Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/8

Essais de morale et de politique
Chapitre VIII
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 63-73).
VIII. Mariage, célibat.

Celui qui a une femme et des enfans, a donné des étages à la fortune ; car ce sont autant d’entraves et d’obstacles aux grandes entreprises, soit que la vertu ou le vice nous porte à ces desseins. Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux que les plus beaux ouvrages et les plus utiles établissemens n’aient été faits par des célibataires, ou par des hommes qui, n’ayant point d’enfans, avoient, pour ainsi dire, épousé le bien public auquel ils avoient voué toutes leurs affections. Il sembleroit toutefois, à la première vue, que ceux qui ont des enfans, devroient s’occuper, avec plus de sollicitude, de cet avenir auquel ils doivent, pour ainsi dire, transmettre ces gages si chers ; et l’on voit en effet assez de célibataires dont toutes les pensées se terminent à leur seul individu, et qui regardent comme une pure folie tous ces soins et toutes ces peines qu’on se donne pour un temps où l’on ne sera plus[1].

Il en est d’autres qui ne regardent une femme et des enfans que comme un sujet de dépense : et même parmi les célibataires les plus riches, il en est d’assez extravagans pour être tout glorieux de n’avoir point d’enfans, et qui se flattent d’en paroître plus riches, parce qu’ils auront peut-être entendu telle personne dire : monsieur N… est bien riche ; et telle autre personne répondre : oui, sans doute, mais il a beaucoup d’enfans ; comme si cette circonstance diminuoit d’autant sa fortune.

Mais le motif qui porte le plus ordinairement au célibat, c’est l’amour de l’indépendance[2] ; c’est ce qu’on observe sur-tout dans certains individus amoureux d’eux-mêmes, hypocondriaques, susceptibles et tellement sensibles à la plus légère contrainte, qu’ils seroient tentés de regarder leurs jarretières comme des chaînes. C’est parmi les célibataires qu’on trouve ordinairement les meilleurs amis, les meilleurs maîtres et les meilleurs domestiques, mais non pas les meilleurs sujets ; car ils se déplacent trop aisément ; et c’est dans cette même classe qu’on voit le plus de fugitifs[3].

Le célibat convient aux ecclésiastiques ; lorsqu’on a chez soi un étang remplir, on ne laisse pas volontiers aller l’eau à ses voisins ; et lorsque la charité est trop occupée au logis, elle ne peut se répandre au dehors. Il est assez indifférent que les juges et les magistrats soient mariés, ou non ; car, si un homme de cette classe est facile à corrompre, il aura un domestique cent fois plus avide que ne l’eût été son épouse. Quant aux soldats, je vois dans l’histoire, que les généraux, en leur parlant pour les animer au combat, leur rappellent toujours le souvenir de leurs femmes et de leurs enfans. Ainsi, je serois porté à croire que le mépris du mariage parmi les Turcs, est ce qui rend leurs soldats moins courageux et moins résolus.

Au reste, une femme et des enfans sont, pour ainsi dire, une école perpétuelle d’humanité ; et quoique, en général, les célibataires soient plus charitables que les gens mariés, parce qu’ils ont moins de dépenses à faire ; d’un autre coté, ils sont plus cruels, plus austères, plus durs, et plus propres pour exercer l’office d’inquisiteur, parce qu’ils ont autour d’eux moins d’objets qui puissent réveiller fréquemment dans leur cœur le sentiment de la tendresse[4]. Les individus d’un naturel grave et sérieux, qui sont aussi des hommes d’habitude, et par cela même, d’un caractère constant, sont ordinairement de bons maris. Aussi la Fable dit-elle d’Ulysse, qu’il préféra sa vieille à l’immortalité[5].

Trop souvent les femmes chastes, enflées du mérite de cette chasteté, et fières de leur terrible vertu, sont d’un caractère revêche et intraitable[6]. Une femme n’est ordinairement fidèle, chaste et soumise à son époux, qu’autant qu’elle le croit prudent ; opinion qu’elle n’aura jamais de lui, si elle s’aperçoit qu’il est jaloux.

Les femmes sont les maîtresses des jeunes gens, les compagnes des hommes faits et les nourrices des vieillards ; de manière qu’on ne manque jamais de prétexte pour prendre une femme quand on a cette fantaisie. Cependant les anciens n’ont pas laissé de mettre au nombre des sages, celui à qui l’on demandoit à quel âge il falloit se marier, et qui fit cette réponse : quand on est jeune, il n’est pas encore temps ; et quand on est vieux, il n’est plus temps.

On observe trop souvent que les pires maris sont ceux qui ont les meilleures femmes, soit que le caractère habituellement difficile de leurs époux donne plus de prix aux complaisances et aux bonnes manières qu’ils ont de temps en temps pour elles, soit qu’elles fassent gloire de leur patience même[7] ; et c’est ce qui arrive, sur-tout lorsque ce mari, devenu si insupportable, est de leur propre choix, et qu’elles l’ont pris contre l’avis de leurs parens ; car alors elles veulent justifier leur folie, et n’en avoir pas le démenti.

  1. Les mouvemens les plus naturels et les moins trompeurs, dans l’être sensible, ce sont ceux de l’instinct. Or, par un instinct universel dans notre espèce, nous nous élançons, durant toute notre vie, vers ce temps où ce qu’il y a de matériel en nous ne sera plus ; il n’est presque point d’homme qui ne prenne le plus vif intérêt à l’idée qu’on aura de lui après sa mort ; et l’athée même tâche de s’immortaliser par des écrits contre l’immortalité de l’âme. Il semble donc qu’il y ait en nous quelque chose qui doit survivre à cette enveloppe que nous prenons pour tout notre être, quand nous en sommes trop occupés : et si ce qui pense en moi peut être affecté par l’idée des choses qui ont cessé d’exister, pourquoi ne le seroit-il pas encore dans le temps où mon corps n’existera plus ? À moins qu’on ne suppose que l’homme, par une de ces contradictions auxquelles il est si sujet, et qui le portent à réaliser en idée les deux contradictoires en même temps, se tue mentalement pour obtenir des éloges, et se ressuscite aussi-tôt pour les entendre.
  2. Souvent l’imagination d’un célibataire lui donne plus d’embarras que ne lui en donneroit la plus nombreuse famille. Quoiqu’il soit seul chez lui, il n’y est pas le maître, puisqu’il a dans ses passions autant d’ennemis impérieux et d’épouses tyranniques : oh, quelle nombreuse famille de soucis et de pensées affligeantes assiège l’imprudent qui a fait divorce avec tout l’autre sexe pour épouser la haine ! Le célibat est un crime perpétuel contre la nature, et que la nature punit perpétuellement par les maux sans nombre qui sont les conséquences nécessaires d’une telle vie. Lorsque ce fluido, plein de vie et vivifiant, dont l’homme est formé, n’est pas déposé où et quand il doit l’être, il est repompé par mille vaisseaux absorbane ; il devient une cause d’irritation dans tous les points où il est porté par la circulation, et va porter la guerre dans tout l’individu. Quand l’homme se mutilant, pour ainsi dire, lui-même, refuse l’existence aux êtres qui devoient naître de lui et le recommencer, cet excédant de vie que réclament en vain la nature et la société, le ronge et devient son bourreau, pour peu qu’il se replie sur lui-même ; et s’il se jette lors de lui, il répand au loin la guerre qu’il porte dans son sein ; il attise le feu qu’il devroit éteindre, et tourmente un monde entier par les élans convulsifs de son turbulent célibat. Ce célibat, à la vérité, est une privation nécessaire dans certaines professions qui ne le sont point, qui ne souffrent point de partage, et qui exigent que toute la vie de l’individu se porte au cerveau. Mais, dans cette vive peinture de ses inconvéniens, le lecteur doit deviner ou sentir ses terribles effets ; car ici c’est le tableau même qui est le peintre.
  3. Comme ils ont moins de bagage, ils décampent plus aisément.
  4. Aimer est un métier qu’on n’apprend, comme tout autre, qu’en l’exerçant ; et la plus douce méthode pour apprendre à aimer, c’est d’être continuellement environné d’objets aimables, comme une femme et des enfans. Un père de famille est continuellement occupé à procurer le nécessaire, l’utile et l’agréable à tout ce qu’il aime ; le célibataire est continuellement occupé à se défendre contre les housards de toute couleur qui veulent piller sa réputation ou sa fortune ; deux genres d’occupations dont les effets sur l’âme doivent être bien différens. Aussi voit-on que le style de la plupart des ecclésiastiques, et sur-tout celui des religieux, est plus sec, plus dur et plus tendu que celui des laïcs mêmes célibataires, dont le prétendu célibat n’est le plus souvent qu’un mariage délayé. Il paroit que l’amour du Créateur, tout sublime et tout saint qu’il est, attendrit moins que l’amour d’une aimable créature. C’est apparemment que cet amour idéal pour l’Être invisible et impalpable, a besoin, pour se réaliser, d’être appliqué à un être visible et palpable.
  5. Peu jaloux d’épouser une divinité, il préféra sa vieille à l’immortalité. Aux époques où Ulysse préféra Pénélope à Circé et à Calypso, il ne l’avoit encore vue que jeune, et l’avoit laissée telle à la maison. La réalité conjugale avoit vieilli ; mais son image étoit encore jeune. Peut-être, si le héros de la chasteté avoit vu son épouse à côté de l’une ou de l’autre des deux déesses, aurroit-il préféré une jeune immortelle à une vieille mortelle. Mais cette dernière fiction n’auroit pas accommodé les vieillards qui ont inventé l’autre, pour faire accroire aux jeunes gens que le vieux vaut mieux que le neuf.
  6. Au lieu que les femmes moins sages bercent par mille petits soins très agréables, quoique un peu suspects, un débonnaire époux qui veut bien se crever les yeux, et lui rendent la vie extrêmement douce, comme il est dit au dernier chapitre de l’histoire’authentique de l’illustre Scarmentado
  7. Seroit-ce que la méchanceté du mari est précisément ce qui bonifie la femme ; ou que la femme, en vertu de cet esprit de contradiction que les valétudinaires lui reprochent, voulant toujours dire le contraire de son mari, elle est méchante, lorsqu’il est bon, et bonne, lorsqu’il est méchant ; ou encore qu’étant toujours sur la défensive avec ce méchant époux, et n’ayant pas le temps de l’attaquer, elle demeure ainsi, bon gré, malgré, extrêmement bonne ; ou enfin que l’homme et la femme sont naturellement en raison inverse l’un de l’autre, comme les quantités positives et les quantités négatives ; ou que, etc.