Essais philosophiques sur l’entendement humain/07


SEPTIEME ESSAI.

De l’idée de pouvoir, ou de la liaison nécessaire.


Premiere Partie.


Les sciences mathématiques ont un grand avantage sur les sciences morales, en ce que leurs idées, toujours sensibles, sont toujours claires & déterminées, que leurs moindres différences sautent aux yeux, que le même terme a toujours le même sens, qui ne souffre ni ambiguité ni variation. L’ovale ne se confond jamais avec le cercle, ni l’hyperbole avec l’ellipse : le triangle isocele est beaucoup plus exactement distingué du triangle scalene, que ne l’est le vice de la vertu, ou le juste de l’injuste. Dès qu’un terme est défini en géométrie, l’esprit lui substitue la définition de son propre mouvement, toutes les fois que l’occasion s’en présente : & là même où il n’y a point de définition, l’objet présent aux sens se laisse concevoir avec clarté & netteté. Il n’en est pas de même des sentimens plus subtils de notre ame, des opérations de l’entendement, & des diverses passions : ces choses-là sont toutes distinctes entr’elles, mais leurs différences échappent aisément à la réflexion ; & il n’est pas en notre pouvoir de nous retracer l’objet auquel elles doivent leur origine, toutes les fois que nous les contemplons. Peu-à-peu l’ambiguité se glisse dans nos raisonnemens, les objets ressemblans sont pris pour les même : & à la fin, un intervalle immense sépare les prémisses de la conclusion,

Cependant, à considérer ces deux sciences dans tout leur jour, on peut avancer hardiment que leurs avantages leurs désavantages, compensés les uns par les autres, les réduisent, ou peu s’en faut, à un état d’égalité. Si l’esprit retient, avec plus de facilité, les idées claires & déterminées de la géométrie ; il ne peut saisir les vérités plus abstruses de cette science, sans suivre une chaîne plus longue & plus compliquée de raisonnemens, & sans rapprocher des idées entre lesquelles il y a beaucoup de distance. Et s’il faut un soin extrême pour prévenir l’obscurité & la confusion dans les idées morales, les inductions y sont au moins plus courtes, & les degrés intermédiaires, qui mènent à la conclusion, moins nombreux que dans les sciences qui traitent de nombre & de la quantité. On aura en effet de la peine à trouver dans Euclide une proposition qui n’ait plus de membres que les raisonnemens moraux les plus composés, pourvu que ces raisonnemens ne donnent point dans la chimère. Nous serons bien satisfaits de pouvoir procurer quelques progrès aux principes de l’esprit numain, si nous considérons combien la nature se plaît à nous borner dans la recherche des causes, & à nous réduire à la confession de notre ignorance. L’obscurité des idées & l’ambiguité des termes sont donc les principaux obstacles qui, s’opposent à notre avancement dans les sciences morales & métaphysiques, la grande difficulté des mathématiques consiste dans la longueur des inductions, & dans les efforts de méditation qu’il faut pour les tirer. Peutêtre enfin que les progrès de la philosophie naturelle sont principalement retardés par la disette d’expérience & de phénomènes, vu que leur découverte est souvent due au hasard, & que l’observateur le plus prudent & le plus assidu ne les trouve pas toujours au besoin.

Enfin, si à cet égard il y a une distinction à faire entre les sciences dont nous parlons, il faut conclure que la philosophie morale ayant fait jusqu’ici moins de-progrès que la géométrie ni la physique, les obstacles quelle rencontre sont les plus grands, qu’ils exigent pour être surmontés une attention & une capacité supérieure.

La métaphysique n’a rien de plus obscur ni de plus incertain que les idées de pouvoir, de force, d’énergie, ou de liaison nécessaire ; idées cependant dont à chaque moment nous avons besoin dans nos recherches. C’est pour cette raison que nous tâcherons de fixer, dans cet essai, la signification précise de ces termes, & de dissiper par-là, s’il est possible, une partie de cette obscurité qui donne sujet à tant de plaintes. Nos idées ne sont autre chose que des copies des impressions, que nous avons éprouvées ; ou pour mieux dire, il nous est impossible de penser à un objet, à moins qu’il n’ait été apperçu antécédemment, soit par les sens extérieurs, soit par le sentiment interne. Je ne crois pas que cette proportion soit fort sujette à controverse, après les éclaircissemens & les preuves que j’en ai données dans un essai précédent[1], où j’ai fait naître, en même tems, l’espérance que, moyennant une juste application de cette doctrine, on pourra répandre dans les raisonnemens philosophiques cette clarté & cette précision qui y sont encore à désirer. Il se peut que les idées complexes soient suffisamment connues par leurs définitions, qui ne sont que le dénombrement de leurs parties, ou des idées simples qui les composent ; mais si après avoir résolu ces définitions dans leurs idées simples, nous nous trouvons encore dans l’ambiguité & dans les ténèbres, quelle ressource nous reste-t il ? Par quel artifice répandrons-nous du jour sur ces idées ? Comment les représenterons-nous précises & déterminées à la vue intellectuelle ? Il n’y, qu’un moyen. C’est de reproduire les impressions, ou les sentimens originaires, dont elles sont les copies. Ces impressions se distinguent par leur force ; il n’y a en elles rien d’obscur ni d’équivoque : & la lumière dont elles sont environnées peut éclairer l’obscurité qui couvre les idées qui y correspondent. Ne pourroit-on point appeller ceci une forte d'optique morale, un microscope de nouvelle invention, par lequel les idées les plus simples & les plus minces, pour ainsi dire, s’agrandiroient au point de donner prise à la conception, & deviendroient aussi reconnoissables que les objets les plus sensibles & les plus grossiers sur lesquels puissent rouler nos recherches ? Pour connoître donc pleinement l’idée de pouvoir ou de liaison nécessaire, tâchons de découvrir l’impression d’où elle découle ; & afin de ne point manquer sa vraie source, examinons toutes celles d’où elle pourroit découler. C’est en vain que nous promenons nos regards sur les objets qui nous environnent, pour en considérer les opérations ; nous n’en sommes pas plus en état de découvrir ce pouvoir, cette liaison nécessaire, cette qualité qui unit l’effet à la cause, & rend l’une de ces choses la suite infaillible de l’autre : nous voyons quelles se suivent ; & c’est tout ce que nous voyons. Une bille frappe une autre bille, celle-ci se meut : les sens extérieurs ne nous apprennent rien de plus. D’un autre côté, cette succession d’objets n’affecte l’ame d’aucun sentiment, d’aucune impression interne. Donc il n’y a point de cas où la causalité puisse nous instruire sur l’idée de pouvoir, ou de liaison nécessaire.

À la première vue d’un objet, nous ne saurions deviner l’effet qui en doit résulter; cependant, si notre esprit découvroit le pouvoir & l’énergie des causes, nous devrions non seulement le deviner, mais le prévoir sans expérience même, par la seule force du raisonnement, & prononcer là-dessus avec certitude. La vérité est que nous ne voyons rien dans les qualités sensibles des diverses parties de la matière qui manifeste ce pouvoir, ou cette énergie, ni qui donne lieu d’imaginer que ces qualités soient de nature à produire quoi que ce soit, ou qu’elles doivent être suivies de quelque chose que l’on puisse appeller leur effet. La solidité, l’étendue, le mouvement, sont autant de qualités complettes en elles-mêmes : elles n’indiquent aucun autre événement qui en puisse être le résultat. La scene de l’Univers est assujettie à un changement perpétuel ; les objets se suivent dans une succession continuelle : mais le pouvoir, ou la force, qui anime la machine entière, se dérobe à nos regards, & les qualités sensibles des corps n’ont rien qui puisse nous la découvrir. Nous savons par le fait, que la chaleur est la compagne inséparable de la flamme ; mais pouvons-nous conjecturer, ou imaginer même, ce qui les lie ; il n’y a donc point de cas individuel d’un corps agissant, dont la contemplation fasse naître l’idée de pouvoir ; parce qu’il n’y a point de corps qui montre un pareil pouvoir, d’où l’on puisse former l’archétype de cette idée[2]. Après avoir vu que les actions des objets extérieurs qui frappent les sens, ne nous donnent point cette idée, examinons maintenant si elle nous peut venir en refléchissant sur les opérations de l’ame, & si elle peut être copiée de quelque impression interne ? On alléguera que nous sentons, à chaque instant, un pouvoir au dedans de nous ; puisque nous nous sentons capables de mouvoir les organes de corps, & de diriger les facultés de l’esprit par un simple acte de la volonté. Il ne faut, dira-t-on, qu’une volition pour remuer nos membres, ou pour exciter une nouvelle idée dans l’imagination ; une conscience intime nous atteste cette influence de la volonté : de-là l’idée de ce pouvoir & de cette énergie, dont nous savons, avec certitude, que nous sommes doués, aussi-bien que tous les êtres intelligens ; nous les supposons encore dans les corps ; & peut-être que leurs opérations mutuelles & leurs influences réciproques suffisent pour en prouver la réalité. Quoi qu’il en soit, on doit convenir que l’idée de pouvoir dérive de la réflexion ; puisqu’elle naît en nous en méditant sur les opérations de l’ame, & sur l’empire que la volonté exerce, tant sur les organes de corps que sur les facultés de l’esprit.

Nous allons examiner cette opinion ; & en traitant des matières aussi subtiles & aussi profondes, nous ferons tous nos efforts pour éviter le jargon & les notions confuses. Je dis donc, d’abord, que l’influence des volitions sur les organes corporels est un fait connu par expérience, comme le sont toutes les opérations de la nature : & qu’on n’eût jamais pu prévoir ce fait dans l’énergie de sa cause ; puisque cette énergie, qui forme la liaison nécessaire des causes avec leurs effets, ne s’est jamais manifestée. Nous sentons, à chaque instant, que le mouvement de nos corps obéit aux ordres de la volonté ; mais, malgré nos recherches les plus profondes, nous sommes condamnés à ignorer éternellement les moyens efficaces par lesquels cette opération si extraordinaire s’effectue : tant s’en faut que nous en ayions le sentiment immédiat.

Premièrement, y a-t-il, dans toute la nature, un principe plus mystérieux que celui de l’union de l’ame avec le corps ? Une substance prétendue spirituelle influe sur un être matériel : la pensée la plus fine anime & meut le corps le plus grossier. Si nous avions une autorité assez étendue sur la matière pour pouvoir, au gré de nos desirs, transporter des montagnes, ou changer le cours des planètes ; cette autorité n’auroit rien de plus extraordinaire ni de plus incompréhensible. Mais, si un sentiment intime nous faisoit appercevoir quelque pouvoir dans la volonté ; il faudroit que nous connussions & ce pouvoir & sa liaison avec le corps, & les natures de ces deux substances, en vertu desquelles elles peuvent agir l’une sur l’autre. Ensuite, nous n’avons pas le même empire sur tous nos organes ; & l’expérience est la seule raison que nous puissions alléguer d’une différence aussi remarquable. Pourquoi la volonté influe-t-elle sur la langue & sur les doigts ? Et pourquoi n’influe-t-elle ni sur le cœur ni sur le foie ? Cette question n’auroit rien d’embarrassant, si, dans le premier de ces cas, nous avions le sentiment d’un pouvoir, qui nous manquât dans le second : nous appercevrions alors, indépendamment de l’expérience, pourquoi l’empire de la volonté a telles bornes : & étant pleinement au fait de sa force agissante, nous pourrions nous rendre raison des limites dont nous la voyons environnée.

Un homme vient d’être frappé de paralysie au bras ou à la jambe, ou vient de perdre tout récemment un de ces membres, il fait, dans le commencement, des efforts réitérés pour le mouvoir, & pour l’employer comme autrefois aux fonctions de la vie. Il se sent le même pouvoir de commander à ses membres, que sent un homme en pleine santé, qui les conserve dans leur état naturel. Or, le sentiment ne trompe jamais. Concluons donc, que ni l’un ni l’autre ne sentent jamais rien de semblable : l’expérience nous apprend que la volonté exerce une influence mais tous les enseignemens de l’expérience se reduisent à nous montrer des événemens qui succedent constamment les uns aux autres : pour ce qui est de ce lien secret qui les rend inséparables, c’est de quoi elle ne nous instruit pas.

Enfin, nous savons, par l’anatomie, que, dans le mouvement volontaire, les objets sur lesquels le pouvoir se déploie immédiatement, ne sont pas les membres mêmes qui doivent être mus, mais des muscles, des nerfs, des esprits animaux, peut-être quelque chose de plus subtil & de plus inconnu encore, à l’aide de quoi le mouvement est répandu successivement jusqu’à cette partie du corps que nous nous étions immédiatement proposé de mouvoir. Se peut-il une preuve plus certaine que la puissance qui préside à la totalité de cette opération, loin d’être pleinement & directement connue par une conscience intime, est mystérieuse & inintelligible un dernier point : l’ame veut un certain événement : aussitôt il s’en produit un autre tout-à-fait différent, & inconnu à nous-mêmes qui voulons : cet événement en produit encore un autre, que nous ne connoissons pas mieux, & ainsi de suite, jusqu’à ce qu’un bout d’une longue série se trouve l’événement desiré. Or, si nous sentions notre pouvoir primordial, il faudrait qu’il nous fût connu : s’il étoit connu, son effet le devroit être aussi ; car, tout pouvoir se rapporte à un effet : & réciproquement, si l’effet est ignoré, le pouvoir ne peut-être ni senti ni apperçu. Comment, de bonne foi, seroit-il possible que nous nous sentissions un pouvoir de remuer nos membres, si nous ne l’avons pas, si nous n’avons que celui de remuer, je ne sais quels esprits animaux, lesquels, quoiqu’ils produisent, à la fin, le mouvement de membre, opèrent néanmoins d’une manière qui passe toute notre compréhension.

De tout ceci, il nous sera permis de conclure, sans témérité, quoiqu’avec une honnête confiance, que l’idée que nous analysons ne dérive d’aucune conscience interne, & que nous ne sentons aucun pouvoir, en produisant des mouvemens dans nos corps, & en appliquant nos membres à remplir les fonctions animales, & à obtenir les usages auxquels ils sont destinés. Qu’ils se meuvent d’après un commandement de la volonté, c’est un fait d’expérience commune, comme le sont tous les événemens naturels, mais le pouvoir ou l’énergie, d’où procede ce fait, est une chose que nous ne connoissons pas mieux dans le cas présent que dans d’autres cas[3]. Nous restraindrons-nous donc à dire que nous sentons le pouvoir efficace de nos âmes, lorsque, par un acte de volonté, nous donnons l’être à une nouvelle idée, que nous nous fixons à la contempler, & qu’après l’avoir tournée & retournée en tout sens, étant satisfait de l’exactitude de notre examen, nous la quittons pour palier à une autre ? Je pense que les mêmes argumens que nous venons de détailler, détruiront encore cette prétention, en montrant que ce second empire de la volonté ne nous donne pas une notion plus réelle de pouvoir ou d’énergie, que le précédent.

Premièrement, il faut convenir que connoître un pouvoir, ce serait découvrir dans la cause cette circonstance même qui la rend propre à produire son effet : car, ces deux choses sont synonymes : ce seroit donc avoir la connoissance tant de la cause & de l’effet, que de leur rapport mutuel. Mais, qui oseroit prétendre être instruit de la nature de l’ame humaine, de son aptitude à produire des idées, & de la nature de ces idées ? Cette production est une vraie création, où de rien se fait quelque chose, ce qui exige une puissance si grande, qu’au premier abord on est tenté de la refuser à tout être fini ; au moins faut-il avouer que notre ame ne sent, ni ne conçoit même rien de pareil. Nous ne sentons que l’événement, je veux dire, l’existence d’une idée à la suite d’un commandement de la volonté ; mais la maniere dont cette opération s’acheve, & le pouvoir qui la réalise, échappent à notre compréhension.

En second lieu, l’empire que l’ame a sur elle-même n’est pas moins limité que l’empire qu’elle a sur le corps ; & ce n’est pas en raisonnant, ni par la contemplation de la nature des causes & des effets, que nous découvrons ces limites. Il en est encore ici comme des autres événemens naturels, & de l’action des objets extérieurs : l’observation & l’expérience sont les seuls guides que nous ayions. Nous avons beaucoup moins d’autorité sur nos sentimens & sur nos passions, que nous n’en avons sur nos idées, quoique celles ci même soient renfermées dans des bornes très-étroites. Qui peut se vanter de connoître la raison primitive de ces différentes limitations ? Qui s’engagera à nous expliquer pourquoi nous avons, à certains égards, un pouvoir que nous n’avons point à d’autres ?

En troisieme lieu, cet empire que nous avons sur nous, n’est pas le même en tout tems. Il est plus grand dans un homme qui se porte bien, que dans un homme qu’une longue maladie rend languissant. Nous sommes plus maîtres de nos pensées le matin que le soir, à jeun qu’après un grand repas ; Peut-on donner une autre raison de ces variétés que l’expérience ? Et que devient alors ce prétendu sentiment de pouvoir ? L’effet ne dépend-il point ici d’un mécanisme secret, d’une structure cachée, soit dans la substance spirituelle, soit dans la substance matérielle, ou dans toutes les deux ? L’ignorance profonde où nous sommes au sujet de cette structure, fait que le pouvoir de l’efficace de la volonté nous sont également inconnus & incompréhensibles ?

La volition est assurément un acte de l’ame dont nous n’avons pas une connoissance suffisante. Qu’on y réfléchisse, qu’on la considere de tous côtés : qu’y trouvera-t-on de semblable à ce pouvoir créateur, qui tire les idées de néant, de qui, par une espece de fiat, imite, si j’ose parler ainsi, la toute-puissance de L’Éternel, dont la parole réalisa le magnifique spectacle de la nature ? Loin de sentir une pareille énergie dans la volonté, il ne nous faut pas moins qu’une expérience aussi sûre que celle que nous en avons, pour nous convaincre que des effets aussi extraordinaires puisient être le résultat d’un simple acte de volonté.

Le gros des hommes ne voient aucune difficulté à rendre raison des opérations communes de la nature, comme de la descente des corps pesans, de la végétation des plantes, de la génération des animaux, & de la nutrition qui nous approprie les alimens : dans tous ces cas-là, ils sont persuadés qu’ils apperçoivent la force même par laquelle les causes entraînent leurs effets : & ils supposent que les actions de ces causes sont immanquables. Une longue habitude leur ayant donné ce tour d’esprit, l’apparition d’une cause leur fait attendre aussi-tôt, avec assurance, l’événement qui marche d’ordinaire à sa suite ; & on auroit bien de la peine à leur faire concevoir qu’un autre en pût résulter. Il n’y a que des phénomènes peu communs, tels qu’un tremblement de terre, une perte, ou quelque prodige qui puissent les déconcerter, ce n’est qu’alors qu’ils se trouvent embarrassés à assigner des causes convenables aux effets, & à expliquer la maniere dont ceux-ci se sont produits. Or, que sont-ils pour se tirer d’embarras ? Ils ont recours à quelque intelligence invisible[4], qui intervient comme cause immédiate de l’événement qui les étonne, & qu’ils croient inexplicable par les puissances de la nature. Mais les philosophes qui vont un peu plus loin dans leurs recherches, se sont aisément apperçu que l’énergie des causes n’étoit pas plus marquée dans les événemens les plus journaliers que dans les plus extraordinaires : ils ont reconnu que nous n’avons sur ce sujet que les seules lumières de l’expérience, qui ne nous instruit que d’une co-existence fréquente de certains objets, sans nous mettre jamais en état de comprendre ce qu’on nomme leur liaison. De là vient que plusieurs d’entr’eux ont cru que la raison les forçoit d’admettre, dans toutes les occasions, le même principe auquel le vulgaire n’a recours que dans les cas qui lui paroissent tenir de surnaturel & de miraculeux. Peu contens d’ériger l’esprit & l’intelligence en cause première & originelle de tout être, ils veulent en faire la cause unique & immédiate de chaque événement dans l’univers. Ils prétendent que les causes, communément dites, ne sont, à proprement parler, que des occasions, & que ce n’est point dans les forces naturelles qu’il faut chercher la raison des effets, mais dans la volition du souverain Être, qui trouve bon que certains objets, soient perpétuellement liés entr’eux. Au lieu de dire qu’une première bille en meut une seconde par une force qu’elle tient originairement de l’Auteur de la nature ; ils Vous diront que la Divinité elle- même, par une volonté spéciale, imprime le mouvement à la seconde bille : & que l’impulsion de la première ne fait que déterminer le monarque du monde à cet acte, en vertu des loix générales qu’il s’est prescrites à lui-même dans le gouvernement de son empire. Le progrès des spéculations a fait encore découvrir aux philosophes, que le pouvoir qui opere l’action de l’ame sur le corps, & celle de corps sur l’ame, ne nous étoit pas mieux connu que celui qui opere les actions que les corps exercent les uns sur les autres ; & que les lumières que nous empruntons, soit des sens, soit de la conscience interne, sont également insuffisantes dans les deux cas. La même ignorance les a donc ramenés à la même conclusion. Dieu est encore, selon eux, la cause immédiate de l’union de l’ame avec le corps : ce ne sont plus les organes des sens, agités par les objets extérieurs, qui produisent nos sensations ; c’est une volonté particulière du Tout-puissant qui les excite, en conséquence des mouvemens donnés dans les organes. Ce n’est plus notre volonté qui cause le mouvement local dans nos membres ; impuissante en elle-même, Dieu se plaît à la seconder : il ordonne aux parties de corps de se mouvoir ; & c’est très-abusivement que nous en faisons honneur à nos propres forces & à notre propre efficace. Les philosophes ne s’en tiennent pas là ; il y en a qui portent cette conclusion jusqu’au dedans de l’ame elle-même, & l’appliquent à ses opérations purement internes. Ce qu’on appelle vision mentale, ou formation des idées, n’est autre chose qu’une suite de révélations émanées du Créateur. Lorsque nous tournons volontairement la pensée sur quelque sujet, ce n’est pas notre volonté qui crée les idées ; celui qui a créé toutes choses les découvre à l’ame, & les lui rend présentes.

Ainsi, selon ces philosophes, tout est plein de Dieu : c’est peu pour eux que rien n’existe que par sa volonté, qu’il n’y ait point de pouvoir qui ne remonte originairement à lui ; ils dépouillent la nature & les êtres créés de toute force, afin de rendre la dépendance où ils sont de Dieu plus immédiate & plus frappante. Mais ils ne considerent point que leur théorie, au lieu d’exalter la grandeur de ces attributs, dont ils affectent tant de faire le panégyrique, n’est propre qu’à la rabaisser. Il y a sûrement plus de puissance en Dieu, à départir un certain degré de pouvoir à ses créatures, qu’à faire tour lui-même par une volition directe : il y a plus de sagesse à avoir agencé l’univers, dès le commencement, avec une prévoyance si parfaite, qu’il serve de lui-même, & par son propre mécanisme, aux vues de la Providence, que si son grand Auteur étoit obligé, à chaque instant, d’en raccommoder les parties, & de ranimer, par son soufle, toute l’activité de cette prodigieuse machine.

Ceux qui demandent une réfutation plus philosophique de cette doctrine, pourront voir si les deux réflexions suivantes ont de quoi les satisfaire.

Premièrement, une théorie qui met toute l’action en Dieu seul, me paroît trop téméraire pour pouvoir jamais s’accréditer dans l’esprit d’un homme qui a soigneusement étudié la foiblesse de la raison humaine, & les limites étroites de ses opérations. Quand même cette théorie seroit fondée en bonne logique, & sur une suite de preuves concluantes, il nous resteroit toutefois, envoyant des conclusions aussi extraordinaires, & aussi peu assortissantes au train de la vie & de l’expérience, il nous resteroit, dis-je, sinon une certitude, au moins un véhément soupçon, qu’elle nous a conduits au delà de la portée de nos facultés. Long-tems avant que d’arriver au dernier échelon de cette théorie, nous sommes déjà dans le pays des Fées : & dès-lors nous n’avons plus aucune raison de nous fier aux méthodes d’argumentation communément reçues. Il ne faut pas penser que nos analogies & nos vraisemblances usitées soient ici d’aucun poids : notre sonde est trop courte pour ces immenses abîmes. Nous avons beau nous flatter d’être guidés, dans notre route, par une sorte de probabilité ou d’expérience nous pouvons être très-sûrs que cette expérience imaginaire ne nous mène à rien, dès qu’il s’agit de choses qui sont entièrement hors de la sphere de l’expérience réelle. Mais j’aurai occasion de revenir à ce sujet[5]. En second lieu, je ne puis appercevoir aucune solidité dans l’argument sur lequel cette théorie est fondée. Nous ignorons, à la vérité, la maniere dont les corps agissent les uns sur les autres, leur efficace nous est inconcevable ; mais, n’ignorons-nous pas également la maniere dont une intelligence, je dis même la souveraine intelligence, agit, soit sur l’esprit, soit sur le corps ? Et concevons-nous mieux la force dont elle est douée ? D’où, je vous prie, en prendrions-nous l’idée ? Nous ne sentons aucun pouvoir en nous-mêmes, & nous n’avons d’autre notion de l’Être suprême que celle que nous nous formons en réfléchissant sur nos propres facultés. Si donc notre ignorance étoit une raison suffisante pour nier une chose, nous devrions refuser toute force active à Dieu, aussi-bien qu’à la matiere la plus grossiere ; puisque très-assurément nous ne comprenons pas davantage les opérations divines que celles des corps. Y a-t-il plus de difficulté à concevoir le mouvement comme résultant d’un choc que comme procédant d’une volition ? Tout ce que nous savons à ces deux égards, c’est que nous ne savons rien[6].


Seconde Partie.


Nous ne nous sommes déjà que trop arrêtés à ce sujet ; hâtons-nous de conclure. C’est donc en vain que nous avons fouillé dans toutes les sources d’où nous pouvions supposer que la notion de pouvoir, ou de la liaison nécessaire est tirée. Il ne paroît pas qu’aucune opération corporelle en particulier puisse nous faire concevoir la force agissante des causes, ou le rapport qu’elles ont avec leurs effets. Tout ce que nos recherches les plus profondes nous découvrent sur ce point, ce sont des événemens à la suite d’autres événemens. La même difficulté revient, lorsque nous contemplons les opérations de l’ame sur le corps : nous observons le mouvement à la suite de la volition ; mais le lien qui les unit, ou l’énergie que l’ame déploie dans la production de l’effet, c’est ce que nous ne saurions, ni observer, ni comprendre. L’empire de l’ame sur ses propres facultés, ou sur ses idées n’est pas concevable. Ainsi, à tout prendre, la nature ne nous offre pas un seul exemple de liaison dont nous puissions saisir l’idée. Tous les événemens semblent être décousus & détachés les uns des autres : ils se suivent, à la vérité, mais sans que nous remarquions la moindre liaison entr’eux : nous les voyons, pour ainsi dire, en conjonction, mais jamais en connexité Enfin, comme nous ne pouvons nous former aucune idée de choses qui n’ont jamais affecté, ni nos sens externes, ni notre sentiment intérieur, il paroît inévitable de conclure que nous manquons absolument de toute idée de connexion ou de pouvoir, & que ces termes ne signifient rien, soit qu’on les emploie dans les spéculations philosophiques, soit qu’on en fasse usage dans la vie commune. Cependant, il nous reste un moyen d’éviter cette conclusion ; & ce moyen découle d’une source que nous n’avons pas encore examinée. Un objet, ou un événement naturel étant donné, l’esprit du monde le plus pénétrant ne sauroit découvrir, ni conjecturer même, ce qui en résultera ; il ne peut, en un mot, porter sa vue au-delà de ce qui est présent à ses sens ou à sa mémoire. Supposé même que, dans un seul cas, l’expérience nous ait montré un événement à la suite d’un autre événement, cela ne nous donneroit aucun droit de former une regle générale pour prédire ce qui doit arriver dans d’autres cas semblables. On taxerait, avec raison, de témérité & de précipitation impardonnable celui qui prétendrait juger du cours entier de la nature d’après un simple échantillon, quelque exact & quelque sur qu’il put être. Mais, dès que des événemens d’une certaine espece ont été toujours & dans tous les cas apperçus ensemble, nous ne faisons plus le moindre scrupule de présager l’un à la vue de l’autre ; & nous donnons pleine carriere à ce raisonnement, qui seul peut nous certifier les choses de fait ou d’existence. Alors, nommant un de ces objets cause, & l’autre effet, nous les supposons dans un état de connexion: nous donnons au premier un pouvoir par lequel le second est infailliblement produit, une force qui opere avec la certitude la plus grande & avec la nécessité la plus inévitable.

On voit donc qu’un grand nombre de cas similaires, dans lesquels les événemens sont constamment en conjonction fait ici ce qu’un seul de ces cas ne pourroit pas faire, sous quelque jour ou dans quelque position qu’on l’envisageât ; c’est de nous donner l’idée d’une liaison nécessaire. Mais, tous ces cas étant supposés parfaitement semblables, en quoi differe leur pluralité de chacun d’eux pris en particulier ? Toute la différence consiste en ce que la répétition fréquente de cas similaires fait naître l’habitude de concevoir les événemens dans leur ordre habituel ; &, dès que l’un existe, persuade que l’autre existera. Cette liaison que nous sentons, cette transition habituelle qui fait passer l’imagination de l’objet qui précede à celui qui a coutume de suivre, est donc le seul sentiment, la seule impression d’après laquelle nous formons l’idée de pouvoir, ou de liaison nécessaire.

C’est-là tout le mystére. Contemplez ce sujet par toutes ses faces : je vous défie de trouver une autre origine que celle-ci. Il n’y a que ce caractere pour distinguer un seul cas particulier & détaché, qui ne peut jamais suggérer l’idée d’une connexions, d’une collection de cas similaires qui nous la procure. La première fois que l’on voit le mouvement communiqué par impulsion, par exemple, dans le choc de deux billes sur le billard, on peut dire que ces deux événemens sont conjoints ; mais on n’oseroit prononcer qu’ils soient connexes: cette derniere assertion ne sauroit avoir lieu qu’après avoir observé plusieurs exemples de même nature. Or, quel changement est-il arrivé qui ait pu susciter cette nouvelle idée, je dis, l’idée de connexion ? Tout se réduit à ce que l’on sent actuellement ces événemens liés dans l’imagination, & que l’on peut prédire le second à l’apparition de premier. Autant de fois donc que nous parlons d’une liaison d’objets, nous n’entendons que cette liaison mentale, d’où naissent les inductions, & par laquelle les objets se prêtent des preuves réciproques de leur existence. Conclusion un peu extraordinaire, je l’avoue, mais qui paroît très-évidente : & son évidence a ceci de particulier quelle subsisteroit dans toute sa force, dût même la défiance universelle & le soupçon sceptique se répandre sur toutes les autres conclusions qui sont neuves & singulieres : car, rien ne peut être plus agréable au scepticisme que de découvrir la foiblesse & les bornes étroites de la raison & de la capacité humaine.

Y a-t-il, en effet, un exemple plus frappant de l’ignorance & de la surprenante foiblesse de l’entendement humain ? Assurément, s’il y a entre les objets un rapport dont il nous importe d’être instruits, c’est celui de cause & d’effet : c’est sur lui que sont fondés tous nos raisonnemens, quant aux choses de fait & d’existence : c’est par lui que nous nous assurons uniquement des objets qui sont hors de l’empire des sens & de la mémoire : l’usage immédiat que nous retirons de toutes nos connoissances, c’est d’apprendre à diriger les événemens futurs conformément à leurs causes. Nos pensées, & nos recherches roulent donc à chaque moment sur ce rapport ; cependant, telle est l’imperfection des idées que nous en avons, qu’il est impossible de bien définir ce que c’est que cause, sans emprunter cette définition de quelque chose d’étranger au sujet. Les objets similaires sont toujours joints à des objets similaires ; première expérience, qui nous sert à définir la cause, un objet tellement suivi d’un autre objet que tous les objets semblables au premier soient suivis d’objets semblables au second. La vue d’une cause conduit l’ame, par son passage habituel, à l’idée de l’effet : seconde expérience, qui fournit une seconde définition : la cause est un objet tellement suivi d’un autre objet, que la présence du premier fasse toujours penser au second.

Ces définitions sont prises toutes deux de circonstances étrangères à la nature des causes ; c’est un inconvénient sans remede ; il n’y a pas moyen d’atteindre à une définition plus exacte, & nous ne saurions déterminer cette circonstance qui lie les causes aux effets. Non seulement nous n’avons point d’idée de cette connexion ; nous ne savons pas même ce que nous désirons de connoître lorsque nous nous efforçons de la concevoir. Nous disons, par exemple, que la vibration d’une telle corde est la cause d’un tel son : qu’entendons-nous par-là ? Une de ces deux choses ; ou que cette vibration est suivie de ce son, & que toutes les vibrations similaires ont toujours été suivies de sons similaires : ou, que cette vibration est suivie de ce son, & qu’à l’apparition de la première ; l’esprit anticipant sur les sens, forme immédiatement l’idée du second. Le rapport qui est entre la cause & l’effet peut être envisagé de ces deux manieres ; mais nous n’en avons point d’autre idées[7]. Récapitulons maintenant les raisonnemens de cet essai. Chaque idée est copiée d’après une impression, ou un sentiment, qui ont précédé ; & là où il n’y a point d’impression, nous sommes assurés qu’il n’y a point d’idée. Or, il ne se fait aucune opération, ni dans les corps, ni dans les esprits, qui, prise en particulier, produise la moindre impression de pouvoir ou de liaison nécessaire. Donc, il n’y en a aucune qui fasse naître leur idée. Ce n’est qu’après plusieurs expériences uniformes, où le même objet se montre toujours suivi du même événement, que nous commençons à prendre les idées de cause & de liaison. Le nouveau sentiment que notre ame éprouve alors, n’est autre chose qu’un rapport habituel entre les objets qui se suivent, & ce sentiment est l’archétype de l’idée que nous cherchons. Comme cette idée vient, non d’un seul cas, mais d’une pluralité de cas similaires, elle doit résulter de la circonstance dans laquelle cette pluralité differe de l’unité de chaque cas individuel : or, cette circonstance est précisément ce passage habituel de l’imagination qui fait la liaison des objets ; ce n’est qu’en ceci que plusieurs cas different d’un cas, avec lequel ils s’accordent en tout autre point. La première fois, pour revenir à cet exemple commun, que nous avons vu le mouvement d’une bille communiqué, par le choc, à une autre bille, ce cas a été exactement semblable à tous ceux que nous pouvons rencontrer actuellement : toute la différence, c’est qu’alors nous ne pouvions pas inférer un événement de l’autre ; au lieu que nous le pouvons aujourd’hui, après une longue suite d’expériences uniformes. Je ne sais si mes lecteurs sentiront bien la force de ces raisonnemens ; mais je craindrois que trop de paroles, & une plus grande variété d’aspects, ne servissent qu’à le rendre encore plus obscur plus embrouillé[8]. Les spéculations abstraites ont leur point de vue ; & quand on le saisit heureusement, il jette plus de clarté sur les sujets, que ne seroit toute l’éloquence du monde & la plus grande abondance du style. C’est-là que nous devrions toujours tendre, réservant les fleurs de rhétorique pour des matieres qui en soient plus susceptibles.


  1. Essai II.
  2. M. Locke dit, dans son chapitre du pouvoir, que nous parvenons à cette idée, en remarquant qu’il se fait de nouvelles productions dans la matière, & en concluant de-là qu’il faut quelque chose qui soit capable de les opérer. Mais, ce philosophe avoue lui-même que les idées neuves, originelles & simples, ne sauroient nous venir par le raisonnement : il se trompe donc sur l’origine de celle-ci. Note de l’Auteur.
  3. On pourroit prétendre que la résistance que les corps nous opposent fait naître l’idée de force ou de pouvoir. L’impression originelle, dont cette idée, est la copie, ne seroit-elle pas ce nisus, cette forte tendance que nous éprouvons, lorsque nous sommes contraints de réunir nos efforts pour surmonter un obstacle, Mais, premièrement, nous attribuons du pouvoir à un grand nombre d’objets dans lesquel l’on ne sauroit supposer ni résistance ni effort : tels font l’Être Suprême, à qui rien ne résiste, l’esprit humain, pensant & mourant par rapport à l’empire qu’il exerce sur les idées & sur les membres, les effets suivant immédiatement les volitions, sans, qu’il soit besoin de recourir à des forces ; enfin, la matière inanimée, qui n’est point susceptible d’un pareil sentiment. En second lieu, ce sentiment, d’une tendance à surmonter l’obstacle qui résiste, n’a aucune liaison connue avec quelque événement que ce soit : nous savons, par expérience, ce qui résulte de ce sentiment ; mais, il est impossible de le savoir à priori. Note de l’Auteur.
  4. Quasi Deus ex machina, Cicero de Naturà Deorum. Note de l’Auteur.
  5. Essai XII.
  6. Je n’ai pas besoin d’entrer dans un long examen de cette force d’inertie qu’on attribue à la matière, & donc il est tant parlé dans la philosophie moderne. Nous savons par expérience que les corps, soit en mouvement, soit en repos, conservent leur état actuel, jusqu’à ce qu’une nouvelle cause vienne les en dépouiller ; & que le corps choquant perd toujours autant de son mouvement qu’il en communique au corps choque. Ce ne sont-là que des faits, auxquels on donne le nom de force d’inertie, sans prétendre acquérir par-là l’idée d’un pouvoir qu’on nommeroit inerte : tout comme en parlant de la gravité, on n’entend que certains effets, sans comprendre la nature de pouvoir actif qui les produit. Ce ne fût jamais l’intention de M. Newton de priver la matière de toute énergie, quoique quelques-uns de ses disciples se soient servi de son autorité pour accréditer cette théorie. Tout au contraire, ce grand philosophe, pour expliquer son attraction universelle, recourut à une matière éthérée active : & il eût la circonspection & la modestie d’avouer que ce n’étoit-là qu’une hypothese, sur laquelle même il n’étoit pas bon d’insister avant que de l’avoir confirmée par un plus grand nombre d’expériences. Je conviens que je trouve quelque chose d’un peu extraordinaire dans le sort des opinions. Descartes insinua la doctrine de l’efficace universelle procédant de la divinité seule, sans presser cette doctrine. Malebranche & les autres Cartésiens en firent la base de toute leur philosophie. Cependant, elle ne fût point goûtée en Angleterre : Locke, Clarke & Cudworth, ne prennent pas seulement la peine d’en parler : ils supposent partout à la matière un pouvoir réel, quoique dérivé & subordonné. D’où vient donc qu’elle a si forcement prévalu dans l’esprit des métaphysiciens modernes ? Note de l’Auteur.
  7. Selon les explications & les définitions que nous venons de donner, l’idée de pouvoir est une idée relative, aussi bien que celle de cause : elles se rapportent l’une & l’autre à un effet, ou à quelque événement qui les suit constament. Lorsque nous considérons la cirçonstance inconnue d’un objet qui fixe, ou détermine le degré ou la quantité de son effet ; nous la nommons le pouvoir ou la force qui a produit cet effet : en conséquence de quoi tous les philosophes conviennent que le pouvoir se mesure par son effet. S’ils avoient une idée de pouvoir, tel qu’il est en lui-même, qu’est-ce qui les empêcherait de le mesurer aussi tel qu’il est en lui-même ? La fameuse dispute ; si la force d’un corps qui se meut est proportionnelle à sa vitesse, ou au quarré de sa vîtesse, cette dispute, dis-je, n’auroit pas besoin d’être décidée par la comparaison des effets produits en tems égaux ou en tems inégaux : on pourrait se servir de mesures & de comparaisons directes.
    Une cause differe d’un signe, en tant qu’elle implique une priorité de tems & une contiguité de lieu, aussi-bien qu’une conjonction constante. Un signe n’est qu’un effet corrélatif, procédant de la même cause. Note de l’Auteur.
  8. Peut-être que M. Hume fait ses excuses un peu trop tard. Il a employé bien des paroles, & ramené sur le tapis bien des comparaisons, pour exprimer ce qui pouvoir être dit en assez peu de mots ; c’est que nous ne voyons point le fonds des choses, les actions intimes, le mécanisme secret, qui lie les causes avec leurs effets. Mais, d’un côté, cette ignorance ne porte aucune atteinte à la certitude des effets que nous attendons de certaines causes ; toutes les fois que je mettrai de l’eau sur une quantité de feu suffisante, je fais qu’elle bouillira, & ainsi de reste : &, de l’autre, je ne puis douter qu’il n’y ait une action réciproque des corps les uns sur les autres, dès que je remarque qu’à une certaine distance cette action cesse. Si l’eau est à deux pieds du feu, elle ne bouillira jamais. Cela seul me paroît établir la liaison nécessaire de tout ce qui arrive dans la nature. Il n’est pas essentiel qu’elle soit toujours intelligible & expliquable pour être en droit d’assurer sa réalité. Mais, notre Philosophe aime les subtilités, parce qu’elles conduisent au pyrrhonisme, qui est son dogme favori. Note de l’Éditeur.