Essais moraux et politiques (Hume)/La dignité de la nature humaine

QUATORZIÈME ESSAI.

La dignité de la Nature Humaine.

Il y a dans le monde savant, comme dans le monde politique, un esprit sectaire, formé dans le secret & dans l’ombre, qui n’éclate que rarement, mais dont on apperçoit les traces dans les différent tours d’esprit, dans les diverses façons de penser des hommes.

Les plus remarquables de ces sectes sont celles qui sont fondées sur la diversité des opinions concernant la dignité de la nature humaine, question qui semble avoir divisé les philosophes & les poëtes, ainsi que les théologiens, depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours. Quelques-uns d’entr’eux élevent l’homme jusques aux nues, & le représentent comme une sorte de demi-dieu, dont l’origine est céleste, & qui retient des marques évidentes de la noblesse de sa race. D’autres insistent sur le côté foible de la nature humaine, & ne voyent point que l’homme ne l’emporte en rien sur les autres animaux, pour lesquels il affecte tant de mépris, si ce n’est par sa vanité & par son orgueil.

Un auteur qui possede le talent de la déclamation prend ordinairement parti dans la premiere de ces deux classes, celui que son tour d’esprit porte à l’ironie & à la satire se range plus naturellement dans la seconde.

Je suis très-éloigné de croire que tous ceux qui ont avili la nature humaine, aient été ennemis de la vertu, & qu’ils aient exposé les foiblesses de leurs semblables avec une mauvaise intention. Au contraire, je suis convaincu qu’un sentiment de vertu fort délicat, sur-tout lorsqu’il est accompagné d’une certaine dose de misantropie, est sujet à inspirer à l’homme ce dégoût du monde, & à lui faire envisager le train ordinaire de la vie avec trop de bile & d’indignation.

Je dois cependant convenir que les sentimens de ceux qui pensent avantageusement de la nature humaine sont infiniment plus favorables à la vertu, que ne le sont les principes contraires qui nous en donnent une idée méprisable. Lorsqu’un homme est rempli d’une haute idée de son caractere & du rang qu’il tient dans l’Univers, il s’efforcera naturellement d’agir en conséquence, & rougira de commettre une action basse ou vicieuse, qui le dégraderoit à ses propres yeux. C’est cette raison qui fait que tous nos moralises à la mode insistent sur ce point, & qu’ils tâchent de nous représenter le vice comme étant aussi indigne de l’homme, qu’il est odieux en lui-même.

Les femmes sont généralement beaucoup plus encensées dans leur jeunesse que les hommes, ce qui peut avoir sa source en ce que leur honneur étant regardé comme infiniment plus délicat & plus difficile à conserver que le notre, il a besoin d’être soutenu par cette noble fierté qu’on leur inspire.

Il est très-peu de disputes qui ne tirent leur origine de quelque ambiguïté dans les expressions, & je suis persuadé que celle dont il s’agit touchant la dignité de la nature humaine n’en est pas plus exempte que toute autre ; c’est ce qui me fait croire qu’il sera utile d’examiner ce qu’il y a de réel & ce qu’il y a de purement verbal dans cette controverse.

Nul homme raisonnable ne sauroit disconvenir qu’il n’y ait une différence naturelle entre le mérite & le démérite, le vice & la vertu, la sagesse & la folie. Mais il est cependant très-évident qu’en nous formant l’idée de ce qui est digne de blâme ou de louange, nous jugeons bien plutôt par comparaison, que par quelque regle fixe & invariable qui soit dans la nature des choses : de même la quantité, l’étendue & la grosseur, sont des choses dont la réalité est reconnue par tout le monde ; mais lorsque nous disons d’un animal qu’il est grand ou petit, nous faisons toujours une comparaison secrette entre cet animal & les autres de la même espece, & c’est cette comparaison qui regle notre jugement touchant sa grandeur. Un chien & un cheval peuvent être de la même taille, pendant que l’un est admiré pour sa grandeur & l’autre pour sa petitesse. C’est pourquoi lorsque je me trouve présent à quelque dispute, j’examine toujours si la question qui en fait le sujet, n’est pas uniquement de comparaison, & si je trouve qu’elle le soit, j’examine si les disputans comparent les mêmes objets, ou s’ils ne parlent pas de choses entiérement différentes. Comme ce dernier cas est le plus commun, je me suis fait depuis long-tems une loi de dédaigner ces sortes de disputes, comme des abus manifestes de loisir, le présent le plus estimable qui pût être fait aux mortels.

Dans les idées que nous nous formons sur la nature humaine, nous sommes fort sujets à faire une comparaison entre les hommes & les animaux, les seuls êtres pensans qui tombent sous nos sens. C’est une comparaison qui nous est assurément fort avantageuse. D’un côté nous voyons une créature dont les idées ne sont point limitées par aucune borne trop étroite ni de tems ni de lieu, qui étend ses recherches dans les régions les plus éloignées de ce globe, & au-delà de ce globe jusqu’aux planetes & aux corps célestes, qui regarde en arriere pour considérer la premiere origine de la race humaine, & jette un coup d’œil curieux dans l’avenir pour y voir l’influence que ses actions auront sur la postérité, & le jugement qui en sera porté dans mille ans d’ici ; une créature qui remonte des effets aux causes, quelque éloignées & quelque compliquées qu’elles puissent être, qui des phénomenes particuliers tire des principes généraux, profite de ses découvertes, corrige ses méprises, & fait servir ses erreurs même à son avantage. De l’autre côté nous voyons une créature qui est précisément le contraire, bornée dans ses observations & dans ses raisonnemens au peu d’objets sensibles qui l’environnent, sans curiosité, sans prévoyance, aveuglément conduite par l’instinct, & arrivant dans un très-court espace de tems au dernier degré de perfection dont elle soit susceptible, au-delà duquel elle ne sauroit jamais avancer d’un seul pas. Quelle immense différence n’y a t-il pas entre ces deux especes d’êtres, & comment ne concevrions-nous pas la plus haute idée de l’un en la comparant avec l’autre ?

Il y a deux moyens que l’on emploie communément pour détruire cette conséquence ; le premier, en faisant une fausse représentation du cas dont il s’agit, & en n’insistant que sur le côté foible de la nature humaine ; le second, en formant en nous-mêmes, un nouveau parallele entre l’homme & les êtres plus parfaits. Entre plusieurs avantages dont l’homme jouit, celui-ci sur-tout est remarquable ; c’est qu’il peut se former une idée de perfection fort supérieure à celle que sa propre expérience lui fait appercevoir en lui-même, qu’il peut toujours étendre ses idées de sagesse & de vertu, & concevoir ces qualités dans un degré qui, comparé à celui où il les possede, lui fera paroître ce dernier fort méprisable, & servira en quelque maniere à faire évanouir la différence qui reste encore entre lui & les animaux. Or tout le monde convenant que l’intelligence humaine est infiniment au-dessous de la perfection, il seroit bon de savoir, avant de disputer, si notre antagoniste ne fait pas secrétement cette comparaison, afin que nous ne disputions point, lorsqu’il n’y a aucune différence réelle dans nos sentimens. L’homme est beaucoup plus éloigné d’une entiere perfection, & même de ses propres idées de perfection, que les animaux ne le sont de l’homme ; mais cette derniere différence est cependant encore si considérable, qu’il n’y a qu’une comparaison avec la premiere qui puisse la faire paroître de peu d’importance.

Il nous arrive assez souvent de comparer les hommes entr’eux ; & comme il en est peu que nous puissions à juste titre qualifier de sages ou de vertueux, nous prenons ordinairement une idée désavantageuse de toute l’espece en général. Pour bien sentir la fausseté de ce raisonnement, il faut remarquer que ces qualifications de sage & de vertueux, ne sont attachées à aucun degré particulier de sagesse & de vertu, mais naissent de la comparaison que nous faisons d’un homme à un autre. Un homme est appellé sage lorsqu’il est parvenu à un degré de sagesse supérieur, & auquel il n’est pas ordinaire d’arriver. Ainsi de dire qu’il y a peu d’hommes sages dans le monde, c’est en effet ne rien dire du tout, puisque ce n’est que par leur rareté qu’ils méritent ce titre. Supposons que les hommes les moins sages le fussent autant que Cicéron & le chancelier Bacon, il seroit encore vrai de dire qu’il y a peu de sages dans le monde ; parce qu’en ce cas nous étendrions d’avantage nos idées de sagesse & de vertu, & que nous n’aurions pas une fort grande estime pour ceux qui ne se distinguent pas d’une façon toute particuliere. De même j’ai vu des gens peu sensés faire cette remarque ; c’est qu’il y a peu de femmes qui soient belles en comparaison de celles qui ne le sont pas, sans considérer que nous ne donnons l’épithete de belle qu’à celles qui possedent un degré de beauté qui ne leur est commun qu’avec un très-petit nombre. Un même degré de beauté est souvent une difformité dans une femme, pendant que c’est une beauté réelle dans un homme.

Comme il est ordinaire qu’en nous formant une idée de notre espece, nous la comparions avec les autres especes supérieures ou inférieures, ou que nous comparions les individus de l’espece les uns avec les autres, ainsi nous comparons souvent les différens motifs ou principes agissans de la nature humaine, dans la vue d’en porter un jugement vrai ; & c’est en effet la seule espece de comparaison qui soit digne de notre attention, ou qui décide quelque chose dans cette question.

Si l’amour-propre & les principes vicieux de la nature humaine l’emportent autant sur les principes de sociabilité & de vertu, que quelques philosophes le prétendent, nous avons droit assurément de la mépriser.

Il y a beaucoup de disputes de mots dans cette controverse. Lorsqu’un homme nie la réalité de tout amour du bien public, de toute affection pour la patrie & pour la société, je suis fort embarrassé de l’idée que j’en dois concevoir ; peut-être n’éprouva-t-il jamais cette passion d’une maniere assez claire & assez distincte pour pouvoir éloigner tous ses doutes touchant sa force & sa réalité. Mais s’il continue de rejeter toute affection particuliere où l’amour-propre n’a point départ, alors je suis convaincu qu’il abuse des termes, & qu’il confond les idées des choses, parce qu’il est impossible à qui que ce soit d’être assez intéressé ou plutôt assez stupide pour ne faire aucune différence d’un homme à un autre, & pour ne pas donner quelque préférence à des qualités qui méritent son approbation & son estime. Etes-vous, lui demanderai-je, aussi insensible à la haine que vous prétendez l’être à l’amitié ? les injures & les mauvais traitemens ne font-ils pas sur vous une impression plus forte que les bienfaits & les bons offices ? Cela ne sauroit être. Je soutiens donc que vous ne vous connoissez pas vous-même, que vous avez oublié les mouvemens de votre ame, ou plutôt que vous vous servez d’un langage différent de celui de vos concitoyens, & ne donnez pas aux choses les noms propres qui leur conviennent.

Je continue. Que dites-vous de la tendresse naturelle des peres pour leurs enfans ? Est-elle aussi une branche de l’amour-propre ? Oui, tout est amour-propre. Vos enfans ne vous sont chers que parce qu’ils vous appartiennent ; vos amis par la même raison ; & à votre patrie vous n’y êtes attachés qu’autant qu’il y a de la liaison entre elle & vous : l’idée de l’intérêt personnel éloignée, rien ne vous toucheroit : vous seriez également inactif & insensible, ou si vous vous donniez encore quelque mouvement, la vanité & la soif de la réputation en seroient le principe.

Je consens de recevoir l’interprétation que vous venez de me donner des actions humaines, pourvu que vous admettiez les faits. Il faut d’abord que vous conveniez que l’espece d’amour-propre qui se répand en bienfaits sur les autres hommes, doit avoir une grande influence, & même une plus grande dans plusieurs occasions, que celle qui demeure renfermée en elle-même : car combien peu y a-t-il d’hommes qui étant peres de famille, ayant des amis & des parens, ne dépensent pas d’avantage pour leur éducation & pour leur soutien que pour leurs propres plaisirs. Ceci, comme vous le remarquez judicieusement, peut-être encore un effet de leur amour-propre ; la prospérité de leur famille & de leurs amis étant apparemment le plus touchant de leurs plaisirs, & leur principale gloire. Soyez aussi un de ces hommes intéressés, & vous serez sûr d’une approbation & d’une bienveillance générale, ou pour ne pas choquer la délicatesse de vos oreilles par ces expressions, l’amour-propre de tous les hommes & le mien en particulier, sera porté à vous rendre toutes sortes de bons offices, & à parler de vous avantageusement.

Il me semble que les philosophes, qui ont tant insisté sur l’humeur intéressée de l’homme, ont été trompés par deux choses : ils ont remarqué, en premier lieu, que chaque acte de vertu ou d’amitié étoit accompagné d’un secret plaisir, & de-là ils ont très-faussement conclu que l’amitié & la vertu ne pouvoient être désintéressées. Mais c’est le sentiment vertueux ou la passion vertueuse qui produit le plaisir ; le plaisir ne fait point naître ce sentiment ou cette passion. Je trouve du plaisir à obliger mon ami, parce que je l’aime ; mais je ne l’aime point à cause de ce plaisir.

On s’est apperçu en second lieu que les hommes vertueux étoient très-éloignés d’être insensibles à la louange, & c’est pourquoi ils ont été représentés comme étant pleins de vaine gloire, & n’ayant d’autre vue dans la pratique de la vertu que de s’attirer des applaudissemens. Mais ce raisonnement est encore faux, & c’est une extrême injustice aux hommes de rabaisser une action louable, parce qu’ils y trouvent un mélange de vanité, & de l’attribuer, sans autre examen, à ce seul motif. Il n’en est pas de la vanité comme des autres passions ; lorsque l’avarice ou la vengeance ont part dans une action vertueuse en apparence, il nous est difficile de déterminer jusqu’à quel point ces deux passions y entrent, & il est assez naturel de supposer qu’elles en sont le seul principe. Mais la vanité est alliée de si près à la vertu, & l’amour de la gloire attaché aux actions vertueuses ressemble si fort à l’amour dont ces actions elles-mêmes sont l’unique objet, que ces passions plus qu’aucune autre sont susceptibles d’alliage, & qu’il est presque impossible d’avoir la derniere sans quelque teinture de la premiere. Aussi voyons-nous que l’amour de la gloire se plie ordinairement au goût particulier de ceux qui en sont animés.

La même vanité qui faisoit conduire un char à Néron, faisoit gouverner l’empire à Trajan avec sagesse & habileté. Aimer la gloire que procurent les actions vertueuses, c’est aimer ces actions elles-mêmes.