Essais de psychologie sportive/Introduction

Payot & Cie (p. 5-19).

INTRODUCTION




À l’occasion du Congrès que le Comité International Olympique organise à l’Université de Lausanne en mai 1913, et dans lequel la « psychologie sportive » va en quelque sorte recevoir le baptême, il nous a paru intéressant de grouper et de présenter au public la plupart des articles parus dans la Revue Olympique depuis quelques années.

Ces articles, publiés sans signature, étaient de Pierre de Coubertin. On s’en doutait dans les milieux sportifs où ils étaient lus et discutés avec le plus vif intérêt. L’Opinion, qui en commenta favorablement plus d’un, le proclamait dernièrement en saluant « cette orientation nouvelle de la vie française vers l’effort soutenu par le sang-froid et le rythme ». Et ayant rendu hommage au rénovateur des Olympiades, elle le félicitait en outre d’avoir instauré « une science vraiment neuve et vraiment française : la psycho-physiologie sportive ». Les Anglais, nos initiateurs, n’ont guère songé à étudier « le mécanisme intérieur et jusqu’ici obscur qui peut relier le sport à la pédagogie. Ils n’ont vu dans le sport que le bénéfice brutal, le plaisir physique et la santé : sans vouloir y mettre de la logique, de la sensibilité, de la morale ».

Lorsque M. de Coubertin publia ces articles dans la Revue Olympique, il ne songeait nullement à les réunir plus tard en volume, comme il en fut sollicité fortement à maintes reprises. L’auteur estimait qu’il ne pouvait les livrer tels quels au public et qu’une refonte totale en était nécessaire. Mais c’eût été leur faire perdre ainsi toute leur verve et toute leur saveur. Le Congrès de Lausanne fit enfin tomber ses dernières hésitations et c’est avec une extrême joie que nous faisons paraître aujourd’hui le premier livre de psychologie sportive.

Nous ne ferons pas l’injure au public de lui présenter l’auteur. Personne à l’heure actuelle n’ignore M. de Coubertin, qui fut le pionnier de la Renaissance sportive en France et de l’internationalisme sportif dans le monde.

Cette campagne qu’il entama il y a vingt-cinq années environ, il l’a racontée magistralement dans son livre : Une campagne de vingt et un ans (1887-1908).

Chacun sait aussi avec quelle prodigieuse ténacité il triompha des obstacles qui paraissaient s’opposer à tout jamais à la réalisation des Jeux Olympiques modernes. Cette rénovation est le plus beau fleuron de l’œuvre complexe de M. de Coubertin.

Historien né et critique admirable, il combattit toujours le bon combat, soit par le livre, soit par le journal, et c’est à un tel homme, dont la modestie et le savoir n’ont d’égales que la générosité et le désintéressement, que, convaincu d’être aujourd’hui l’interprète des sportsmen de toutes les nations, nous adressons hommage et reconnaissance.

Le monopole que posséda l’Angleterre pendant un temps assez long a désormais pris fin. Il ne datait pourtant que de quelque quatre-vingts ans. Les journaux britanniques qui paraissaient vers 1830 étaient peu favorables au mouvement qui se dessinait alors dans leur pays. On y retrouve toute la prud’hommerie et tous les sarcasmes par lesquels les nôtres accueillirent les débuts de la renaissance physique en France. Mais la victoire retardée par l’apathie des uns, la mauvaise volonté des autres, n’en a été que plus brillante, plus décisive.

L’Amérique, cette terre aux races multiples, la vieille Europe elle-même, furent parcourues et secouées par cette sève ardente, et le temps n’est pas éloigné où les contrées de l’Afrique et de l’Asie seront elles aussi entraînées dans le tourbillon sportif.

Le sport ne serait-il pas le vrai remède à la guerre ?

En attendant, nous pouvons dire hardiment que le sport est entré dans nos mœurs et chaque jour nous enregistrons les manifestations croissantes de sa puissance.

Bref, nous sommes en présence « d’un phénomène nettement international qui ne paraît être ni le propre d’une seule race, ni le résultat d’une hérédité quelconque ». Il est certain qu’en déterminer les caractères psychologiques est une étude des plus intéressantes et des plus profitables, d’autant que dans l’antiquité ce même phénomène se manifesta déjà dans les grands centres de Grèce et de l’Empire romain.

M. de Coubertin, en un article qui parut en 1900 dans la Revue des Deux-Mondes, posait nettement le problème de la psychologie du sport. Nous vous demanderons la permission d’analyser cet article qui nous paraît capital et d’en citer de larges extraits.

« Quels sont ceux qui aiment le sport et pourquoi l’aiment-ils ? L’instinct sportif n’est pas un instinct qui sommeille en chacun de nous et qui s’éveille et se développe selon le hasard des circonstances. Il est fort inégalement et capricieusement distribué parmi la jeunesse. On ne doit pas le considérer comme une prolongation de ce besoin de remuer, de cette tendance à se dépenser qui sont innés chez l’enfant. Il apparaît au plus tôt pendant l’adolescence, parfois seulement aux approches de la virilité. Il n’est ni une preuve de santé, ni la manifestation d’un surcroît de force constitutionnelle. J’ai observé en maintes circonstances de jeunes enfants qu’on avait systématiquement habitués à la pratique des différents sports — ou bien des adolescents sur lesquels avaient agi soit l’exemple de camarades influents, soit le désir de briller dans des concours et d’y récolter des applaudissements, ou bien encore des jeunes gens vigoureux, agiles, bien découplés, ayant paru goûter l’entraînement forcé du régiment.

« Ni les uns, ni les autres n’avaient acquis de la sorte l’instinct sportif qui leur manquait ; l’habitude, sur ce point, ne leur avait pas tenu lieu de seconde nature, et, dès qu’avait cessé l’action toute extérieure et artificielle — persuasion ou contrainte — à laquelle ils obéissaient, ils avaient délaissé des exercices qui, sans leur déplaire, ne répondaient cependant en eux à aucun besoin, à aucune impulsion irrésistibles. Or, ce besoin, cette impulsion, se font jour fréquemment chez des individus placés dans des conditions absolument inverses, c’est-à-dire n’ayant eu, ni par éducation, ni par camaraderie, de contact avec le sport, et doués d’ailleurs de moyens physiques très imparfaits. »

Puis l’auteur observe que la plupart des sportifs sont des gens occupés, c’est-à-dire des employés, des hommes qui ont une carrière, une profession, et même qui exercent un métier manuel, et ces derniers ne sont pas les moins ardents. C’est ainsi qu’en Angleterre, un grand nombre d’ouvriers consacrent au sport leurs heures de liberté, et pourtant ils n’y sont point poussés par leur genre de vie, qui n’est ni sédentaire, ni exempte de fatigue. Aux États-Unis, on peut faire la même constatation et l’Europe continentale confirme également l’expérience anglo-saxonne.

« Ne serait-on pas en droit de conclure que le sport est une des formes de l’activité, qualité qui ne dépend ni de l’intelligence, ni même de la santé, et qui est loin d’être universellement répandue, mais à laquelle la civilisation moderne sert d’aiguillon en lui procurant des occasions multiples de s’utiliser ? »

M. de Coubertin ramène psychologiquement les sports à deux groupes principaux. Les uns sont des sports d’équilibre et les autres des sports de combat : le mot équilibre étant pris dans le sens d’entente, d’harmonie. L’aviron, le patinage, l’équitation, la bicyclette, le tennis, la gymnastique aérienne, sont des sports d’équilibre ; l’escrime, la boxe, la lutte, la natation, l’alpinisme, la course à pied, le football, sont des sports de combat. Une brève analyse légitime cette classification, qui peut paraître inattendue.

Jusqu’à présent, les effets physiologiques des sports ont été étudiés avec grand soin, mais le côté psychologique a été rarement envisagé. Il faut se rappeler aussi que la physiologie et la psychologie ont des frontières communes imparfaitement délimitées.

« Je crois qu’en général, ajoute-t-il, le sport donne à ses adeptes, toutes choses égales d’ailleurs, quelque clarté de plus dans le jugement, quelque ténacité de plus dans l’action. Mais parvient-il à fortifier vraiment le caractère et à développer ce qu’on pourrait appeler la musculature morale de l’homme ? Voilà, en définitive, la question fondamentale, celle d’où dépend la place à laquelle le sport aura droit dans l’éducation. »

Des exercices qui côtoient le danger sans cesse, tels que l’équitation et la natation, d’autres qui le suggèrent, comme l’escrime, paraissent faits pour agir sur le moral avec une intensité plus grande que ceux auxquels on peut se livrer sans le moindre risque et sans même éprouver la notion d’un risque possible. Il est vrai qu’ils impliquent un courage et un sang-froid circonstanciels. Mais nous en avons de nombreux exemples dans les métiers manuels. Le couvreur sur son toit déploie un sang-froid extraordinaire, le fort de la halle beaucoup de courage ; pourtant cela ne veut pas dire que ces qualités continueront leurs manifestations lorsque le couvreur sera descendu, ou que le coltineur aura déposé son fardeau.

« Nous acquérons avec une facilité relative les qualités qui nous sont nécessaires pour accomplir un acte donné. L’obligation ou la fantaisie les font naître et l’habitude les fixe en nous, mais elles y demeurent en quelque sorte localisées ou plutôt spécialisées. Elles se manifestent dans des circonstances données, pour un but donné, toujours les mêmes. Le difficile est de les étendre à toutes les circonstances, à tous les buts. »

C’est alors que nous devons substituer la volonté à l’habitude. « La volonté ! voilà ce qui féconde le sport et le transforme en un merveilleux instrument de « virilisation ». Dans bien des métiers, la limite de l’effort utile est atteinte assez rapidement et il est inutile de tenter davantage. Un ouvrier intelligent cherche d’abord à fournir le plus de besogne possible, dans le moins de temps avec le moins de fatigue possible. Le sportif, lui, est étranger à toute préoccupation utilitaire. La tâche qu’il accomplit, il se l’est lui-même assigné, et comme il n’est pas obligé de reproduire le même effort le lendemain pour gagner sa vie, il n’a pas besoin de se ménager. Il peut aussi cultiver l’effort pour l’effort, chercher les obstacles, en dresser lui-même sur sa route, viser toujours un degré au-dessus de celui qu’il a atteint. C’est ce qu’exprime si bien la devise choisie par le Père Didon pour ses élèves d’Arcueil, groupés en association athlétique : « Voici, leur a-t-il dit le jour de leur première réunion, voici votre mot d’ordre : citius, altius, fortius ! Plus vite, plus haut, plus fort ! »

Nous sortons ainsi presque du sport pour atteindre les hauteurs de la philosophie. Mais dans les gymnases antiques, celle-ci ne voisinait-elle pas avec celui-là ? Et le célèbre athlète Milon de Crotone n’était-il pas un des disciples les plus assidus de Pythagore ?

Le sport a un ennemi redoutable, c’est l’argent. Par lui périt l’athlétisme si complet et si harmonieux des Grecs. « Sa beauté morale sombra avec l’esprit de lucre, et le monde d’à présent est trop l’esclave de la richesse pour que pareil destin ne soit pas à craindre pour les sports renaissants. Mais s’ils surmontent ce péril, on s’apercevra, je crois, qu’ils ont peu changé ; les formes sont en partie nouvelles, l’esprit est demeuré le même. L’instinct sportif est toujours inégalement distribué. Ne l’a pas qui veut. Et parmi ceux qui l’ont, tous ne vont pas jusqu’au bout de ce qu’il peut donner. Tous n’y cherchent pas la peur pour la dominer, la fatigue pour en triompher, la difficulté pour la vaincre. Ceux-là pourtant me semblent plus nombreux qu’on ne le croirait d’abord. De sorte qu’on en peut tirer cette conclusion qu’aujourd’hui comme jadis, la tendance du sport est vers l’excès. Voilà son caractère psychologique par excellence. Il veut plus de vitesse, plus de hauteur, plus de force… toujours plus. C’est son inconvénient, soit, au point de vue de l’équilibre humain. Mais c’est aussi sa noblesse et même sa poésie. »

M. de Coubertin a acquis en psychologie sportive une expérience unique ; ce n’est pas d’hier, en effet, qu’il s’occupe par lui-même de cette question si intéressante et si pleine de profit pour l’avenir. Permettez-moi encore, car tout dans son œuvre serait à retenir et à commenter, de vous citer un bref extrait du chapitre qu’il a consacré à la peur, dans son livre La Gymnastique utilitaire, précieux chef-d’œuvre d’initiation et de vulgarisation et dont on ne saurait trop recommander la lecture et surtout l’application :

« À toutes les formes de la peur, il est un remède unique : la confiance. L’envers de la peur, c’est le courage ; mais c’est la confiance qui en est l’antidote et cela revient à dire qu’on arrivera rarement à en triompher par le seul effort de la volonté. La volonté réussira parfois à engendrer le courage qui se traduit en actes, elle ne saurait créer la confiance qui est un état d’âme. La confiance, d’ailleurs, ne jaillit point comme peut le faire le courage. Elle s’acquiert par gradation, par accumulation ; elle s’effarouche si on la brusque. »

Nous ne pouvons pousser plus avant cette brève analyse de l’œuvre de Pierre de Coubertin. Vous allez lire le livre d’un écrivain de race doublé d’un remarquable psychologue ; commenter serait déflorer, et nous ne voulons point gâter le plaisir du lecteur.

Toutes les études qui suivent rentrent bien dans le cadre du Congrès de Lausanne, où pour la première fois sont appelées à la discussion publique les questions concernant la psychophysiologie. Nous croyons utile de terminer en reproduisant le texte du programme du Congrès ; il résume en quelque sorte et condense de façon heureuse le sujet tout entier.

Ce programme, le voici dans son éloquente concision :

Origines de l’activité sportive

Aptitudes naturelles de l’individu ; aptitudes générales (souplesse, adresse, force, endurance) ; aptitudes spéciales (facilité innée à une forme déterminée d’exercice). — Rôle et influence de l’atavisme sportif ; observations et conclusions à en tirer. — Les aptitudes naturelles suffisent-elles à inciter l’individu ou bien faut-il encore l’instinct sportif ? Nature et action de cet instinct. Peut-il être provoqué ou suppléé par l’esprit d’imitation et par l’intervention de la volonté ?

Continuité et Modalités

La continuité qui seule fait le véritable sportsman n’est assurée que lorsque le besoin est créé. Le besoin sportif ne peut-il pas se créer physiquement par l’habitude découlant soit de l’automatisme musculaire, soit de la soif d’air engendrée par l’exercice intense et aussi moralement par l’ambition, soit que cette ambition provienne du désir vulgaire des applaudissements, soit qu’elle vise un objet plus noble tel que la recherche de la beauté, de la santé ou de la puissance ?

Particularités physiologiques et psychologiques de chaque catégorie ou espèce d’exercices : qualités intellectuelles et morales développées ou utilisables par chaque sport. — Différentes conditions de la pratique des sports ; solitude et camaraderie ; indépendance et coopération ; initiative et discipline : formation et développement d’une équipe.

Résultats

Du caractère rigoureusement exact des résultats sportifs. — L’entraînement ; règles fondamentales ; différences avec l’accoutumance. — De l’excès d’entraînement ; la fatigue. — L’entraînement normal peut être purement physique et n’aboutir qu’à la résistance, mais il peut aussi contribuer au progrès moral par le développement du vouloir, du courage et de la confiance en soi et sans doute aussi au progrès intellectuel par la production de calme et d’ordre mental. Dans quelles conditions ce progrès est-il et n’est-il pas réalisable ? Les records ; état d’esprit du recordman.

Enfin l’activité sportive ne contient-elle pas le germe d’une philosophie pratique de la vie ?

ROGER DÉPAGNIAT.
Paris, mars 1913.