Essais de psychologie sportive/Chapitre X

Payot & Cie (p. 94-102).

La philosophie

de la culture physique

Mai 1909.

Nous avons promis l’autre mois — un peu imprudemment — d’exposer les principes sur lesquels pourrait être basée ce que nous avons appelé : la philosophie de la culture physique. La promesse était imprudente en ce que c’est là un si vaste et si important sujet, qu’on a honte vraiment de l’aborder ainsi en passant et dans le cadre léger d’un article de journal. Mais, d’autre part, notre critique des différents systèmes auxquels nous reprochons précisément leur ignorance et leur dédain de la psychologie, perdrait toute valeur si elle n’était pas suivie d’indications positives à cet égard. Il y a longtemps qu’on l’a dit : « La critique est aisée et l’art est difficile. » Nul n’a le droit de démolir qui ne silhouette pas en même temps la reconstruction nécessaire.

connais-toi

Ce précepte de la sagesse antique constitue en quelque sorte l’alpha et l’oméga de la culture physique ; il en résume les besoins et les tendances. Le principal artisan du perfectionnement corporel de l’homme, c’est l’homme lui-même. Et pour qu’il travaille efficacement à son propre perfectionnement, il faut avant tout qu’il se connaisse. Il va de soi que nous ne parlons pas de la première période d’éducation enfantine. Encore que le maître puisse utilement faire intervenir ici quelques données psychologiques autant que physiologiques, fruit de son expérience et de ses observations, l’enfant ne saurait guère être pour lui qu’un collaborateur inconscient. Mais très vite la conscience s’éveillera en lui. En tous cas avec l’adolescence, le « connais-toi » prend toute sa valeur d’axiome fondamental.

ambitions, forces et tares

Fixer les ambitions de l’individu, dresser l’inventaire de ses forces et de ses tares de façon à utiliser la totalité des unes et à neutraliser, dans la mesure du possible, l’effet des autres, telle est la besogne à accomplir ; c’est là le programme général de la culture physique. Des ambitions ? rien à faire sans cela. Elles n’ont pas besoin de viser au plus haut. Tout le monde n’est pas destiné aux honneurs du championnat, et il n’est point désirable que tout le monde y aspire. Mais prétendre à la moyenne, c’est encore être ambitieux, et nous ne craignons pas d’affirmer que sans cette ambition-là, il n’y a rien à faire en culture physique, même avec les conseils et sous la direction du maître le mieux qualifié et le plus convaincu. L’ambition dont il s’agit peut prendre sa source dans un instinct ou dans un fait extérieur ; elle sera aussi bien le résultat de l’atavisme, du goût personnel, d’une disposition particulière que d’un calcul intéressé ou d’une jalousie salutaire. Son origine est ici question secondaire ; l’important c’est qu’elle existe et qu’elle se traduise par des actes. Il y a des désirs imprécis, des intentions vagues qui demeurent éternellement sur l’horizon sans jamais se muer en une réalité quelconque. Nous ne parlons que des désirs et des intentions susceptibles de produire des effets certains, ayant assez de vigueur pour aboutir au geste nécessaire.

Les ambitions fixées, reste à savoir comment on pourra le mieux les satisfaire. La loi du « moindre effort » intervient ici comme ailleurs. Les forces dont profite la culture corporelle se répartissent en trois catégories : forces physiques d’abord, cela va de soi ; ce sont les principales, les essentielles — forces morales ensuite — forces sociales enfin. À peine est-il besoin de rappeler que le muscle n’est pas le seul facteur à considérer en matière de forces physiques. Il y a encore à considérer en dehors du système musculaire, les systèmes nerveux, respiratoire, digestif, etc.

C’est ce qu’a fort bien exprimé le docteur Ph. Tissié en disant que le dynamisme du muscle, secondé par son élasticité, sa tonicité et sa contractibilité provenait à la fois « du système nerveux par l’influx neurique, de la respiration par l’oxygénation du sang, de la circulation par l’apport du plasma sanguin, de la digestion par l’apport des matériaux nutritifs ou combustifs azotés et hydrocarbonés, du système articulaire et osseux, enfin par les points d’appui des leviers aux articulations et par la rigidité osseuse des bras de leviers eux-mêmes » : autant d’aspects différents bien que connexes de la question. Mais nous n’y insisterons pas ici. Ce point de vue commence à être accepté assez généralement et ce n’est pas le côté physiologique qu’il y a tendance à négliger en matière de culture corporelle, c’est bien plutôt le côté psychologique.

Les forces morales et intellectuelles qui concourent à l’amélioration du corps humain sont multiples. La réflexion et l’observation y jouent un rôle presque aussi précieux que la volonté, l’audace et la persévérance. Sans doute, la volonté avec ses deux suivantes, l’audace et la persévérance, constitue une trinité dont rien n’égale le pouvoir de perfectionnement. Mais combien aussi l’on progresse en observant sur soi-même et sur autrui les effets de l’exercice physique et en sachant y réfléchir avec suite et méthode. Or, cette application des facultés intellectuelles à la culture corporelle ne résulte pas d’un rapport inné. Il faut apprendre à la réaliser et s’y exercer.

Il y a encore des forces sociales dont l’utilité est indiscutable, et ce sont la comparaison, la lutte, l’esprit de rapprochement, la solidarité, l’esprit de corps. De toutes les camaraderies auxquelles l’homme est enclin, aucune n’agit plus fortement et plus efficacement peut-être sur lui que la camaraderie sportive : une légère menace de danger ou au moins de risque, l’intervention fréquente de l’entr’aide, la gaîté physique et l’influence d’une besogne virile et saine, tout concourt à rendre la sociabilité de l’exercice physique agréable et agissante.

L’habitude de la comparaison qui provoque l’admiration et parfois une petite pointe avantageuse d’envie, ainsi que nous l’indiquions tout à l’heure, en résulte naturellement ; l’effort en vue de la lutte et de la victoire en est une autre conséquence ; enfin, le groupement se forme, engendrant à son tour la solidarité et l’esprit de corps.

Voilà pour les forces. Les tares, elles aussi, sont d’un ordre triple. Il en est de physiques, de morales, de sociales. La faiblesse de tel organe, une paresse musculaire générale, de l’excitabilité nerveuse… voilà des tares physiques, héréditaires ou acquises. De l’hésitation, de la crainte dans les mouvements, toutes les formes de défaillance… ce sont tares morales. Enfin, il faut ranger parmi les tares sociales : la timidité paralysante provoquée par la présence d’autrui, la susceptibilité ombrageuse et cet ensemble de défauts qui composent ce qu’on nomme, par exemple, un joueur de mauvais caractère. Il est bien évident que la nature psychologique de chacun, déterminée d’après de pareilles données, variera grandement d’un individu à l’autre. Mais ces données,

quel usage en faire ?

Eh bien ! il faudrait que, relevées et contrôlées avec soin, soit par l’intéressé presque seul s’il s’agit d’un adulte instruit et délié, soit sous la direction du professeur si l’intéressé seul n’en est point capable, — il faudrait donc que, relevées et contrôlées avec soin, ces données vinssent se grouper sur une sorte de fiche comme on commence à en rédiger, mais uniquement sous le rapport physiologique, dans un certain nombre d’établissements d’éducation physique. Et la fiche ainsi rédigée deviendrait la « loi et les prophètes » de l’élève et du maître. Concevrez-vous alors qu’on ait pu orienter exactement de la même manière le perfectionnement corporel d’un bilieux et d’un lymphatique, d’un déterminé et d’un hésitant, d’un audacieux et d’un timide, d’un bluffeur et d’un réservé ?… Cela vous paraîtra insensé, ce passage forcé sous la même toise de tant d’êtres dissemblables ou contradictoires, passage que nous tenons actuellement, sous l’influence d’une longue routine, pour la chose la plus normale du monde.

Voilà, en quelques mots, ce que nous entendions par la philosophie de la culture physique. Plutôt que d’en dire plus long sur ce sujet, nous attendrons les objections et les critiques, prêts à y répondre ; et cette discussion, mieux que des développements prématurés, aidera à faire la lumière complète.