Essais moraux et politiques (Hume)/L’Avarice

TREIZIÈME ESSAI.

L’Avarice.

Les auteurs comiques outrent toujours les caracteres. Ont-ils à peindre un fat ou un poltron ? Ils en font des portraits qui n’ont point d’original dans la nature. Les peintures morales du théâtre ont souvent été comparées aux peintures des coupoles & des plats-fonds, dont toutes les couleurs sont chargées, & dont toutes les parties sortent de la grandeur naturelle. Lorsqu’on voit ces figures de près, elles paroissent monstrueuses & disproportionnées, au-lieu que considérées de loin, & dans leur vrai point de vue, tout y paroît régulier & comnme il doit être. Il en est de même des caracteres tracés dans les représentations théatrales. La fiction, qui fait tout leur être, les met à une sorte de distance : ils deviendroient froids & peu intéressans si on ne remplaçoit, à force de coloris, ce qui leur manque en réalité.

C’est ainsi qu’un conteur, qui s’est une fois permis de s’écarter du vrai, ne peut plus même se renfermer dans les bornes de la probabilité : à chaque répétition de son conte, il ajoute une nouvelle circonstance, qui plaît à son imagination, ou qu’il croit propre à augmenter le merveilleux. C’est ainsi que ce qui au commencement du récit de Falftaff, étoit deux hommes, en devint onze avant qu’il eût achevé.

Cependant il y a un vice pour lequel les poëtes satiriques ou comiques n’ont point de traits trop chargés, ni de trop fortes couleurs, & dont la peinture n’est jamais au-dessus de la réalité ; c’est l’AVARICE. Nous voyons tous les jours des hommes, jouissans d’une fortune immense, sans héritiers, sur le bord de la fosse, se refuser les besoins de la vie les plus ordinaires, & souffrir volontairement tous les maux les plus accablans de l’indigence.

On conte d’un vieux usurier agonisant, que lorsque le prêtre lui présenta le crucifix, il ouvrit ses yeux mourans, le considéra, & s’écria un moment avant d’expirer. Ce sont de faux diamans, je ne puis prêter sur ce gage que dix pistoles.

On peut prendre ceci pour l’imagination de quelques faiseurs d’épigrammes : mais y a-t-il personne à qui l’expérience n’ait montré des exemples gueres moins frappans que ce que nous venons de rapporter ?

Qui ignore l’histoire que l’on dit être arrivée dans cette ville ? Un fameux ladre, se sentant près de sa derniere heure, fit chercher quelques magistrats à qui il remit un billet de cent livres sterling, payables après sa mort, & qui selon son intention devoient être employés en usages charitables ; mais il peine l’avoient-ils quitté, qu’il les rappella pour leur proposer de recevoir, au-lieu du billet, de l’argent comptant, en rabattant cinq livres sur la somme.

Un autre avare, des plus renommés d Nord, voulut frauder ses héritiers, & destiner ses biens à la construction d’un hôpital ; mais il différa de jour en jour la déclaration authentique de sa derniere volonté, & si ceux qui s’intéressoient à son exécution, n’en avoient payé les frois, on croit qu’il seroit mort sans testament. En un mot les plus furieux excès de l’amour & de l’ambition ne sont rien en comparaison des excès d’avarice.

Ce qu’on peut dire de mieux pour excuser l’avarice, c’est que généralement parlant il n’y a que les vieillards & les tempéramens phlegmatiques qui en soient infectés. Cette passion monstrueuse est la derniere ressource des esprits où toutes les autres passions sont éteintes, & qui cependant ne peuvent demeurer entiérement oisifs ; aussi est-elle parfaitement assortie à leur froideur, & au foible degré de leur activité.

Il paroît d’abord bien extraordinaire qu’une passion si froide & si brute, puisse nous porter à de plus grands excès que ni la bouillante jeunesse, ni tous les attraits de plaisir. Mais, à considérer la chose de plus près, nous verrons que cette même circonstance fournit la meilleure explication du phénomene que nous trouvons si singulier. Un tempérament plein de feu & de vigueur ne sauroit Ce borner à un seul objet : il s’élance de plusieurs côtés à la fois : il fait naître des passions inférieures, qui toutes ensemble tiennent la passion dominante dans une espece d’équilibre. Avec une pareille complexion, il est impossible d’étouffer tout sentiment de pudeur, & tout égard pour ce que peut penser de nous le reste de genre humain ; les conseils de nos amis font impression sur nous, mille considérations peuvent nous ramener, ou du moins nous contenir dans de certaines bornes. L’avare, au contraire, que son tempérament froid rend insensible à la réputation, à l’amitié, au plaisir, n’obéit qu’à la voix du seul penchant qui le domine : il ne faut donc point s’ étonner que ce penchant ait sur lui un si prodigieux empire.

C’est pour la même raison que l’avarice est le plus incorrigible de tous les défauts. Depuis les tems les plus reculés jusqu’à nos jours, à peine pourra-t-on nommer un moraliste ou un philosophe qui n’ait lancé quelque trait contre les avares ; mais les exemples de ceux que leurs leçons ont corrigés sont encore bien plus rares. J’aime donc mieux ces écrivains spirituels qui exercent sur ce vice leur bonne humeur, qui en sont l’objet de leurs plaisanteries. Y ayant si peu d’espérance de guérir les avares de leur folie, il est juste au moins que nous nous divertissions à leurs dépens : & il n’y a point de divertissement qui soit si fort du goût des hommes.

Monsieur de la Motte a fait sur l’avarice une fable qui me paroît d’un tour plus naturel & moins recherché que les autres. La

voici.

Auprès d’un immense trésor,
Certain avare expira de misere,
Et dans sa demeure derniere
N’emporta qu’un denier, qu’on lui plaignit encor.
Car telle est la gente héritiere :
Vous lui laissez des monceaux d’or ;
Elle plaint au défunt le bûcher ou la biere.
Notre ombre arrive au Styx dans le tems que Caron
Recevoit son droit depassage,
Et repoussoit de l’aviron
Quiconque n’avoit pas pour payer son voyage.
Mais l’avare, amoureux de son pauvre denier,
Ne peut s’en dessaisir. Il fraude le péage :
À la barbe du nautonnier,
Dans le milieu du Styx il se jette à la nage,
Fend le fleuve. On a beau crier ;
L’ombre, à force de bras, atteint l’autre rivage.
Cerbere, à son aspect, aboya triplement.
Bientôt à l’affreux hurlement
Des noires sœurs vient la cruelle bande,
Qui se saisit dans le moment
De cette ombre de contrebande.
On la mene à Minos, le cas étoit nouveau ;
On veut par un exemple assurer le bureau.
Vous eussiez vu Minos rouler dans sa cervelle
Le crime & la punition.
L’ombre avare mérite-t-elle
Le tourment de Tantale ou celui d’Ixion ?
L’enverra-t-il relayer Prométhée,
Ou bien aider Sisyphe à rouler son fardeau ?

Vaut-il mieux l’obliger à remplir ce tonneau
Où des brus d’Egyptus la troupe détestée
Perd toujours sa peine & son eau ?
Non, dit Minos. Il faut le punir d’avantage.
Les tourmens d’ici ne sont rien.
Qu’il s’en retourne au monde : ouvrons-lui le passage.
Je le condamne a voir l’usage
Que l’on va faire de son bien.

J’ajouterai ici une autre fable de ma propre invention, & qui rend au même but ; & je me flatte qu’on ne me soupçonnera pas de vouloir me mettre en parallele avec le célebre la Motte. J’en ai pris l’idée dans ces deux vers de Pope[1] : Le sort de l’avare est le même que celui de l’esclave Américain. Ils sont tous deux condamnés au travail des mines : l’un déterre les trésors, l’autre les enterre.

«Un jour notre vieille mere la Terre dénonça l’Avarice devant le tribunal céleste, l’accusant d’avoir, par ses traîtres conseils, séduit les enfans de la plaignante, & de les avoir portés à commettre le crime horrible de parricide, en fouillant dans son corps, en déchirant ses entrailles pour y chercher les trésors qu’elle cachoit. L’accusation sur prolixe. Nous épargnons au lecteur l’ennui des répétitions & des termes synonymes. L’Avarice, sommée de comparoître devant Jupiter, n’eût pas beaucoup à dire à sa décharge : le fait étoit notoire, l’injure manifeste : on prouvoit qu’elle avoit été souvent réitérée. La Terre demanda justice, & Jupiter décréta en sa faveur. La sentence portoit que dame Avarice, comme défenderesse, convaincue d’avoir grièvement offensé dame Terre, sa partie adverse, on lui ordonnoit de prendre les trésors que, par félonie, elle avoit fait enlever à ladite dame, & de les remettre dans son sein sans diminution & sans rétention. En vertu de cette sentence, dit Jupiter aux assistans, il arrivera dans tous les tems à venir, que les esclaves de l’Avarice cacheront leurs richesses dans la Terre ; & c’est ainsi qu’ils restitueront ce qu’ils lui ont enlevé.»

  1. Damad to the mines an equal fato betides, The slave that digs it, and the slave that hides.