Essais philosophiques sur l’entendement humain/01

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ESSAIS
PHILOSOPHIQUES
SUR
L’ENTENDEMENT HUMAIN.



PREMIER ESSAI.

Des différentes especes de Philosophie.


La Philosophie morale, qui est la science de la nature humaine, peut être traitée de deux manieres différentes, dont chacune a ses avantages particuliers, & qui l’une & l’autre contribuent à l’amusement, à l’instruction, & à la correction de genre humain. En suivant la premiere, on considere l’homme principalement comme né pour agir ; guidé dans ses actions par le goût & par le sentiment, il recherche & il évite les objets conformément à leur valeur apparente, & au point de vue sous lequel ils sont placés à son égard. Ce qu’il y a de plus estimable, & de plus aimable, c’est la vertu ; aussi les Philosophes dont nous parlons, pour la peindre des plus belles couleurs, empruntent tous les charmes de la belle poésie & de l’éloquence. Ils ornent leur sujet de toutes les grâces propres à flatter notre imagination & à exciter notre amour. Tirant leurs observations de la vie commune, dont ils choisissent les cas les plus frappans, ils font contraster avec art les caracteres opposés : & après nous avoir mis dans les sentiers de la vertu par la gloire & le bonheur qu’ils offrent en perspective, ils y dirigent nos pas par les préceptes les plus sains & par les exemples les plus sublimes. Mettant dans tout son jour la différence qui est entre le vice & la vertu, ils font naître & reglent tout à la fois nos sentimens ; car, pourvu qu’ils gravent dans nos cœurs l’amour de la probité & du véritable honneur, ils sont parvenus au but où ils tendoient. Les Philosophes de la seconde espece traitent plus l’homme en être raisonnable qu’en être actif : ils s’attachent davantage à former son entendement qu’à cultiver ses mœurs. Le genre humain est pour ceux-ci un objet de spéculation : ils examinent notre nature le compas à la main, ils cherchent à découvrir ces premiers principes qui déterminent notre esprit, qui produisent nos sentimens, qui nous portent à approuver ou à blâmer tel ou tel objet, telle ou telle action ou façon d’agir en particulier. Ce seroit, pensent-ils, un reproche honteux à faire aux lettres que la philosophie ne fût pas encore parvenue à fixer, avec une entière certitude, les fondemens de la morale, du raisonnement & de la critique : & que nous fussions condamnés à parler éternellement de vice & de vertu, de vérité & de fausseté, de beauté & de laideur sans être en état de marquer les différences fondamentales de ces choses. Dans une entreprise aussi pénible, aucune difficulté ne les effraie. Après avoir réduit les cas particuliers à des principes généraux, ils poussen leurs recherches, ils vont de généralités en généralités, & ne sont point satisfaits qu’ils ne soient parvenus à ces principes primordiaux, qui, dans toute science, sont les limites de notre curiosité. Leurs spéculations paroissent abstraites & hors de la portée commune, mais ils n’aspirent qu’à l’applaudissement du savant & du sage ; & pourvu qu’ils découvrent quelques vérités cachées qui puissent servir à l’instruction de la postérité, ils se croient suffisamment payés d’une vie passée toute entière dans l’étude & dans le travail.

Il est sûr que la philosophie, dont le tour est aisé & populaire, prévaudra toujours dans l’esprit du grand nombre sur cette philosophie précise & abstruse : on la préférera non seulement comme plus agréable, mais encore comme plus utile. C’est qu’elle entre davantage dans le plan de la vie commune, qu’elle forme, pour ainsi dire, le cœur & les affections, & que touchant aux premiers ressorts de nos actions, elle regle notre conduite, & nous rapproche du modèle parfait qu’elle décrit. La philosophie abstruse, au contraire, étant fondée sur un tour d’esprit particulier qui n’entre pour rien dans les actions & dans les affaires de la vie, disparoît aussi-tôt que le philosophe, quittant ses ténèbres, vient se montrer au grand jour : il est rare que ses préceptes aient de l’influence sur notre conduite & sur nos mœurs : la vivacité de nos sentimens, la force de nos affections, le désordre de nos passions, dissipent d’abord toutes les idées qui doivent leur origine à des conséquences philosophiques, & font rentrer, dans la foule du vulgaire, le philosophe le plus profond.

Il faut avouer encore que la philosophie, qu’on peut nommer pratique, a procuré à ceux qui s’y sont distingués la renommée la plus durable aussi bien que la plus juste. Les raisonneurs abstraits paroissent n’avoir joui jusqu’ici que de réputations momentanées fruits de caprice ou de l’ignorance de leur siecle ; ils n’ont pu soutenir le jugement plus équitable de la postérité. Il arrive aisément à un esprit profond de s’égarer dans la subtilité de ses raisonnemens : & comme aucune conclusion n’est capable de l’effrayer, ni par sa nouveauté, ni par son contraste avec les opinions communes, une méprise vient à la suite de l’autre, & elles vont toujours en s’accumulant. Au contraire, s’il arrive au Philosophe qui n’a pour but que de représenter les notions communes à tous les hommes sous des couleurs agréables & avec des traits engageans ; s’il lui arrive, dis-je, de tomber dans quelque méprise, il ne va pas plus loin il s’arrête, il consulte le bon sens, il s’en rapporte aux sentimens naturels de son ame : & rentrant ainsi dans le droit chemin, il se précautionne désormais contre le danger des illusions. La renommée de Cicéron conserve encore aujourd’hui tout son éclat ; celle d’Aristote est presque éteinte. La Bruyère passe la mer, son nom se soutient, l’estime accordée à son ouvrage s’accroît ; Malebranche demeure confiné dans sa nation & dans son siecle. Vraisemblablement Addison sera lu avec plaisir, lorsqu’on ne se souviendra plus de Locke[1]. Un homme qui n’est que philosophe, n’est pas, pour l’ordinaire, trop favorablement accueilli dans le monde, parce que vivant éloigné de toute liaison avec ses semblables, imbu de principes différens, & de notions éloignées des leurs, on ne suppose pas qu’il puisse contribuer en rien, soit au plaisir, soit à l’avantage de la société. D’un autre côté, un homme trop ignorant est encore plus méprisé : dans un tems & chez une nation où les sciences fleurissent, la marque la plus certaine d’un petit esprit, c’est de n’avoir ni goût ni sensibilité pour des plaisirs aussi nobles. Le caractere le plus, parfait entre ces deux extrêmes, c’est celui d’un homme également propre pour le cabinet, pour la compagnie, & pour les affaires ; qui porte dans la convention le discernement & la délicatesse que donnent les belles-lettres, & dans les affaires cette probité & cette exactitude qui sont le fruit d’une saine philosophie, Pour donner plus de cours & de perfection à un caractere aussi accompli, rien n’est plus utile que les compositions dont le genre & le style sont aisés, & qui, s’écartant peu des notions de la vie commune, ne demandent, pour être comprises, ni une application trop soutenue, ni une réflexion trop profonde. De tels exercices renvoient, pour ainsi dire, l’homme d’étude dans le monde, rempli de sentimens nobles & de sages principes, qu’il réduit en pratique dans chaque occurrence de la vie ; ils embellissent la vertu, mettent de l’agrément dans les sciences, éclairent la société, font goûter mille douceurs dans la retraite.

L’homme est un être raisonnable, la science est sa nourriture & son aliment propre, mais les bornes de son entendement sont si étroites qu’il ne peut espérer que peu de satisfadion, soit de l’étendue, soit de la certitude des connoissances qu’il peut acquérir. L’homme n’est pas moins un société qui l’amuse, ni même soutenir toujours son goût pour la société. L’homme est encore un être actif ; & cette disposition, jointe aux divers besoins de la vie, le contraint à se livrer aux occupations & aux affaires ; mais l’esprit demande du relâchement : Il souffriroit trop de demeurer tendu sans cesse, une continuité d’application & de travaux l’épuise. La nature paroît donc avoir tracé à l’espece humaine un genre de vie varié ; parce que c’est le plus convenable pour elle. Sa voix secrete semble nous exhorter à ne pas permettre qu’aucun de ces ressorts tire trop à lui, de peur qu’il ne nous rende incapables d’user des autres. Livrez-vous, dit-elle, à votre penchant pour la science ; mais que votre science soit humaine, qu’elle se rapporte directement à l’action & à la société. J’interdis toute pensée trop abstruse, toute recherche trop profonde ; & je punirai sévérement ceux qui me désobéiront, par la noire mélancolie où ces méditations les plongeront, par l’incertitude sans fin où elles les tiendront, par l’accueil glacé que je procurerai à leurs prétendues découvertes, lorsqu’ils les mettront au jour. Soyez philosophe, mais au milieu de votre philosophie, soyez homme !

Si on se contentoit de préférer la philosophie commune à la philosophie profonde & abstraite, sans faire tomber ni blâme ni mépris sur cette derniere, nous devrions peut-être être nous conformer en ceci à l’opinion du grand nombre, & laisser chacun suivre en liberté son goût & son sentiment propre ; mais, comme souvent on pousse les choses trop loin, & qu’on va jusqu’à proscrire entièrement les raisonnemens abstraits, & cette étude qu’on appelle la métaphysique, nous allons voir ce qui peut raisonnablement être dit en sa faveur.

Commençons par observer un avantage considérable qui résulte de la philosophie précise & abstraite ; c’est le service qu’elle rend à la philosophie commune, qui, sans elle, ne sauroit atteindre à un degré suffisant d’exactitude, ni dans ses préceptes, ni dans ses raisonnemens, ni dans les sentimens qui en résultent. Les belles-lettres n’étant que le tableau de la vie humaine sous diverses faces & dans diverses situations, elles produisent les idées différentes de louange ou de blâme, elles excitent les divers sentimens d’admiration ou de dérision, selon les qualités des objets quelles exposent à notre vue. Celui qui travaille, sur ces objets est d’autant plus assuré de réussir, qu’à un goût délicat, & à une imagination vive, il joint une connoissance solide de la nature de l’homme, des opérations de son entendement, du jeu de ses passions, & des diverses especes de sentimens par lesquels il distingue le vice de la vertu. Quelque pénible que soit cette recherche interne, elle devient en quelque sorte indispensable à ceux qui veulent décrire avec succès la vie humaine telle qu’elle se montre au dehors. L’anatomie offre à l’œil le plus dégoûtant de tous les spectacles ; cependant, avec son secours les images d’Hélene & de Vénus s’embellissent sous le pinceau : il ne suffit point au peintre de relever les plus belles phyionomies par le coloris le plus brillant, il faut encore que son attention se porte sur la structure interne du corps humain, sur la position des muscles, sur la fabrique des os, sur l’usage, en un mot, & sur la figure de chaque organe. L’exactitude sert à la beauté, & la justesse d’esprit à la delicatesse des sentimens. C’est en vain qu’on voudroit relever le prix de l’une de ces choses aux dépens de l’autre.

Nous pouvons faire une autre remarque qui regarde précisément les arts, & les professions qui intéressent le plus la vie humaine, & qui demandent le plus d’activité ; c’est que plus on y met de cet esprit d’exactitude, plus aussi on les perfectionne, les rend utiles au bien public. Que le philosophe choisisse la retraite & renonce aux emplois civils, je le veux ; mais l’esprit philosophique, dès qu’une fois il est cultivé par un certain nombre de personnes, ne s’en répand pas moins par degrés sur toute la société, & n’en fait pas moins sentir son influence dans tous les arts & dans tous les états. Dès-lors, la politique subdivife plus subtilement & balance plus judicieusement les forces dont elle fait son objet : l’homme de loi raisonne avec plus de méthode & sur des principes plus solides : le général fait mieux observer la discipline militaire, devient plus circonspect dans ses plans & dans ses opérations. Si l’on compare les états modernes aux anciens par rapport à la consistance, & la philosophie moderne à l’ancienne par rapport à l’exactitude, on trouve des progrès semblables de part & d’autre ; & il est à présumer que les choses iront en croissant par des gradations proportionnelles. Mais, n’y eût-il aucun autre avantage à espérer de ces études, elles fourniront toujours le moyen de satisfaire une innocente curiosité ; & ce n’est pas une chose à mépriser qu’un pareil surcroît à cette petite somme de plaisirs que l’on peut goûter en sûreté & sans crime. Le chemin le moins rude & le plus agréable que l’on puisse choisir dans le voyage de ce monde, c’est celui qui mene par les routes de savoir & de l’érudition : quiconque les applanit en écartant quelque obstacle, quiconque en fait ouvrir de nouvelles, doit être compté au nombre des bienfaiteurs du genre humain. Quelques pénibles & fatigantes que paroissent ces recherches, il en est de certains esprits comme de certains corps, qui, doués d’une santé vigoureuse à la fleur de leur âge, demandent des exercices violens, & supportent avec le plus grand plaisir ce qui paroît un fardeau accablant à la plus grande partie des hommes. L’obscurité déplaît à l’esprit comme à l’œil ; rien de plus délicieux que de pouvoir changer les ténèbres en lumière, quelque travail qu’il en coûte, Mais, on ne se contente pas de reprocher à la philosophie abstraite une obscurité désagréable & rebutante, on veut encore qu’elle soit la source inévitable de l’incertitude & de l’erreur. C’est ici, en effet, l’objection la plus plausible qu’on puisse former contre une grande partie delà métaphysique. On prétend que ce n’est pas une science, à proprement parler, que ce n’est que l’effet stérile de la vanité de l’homme, qui veut follement pénétrer dans des sujets pour lesquels son entendement n’est point fait : ou bien on attribue son origine à l’artificieuse superstition, qui, ne pouvant soutenir un combat égal en rase campagne, se couvre de buissons & de ronces entrelassées, & veut y cacher sa foiblesse : semblable au brigand qui, chassé des lieux découverts, se réfugie dans l’épaisseur des forêts, & y guette le voyageur au passage ; la superstition observe les avenues les moins bien gardées de nos âmes, y fait des irruptions imprévues, & remplit l’homme de préjugés & de terreurs paniques. Ceux qui la détestent le plus, pour peu qu’ils se relâchent de leur vigilance, risquent de succomber sous ses attaques ; & combien n’y en a-t-il point de fous & de lâches qui ouvrent eux-mêmes les portes à l’ennemi, & le reçoivent avec autant de respect & de soumission que s’il étoit leur légitime souverain.

Mais est-ce là une bonne raison pour détourner les philosophes de ces recherches ? Et faut-il laisser la superstition dans la jouissance tranquille de son usurpation ? Un homme raisonnable n’en tirera-t-il pas une conclusion directement opposée ? Ne sentira-t-il pas la nécessité de porter la guerre jusques dans les recoins les plus cachés où se retranche cette impérieuse ennemie ? En vain espérerions-nous que les hommes, rebutés par la fréquence des mauvais succés, abandonnassent ces sciences creuses, & découvrissent, à la fin, l’enceinte où leur raison doit se tenir renfermée ; outre que plusieurs d’entr’eux trouvent leur intérêts à rebattre sans cesse ces lieux communs, il ne paroît pas raisonnable non plus de sacrifier l’étude des sciences à un aveugle désespoir. Quoique toutes les tentatives ayent échoué jusqu’ici, on se flatte toujours que l’industrie, la bonne fortune, ou la sagacité supérieure de notre siecle, pourront atteindre à des découvertes inconnues aux génératipns passées. Les génies entreprenans brûleront toujours de desir de remporter ce prix distingué & les chûtes de leurs prédécesseurs, loin de les décourager, les animeront plutôt par la douce espérance que le ciel leur a reservé la gloire de mettre à fin cette périlleuse aventure. Il ne reste donc qu’un seul moyen de délivrer nos connoissances, une fois pour toutes, de ce mélange de questions abstruses ; c’est de faire un examen sérieux de la nature de l’entendement humain, & de nous convaincre, par une analyse exacte de ses facultés, qu’il n’est point fait pour atteindre à des matières aussi abstraites & aussi transcendantes. C’est un travail dont il faut essuyer la fatigue pour vivre désormais en repos : il faut cultiver la vraie métaphysique avec soin pour n’être plus dupes de la fausse. S’il y a des gens que leur indolence naturelle mette à l’abri des tromperies de la philosophie sophistique ; il en est d’autres en qui la curiosité domine, & que les accès de désespoir qui les saisissent de tems en tems, ne sont point capables de guérir, une imagination, échauffée les emportant toujours, les livre de nouveau à des espérances chimériques. L’exactitude & la justesse du raisonnement sont le seul remede universel, le seul qui convienne à toutes fortes de personnes & de caractères, le seul capable de bannir cette philosophie creuse, avec le mélange de superstition & de jargon métaphysique qui la fait valoir, & qui en remplissant de ses ténèbres les esprits superficiels, lui donne un air important & scientifique. C’est déjà n’avoir pas perdu ses peines que de pouvoir se défaire, après un examen mûr, de la partie la plus incertaine & la plus désagréable de nos connoissances mais d’autres avantages plus positifs peuvent encore résulter d’une recherche exacte de nos facultés.

C’est une chose remarquable que les opérations de notre ame, quoique présentes à nous de la façon la plus intime, paroissent se cacher dans une profonde nuit, dès que nous tournons nos réflexions de leur côté & rien n’est plus difficile que de tracer les lignes qui les séparent les unes des autres. Ce sont des objets trop subtils pour demeurer long-tems sous le même point de vue dans la même situation : il faut les saisir dans un instant indivilible, & pour les saisir, il faut cette pénétration supérieure, don précieux de la nature qui se perfectionne par l’habitude de réfléchir. C’est donc déjà une science très-estimable que de connoître ces diverses opérations de l’esprit, de savoir les distinguer les unes des autres, les ranger sous certaine classes, & corriger ce désordre apparent qui y regne lorsqu’elles deviennent les objets de nos recherches. Cet arrangement, peu important par rapport aux corps externes qui frappent nos sens, devient par rapport aux opérations intérieures de l’entendement, d’un prix proportionné à la difficulté & au travail qu’il coûte. C’est comme une carte géographique de l’ame, une délinéation de ses différentes parties ou propriétés ; & quand nous ne pourrions pas aller plus loin, il seroit toujours agréable d’avoir pu arriver jusques-là. Quand même on mépriseroit cette science, (& elle n’est nullement à mépriser) tous ceux qui se disent savans Philosophes ne doivent-ils pas trouver l’ignorance de ces choses infiniment plus méprisable encore ?

Enfin, nous ne saurions soupçonner cette science d’être entièrement incertaine & chimérique, sans donner dans un scepticisme qui détruiroit en même tems toute spéculation & toute pratique. L’ame, ( on n’en sauroit douter, ) a des facultés tout-à-fait différentes les unes des autres : les choses que nous appercevons comme réellement distinctes, peuvent être distinguées par la réflexion ; il y a par conséquent de vrai & de faux dans les propositions qui les concernent, je dis un vrai & un faux, qui ne passent point les bornes de notre compréhension. Plusieurs de ces distinctions sautent aux yeux de tout le monde, par exemple, celle qui est entre la volonté & l’entendement, ou celle qui est entre l’imagination & les passions, il n’y a point d’homme qui ne puisse les saisir : les autres, pour être plus fines & plus philosophiques, n’en sont pas moins réelles ni moins certaines ; seulement elles sont plus difficiles à comprendre. Quelques exemples pourraient nous faire concevoir une idée plus juste & plus avantageuse de la solidité & de la certitude de cette branche de nos connoissances ; & nous en aurions de fort recens à citer pour montrer qu’on peut la cultiver avec succès[2]. Seroit-il donc possible que nous crussions le tems d’un philosophe bien employé, quand il s’en sert à nous tracer le vrai systême planétaire, à déterminer la position & l’ordre qu’observent ces corps éloignés, pendant que nous ferions si peu de cas de ceux qui réussissent à marquer les régions de notre entendement, & à décrire des choses qui nous touchent de si près ?

Mais ne pourrions-nous donc pas espérer encore que la philosophie, cultivée avec soin, & encouragée par la faveur de public, pût pousser ses recherches plus loin, & découvrir au moins jusqu’à un certain degré, ces principes & ces ressorts cachés qui animent l’esprit humain, & qui excitent ses opérations ? Les Astronomes se sont contentés long-tems de prouver par les phénomènes, le vrai mouvement, l’ordre & la grandeur des corps célestes ; mais un philosophe s’est élevé de nos jours qui par des preuves supérieures paroît avoir fixé les loix mêmes qui règlent leur révolution, & déterminé les forces qui les dirigent. On a poussé avec le même succès d’autres branches des sciences naturelles ; & pourquoi faudroit-il désespérer de réussir dans les recherches qui concernent l’économie spirituelle & les facultés de l’entendement, sur-tout si l’on y apporte la même capacité & la même circonspection. Il est très-probable que chacune des opérations de l’ame, aussi-bien que chacun de ses principes, dépend d’autres opérations, d’autres principes, qui peuvent encore être réduits à des chefs plus généraux. Déterminer exactement jusqu’où cela peut aller, ce seroit une chose fort difficile : il faut auparavant faire plusieurs essais, & les faire avec beaucoup de soin. Peut-être même que ces essais ne produiront rien. Ce qu’il y a de certain, c’est que les philosophes même les plus superficiels font tous les jours des tentatives de cette nature ; il ne s’agit que de les faire avec une application soutenue & une attention pénétrante ; en s’y prenant de cette maniere, l’entreprise doit réussir, à moins qu’elle ne surpasse les forces de l’esprit humain : & dans ce dernier cas on aura gagné au moins de pouvoir l’abandonner avec confiance & en toute sûreté. Ce n’est point, à la vérité, un parti à prendre trop à la légère, car alors combien ne faudroit-il pas rabattre de la haute estime que nous aurions conçu pour ce genre de philosophie ? Les moralistes après avoir confidéré le nombre & la diverfité des actions humaines qui excitent notre approbation ou notre blâme, se sont appliqués à chercher un principe commun d’où pût dépendre cette variété de sentimens : & quoique l’esprit systématique les ait souvent emportés trop loin, nous devons pourtant les excuser en faveur de la beauté du dessein, qui n’alloit pas moins, qu’à établir des principes généraux auxquels toutes les vertus & tous les vices pussent être réduits. Les critiques, les logiciens & les politiques se sont proposé une tâche pareille, & n’ont pas toujours échoué dans leurs entreprises. Le tems, une plus grande exactitude, une application plus ardente, porteront peut-être ces sciences à un plus haut point de perfection. Il y auroit plus d’imprudence de précipitation, & même de dogmatisme, à renoncer tout-à-la fois aux prétentions de ce genre, qu’il n’y en auroit à se jeter dans la philosophie la plus positive & la plus téméraire qui ait jamais tenté d’assujettir le genre humain à ses opinions & à ses principes.

Mais ces raisonnemens sur la nature humaine sont abstraits & difficiles à comprendre. Soit ; cela n’autorise point à présumer que ce sont de faux raisonnemens ; il doit, tout au contraire, paroître impossible que ce qui jusqu’ici a échappé à tant de sages & profonds philosophes puisse être à la portée de commun & facile à saisir. Et quelque peine que puissent coûter ces recherches, n’en sommes-nous pas suffifamment récompensés par leur utilité & par le plaisir qui y est attaché ? Si de cette maniere nous pouvons augmenter le trésor de nos connoissances, & acquérir de nouvelles lumières sur des sujets d’une si grande importance, sur quoi nos plaintes seroient elles fondées ?

Avouons, après tout, que le tour abstrait de ces spéculations n’est pas précisément ce qui les rend recommandables ; c’est plutôt un inconvénient qu’il faut tâcher de surmonter ; & cela ne fera peut-être pas impossible avec de l’industrie, & en écartant les détails superflus. C’est ce que nous avons tâché de faire dans les essais suivans, où nous nous proposons de répandre du jour sur des sujets dont l’incertitude a jusqu’ici rebuté les sages, & dont l’obscurité a effrayé les ignorans. Heureux, si saisissant le point de réunion des différentes méthodes philosophiques, nous pouvons allier la profondeur à la clarté, & la vérité à la nouveauté ! Plus heureux encore, si par des raisonnemens aisés & naturels, nous sappons les fondemens d’une philosophie abstruse, qui semble n’avoir encore servi que d’abri à la superstition, & de réfuge aux absurdités & à l’erreur !


  1. Mon intention n’est nullement de diminuer rien du mérite de M. Locke, qui étoit un grand Philosophe, également exact & modeste dans ses raisonnemens, je n’ai voulu parler que du sort commun de la philosophie abstraite. Note de l’Auteur.
  2. Cette faculté, qui nous fait distinguer le vrai du faux, a été long-tems confondue ayec celle par laquelle nous discernons le vice de la vertu. On suppofoit que la morale étoit fondée sur des relations éternelles & inaltérables, qui dévoient paroître aux âmes intelligentes aussi invariablement vraies que les proposions de géométrie ou d’arithmétique. Depuis peu, un Philosophe (*) nous, a appris, par les raisons les plus convaincantes, que la morale, n’ayant point d’existence dans la nature abstraite des choses, se rapporte entièrement au sentiment, &, pour ainsi dire, au goût spirituel de chaque être en particulier ; que notre ame fait ces distinctions à-peu près comme chaque sens ou chaque organe fait les siennes, par un sentiment propre, en discernant, par exemple, le doux de l’amer, ou le chaud de froid. Il a donc prouvé que les perceptions morales ne doivent point être mises dans la classe des opérations de l’entendement, mais dans celle des sentimens ou des goûts.
    C’étoit une mode, reçue en philosophie, de diviser toutes les passions de l’ame en deux especes, en passions
    (*) M. Hutcheson. intéressées & en passions désintéressées, entre lesquelles en suppufoit une opposition & une guerre constante, celles-ci ne pouvant atteindre leur but qu’aux dépens de celles-là. Sous la première classe, on rangeoit l’avarice, l’ambition, le desir de la vengeance ; sous la seconde, les affections naturelles, l’amitié & le patriotisme. Aujourd’hui, les Philosophes peuvent voir combien luer division étoit chimérique (*), Il a été prouvé, à la rigueur, que les passions même qu’on attribuoit communément à l’amour-propre, portent l’ame hors d’elle-même, & la poussent vers leur objet : que, quoiqu’on sente de plaisir en contentant ces passions, ce n’est pas cependant la prévision de ce plaisir qui les fait naître ; qu’au contraire, la passion marche toujours avant l’idée de plaisir, & que sans la première le dernier ne sauroit subsister. De-là il s’ensuit qu’un homme n’est pas plus intéressé lorsqu’il cherche sa propre gloire, que lorsque le bonheur d’un ami fait l’objet de ses vœux ; & qu’il n’est pas plus désintéressé en sacrifiant ses aises & son repos au bien public, qu’en se tourmentant pour assouvir son ambition & son avarice. Voici donc une réforme confidérable dans la doctrine des passions, dont tous les Philosophes avoient jusqu’ici confondu les limites ; soit par négligence, soit faute d’exactitude. Ces deux exemples suffisent pour montrer la nature & l’importance de la philosophie, dont nous parlons. Note de l’Auteur.
    (*) Voyez les Sermons de Butler.