Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/7

Essais de morale et de politique
Chapitre VII
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 57-63).
VII. Des parens et de leurs enfans.

Cette joie si douce que les pères et les mères éprouvent à la vue de leurs enfans, ou en pensant à eux, est toute intérieure et reste cachée, ainsi que les craintes et les afflictions qu’ils ressentent à leur sujet : ils ne peuvent exprimer leurs jouissances, et ils ne veulent pas découvrir leurs peines. Le plaisir de travailler pour ses enfans adoucit tous les travaux ; mais aussi ils rendent les disgrâces plus amères et les chagrins plus cuisans. Ils multiplient les soins et les inquiétudes de la vie ; mais en même temps ils adoucissent l’idée de la mort, et la rendent moins terrible ; se perpétuer par ses enfans (sa race) est un avantage commun à l’homme et à la brute ; mais se perpétuer par sa réputation, par des services éclatans et d’utiles institutions qui laissent un long souvenir, est une prérogative propre à l’homme. Aussi voit-on que les ouvrages les plus mémorables, et les plus beaux établissemens, ont été faits par des hommes qui n’avoient point d’enfans, et qui sembloient s’être uniquement attachés à bien exprimer l’image de leur âme, ou de leur génie ; image qui devoit leur survivre, quand celle de leur corps auroit été détruite. Ainsi, les hommes qui s’occupent le plus de la postérité, ce sont ceux mêmes qui n’ont point de postérité. Ceux qui ont les premiers illustré leur famille, sont ordinairement un peu trop indulgens pour leurs enfans, qu’ils considèrent, non-seulement comme destinés à perpétuer leur race, mais encore comme héritiers de leurs glorieuses actions on productions ; ils les envisagent tout à la fois comme leurs enfans et comme leurs créatures.

Les pères et les mères qui ont un certain nombre d’enfans, ont rarement une égale tendresse pour tous ; il y a toujours quelque prédilection, souvent injuste et mal placée, sur-tout celle des mères : de là ce mot de Salomon : un fils sage est pour son père un sujet de joie ; mais un fils discole est pour sa mère un sujet de honte et d’affliction. On observe aussi dans une nombreuse famille, que le père et la mère ont plus d’égards pour les aînés, et que tel des plus jeunes fait leurs délices ; au lieu que ceux qui sont au milieu sont comme oubliés, quoique assez ordinairement ils se tournent plus au bien que les autres[1].

L’avarice des pères ou des mères envers leurs enfans est un vice inexcusable ; elle les décourage, les avilit, les excite à tromper, les porte à fréquenter de mauvaises compagnies ; puis, quand ils sont une fois maîtres de leur bien, ils donnent dans la crapule, ou dans un luxe outré, et se jettent dans des dépenses excessives qui les ruinent en peu de temps. La conduite la plus judicieuse que les pères et les mères puissent tenir à cet égard envers leurs enfans, c’est de retenir avec plus de soin leur autorité naturelle que leur bourse.

Une coutume très imprudente des pères et des mères, des instituteurs et des domestiques, c’est de faire naître et d’entretenir entre les frères, une certaine émulation, qui dégénère en discorde, lorsqu’ils sont dans un âge plus avancé, et trouble la paix des familles[2].

Les Italiens mettent peu de différence, dans leur tendresse, entre les fils et les neveux, ou les autres proches parens ; pourvu qu’ils soient du même sang qu’eux, ils ne s’embarrassent pas qu’ils soient de la ligne directe ou de la ligne collatérale[3] ; et la vérité est que la nature n’y met pas beaucoup plus de différence : nous voyons même assez souvent tel individu qui ressemble plus à son oncle, ou à tout autre de ses plus proches parens, qu’à son propre père ; ce qui paroît dépendre d’une sorte de hazard[4].

Il faut avoir soin de diriger de très bonne heure tout le plan de l’éducation vers l’état ou le genre de vie auquel on destine les enfans, et faire soi-même ce choix pour eux ; car, dans cet âge si tendre, ils sont plus souples et plus dociles. Il n’est pas même absolument nécessaire de régler ce choix sur leurs dispositions naturelles, en supposant qu’ils réussiroient mieux dans le genre pour lequel ils ont le plus d’inclination. Cependant, lorsqu’on voit dans un enfant une aptitude, et une facilité extraordinaire pour certains genres d’études, d’exercices ou d’occupations, il faut alors suivre ses indications, au lieu de contrarier la nature et le penchant qui les y porte[5]. Mais, généralement parlant, le plus judicieux précepte, à cet égard, est celui-ci : choisissez toujours le meilleur ; puis l’habitude le rendra agréable et facile.

Parmi les enfans, ce sont ordinairement les cadets qui deviennent les meilleurs sujets ; mais rarement (pour ne pas dire jamais) ils réussissent, lorsqu’on a, en leur faveur, déshérité leurs aînés.

  1. C’est peut-être parce qu’étant oubliés et ne comptant que sur eux-mêmes, ils s’occupent davantage de leur unique ressource ; ils sont obligés de se servir à eux-mêmes de père et de mère.
  2. C’est une vérité que Rousseau a parfaitemént sentie, et sur laquelle il a fort appuyé : à chaque vérité qu’on plante dans leur esprit, dit-il, on plante un vice au fond de leur cœur : au lieu de leur apprendre à se faire aimer, on leur apprend à se faire admirer et détester. Il l’a si bien sentie, cette vérité, que, pour se débarrasser de la plus grande difficulté ; et résoudre le problème plus à son aise, il a eu grand soin d’isoler son Émile, qui n’a ni frère ni sœur, et à qui on voit assez rarement des camarades. Ainsi, le plan de cet ouvrage est manqué ; cet élève, imaginaire ne pouvant représenter les élèves réels qui sont presque toujours environnés d’enfans de leur âge, situation qui provoque le sentiment de la jalousie, et où il paroit impossible de l’étouffer entièrement.
  3. Ne seroit-ce pas une suite de ce népotisme tant reproché aux papes, ainsi qu’aux ecclésiastiques des différens ordres, et imité par les laïcs, dans un pays où les gens d’église sont en si grand nombre et si respectés ?
  4. Ne pourroit-on pas expliquer cet étrange phénomène d’une manière assez plausible, en supposant que l’individu en question est fils de son oncle, ou, ce qui est la même chose, neveu de son père ?
  5. Ces prédilections et ces dispositions si marquées sont aussi rares que les individus d’une grande beauté, d’un grand génie, d’un grand caractère ; la plupart des enfans étant indifférens et presque nuls, à cet égard, sans compter que, dans ce choix qu’on leur laisseroit faire, ils pourraient être déterminés par des goûts enfantins qu’ils n’auraient plus à un autre âge, et qu’il n’est pas naturel de les laisser choisir ce qu’ils ne peuvent connaître. Ainsi, le plus souvent on peut, sans inconvénient, faire ce choix pour eux. Or, pour les porter sans violence vers certaines professions, il suffit ordinairement de témoigner en leur présence beaucoup d’estime et d’amitié pour ceux qui exercent ces professions. Puis, lorsqu’ils veulent les imiter, il faut d’abord les contrarier un peu sur ce point, afin de rendre ce désir plus vif et plus constant. Car ce que les enfans imitent le plus constamment, c’est ce qu’ils voient estimé ; et ce qu’ils font le plus volontiers, c’est le contraire de ce qu’on veut qu’ils fassent. Mais un inconvénient qui rend cette double méthode un peu difficile à suivre, c’est que les enfans se portent naturellement à imiter les personnes les plus belles et les mieux vêtues. On doit observer de plus que leurs goûts sont rarement déterminés, par leurs parens ou leurs instituteurs, mais presque toujours par des personnes du dehors, etc. etc. etc.