de décisif, & parce que je n’y mêle aucun raisonnement obscur & embarrassé, qui puisse mettre l’esprit mal à son aise.

J’espere donc de faire voir que tous les hommes, en tout tems, ont été d’accord sur les doctrines de la nécessité & de la liberté, quelque sens qu’on puisse attacher à ces termes, pourvu que ce soit un sens raisonnable ; & que ce n’a été jusqu’ici qu’une dispute de mots. Commençons par la nécessité.

Tout le monde convient que les opérations de matière sont produites par des forces nécessaires, & que les effets y sont déterminés[1], avec tant de précision, par la nature & l’énergie de leurs causes, que dans chaque circonstance donnée, il n’eût pu exister d’autre effet que celui qui s’est manifesté. Les loix de la nature fixent, avec la derniere exactitude, le degré & la direction de chaque mouvement : il est également impossible, que le choc de deux corps fasse naître une créature vivante, ou qu’il produise, soit un degré, soit une direction de mouvement différente de celle que nous voyons. Pour nous former donc une idée juste & précise de nécessité, il faut considérer l’origine de cette idée, en tant qu’on l’applique aux opérations corporelles.

Si les scenes de la nature changeoient perpétuellement, & qu’elles changeaient de façon que jamais il n’y eût la moindre ressemblance entre deux événemens ; si chaque objet étoit tellement neuf qu’on n’y retrouvât rien de ce qui a été apperçu précédemment, il est clair que nous ne serions jamais parvenus à aucune idée de nécessité ou de liaison. Dans cette hypothese, nous verrions des suites ; mais nous ne soupçonnerions pas même des productions : & le rapport qu’on nomme de causalité nous seroit entièrement inconnu. Dès-lors plus d’inductions, plus de raisonnemens sur les opérations de la nature : les sens & la mémoire sont les seuls canaux par où la connoissance des réalités puisse entrer dans nos âmes. Il s’ensuit de-là que les idées de nécessité & de cause dérivent uniquement de cette uniformité observable dans les œuvres de la nature ; d’où résulte l’union constante des objets similaires, & l’habitude où nous sommes d’inférer l’existence des uns de l’existence des autres. C’est donc sur ces deux circonstances que se fonde toute la nécessité que nous attribuons à la matiere ; & sans elles nous n’en aurions pas la moindre notion.

Si je puis donc prouver que personne n’a jamais douté que ces deux circonstances n’aient lieu dans les actes de la volonté, & dans les opérations de l’entendement, il s’ensuivra que les hommes ont toujours été du même sentiment par rapport à la doctrine de la nécessité, & qu’on n’a tant disputé là-dessus que parce qu’on n’a pas pris la peine de s’entendre.

Et d’abord, à l’égard de la conjonction réguliere & constante des évenemens similaires, voici quelques réflexions que je crois satisfaisantes. C’est un fait universellement reconnu, que chez toutes les nations, & dans tous les siecles, les actions humaines ont une grande uniformité ; & que la nature de l’homme ne s’est point écartée jusqu’ici de ses principes & de sa marche ordinaire. Les mêmes motifs produisent toujours la même conduite : les mêmes événemens résultent des mêmes causes. L’ambition, l’avarice, l’amour-propre, la vanité, l’amitié, la générosité, le patriotisme, ces diverses passions ont été, dès l’origine de monde, & sont encore les sources de toutes nos entreprises ; les ressorts de toutes nos actions. Voulez-vous connoître les sentimens, les inclinations, & la vie des grecs & des romains ? Etudiez le tempérament & la conduite des françois & des anglois d’aujourd’hui : vous pourrez transporter à ceux là les observations que vous aurez faites sur ceux-ci, sans courir grand risque de vous tromper. L’histoire ne nous apprend là-dessus rien de neuf, ni de singulier : tant il est vrai que le genre humain demeure le même dans tous les tems & dans tous les lieux. Tout au contraire, la principale utilité de l’histoire consiste à découvrir les principes constans & universels de la nature de l’homme, considérée dans tous les états & dans toutes les situations de la vie : c’est elle qui nous fournit les matériaux d’où nous tirons nos remarques sur les ressorts réglés des actions humaines. Ces récits de guerres, d’intrigues de factions & de révolutions, sont autant de recueils d’expériences qui servent au politique, & au philosophe moral, à établir les principes de leurs doctrines ; de la même façon que le physicien, le naturaliste, apprend à connoître la nature des plantes, des minéraux, & des autres objets. L’eau, la terre, & les autres élémens, examinés par Aristote & par Hippocrate, ne ressemblent pas davantage à ceux de nos jours, que les hommes, décrits par Polybe & par Tacite, ressemblent aux habitans de monde que nous voyons aujourd’hui.

Supposons un voyageur qui, revenant de loin, nous parle d’une contrée peuplée d’hommes, entièrement différens de ceux que nous connoissons, d’hommes sans ambition, sans avarice, sans desir de vengeance, qui ne trouvent de plaisir que dans l’amitié, la générosité, & le dévouement au bien public ; ces circonstances prouveroient la fausseté de sa relation, tout aussi évidemment que si elle étoit remplie de centaures & de dragons, de miracles & de prodiges. Un historien ne peut pas trahir plus clairement sa mauvaise foi, qu’en attribuant à ses personnages une conduite contraire au cours de la nature, & dont on ne sauroit s’imaginer aucun motif : & ceux qui s’attachent à rectifier l’histoire, ne connoissent point de preuves plus convaincantes de falsification. La véracité de Quinte-Curce n’est pas moins suspecte lorsqu’il décrit le courage plus qu’humain d'Alexandre[2], & lui fait attaquer, lui tout seul, des bataillons nombreux d’ennemis, que lorsqu’il lui en fait soutenir le choc avec une force & une activité surnaturelle. Tant il est vrai que cette uniformité, universellement reconnue dans les opérations des corps, s’étend encore sur les motifs & sur les actions des hommes.

De-là vient aussi l’avantage d’une longue vie, passée dans les affaires & dans l’usage de monde ; elle nous fait acquérir cette expérience qui dévoile les principes de la nature humaine, & qui établit des maximes utiles dans la spéculation & dans la pratique. C’est en suivant les pas de ce guide que les actions, les paroles, les gestes* nous aident à remonter à la connoissance des inclinations & des motifs ; & que de cette connoissance nous redescendons à l’interprétation des actions & de la conduite. Des observations générales, accumulées par une longue routine, nous donnent la clef de la nature humaine, nous en démêlent les labyrinthes, & nous dévoilent ses obscurités. Nous cessons d’être dupes des apparences : nous prenons les manifestes que les princes publient, pour ce qu’ils sont, pour des prétextes spécieusement colorés ; & sans refuser à l’honneur & à la vertu leur valeur intrinseque, nous ne croyons gueres à ce parfait désintéressement dont les hommes aiment tant à se parer. Dans la multitude & dans les factions, nous ne le cherchons jamais : dans les chefs, nous le supposons très-rarement : & à grande peine l’accordons-nous aux individus, de quelque rang ou condition qu’ils soient. Mais, s’il n’y avoit point d’uniformité dans les actions de l’homme, si les expériences que nous faisons dans ce genre étoient pleines d’irrégularités & d’anomalies, il seroit impossible de faire aucune observation générale sur le genre humain : les faits mêmes les mieux combinés par la réflexion ne nous serviroient de rien. Pourquoi le vieux laboureur surpasse-t-il, en son art, le paysan novice, si ce n’est parce que le soleil, la pluie & la terre, ont une influence uniforme sur la production des végétaux, & qu’une longue pratique lui a enseigné les regles auxquelles cette influence est soumise ?

Il ne faut pourtant pas pousser trop loin cette uniformité dé actions humaines ; ce seroit une erreur de croire que tous les hommes doivent toujours agir de la même façon dans les mêmes circonstances, sans avoir égard à la diversité des caracteres, des préjugés, & des opinions, ce n’est pas ainsi que la nature se montre uniforme dans ses productions. La variété de conduite, chez différens hommes, nous met, au contraire, en état de multiplier & de varier nos maximes, en y conservant cependant toujours de l’unité & de la régularité. Les mœurs des hommes sont différentes en différens siecles & en différens pays ; cela nous montre quelle est la force de la coutume & de l’éducation, qui forment l’esprit humain dès l’âge le plus tendre, & lui donnent un caractere fixe & durable. Les deux sexes n’ont pas les mêmes manieres, ni les mêmes façons d’agir ; cela nous fait connoître les marques distinctives & invariables que la nature a imprimées à chacun d’eux. Les actions du même homme sont sujettes à de grandes variations dans les différens périodes qui remplissent sa vie depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse ; belle occasion de faire des remarques générales sur le changement graduel de nos sentimens & de nos penchans, & sur les divers principes qui dominent dans les divers âges de la créature humaine. Les caracteres mêmes qui sont propres à chaque individu, ont leur constance & leur uniformité : si cela n’étoit pas, comment pourrions-nous, par notre familiarité avec les autres hommes, & par l’étude de leur conduite, connoître les dispositions où ils sont à notre égard, & celles où nous devons être au leur ?

J’accorde qu’il est possible de trouver des actions qui n’ont point de liaison uniforme & régulière avec des motifs connus, & qui sont exception à toutes les maximes établies en politique, mais veut-on savoir quel jugement il faut en porter ? Qu’on examine les sentimens reçus touchant les événemens irréguliers qui s’offrent dans le cours de la nature & dans les opérations des corps : il n’y a pas plus de confiance, ni d’uniformité, dans la maniere dont les causes y sont jointes à leurs effets accoutumés : l’artiste qui travaille sur la matière morte, peut manquer son but, aussi bien que le politique qui dirige la conduite des agens doués de sentiment & d’intelligence. Le vulgaire, qui ne juge que sur les apparences, attribue l’incertitude des événemens à une incertitude dans les causes : il croit qu’une cause peut manquer son effet ordinaire sans qu’aucun empêchement vienne traverser son opération. Les philosophes, réfléchissant sur la grande variété de ressorts & de principes que la nature renferme, & que leur petitesse ou leur éloignement nous cachent, soupçonnent d’abord, que la contrariété des événemens, au lieu de résulter de la contingence des mêmes causes, pourroit bien venir de l’action secrete de quelques causes contraires ; ce soupçon devient certitude lorsqu’un examen ultérieur leur fait connoître, qu’une contrariété d’effets indique toujours une contrariété & une opposition mutuelle entre les causes. Une horloge, ou une montre, s’arrête ; le paysan vous dira pour toute raison qu’elle n’a pas coutume d’aller bien ; mais l’artiste s’apperçoit aisément que la même force de pendule ou de ressort, ayant toujours la même influence sur les roues, elle ne peut manquer son effet qu’à cause d’un obstacle, d’un grain de poussiere, peut-être, qui suspend tout le mouvement de la machine. C’est sur de pareilles observations que les philosophes ont bâti la maxime : que toutes les causes sont dans une liaison nécessaire avec leurs effets ; & que toute incertitude apparente procede toujours de l’action secrete de causes contraires.

Prenons un exemple tiré du corps humain ; Lorsque les symptômes ordinaires de santé ou de maladie trompent notre attente, lorsque les remèdes ne font pas leur effet ordinaire, lorsqu’en général des événemens irréguliers naissent de quelque cause que ce soit ; les médecins & les philosophes n’en sont pas étonnés : il ne leur vient pas même dans la pensée de nier la nécessité de l’uniformité des principes qui président à l’économie animale : ils savent que le corps est une machine extrêmement compliquée, le réservoir de mille forces inconnues & inconcevables, dont les opérations nous doivent paroître incertaines, & que par conséquent les irrégularités extérieures, qui tombent sous nos sens, ne prouvent aucunement que la nature se soit écartée, le moins du monde, de ses loix dans le mécanisme intérieur.

Le philosophe qui se pique d’être conséquent dans ses raisonnemens, doit juger de même des actions & des volitions. Souvent les résolutions qui nous paroissent les plus bisarres & les moins attendues, ne le sont point pour ceux qui connoissent le caractere particulier & la situation des personnes qui les ont formées. Un homme poli & complaisant vous fait une réponse brusque ; mais c’est qu’il a mal aux dents, ou qu’il est à jeûn : quelque stupide montre une vivacité, une allégresse, qu’on ne lui voit presque jamais ; mais c’est qu’il lui est survenu quelque bonne fortune à laquelle il ne s’attendoit pas. Supposons même une action dont, ni l’auteur, ni les spectateurs, ne puissent rendre une bonne raison ; ne savons-nous pas en général que l’inconstance & l’irrégularité sont, du moins, jusqu’à un certain point, le partage, &, en quelque façon, le caractère constant de l’humanité ? Caractere cependant plus particuliérement affecté à ceux qui n’ont point de regle fixe pour leur conduite, & dont la vie entière n’est que le saut continuel d’un caprice à l’autre. Et pourquoi veut-on que ces discordances apparentes empêchent que les motifs intérieurs n’agissent uniformément, pendant qu’on suppose les vents, la pluie, les nuages, & les autres variations de l’air gouvernées par des loix fiables, quoiqu’impénétrables à la sagacité humaine ?

Il est donc clair, que sa liaison des motifs avec les actes de la volonté, n’est, ni moins régulière, ni moins uniforme, que celle des autres causes naturelles avec leurs effets. Cette vérité est universellément reconnue, & n’a jamais été contestée, ni par les philosophes, ni par le peuple. Or, comme l’expérience du passé est le fondement de toutes nos inductons pour l’avenir, & que nous concluons que les objets qui ont toujours été joints, le seront toujours ; il paroît superflu de montrer que l’uniformité connue, & prouvée par l’expérience, est la source de toutes les conclusions que nous formons touchant les actions humaines. Cependant, pour mettre notre sujet dans un plus grand jour, arrêtons-nous un moment à ce dernier article. Quand on considere les sociétés, on a de la peine à y trouver une action isolée & entièrement complette en elle-même. Les hommes y dépendent si fort les uns des autres qu’ils ne sauroient presque rien faire qui ne tienne à leurs rapports mutuels ; nul agent n’y peut parvenir à son but sans être secouru des autres. Le pauvre artisan, qui travaille seul dans son atelier, s’attend à jouir tranquillement de fruit de ses travaux sous la protection de magistrat : il s’attend qu’en donnant ses ouvrages à un prix raisonnable, il trouvera des acheteurs, & qu’il pourra échanger l’argent qu’il aura gagné contre des denrées nécessaires à sa subsistance. À mesure que nous avons des liaisons plus ou moins étendues, des communautés d’intérêts plus ou moins compliquées, notre plan de vie embrasse plus ou moins de ces actes coopérans, qui, bien que procédant de leurs motifs propres y viennent pourtant seconder nos intentions. Et, en formant ces conclusions, nous ne comptons pas moins sur l’expérience du passé, que lorsqu’il s’agit des objets corporels : nous croyons fermement que les actions humaines demeureront les mêmes que nous les avons trouvées jusqu’ici, que leurs effets ne changeront pas plus que ceux des élément. Un manufacturier, qui veut faire quelque piece d’ouvrage, ne compte pas moins sur le travail de ses ouvriers que sur les outils qu’il emploie, dans l’un ou dans l’autre cas., il seroit également surpris de voir son attente trompée. En un mot, l’induction expérimentale est si nécessaire dans la vie de l’homme qu’il n’est presque point de moment dans la veille où l’on en fasse usage. N’avons-nous donc pas raison de dire que tout le genre humain a toujours été de même avis sur la doctrine de la nécessité ; dans le sens où nous l’avons définie & expliquée ?

Les philosophes, en ce point, ne se sont jamais écartés de l’opinion du peuple. Pour ne pas dire que presque toutes leurs actions supposent cette opinion, il suffit de remarquer quelle est essentielle à la plupart des connoissances spéculatives. Que deviendroit l’histoire, si l’expérience que nous avons des hommes ne nous autorisoit à nous confier en la bonne foi des historiens ? La politique seroit-elle une science, si les loix & les formes de gouvernement n’avoient une influence régulière & uniforme sur la société ? Où prendroit-on les fondemens de la morale, si certains sentimens n’étoient pas constamment affectés à certains caracteres & si ces sentimens n’avoient pas des effets déterminés sur notre conduite ? Sous quel prétexte enfin exercerions-nous notre critique sur un morceau de poésie ou de belles-lettres, si nous ne pouvions affirmer que les sentimens & les rôles des personnages y sont bien ou mal exprimés & conduits, convenables ou non aux caracteres & aux circonstances ? Il paroît donc, généralement parlant, qu’il ne peur y avoir, ni science, ni action, sans présupposer la doctrine de la nécessité, & sans reconnoître la force de cet argument qui conclut des motifs aux actes de la volonté, & de caractere à la conduite.

Quand nous considérons en effet avec quel accord l’évidence naturelle & l’évidence morale se joignent, pour ne former qu’une même chaîne d’argumens, nous convienture & viennent des mêmes principes. Un prisonnier, qui n’a ni argent ni crédit, connoît par la dureté de son geôlier, tout autant que par l’épaisseur des murs & des grilles qui l’environnent, l’impuissance où il est de s’échapper, il aimera même mieux s’essayer sur la pierre & sur le fer que sur un cœur inflexible. Le même prisonnier, marchant à l’échaffaut, lit aussi certainement sa mort dans l’attention avec laquelle il est gardé, que dans la hache ou la roue dont il s’approche. Voici quelle est la série d’idées que son ame parcourt : des soldats qui s’opposent à sa suite ; l’exécuteur faisant les fonctions de sa charge ; la tête séparée du tronc ; le sang qui coule ; la machine en convulsion, & la mort. Cette chaîne est composée en partie de causes naturelles, en partie d’actions volontaires ; mais l’esprit ne sent aucune différence en passant d’un anneau à l’autre ; & il n’auroit pas plus de certitude de l’événement qui doit en résulter, quand la chaîne ne seroit formée que d’objets présens aux sens ou à la mémoire ; quand ce seroit une complication de causes liées ensemble parce qu’il nous plaît de nommer nécessité physique. Une liaison d’objets, prouvée par l’expérience, toutes les fois qu’elle reparoît la même, produit le même effet sur l’ame, indépendamment de la nature de ces objets : que ce soient des motifs, des volitions, des actes, ou que ce soit de la figure & du mouvement, cela revient au même : nous pouvons changer les noms des choses ; mais leur nature & leurs opérations sur l’entendement demeurent invariables.

Je me suis souvent demandé, d’où pouvoit venir que les hommes ont eu, de tout tems, une si forte répugnance à professer ouvertement la doctrine de la nécessité, tandis qu’ils la professent tous tacitement soit dans la pratique, soit dans la théorie ; & d’où vient ce penchant si fort qu’ils ont pour l’opinion contraire : je crois qu’on peut en donner la raison suivante. En examinant les opérations des corps & la production des effets, nous trouvons que nos facultés ne nous découvrent que deux choses, la conjonction constante de certains objets, & la transition habituelle qui porte l’ame de la vue de l’un à la supposition de l’autre. Mais, quoique l’aveu de notre ignorance soit le dernier résultat d’un examen approfondi de cette matière, il reste pourtant aux hommes une extrême pente à se croire capable de pénétrer plus avant dans les puissances de la nature corporelle, & d’appercevoir entre les causes & les effets un je ne sais quoi, qu’ils transforment en connexion nécessaire. Lorsque, après cela, réfléchissant sur les opérations de leur entendement, ils ne sentent rien de pareil entre les motifs & les actions, ils sont portés à supposer que les effets des forces brutes de la matiere, different, à cet égard, de ceux qui naissent de l’intelligence. & de la pensée. Étant donc une fois bien convaincus que toutes nos connoissances en fait de causalité, de quelque genre qu’elle soit, se réduisent à la conjonction, constante & à l’induction[3] qui s’y fonde, & voyant ces deux circonstances universellement reconnues dans les actes volontaires, il ne nous en coûtera plus tant d’admettre une même nécessité commune à toutes les causes. Ce raisonnement, qui rend les déterminations de la volonté nécessaires, paroîtra opposé aux systêmes de plusieurs philosophes, cependant, en y réfléchissant, on verra que l’opposition n’est que dans les mots. Je me trompe fort, si la nécessité, dans le sens où nous prenons ce terme, a jamais été ou pu être rejetée d’aucun philosophe. La seule exception imaginable, ce seroit de prétendre que l’on put appercevoir, entre les causes matérielles & leurs effets, une connexion plus grande que dans les actes volontaires des êtres intelligens. Or, s’il en est ainsi ou non, c’est une affaire d’examen : ces philosophes sont tenus de prouver leur assertion en décrivant ce plus grand degré de nécessité, en nous la montrant dans les actions des causes matérielles.

N’est-ce pas, en effet, renverser l’ordre de la question qui concerne la liberté & la nécessité, que de la commencer, comme on fait, par l’examen des facultés del’ame, & de l’influence de l’entendement sur les opérations de la volonté ? Que ne discute-t-on, auparavant une question plus simple, celle qui regarde l’opération des corps & de la matière brute ? Que n’essaie-t-on de se former des idées de causalité & de nécessité, distinctes de la liaison constante des objets, & de cette induction qui en est la conséquence ? Si toute la nécessité que nous concevons dans la matière se réduit à ces deux points, lesquels, de l’aveu de tout le monde, ont également lieu dans les opérations de l’ame ; la dispute est finie, ou, du moins, ce n’est plus qu’une dispute de mots. Mais, tant que nous {supposerons gratuitement que l’opération des objets extérieurs nous donne une idée de nécessité & de causalité, que nous reconnoissons ne pouvoir trouver, dans les actes volontaires de l’ame, cette supposition erronée nous mettra pour toujours dans l’impossibilité de rien conclure. Il n’y a qu’une méthode pour nous détromper : c’est d’examiner, en remontant plus haut, la sphere étroite des connoissances que nous avons des causes matérielles, & de nous bien convaincre qu’elles se réduisent aux deux points dont nous avons tant parlé. Peut-être sentirons-nous d’abord de la peine à resserrer si fort les bornes de notre entendement ; mais, cette difficulté, une fois surmontée, nous n’en trouverons plus à appliquer la doctrine de la nécessité aux actes volontaires. Evidemment convaincus alors que ces actes sont constamment & régulièrement alliés aux motifs, aux circonstances, & aux caracteres, & que nous concluons toujours des uns aux autres, nous nous verrons obligés de trancher le mot, & de reconnoître, en termes formels, cette nécessité, dont jusqu’ici, toutes nos délibérations toutes nos réflexions, & toutes nos démarches ont porté l’empreinte[4] Mais achevons de concilier la liberté avec la nécessité, & terminons ainsi la question la plus contentieuse qui se soit élevée dans la plus contentieuse des sciences, je veux dire, en métaphysique. Si les hommes ont toujours été du même sentiment, par rapport à la nécessité, ils ne l’ont pas moins été au sujet de la liberté ; & cette derniere dispute, aussi bien que la première, n’a été jusqu’ici qu’une dispute de mots. C’est ce que nous pourrons faire voir brièvement. Qu’entend-on par liberté, lorsqu’on nomme les actes de la volonté libres ? On ne veut pas dire assurément qu’ils n’ont aucune liaison avec les motifs, les inclinations, & les circonstances ; qu’ils n’en découlent point avec un certain degré d’uniformité ; & que nous n’avons pas droit d’en conclure leur existence par induction : ce seroit nier des faits trop évidens trop incontestables. On ne peut donc entendre par liberté, que le pouvoir d’agir ou de n’agir pas conformément aux déterminations de la volonté ; c’est-à-dire, que si nous choisissons de demeurer en repos, nous le pouvons : & que si nous choisissons de nous mouvoir, nous le pouvons aussi. Or, personne ne nie que tous les hommes n’aient cette liberté hypothétique, à moins que d’être emprisonnés & enchaînés. Ainsi, point de dispute sur cet article. Nous devrions avoir l’attention de ne jamais donner de définition de la liberté qu’avec ces deux conditions, premièrement, d’être compatible avec les faits évidens, en second lieu, de s’accorder avec elle-même. Si, en observant ces deux regles, nous rendions notre définition intelligible, je suis persuadé que bientôt il ne resteroit qu’une opinion sur ce sujet, l’opinion de tout le genre humain.

On convient universellement que rien n’existe sans cause, & que le terme de hafard, à le bien examiner, n’est qu’un terme négatif, qui ne peut signifier aucun pouvoir réel & existant dans la nature. Mais, on prétend qu’il y a des causes nécessaires & des causes non-nécessaires. Ici paroît la merveilleuse utilité des définitions. Qu’on me définisse une cause, sans faire entrer, dans la définition, sa liaison nécessaire avec l’effet, & qu’on me montre distinctement l’origine de l’idée exprimée par les termes dont on se servira : je me rendrai alors sans réplique. Mais, c’est une chose impossible, en adoptant mes explications comme justes. S’il n’y avoit point de liaison régulière constante entre les objets, les notions de cause & d’effet ne nous seraient jamais venues dans l’esprit.

Or, cette liaison constante produit l’induction intellectuelle dont nous avons parlé, qui est la seule espece de connexion que nous puissions concevoir. Quiconque entreprendra de définir le mot de cause, en faisant abstraction de ces circonstances, sera réduit, ou à parler un langage inintelligible, ou à employer des termes synonymes à celui qu’il veut définir[5]. Or, notre définition étant admise, la liberté, autant de fois qu’on l’oppose, non à la contrainte, mais à la nécessité, sera la même chose que le hasard, qui, de l’aveu de tout le monde, est équivalent au néant.


Seconde Partie.


Il n’y a point de méthode plus commune, ni plus condamnable, dans les disputes de philosophie que d’attaquer une hypothese par le danger qui en peut revenir à la religion & à la morale. Une opinion est certainement fausse lorsqu’elle conduit à des absurdités ; mais elle ne l’est jamais par la raison que ses conséquences sont dangereuses[6]. Ces sortes de lieux communs devroient donc être entièrement bannis, comme ne contribuant rien à la découverte de la vérité, ne servant qu’à exciter des haines personnelles contre nos antagonistes. Je fais cette remarque en général: & je ne prétends en tirer aucun avantage. Je me soumets volontiers à un examen de cette nature ; je hasarderai de dire que les doctrines de la nécessité & de la liberté, telles que je les ai exposées, non seulement s’accordent avec la morale & la religion, mais qu’elles leur sont même absolument essentielles. Je commence par la nécessité.

On peut la définir de deux façons, prises de la double définition du mot de cause, où elle entre très-essentiellement. Elle consiste donc, ou dans l’union constante des mêmes objets, ou dans l’induction intellectuelle, tirée d’un objet à l’autre. Or, dans l’un & l’autre de ces deux sens, la nécessité a été universellement, quoique seulement d’une maniere tacite, attribuée à la volonté humaine, tant dans les écoles, qu’en chaire & dans la vie commune. Personne n’a jamais prétendu nier que nous ne fussions en état de tirer des inductions au sujet des actions humaines, & que ces inductions ne fussent fondées sur l’expérience des mêmes actions subordonnées aux mêmes motifs, aux mêmes inclinations, & aux mêmes circonstances. Le seul point dans lequel on puisse s’écarter de nous, c’est que peut-être on refusera le nom de nécessité à cette propriété des actions humaines ; mais, tant que le sens subsiste, le mot ne fait rien. Ou bien, l’on croira pouvoir trouver quelque chose de plus dans les opérations de la matière que ce que nous y avons découvert. Mais, de quelque conséquence que cela puisse être en physique ou en métaphysique ; il faut avouer au moins que la morale & la religion n’y sont aucunement intéressées. Nous pouvons nous être trompés, en disant qu’il n’y a point d’autre idée de nécessité & de liaison dans les actions des corps ; mais il est sûr que nous n’avons rien attribué aux actions des esprits, que ce que tout le monde y reconnoît & doit y reconnoître. Nous ne changeons pas une seule circonstance dans le systême orthodoxe & reçu, quant à la volonté; nos idées ne different qu’à l’égard des objets matériels & de leurs causes. Rien donc ne peut être plus innocent que cette doctrine.

Toutes les loix ayant les récompenses & les peines pour base, le principe fondamental qu’on leur suppose, c’est que ces deux motifs ont sur l’esprit une influence régulière & uniforme, qu’ils servent tous deux à produire les bonnes actions & à prévenir les mauvaises. On peut donner à cette influence tel nom qu’on veut ; mais, dès qu’elle est ordinairement jointe aux actions, on doit la regarder comme une cause, &, par conséquent, comme un exemple de la nécessité que nous voudrions établir.

La haine ou le ressentiment ne peuvent avoir pour objets légitimes que des personnes ou des créatures qui pensent, & qui ont le sentiment d’elles-mêmes: & les actions criminelles ou injurieuses ne réveillent cette passion en nous que par le rapport qu’elles ont avec de telles personnes. Toutes les actions sont, de leur nature, temporelles & passageres, donc, bonnes ou mauvaises, à moins que de procéder de quelque cause renfermée dans le caractere & dans les dispositions de l’agent, elles ne sauroient tourner, ni à sa gloire, ni à sa honte. Une action peut être blâmable en elle-même : elle peut choquer toutes les loix de la morale & de la religion ; mais, si elle ne dérive de rien qui soit durable & constant, si elle ne laisse rien après foi ; l’agent n’en est point responsable, & n’en peut être justement puni. Ainsi, dans les principes de ceux qui nient la nécessité, & la causalité qui en résulte, un homme, après avoir commis les crimes les plus horribles, est aussi pur & net qu’il pouvoit l’être au premier instant de sa naissance : son caractere n’est point intéressé dans des actions qui n’en dérivent pas ; & leur méchanceté n’est pas la preuve de sa dépravation. On ne blâme personne pour des actes qu’il commet par ignorance, ou par accident, quelles qu’en soient les suites ; pourquoi cela, si ce n’est à cause que les principes de ces actes ne sont que momentanés, & se terminent en eux-mêmes ? On blâme moins celui qui fait le mal par précipitation & sans dessein prémédité, que celui qui le fait par réflexion & de propos délibéré : pourquoi encore ? C’est que nonobstant qu’un tempérament prompt soit une cause durable, un principe permanent dans l’ame, il n’agit pourtant que par intervalles, & n’infecte point le caractere entier de l’homme. Enfin, la repentance, accompagnée de la réforme de la vie & des mœurs, efface tout péché : quelle en est la raison, si ce n’est que nos actions ne nous rendent coupables, qu’en tant qu’elles sont les preuves de passions criminelles & de principes corrompus ; & que, par conséquent, ces preuves, perdant leur force par le changement de nos principes, cessent de nous rendre coupables ? Mais, hors de la doctrine de la nécessité, nos actions ne sont jamais preuve, &, par conséquent, ne sont jamais criminelles.

Il ne sera pas plus difficile de prouver, par les mêmes argumens, que la liberté, telle que nous l’avons définie ci-dessus, & telle que tout le monde l’admet, est également essentielle à la doctrine des mœurs, & que les actions où elle manque, n’étant susceptibles d’aucune qualité morale, ne peuvent devenir des sujets de louange, ni de blâme. Car, les actions n’étant les objets de nos sentimens moraux qu’autant qu’elles sont des indications ou des preuves de caractere interne, des passions & des penchans, ne peuvent être louables ou blâmables qu’autant qu’elles émanent de ces principes & quand une force ou violence externe les produit, elles sont exemples de toute imputation.

Je ne prétends pas avoir obvié à toutes les objections qu’on pourroit faire à ma théorie de la nécessité & de la liberté : j’en prévois qui sont fondées sur des lieux communs, auxquels je n’ai pas encore touché. On pourra dire, par exemple, que si les actions volontaires sont sujettes aux mêmes loix de nécessité que les opérations matérielles, il y a une chaîne continue de causes nécessaires, préordonnée &c prédéterminée, qui s’étend depuis la première cause de tout ce qui existe ; jusqu’aux volitions individuelles de chaque intelligence humaine. Dès-lors, plus de contingence dans l’univers, plus d’indifférence, plus de liberté. Pendant que nous agissons, on agit sur nous. Le premier auteur de toutes nos volitions, c’est le Créateur du monde, qui, en donnant le branle à cette immense machine, a placé tous les êtres dans la portion dont chaque événement devoit ensuite résulter par la nécessité la plus inévitable. Par conséquent, de ces deux choses l’une : ou il n’y a point de turpitude morale dans les actions humaines, qui procèdent d’une cause souverainement bonne ; ou, s’il y en a, le créateur, qui en est la première source, s’y trouve enveloppé. Celui qui met le feu à la mine est responsable de tout son effet ; & il n’importe que la mèche soit longue ou courte : de même, dans une chaîne continue de causes nécessaires, l’auteur de la première, fini ou infini, est auteur de tout le reste, & c’est à lui qu’appartient l’honneur ou le blâme qui en résulte. Par rapport aux conséquences des actions humaines, cette regle est établie sur des raisons incontestables, sur les idées les plus claires & les plus inaltérables que nous ayions de la morale : & ces raisons doivent avoir un poids encore bien supérieur, étant appliquées à la volonté & aux intentions d’un être infiniment puissant & infiniment sage. Une créature bornée, telle que l’homme, peut alléguer pour excuse son ignorance ou son impuissance ; mais, ces imperfections n’ont pas lieu dans le Créateur. Il a prévu, ordonné, eu pour but, tous ces actes humains que nous condamnons avec tant de témérité. Il s’ensuivroit donc de-là, ou que ces actes ne sont point criminels, ou que la divinité elle-même en est responsable, & que l’homme demeure déchargé de toute faute. Mais, ces deux suppositions étant également absurdes & impies, il est impossible que la doctrine d’où elles découlent, une doctrine exposée à de pareilles objections, soit conforme à la vérité. Toute conséquence absurde, si elle est nécessaire, prouve l’absurdité du sentiment qui lui a donné son origine, précisément de la même manière que les actions criminelles retombent sur la première cause, avec laquelle elles ont une liaison nécessaire & inévitable.

Cette objection a deux parties, que nous examinerons séparément. Premièrement, si les actions humaines peuvent être, en vertu d’un enchaînement nécessaire, renvoyées à la Divinité ; elles ne sauroient avoir rien de criminel, vu la bonté & la perfection infinie de l’Être dont elles dérivent, Être qui ne peut avoir que des intentions bonnes & justes. Secondement, supposez que ces actions soient criminelles en effet, il faudrait ôter à la Divinité ces attributs de bonté & de perfection dont nous la revêtons, & l’envisager désormais comme première cause des fautes & de la turpitude morale qu’on observe dans la créature.

Il me paroît qu’on peut répondre à la premiere partie de l’objection d’une façon claire & convaincante. Plusieurs philosophes, après un examen soigneux de tous les phénomenes naturels, sont venus à conclure que le tout, consideré comme un seul systême, est réglé avec une bonté souveraine dans chaque période de son existence : & que le dernier résultat en sera la plus grande félicité possible de chaque être créé, sans aucun mélange de mal positif ou de misere absolue. Chaque mal physique, disent-ils, fait une partie essentielle de ce systême de bienveillance ; & il étoit impossible à la Divinité elle même, considérée comme un agent sage, de le retrancher sans donner entrée à de plus grands maux, ou sans exclure de plus grands biens, qui doivent en naître. Quelques-uns, les Stoïciens entr’autres, ont tiré de cette théorie des motifs de confolation pour tous les malheurs : ils ont appris à leurs disciples que les maux qu’ils souffroient étoient des biens réels par rapport à l’univers ; &, qu’à des regards assez étendus pour pouvoir embrasser le systême de la nature en grand, chaque événement deviendroit un sujet de joie d’exultation. Cependant, quelque spécieux & sublime que soit ce lieu commun, il s’est montré bientôt foible & inefficace dans la pratique. Assurément vous irriteriez plutôt que d’appaiser un homme en proie au douleurs désespérantes de la goutte, en lui prêchant la rectitude de ces loix générales qui ont produit les humeurs malignes de son corps, & les ont fait couler, par des canaux creusés exprès, jusqu’aux nerfs où ils excitent actuellement des tourmens aigus[7]. Ces grandes vues peuvent éblouir, pour un moment, l’imagination d’un spéculateur qui se trouve en sureté & à son aise : je dis pour un moment ; car, elles ne sauroient prendre une assiette fixe dans son esprit, lors même qu’il est exempt de sensations douloureuses & de passions turbulentes : tant s’en faut qu’elles s’y puissent maintenir, attaquées par de si puissans adversaires. Les affections naturelles voient leurs objets de plus près & sous une forme plus exacte : par une dispensation mieux assortie à la foiblesse de l’esprit humain, elles ne font attention qu’aux objets qui sont immédiatement autour de nous, & ne sont excitées que par les événemens qui paroissent bons ou mauvais, relativement à notre systême propre & actuel. Il en est, à cet égard, du mal moral comme du mal physique : il seroit déraisonnable de se flatter que des considérations prises de si loin, ayant si peu d’efficace par rapport au premier de ces maux, en pussent avoir davantage par rapport au second. La nature a formé l’esprit de l’homme de telle sorte qu’à la vue de certains caracteres, de certaines dispositions, de certaines actions, il éprouve immédiatement un sentiment d’approbation ou de blâme, & il n’y a point de sensation, point d’émotion plus essentielle à sa constitution que celle ci. Les caractères qui gagnent son estime, sont principalement ceux qui contribuent à la paix & au bien-être de la société : & son blâme tombe ordinairement sur tout ce qui tend au détriment & au trouble de la même société. De-là nous avons raison de croire que les sentimens moraux résultent médiatement ou immédiatement, d’une réflexion sur ces intérêts opposés. Que la philosophie vienne à présent débiter des opinions ou des conjectures différentes ! Qu’elle vienne dogmatiser que chaque chose est bien par rapport au tout ! Qu’elle soutienne que ce qui trouble la société est tout aussi avantageux, tout aussi convenable au dessein principal de la nature, que ce qui en avance directement le bonheur ! Des spéculations aussi transcendantes & aussi incertaines seront-elles jamais en état de contrebalancer des sentimens qui naissent de la vue naturelle & immédiate des objets ? Un homme, à qui on aura volé une somme considérable, se trouvera-t-il le moins de monde soulagé de la peine que lui cause sa perte, après avoir fait ces sublimes réflexions ? Comment veut-on donc qu’elles doivent le dépouiller du ressentiment moral que le crime inspire ? Ou pourquoi la différence réelle entre le vice & la vertu seroit-elle moins conciliable avec tous les systêmes de philosophie spéculative que ne l’est la différence entre la beauté & la difformité personnelle ? L’une & l’autre de ces distinctions est fondée sur les sentimens naturels de notre ame, & il n’y a point de théorie, point de spéculation philosophique qui puisse altérer ces sentimens, ou les combatre.

La seconde difficulté n’admet pas une solution aussi aisée ni aussi satisfaisante ; car, il est impossible d’expliquer distinctement, comment la Divinité peut être cause médiate de toutes les actions humaines, sans être auteur du péché & de la turpitude morale. Ce sont-là des mystere que la raison naturelle & dénuée de secours n’est point capable d’approfondir : quelque systême quelle embrasse, des difficultés insurmontables, des contradictions formelles même, l’arrêteront à chaque pas. Concilier l’indifférence & la contingence des actions humaines avec la prescience divine, ou décharger la Divinité de l’origine du péché, en défendant les décrets absolus, sont deux tâches où toute l’industrie des philosophes a échoué jusqu’ici. Heureux, si, convaincus par-là de la témérité qu’il y a de vouloir pénétrer des mysteres aussi sublimes, ils apprennent à être modestes, & si, quittant cette scene de ténèbres & de perplexités, ils reviennent à leur vrai séjour, à la vie commune, & à l’examen de ce qui s’y passe ! Ils y trouveront assez de difficultés à débrouiller, sans avoir besoin d’en aller chercher ailleurs, en se hasardant sur cet océan immense de doutes, d’incertitudes, & de contradictions.


  1. Voici présentement des forces réelles, & des déterminations nécessaires. Comment M. Hume accorde-t-il cela avec les assertions de l’essai précédent ? Note de l’Éditeur.
  2. Il est difficile d’assigner jusqu’où peut aller la témérité, ou quelque autre passion fort vive. Il y a des choses dans l’histoire qui paroissent contraires à la nature & aux mœurs de l’homme ; & qui n’en sont pas moins vraies. Tout ce qu’il y a, c’est que de pareilles choses doivent être suffisamment attestée ; sans quoi elles demeurent suspectes. Note de l’Éditeur.
  3. Cela est vrai quant à le certitude qui naît de l’induction ; mais cela ne prouve pas que les déterminations qui fondent l’inducton dans les cas moraux, soient les mêmes & de même genre que celles sur lesquelles repose l’induction physique. Or, c’est ce que M. Hume suppose perpétuellement par une pure pétition de principe. Avec cela, comme nous l'avons déjà insinué, la doctrine de cet essai est dans une opposition manifeste constante avec celle du précédent. Ici tout a pour base la liaison constante & nécessaire entre les causes & les effets ; au lieu que ci-dessus cette liaison étoit une chimère, une hypothese gratuite. Note de l’Éditeur.
  4. On peut rendre une autre raison de la grande vogue que la doctrine de la liberté s’est acquise. Il y a une sensatioa trompeuse d’un état indifférent, fondée sur une fausse lueur d’expérience qui accompagne, ou peut du moins accompagner, plusieurs de nos actions. La nécessité d’une action, soit matérielle, soit spirituelle, n’est pas, à proprement parler, une qualité inhérente dans l’agent ; elle est l’état d’un être pensant qui considere cette action : & elle consiste principalement dans cette détermination de la pensée qui tire l’action présente d’un objet précédent. Il en est de même de la liberté, en tant qu’on l’oppose à la nécessité, elle n’est autre chose que l’absence de cette détermination, un certain état vague, une certaine indifférence que nous sentons en passant, ou en ne passant pas, de l’idée d’un objet à celle d’un autre. Il est à remarquer que nous nous trouvons rarement dans cette situatien vague & indifférente lorsque nous réfléchissons sur les actions des autres ; nous déduisons ordinairement ces actions, avec beaucoup de certitude, de leurs motifs & des dispositions de l’agent : &, au contraire, cela nous arrive très-fréquemment lorsque nous agissons nous-mêmes. Or, comme les objets semblables sont aisément confondus, on a pris ceci pour une preuve démonstrative & intuitive même de la liberté humaine. Dans la plupart des occasions, nous sentons nos actions assujetties à notre volonté, & nous nous imaginons de sentir que, la volonté n’est assujettie à rien, à cause que, lorsqu’on nous nie ce point, & qu’on nous provoque à des essais, nous sentons qu’elle se meut aisément en tout sens, & produit sa propre image, ou ce qu’on nomme velléité dans les écoles, du côté même pour lequel elle ne s’est point déclarée. Nous nous persuadons que cette image, ou ce mouvement ébauché, eût pu être rendu complet, & palier en acte, dans le tems même que cela n’est point arrivé ; parce que, si on le nie, nous trouvons la chose praticable à un second essai, ne prenant pas garde que ce desir fantasque de faire parade de notre liberté est ici précisément le motif qui nous fait agir. Mais nous ayons beau imaginer d’avoir un sentiment intime de notre liberté ; rarement un spectateur s’y trompera : le plus souvent il fera en état d’inférer nos actions de leurs motifs & de notre caractere ; ou, s’il ne le peut pas, il conclura, en général, que ce n’est que faute de connoître parfaitement toutes les circonstances de notre situation, & de notre tempérament, & les ressorts secrets de notre complexion & de notre humeur. Or, c’est précisément en quoi, selon moi, consiste l’essence de la nécessité. Note de l’Auteur.
  5. Ainsi, par exemple, en nommant cause ce qui produit quelque chose, produire & cause sont manifestement synonymes. La même objection a lieu, si on définit la cause ce par quoi une chose existe, car, que veut dire par quoi ? Si l’on avoit nommé cause ce après quoi une chose existe constamnent, nous aurions d’abord compris le sens de ces paroles, puisque c’est-là, en effet, tout ce que nous savons sur ce sujet : or, cette confiance est l’essence même de la nécessité ; & nous n’en avons point d’autre idée, Note de l’Auteur
  6. Il y a des dangers imaginaires, & des dangers réels. Il est incontestablement dangereux d’ébranler les fondement de la société & de la religion. Ceux qui proposent des doctrines dont les conséquences peuvent aboutir-là, quelque persuadés qu’ils soient de leur vérité, doivent user de la plus grande circonspection, & balancer soigneusement l’utilité attachée à leurs découvertes réelles ou prétendues, avec celle des notions qu’ils combattent. Note de l’Éditeur.
  7. Il y a un point de vue sous lequel ces considérations peuvent être proposées à un homme qui souffre, d’une maniere raisonnable, & qui devient efficace, lorsqu’il n’y refuse pas l’attention convenable. On ne sauroit endurer des maux sous l’empire d’un être juste & bon, sans qu’il y ait de raisons de ces maux, qui exigent notre acquiescement ; & qui doivent même exciter notre satisfaction. Mais, cette doctrine est inséparable de celle de l’existence continuée, & d’un état à venir, d’où elle tire toute sa force. Note de l’Éditeur.