Essais moraux et politiques (Hume)/La Superstition et le Fanatisme

DOUZIÈME ESSAI.

La Superstition & le Fanatisme.

C’est une maxime incontestable, que de l’abus des meilleures choses il en résulte souvent de très-mauvaises. Entre autres preuves de cette vérité, une des plus fortes est celle que l’on tire des pernicieux effets du fanatisme & de la superstition, considérés comme des abus de la vraie religion.

Ces deux especes de fausses religions, quoiqu’également funestes, sont cependant d’une nature fort différente, & même entiérement oppofée.

L’esprit de l’homme est sujet à certaines terreurs, à certaines craintes dont il ne sauroit se rendre raison à lui-même, procédantes soit du mauvais état des affaires publiques, quelquefois d’une humeur sombre & mélancolique, ou bien aussi du concours de toutes ces circonstances.

Dans cette situation l’ame redoute une infinité de maux chimériques, dont elle se croit menacée par des êtres mal-faisans. Les objets réels manquent-ils à ses terreurs ? Aussi-tôt active à son propre préjudice, & s’abandonnant à son goût pour le merveilleux, elle s’en fait d’imaginaires, & ne met aucunes bornes à leur pouvoir & à leur méchanceté. Comme ces ennemis sont entiérement invisibles &c inconnus, la méthode qu’il faut employer pour se les rendre favorables, est également étrange & bizarre : elle consiste en cérémonies, en observances, en mortifications, en présens, en sacrifices, ou en d’autres pratiques absurdes & frivoles, tributs que la sottise & la fourberie exige de l’aveugle crédulité. Beaucoup de foiblesse, de terreur & de mélancolie, jointes à l’ignorance, voilà les vraies sources de la superstition.

Mais l’esprit de l’homme est encore sujet à je ne sais quelle élévation présomptueuse qui naît des heureux succès, d’une abondance de l’ame, de la vigueur du fluide nerveux, d’une disposition à la confiance & au courage. Dans cet état de l’ame, l’imagination, enflée & remplie d’idées grandes & sublimes, ne trouve rien dans ce monde sublunaire, qui puisse la contenter : toutes les choses mortelles & périssables disparoissent à sa vue comme indignes de son attention, tandis que les régions invisibles du monde des esprits lui ouvrent une vaste carriere, où elle peut se livrer, à son aise, à toutes les rêveries, & à toutes les chimeres qui sont les plus propres à flatter son goût. De-là naissent les extases, les ravissemens, & ces élans prodigieux qui, paroissant excéder le pouvoir ordinaire de nos facultés, sont attribués par la confiance & par l’orgueil à l’inspiration immédiate de l’être divin, qui est l’objet de la dévotion.

Il faut peu de tems ensuite au prétendu inspiré pour en venir au point de se croire le premier favori de la divinité, & quand une fois cette fantaisie a pris racine, & ce qui est le comble de l’enthousiasme, dès lors chaque folie est consacrée : la raison & la morale ne sont plus regardées que comme des guides propres à nous égarer. Le fanatique extravagant s’abandonne, en aveugle & sans réserve, aux émanations de l’esprit divin & aux inspirations supposées. L’espérance, l’orgueil, la présomption, une imagination échauffée, jointes à l’ignorance, ce sont-là les vraies sources du fanatisme.

Ces deux especes de fausses religions pourroient fournir de la matiere à bien des spéculations ; mais je me borne, pour le présent, à quelques réflexions sur leurs diverses influences par rapport au gouvernement & à la société.

Ma premiere réflexion est que la superstition est très-favorable au pouvoir du clergé, au-lieu que le fanatisme lui est autant ou même plus contraire que la saine raison & la philosophie. Comme la superstition est fondée sur la crainte, sur une disposition à l’humeur chagrine & sur la foiblesse des esprits, la personne qui en est atteinte, se voit elle-même sous des couleurs, si méprisables, & paroît à ses propres yeux si indigne d’approcher de la présence divine, qu’il lui semble naturel d’avoir recours à quelque mortel plus favorisé du ciel, & dont la vie sanctifiée lui en ait mérité des graces plus particulieres, ou peut-être aussi dont la seule impudence & l’adresse ait su le faire accroire aux autres. C’est à lui que le superstitieux confie ses dévotions ; c’est à ses soins qu’il recommande ses prieres & ses requêtes, & c’est par ce seul moyen qu’il espere les faire agréer à la divinité courroucée. De-là l’origine des prêtres[1], qu’on peut regarder, à juste titre, comme une des plus grossieres inventions d’une superstition basse & craintive, qui toujours défiante, & n’osant offrir elle-même ses adorations à l’être suprême, se flatte, dans ses accès de folie, d’en solliciter plus efficacement la bienveillance par la médiation de ceux qu’elle suppose ses amis & ses serviteurs. La philosophie seule est en état de subjuguer toutes ces vaines terreurs. De-là vient que presque toutes les religions, sans en excepter les plus fanatiques, conservent un alliage de superstition : & de-là vient encore que presque toutes les sectes ont leurs prêtres, dont le pouvoir est toujours exactement proportionné au plus ou au moins de superstition qui y regne. Le judaïsme moderne, & sur-tout le papisme, étant les plus absurdes & les plus barbares superstitions qui ayent paru dans le monde, sont aussi les plus esclaves de l’autorité ecclésiastique.

Comme l’église Anglicane peut être accusée d’avoir retenu un bon nombre de superstitions papales, elle peut l’être aussi de conserver de sa constitution originaire, une forte pente vers le pouvoir & la domination du clergé, laquelle se manifeste particuliérement dans le respect excessif qu’elle ordonne de lui rendre ; car, quoique suivant la doctrine de cette église, les prieres du ministre, pour être efficaces, doivent être accompagnées de celles de l’assemblée, il en est cependant l’interprête : Sa personne est sacrée : & sans sa présence il en est peu qui crussent leurs dévotions publiques, leurs sacremens & leurs autres cérémonies recevables.

D’un autre côté, l’on a pu s’appercevoir que tous les enthousiastes ont secoué le joug ecclésiastique ; & ont toujours affecté une fort grande indépendance dans leur culte, jointe à beaucoup de mépris pour les cérémonies, pour les traditions, & pour les autorités. Les Quakres sont les plus fameux, & en même tems les plus innocens fanatiques que l’on connoisse jusqu’ici, & peut-être la seule secte dans le monde qui n’ait jamais admis de prêtres chez elle. Les Indépendans sont de tous les sectaires Anglois ceux qui approchent le plus des Quakres, soit pour le fanatisme soit pour avoir su, comme eux, se soustraire à la tyrannie des prêtres. La secte des presbytériens vient ensuite, tenant un juste milieu à ces deux égards.

En un mot notre observation est fondée sur l’expérience la plus certaine, & l’on verra qu’elle l’est encore sur la raison, si l’on considere que le fanatisme naît de l’orgueil, & d’une confiance présomptueuse qui fait croire qu’on est suffisamment qualifié pour approcher de Dieu sans l’intercession d’aucun médiateur humain. Les dévotions de l’entousiaste sont si extatiques, & ses extases lui paroissent si réelles, qu’il s’imagine s’unir à l’être suprême par la voie de la contemplation & du commerce intérieur. C’est ce qui lui fait négliger toutes ces cérémonies & toutes ces pratiques pour lesquelles l’assistance des prêtres paroît si nécessaire aux yeux du dévot superstitieux. Le fanatique se consacre lui-même, & se revêt d’un saint caractere, qu’il croit bien supérieur à celui que la forme & les rites institués conferent aux autres.

Ma seconde réflexion sur ce sujet est que les sectes qui tiennent au fanatisme, sont beaucoup plus violentes & furieuses que celles qui tiennent à la superstition, mais elles deviennent aussi en peu de tems, bien plus douces & plus modérées. Leur zele & leur violence éclatent lorsqu’elles sont excitées par la nouveauté, & enflammées par la contradiction. Les Anabaptistes en Allemagne, les Camisards en France, les Niveleurs[2] & autres fanatiques en Angleterre, & les Ligueurs[3] en Écosse, nous en fournissent des preuves sans nombre.

Le fanatisme, ayant sa source dans la force des esprits & dans un caractere présomptueux & hardi, porte naturellement à des résolutions extrêmes, sur-tout lorsqu’il parvient à remplir la tête du misérable qui en est possédé, de l’idée qu’il est illuminé par la grâce, & de mépris pour les loix communes de la raison, de la morale & de la prudence.

C’est ainsi qu’il suscite les plus cruelles divisions dans la société, mais sa fureur ressemble à celle du tonnerre & de la tempête, qui s’épuise en peu de tems, & laisse ensuite l’air plus calme & plus serein qu’il n’étoit auparavant. Lorsque le premier feu de l’enthousiasme est exhalé, il arrive ordinairement à ses plus zélés disciples de tomber dans le relâchement & dans la plus parfaite indifférence sur ce qui regarde les choses sacrées, vu sur-tout qu’il n’y a aucun corps d’hommes parmi eux revêtu d’une autorité suffisante, ou assez intéressé pour soutenir cette religieuse folie.

Les progrès de la superstition, au contraire, sont lents & insensibles. Le magistrat voit avec plaisir les hommes devenir plus traitables & plus soumis, & la chose ne paroît point dangereuse pour le peuple, jusqu’à ce que les prêtres, ayant affermi leur autorité, deviennent les tyrans & les perturbateurs de la société par leurs disputes éternelles, par leurs persécutions, & par les guerres de religion qu’ils fomentent. Avec quelle douceur l’église Romaine ne parvint-elle pas à l’acquisition du pouvoir qu’elle possede aujourd’hui ? Mais dans quels troubles affreux n’entraîna-t-elle pas l’Europe entiere, lorsqu’il fut question de l’y maintenir ? Au-lieu que nos sectaires, bigots autrefois si dangereux, tiennent à présent le premier rang parmi nos esprits forts. Les Quakres sont peut-être le seul corps régulier de Déïstes qu’il y ait dans l’univers, si l’on en excepte les lettrés Chinois, disciples de Confucius.

J’observe, en troisieme lieu, que la superstition est l’ennemie de la liberté civile, que le fanatisme favorise. Une preuve suffisante en est, que celui-ci renverse l’empire des prêtres, pendant, que celle-là gémit sous leur tyrannie. Et il n’est pas nécessaire d’ajouter que le fanatisme, étant la maladie des esprits hardis & ambitieux, s’unit naturellement à l’amour de la liberté & de l’indépendance ; tandis que la superstition, en rendant les hommes lâches & timides, les forme pour la servitude & pour l’esclavage.

L’histoire d’Angleterre nous apprend que pendant les guerres civiles, les Indépendans & les Déïstes, malgré la différence de leurs principes en matiere de religion, se réunirent tous dans leurs maximes de politique, & dans leur attachement au gouvernement républicain. Depuis l’origine des Whigs & des Torys les chefs du parti Whig ont été ou Déïftes, ou Latitudinaires déclarés, c’est-à-dire amis de la tolérance & indifférens pour toutes les sectes de Chrétiens. Cependant les sectaires, qui ont tous une bonne dose d’enthousiasme, ont toujours & sans exception concouru avec eux pour la défense de la liberté civile.

La conformité de la superstition avoit uni, depuis long-tems, les Torys de la haute église avec les Catholiques Romains, quant au maintien de leurs prérogatives & du pouvoir royal. Ce n’est que depuis peu que l’esprit tolérant des Whigs semble avoir réconcilié les Catholiques avec leur parti.

Les Molinistes & les Jansénistes en France ont eu mille disputes inintelligibles, & indignes de l’attention d’un homme sensé : mais ce qui distingue principalement ces deux sectes, & qui mérite d’être remarqué, c’est le différent esprit de leurs religions. Les Molinistes, conduits par les Jésuites, sont grands partisans de la superstition, rigides observateurs des cérémonies extérieures, dévoués à l’autorité des prêtres & de la tradition. Les Jansénistes au contraire, enthousiastes fort zélés pour la dévotion outrée, & pour la vie intérieure, se soucient peu des autorités, & ne sont en un mot qu’à demi catholiques. Les suites qui résultent de cette diversité, sont exactement conformes à nos réflexions précédentes. Les Jésuites sont les tyrans & les esclaves de la cour, & les Jansénistes seuls conservent la foible étincelle de l’esprit de liberté qui subsiste encore dans la nation Françoise.

  1. Par prêtres je n’entends que ceux qui prétendent ou au pouvoir & à la domination, ou au caractere supérieur d’une sainteté distincte de la vertu & des bonnes mœurs ; fort différens en cela des personnes établies par les loix, pour veiller à l’administration des choses sacrées, & pour maintenir l’ordre & la décence dans nos dévotions publiques. Il n’y a point d’hommes dans la société plus respectables que ces derniers.
  2. Levellers. C’est ainsi qu’on appelloit un parti républicain de l’armée de Cromwel, qui demandoit une égalité dans l’administration du gouvernement.
  3. Covenanters. Membres de la ligue presbytérienne du tems de Cromwel.