Essais de psychologie sportive/Chapitre XXVIII

Payot & Cie (p. 225-232).

Les bienfaits et les méfaits

de l’automobilisme

Novembre 1911.

L’automobilisme a exercé sur la présente génération la plus capitale influence et dans un très grand nombre de domaines. Voilà qui est indéniable. Après cela, libre à vous de lui dénier la qualité de sport. On se dispute sur ce point, et bien inutilement. Certains assurent qu’après avoir été un sport, il a cessé de l’être ; d’autres insistent qu’il ne l’a jamais été ; d’autres encore proclament qu’il le demeurera toujours. La belle affaire ! sport, institution, machine ou chose, ce n’est pas là l’important. L’important est que l’automobilisme a transformé les mentalités d’un nombre inouï d’individus. Cette transformation s’est-elle accomplie en bien ou en mal ? Il est intéressant d’examiner la question sous cet angle, et c’est ce que nous allons faire si vous voulez bien.

Deux catégories de personnes subissent l’influence de l’automobile : ceux qui montent dedans et ceux qui le regardent passer. Nous commencerons par les premiers. L’effet physique est très variable, selon que la voiture est ouverte ou fermée, selon que l’on conduit soi-même ou que l’on se laisse conduire. Celui qui conduit (nous laissons de côté le type de voiture fermée, rare et défectueuse, où l’on conduit de l’intérieur) respire de meilleur air, mais son système nerveux est mis à contribution de façon toujours plus ou moins intense. La question de la trépidation et de son influence sur l’organisme n’est pas à jour. On ne peut en rien dire d’expérimental. Il faudra beaucoup de temps pour qu’on en arrive à des conclusions certaines. Les habitudes de circulation effrénée sont relativement récentes. Il est évident que les chemins de fer tels qu’on les pratiquait jusque vers 1880 n’ont fait aucun mal. Désormais l’organisme pourrait peut-être se plaindre d’en subir les abus ; se plaindra-t-il ? On le saura dans quelques années. De même pour l’auto. Des excès exceptionnels ont causé du mal ; ce n’est pas une raison pour que l’on ait le droit de généraliser. Quant au fait de conduire, il est hors de doute que l’amour et l’accoutumance de la vitesse, l’encombrement des routes, la diversité des obstacles imprévus créent un état de tension nerveuse qui, médiocrement redoutable pour le simple professionnel, risque de devenir tout à fait dangereux pour le travailleur mental ou le fatigué quel qu’il soit. Voilà tout ce qu’il est prudent de conclure sur ce chapitre.

Au chapitre suivant nous inscrirons beaucoup de bonnes qualités au crédit de l’automobilisme. Il comporte un certain mépris du danger, de l’insouciance et surtout de la bonne humeur. Les automobilistes qui grognent, grincent et se fâchent à chaque petite contrariété ou à chaque petit accroc, deviennent promptement intolérables pour autrui et pour eux-mêmes. Si le caractère ne sait pas s’accommoder aux hasards de la route, le mieux est de renoncer immédiatement à la pratique d’une locomotion qui demande à être doublée de « bon-garçonnisme ». C’est encore une chose à laquelle les chemins de fer ne nous habituaient pas. Leur rigidité, la ponctualité du départ des trains sinon de l’arrivée, l’absence de toute aventure pendant le trajet, ont créé peu à peu un état d’esprit difficultueux. À part certain réseau de l’État français qui détient le record du grotesque et a engendré parmi ses voyageurs une sorte de résignation abrutie, on est en général difficile et exigeant à l’égard des chemins de fer. Rien de pareil avec les autos. Force est de se plier à l’imprévu et à toutes les pannes, grandes et petites, que comporte la circulation sur route. On prend le pli de ne plus geindre et aussi de ne « s’épater » de rien. Cela est excellent.

Les rangs se rapprochent aussi. Le grand seigneur (de nom ou de bourse) et son chauffeur apprennent énormément par le contact l’un de l’autre… le premier surtout. Et ce n’est pas un mince avantage pour les relations sociales trop distantes que d’avoir à l’occasion un brin « turbiné » de compagnie.

L’auto sépare-t-il les ménages — ou les rapproche-t-il ? Cette seconde thèse, fortement paradoxale, a été soutenue par un brillant romancier français qui montrait le mari inoccupé, s’ennuyant, prêt à délaisser ses devoirs et peut-être son foyer, et retrouvant soudain par la pratique de l’automobilisme l’occasion de partager avec sa femme une existence amusante et mouvementée. Le cas a pu se rencontrer ; il est rare en tout état de cause et peu intéressant. On peut y opposer celui de la maison abandonnée à elle-même, des enfants confiés aux soins des domestiques, de l’espèce de « déracinement » produit dans bien des familles par la passion de l’excursion et des courses lointaines. Il y a du pour et du contre comme en maintes choses. On accumulerait facilement des faits de droite et de gauche et en somme l’automobilisme, s’il a légèrement « déraciné » parfois, ne doit pas plus être accusé d’avoir désagrégé la famille que loué d’avoir évité des divorces.

Que si nous en venons maintenant à une autre catégorie de personnes — celles qui voient passer l’auto sans monter dedans et n’en recueillent que le bruit, l’odeur et la poussière, — le bilan sera assez aisé à établir. Il peut naître ainsi de l’ambition ; il naît sûrement de l’envie, et un résultat certain c’est la diffusion et le renforcement des idées socialistes. L’ambition d’« arriver » germera parfois dans des cerveaux juvéniles au passage de l’engin qui symbolise les rêves de mouvement et d’inconnu si chers à la jeunesse. C’est un incitant. Jadis à Versailles plus d’une parmi les petites filles dut, en regardant passer les « carrosses du roi », se sentir prête à mille efforts pour atteindre le privilège envié de monter dans ces fameux carrosses. L’auto d’à présent, c’est un peu le « carrosse du roi » d’autrefois. Mais ces incitants-là n’agissent que sur des natures déjà préparées, ardentes et inquiètes. La propension à l’envie est plus répandue et plus vulgaire. C’est un sentiment tristement naturel et qui, ici, sert directement la propagande collectiviste. Les autos qui courent de tous côtés à travers les champs et les villes sont exactement, aux yeux des paysans et des ouvriers, comme des pièces de vingt mille francs qui rouleraient et qui rouleraient sans maître, ou du moins sans maître connu ; aux regards populaires c’est tout un. C’est une richesse qui est, à leurs yeux, à la fois excessive et anonyme. Ils savaient avec plus ou moins de précision quels étaient les propriétaires des beaux équipages trottant naguère sous leurs fenêtres, mais l’auto qui dévore les kilomètres circule en général bien loin de l’habitation de son propriétaire. Dans Germinal, le célèbre roman d’Émile Zola, on voit un mineur nouveau venu interroger un ancien lorsque, remontés des puits, tous deux contemplent la région avec les champs, les constructions, les maisons ouvrières : « À qui est-ce tout cela ? » demande le premier ; et l’autre de répondre : « On ne sait pas… à des gens. » Rien ne peint mieux cette espèce d’anonymat, grand pourvoyeur de socialisme.

Telles sont, brièvement indiquées, les principales caractéristiques de l’action automobile sur la présente génération. Bienfaits et méfaits mélangés en somme. Une chose est évidente, c’est que rien ne saurait contrarier cette action dans un sens ou dans un autre. Elle est ce qu’elle est et il faut l’accepter telle quelle, en bloc. Mais plus l’automobilisme évoluera dans un sens utilitaire, plus son caractère bienfaisant tendra à l’emporter sur son caractère malfaisant. Ainsi ce que les hommes ne peuvent faire, les événements s’en chargeront. Et l’équilibre final s’établira sans réaction ni lutte.