Essais de psychologie sportive/Chapitre XXIX

Payot & Cie (p. 233-241).

Les sports et la colonisation

Janvier 1912.

Le Durbar impérial de Delhi n’a présenté aucun caractère sportif. Processions, revues, proclamations, hommages d’obédience, tout cela dans le cadre à la fois hiératique et rutilant qui caractérisa de tout temps les solennités hindoues, il n’y avait point de place dans un tel programme pour des matches d’athlétisme. N’empêche que le sport se tenait dans la coulisse et qu’on le respirait partout. À peine couronné, d’ailleurs, le nouvel empereur est parti pour la chasse au tigre, et la chronique de nous apprendre avec complaisance que, dans sa première journée, l’auguste chasseur avait abattu trois de ces redoutables fauves. Georges V est sportif, mais Édouard VII, qui ne l’était nullement, ne manquait guère d’occasions de le paraître, tant sa fonction souveraine lui semblait comporter de pareils goûts. Ceci n’est pas moins obligatoire aux Indes qu’en Angleterre. Le sport anglais y a conquis la haute classe indigène et non point par snobisme seulement, mais par sympathie directe. Cette conquête est certaine. Il est vrai que le polo passe pour être d’origine thibétaine, mais il semble bien douteux que, laissés à eux mêmes, les nobles Hindous s’y fussent adonnés avec une telle vigueur et un si bel entrain. Il a fallu pour les y aider le contact des officiers britanniques. Voici très longtemps que ce contact sportif est établi. La métropole ne l’a pas redouté. En quoi il apparaît qu’elle a agi très sagement. Le sport peut donc jouer un rôle en colonisation, un rôle intelligent et efficace.

Les races que nous avons coutume de regarder comme « coloniales », nous autres Européens, parce qu’en ces derniers siècles nous avons entrepris de les dominer et de les diriger, ne sont pas, pour la plupart, rebelles au sport. Les religions d’immobilité comme le Bouddhisme ou l’Islam ne contrebalancent pas totalement sur ce point la puissance des instincts primitifs, et nous croyons que l’instinct sportif naît de lui-même chez les peuples d’existence primitive, pour peu qu’ils aient un bon équilibre physique et des conditions d’existence normales. Les Asiatiques du sud ont beau avoir un passé complexe et grandiose, leur existence d’aujourd’hui n’en saurait pas moins être qualifiée de primitive par rapport à la nôtre. Encore mieux ce qualificatif s’applique-t-il aux Africains et aux Océaniens qui ne traînent pas derrière eux un pareil passé. En dehors de l’Angleterre pourtant, les envahisseurs représentants de la civilisation occidentale n’ont pas cherché, n’ont pas même admis, semble-t-il, la comparaison de leurs exploits sportifs avec ceux des indigènes.

Une idée fausse les a poussés dans cette voie. Ils se sont dit qu’une victoire — même pour rire, pour jouer — de la race dominée sur la race dominatrice prendrait une portée dangereuse et risquerait d’être exploitée par l’opinion locale comme un encouragement à la rébellion. Qu’un mandarin annamite ou un noble malgache remportent le prix dans un concours, la puissance de la France à Hué et à Tananarive s’en trouverait-elle donc ébranlée ?

L’Inde a répondu. Tous ceux qui la connaissent savent que de tels incidents, bien loin d’avoir l’effet redouté par des Français ou des Allemands, y légitiment absolument la politique suivie par les Anglais. Une équipe indigène de polo qui gagne un match ne saurait s’imaginer avoir atteint de façon appréciable le prestige et la force impériales, mais le joug qu’elle subit et qui, même accepté loyalement, ne saurait pourtant l’être sans quelque arrière-pensée et quelque froissement, ce joug lui apparaît alors beaucoup plus tolérable et plus léger. L’indigène est fier doublement : de son succès personnel d’abord, de la confiance qu’on lui témoigne ensuite. C’est subtil, direz-vous, et c’est tout de même imprudent. En théorie peut-être, non en pratique, puisque l’exemple britannique est là.

Eh bien ! nous irons plus loin. Nous croyons que les sports, à condition bien entendu de ne pas leur laisser prendre des apparences trop militaires et un moule d’enrégimentement qui pourrait aider à préparer en effet quelque rébellion future, nous croyons que les sports, jusque dans les rangs populaires, doivent être encouragés conjointement chez l’indigène et chez le gouvernant. Les sports sont en somme un instrument vigoureux de disciplinisation. Ils engendrent toutes sortes de bonnes qualités sociales, d’hygiène, de propreté, d’ordre, de self-control. Ne vaut-il pas mieux que les indigènes soient en possession de pareilles qualités et ne seront-ils pas ainsi plus maniables qu’autrement ?

Mais surtout, ils s’amuseront. Ils auront un intérêt dans l’existence, et un intérêt où un peu de patriotisme bien entendu viendra se mêler à beaucoup de souci personnel de culture et de perfectionnement corporels. Tels sont les principes. Voyons maintenant comment ils pourront être appliqués de façon sage et mesurée. Il y aura lieu, croyons-nous, de distinguer entre les catégories suivantes. Premièrement, les jeux populaires, jeux natifs et jeux importés par les gouvernants. Les uns et les autres peuvent être encouragés de toutes façons, notamment dans les écoles et par équipes mixtes. Nous ne parlons, bien entendu, que de jeux ayant un caractère nettement sportif. Deuxièmement, les sports de guerre ou les exercices comportant une préparation directe à la lutte armée ou non. Ici une certaine circonspection s’impose. Il est évident qu’en Extrême-Orient, par exemple, la propagation du jiu-jitsu n’est pas désirable au point de vue de la domination européenne. Encore moins des sociétés de gymnastique qui feraient du maniement d’armes ou du service en campagne peuvent-elles être vues d’un bon œil par les gouvernants occidentaux. Du reste, nous sortons là du sport proprement dit pour passer sur le domaine de l’entraînement militaire. Troisièmement, enfin, il y a les sports aristocratiques, ceux qui, par les engins ou les animaux employés, ne sont accessibles qu’aux plus fortunés : polo, carrousels, fantasias, chasses à cheval ou à éléphant, yachting. Pour ces sports-là, il peut, en de certaines circonstances spéciales ou locales, y avoir intérêt à les entraver momentanément. Mais, en règle générale, il est bon que les aristocraties gouvernante et indigène les pratiquent de compagnie. Ce qu’on peut dire, c’est qu’il est inutile — ceci est vrai pour les trois catégories du reste — d’abuser de l’organisation des sports en spectacles officiels. Drapeau national, présence des autorités, tribunes, harangues, uniformes… Voilà ce qui donnerait à la victoire indigène une portée dont l’influence pourrait diminuer l’autorité des gouvernants ; ce ne serait pas la victoire en elle-même, mais le clinquant dont on l’aurait entourée, qu’il en faudrait accuser. En somme, le sport ne doit pas être un instrument de gouvernement en matière de colonisation, mais une institution à côté, très propre à rendre d’éminents services.

Pour les colons entre eux, sa valeur est inappréciable. Dans la plupart des climats de colonisation, l’Occidental est guetté par un double péril, alcoolique et charnel. Une forte activité sportive avec réseau de sociétés fédérées et organisation de rencontres fréquentes, est sans contredit le meilleur, on oserait dire le seul des antidotes à y opposer.

Maintenant, tout cela suppose chez celui que nous appelons le gouvernant, la connaissance et l’habitude tout au moins de certains sports, sinon de tous. Or, le jeune homme qui s’en va coloniser pour faire fortune, énergiquement, est d’ordinaire préparé à ce point de vue, mais, dans beaucoup de pays, le fonctionnaire ne l’est pas du tout. Il est singulier que les Occidentaux, quand ils envoient des fonctionnaires au loin, ne leur demandent même pas de savoir monter à cheval. Dans mon traité de la Gymnastique utilitaire, je me souviens avoir écrit ces lignes : « Parce que le futur bachelier accuse de bonne heure un goût marqué pour la physique et une aversion profonde pour la géographie, ses professeurs songent-ils à le dispenser de l’une au profit de l’autre ? Si un garçon préfère la bicyclette à la boxe, ce n’est pas une raison pour lui permettre de s’adonner exclusivement à la bicyclette et d’ignorer la boxe. » Voilà justement les principes dont on devrait s’inspirer pour la préparation aux fonctions coloniales. L’Angleterre le fait. Là encore elle a raison, et tout pays qui voudra utiliser colonialement l’influence sportive devra faire de même.