Essais de littérature pathologique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 311-348).
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ESSAIS
DE LITTERATURE PATHOLOGIQUE

I.
LE VIN. — HOFFMANN

Notre siècle a été favorable à la littérature fantastique. Elle y a eu sa Renaissance, dont nous n’avons peut-être encore vu que l’aurore. L’honneur de cette nouvelle floraison revient tout d’abord à la science. Chez beaucoup d’êtres humains, un obscur instinct tend à admettre la contingence des lois de la nature dans le monde où nous vivons, et la science moderne est en train de leur donner quelque apparence de raison. Quand elle nous enseigne qu’une légère altération de notre rétine ferait le monde à jamais décoloré, elle encourage le vague pressentiment que le monde réel pourrait bien n’être qu’une apparence. Quand elle nous entretient de créatures douées d’organes et de sens différens des nôtres, elle suggère la pensée qu’il doit y avoir autant d’apparences de mondes que de formes d’yeux et de variétés d’entendement. La science devient ainsi l’alliée, et, plus encore, l’inspiratrice de l’écrivain fantastique : elle l’encourage à rêver de mondes imaginaires en lui parlant sans cesse de mondes ignorés.

Hoffmann — dans ses bons jours — a été le grand rénovateur d’un genre qui n’avait pas varié ses formules depuis le moyen âge, même dans Faust. Il a épuré le fantastique en le séparant du merveilleux. Selon la belle expression de Barbey d’Aurevilly, il avait obéi à « une voix qui l’appelait au-delà de l’être », mais en ayant soin, dans toute la partie de son œuvre qui compte, de s’arrêter en deçà du surnaturel, à l’extrême bord du possible, sinon du réel. Même dans ces limites, la fascination de l’au-delà n’a pas été sans danger pour l’homme, sinon pour l’écrivain. Ces mondes imaginaires, qui l’ont de si jolis jouets intellectuels, semblent devoir coûter cher à leurs créateurs, peut-être parce qu’il faut y croire soi-même à moitié, au moins pendant qu’on écrit, pour trouver les accens de sincérité et de conviction auxquels le lecteur se laisse prendre ; et cela n’arrive qu’à condition de rêver tout éveillé. L’écrivain fantastique a besoin d’être un visionnaire, et Hoffmann l’était en effet. Quand Heine disait de lui : « Sa poésie est une maladie », ce n’était pas une figure de rhétorique ; il n’ignorait pas que Hoffmann, à sa table de travail, avait des hallucinations à être saisi d’épouvante, et qu’il les cherchait, les provoquait, sachant bien que plus il aurait le cauchemar de son sujet et de ses personnages, plus son récit s’illuminerait des apparences de la vie et de la réalité.

Ce n’est jamais par des moyens inoffensifs qu’on appelle à soi les hallucinations. Hoffmann, et d’autres avec lui, ont eu recours aux poisons de l’intelligence pour voir ce que ne voient pas les cerveaux parfaitement sains. Les excitans ne leur manquaient point. Ils n’avaient que l’embarras du choix et, selon qu’ils avaient préféré l’un ou l’autre poison, leur œuvre littéraire prenait des teintes différentes. Le fantastique inspiré par le vin, ou l’alcool, n’est pas le même que celui de l’opium, et il y a des nuances poétiques qui relèvent de la pathologie. Hoffmann va nous en fournir un exemple.


I

Au siècle dernier vivait à Kœnigsberg un ménage mal assorti, où chacun faisait le désespoir de l’autre. Ils avaient dû se marier par amour, quoique l’histoire n’en dise rien, car jamais des gens en possession de leur sang-froid n’auraient eu l’idée d’associer des humeurs aussi disparates. Le mari était un joyeux compère, la femme une pauvre créature, maladive et lamentable. Le mari avait des idées romantiques sur la beauté du désordre et du décousu, la femme croyait tout perdu quand on dérangeait une épingle. Le mari pensait que les conventions sociales ont été inventées par les sots, tout exprès pour donner aux gens d’esprit, parmi lesquels il se rangeait, le plaisir de s’en moquer et de les insulter avec raffinement. La femme avait été élevée dans un saint respect des rites établis par le monde pour manger ou pour saluer, et voyait de la perversité dans le refus de s’y soumettre. Ils n’étaient d’accord sur rien, ne s’entendaient sur rien ; la vie commune était intolérable. — Ces braves gens, très aimés l’un et l’autre de leur entourage, étaient le père et la mère de Hoffmann, qui naquit dans ce triste intérieur le 24 janvier 1776. Il était encore tout petit lorsque ses parens, renonçant à une lutte sans issue, prirent le parti de se séparer. Le père se retira dans une autre ville, et l’enfant resta avec sa mère.

Hoffmann considérait cet événement comme le grand malheur de sa vie. Il lui attribuait la tristesse de son enfance, qu’il comparait « à une lande aride, sans fleurs ni végétation, dont l’implacable monotonie énerve l’intelligence et le caractère. » Le mal aurait été moins grand, selon lui, si M. Hoffmann l’avait emmené. Un père comprend toujours plus ou moins ses enfans : « Le plus mauvais, disait son fils, vaut encore mieux sous ce rapport que le meilleur pédagogue. » Mais son père l’avait abandonné, et ce n’était pas sa pauvre mère qui pouvait le remplacer auprès de leur petit garçon.

Mme Hoffmann s’était retirée dans sa famille, chez sa mère Mme la conseillère Dœrffer, où elle avait enfin retrouvé des gens corrects et comprenant que la correction est le but final de la vie. Elle ne put jouir de ce rare bonheur. Ses chagrins l’avaient brisée. Elle était la vivante image de l’accablement, ne remuant pas, ne parlant pas, et ne pensant plus. Toujours recluse dans sa chambre, on l’y trouva morte un matin, et ce ne fut qu’une ombre de moins dans la maison.

Mme la conseillère ne bougeait non plus de son coin, étant devenue impotente avec les années. C’était une vieille dame extraordinairement imposante, car elle apparaissait au milieu des siens comme Gulliver parmi les Lilliputiens. La nature en avait fait une façon de géante, et le reste de la famille était composé de pygmées. Jamais on n’avait vu pareille collection de petits bouts d’hommes et de petits bouts de femmes. Jamais non plus on n’a eu autant d’oncles et de tantes que Hoffmann, et il n’y avait rien de plus étrange que leurs réunions de musique chez la grand’ mère Dœrffer. Il en venait une légion, tous hauts comme une botte, et jouant pour la plupart d’instrumens anciens et démodés. Hoffmann se demandait plus tard où ils les avaient déterrés. Il lui semblait rêver lorsqu’il se rappelait leurs formes bizarres et les sons vieillots de cet orchestre fantasque.

Peut-être rêvait-il en effet. Ses souvenirs d’enfance sont sujets à caution. Hoffmann avait une théorie qui peut mener loin, avec de l’imagination. Il soutenait que les impressions reçues dans la première enfance sont autant de semences qui germent et se développent en même temps que nos facultés mentales. Un beau jour, la fleur du souvenir s’épanouit tout à coup au fond de notre mémoire, et nous revoyons, comme par une illumination soudaine, des scènes qui n’avaient frappé que nos yeux et n’étaient jamais parvenues à notre conscience. Il expliquait ainsi comment il pouvait décrire des événemens arrivés lorsqu’il n’était qu’un nourrisson « disant ba ba ba ba et mettant ses doigts dans la lumière de la chandelle. » Son idée fait comprendre à merveille que ses souvenirs d’enfance soient quelquefois trop spirituels.

Il faut cependant admettre la réalité de deux au moins des exécutans de son concert de rêve. Sa petite tante Sophie, dont il a parlé souvent, a certainement existé. Elle avait vraiment une robe de taffetas vert ornée de nœuds roses, et bien d’autres que son neveu n’ont jamais oublié ses yeux et sa voix. Celle-là jouait du luth, instrument qui était relégué au grenier partout ailleurs que dans la famille Dœrffer, et elle en tirait des sons pénétrans, qui remuaient les auditeurs. « J’ai vu de mes yeux, dit Hoffmann, des gens graves, qui savaient écrire et compter, et encore d’autres choses avec, verser des larmes au seul souvenir du luth de mamzelle Sophie. » Lui-même avait été bouleversé, dès sa première enfance, par l’étrange harmonie qui coulait « de l’âme même » de la mignonne joueuse de luth. Cette charmante créature était la bonne fée de la maison, et son neveu l’adorait. Quand la petite tante Sophie le prenait sur ses genoux pour lui raconter des histoires ou lui chanter de sa voix pure de vieux airs berceurs, l’infinie douceur de ses regards « lui mettait une grande lumière dans le cœur. »

Sans elle, il aurait été entièrement livré au petit oncle Otto, très honnête homme, rempli des meilleures intentions, qui le rendit très malheureux et entrava son développement intellectuel en lui donnant une éducation à rebours. C’était du moins l’avis de l’élève. D’autres penseront peut-être, en lisant son histoire, que son « pédagogue » n’avait pas toujours eu tort de contrarier ses instincts.

L’oncle Otto, conseiller de justice en retraite, était un singulier petit vieux, drôlement bâti. Il avait un toupet frisé et portait une robe de chambre à fleurs. Les idées de la famille Dœrffer sur l’importance capitale de la règle et des formes s’étaient tournées chez lui en manies. Un ordre minutieux et inflexible présidait jour et nuit à ses actions. Il s’était assigné tant de minutes pour manger, tant pour jouer du clavecin ou lire des vers afin de faciliter la digestion, tant pour dormir ou se promener, et tant pour témoigner son affection filiale à sa vieille mère. Le même esprit d’ordre présidait à ses sentimens et à ses pensées. Il n’y avait pas dans la ville de Kœnigsberg un autre homme aussi esclave des conventions sociales, aussi à genoux devant tous les préjugés et aussi convaincu qu’ils sont le salut de la société ; mais il lui semblait toujours possible, sinon facile, de munir chaque enfant du viatique des « principes normaux » sans lesquels notre monde n’est « qu’un tohu-bohu et une bousculade, où l’on attrape à tout bout de champ des bourrades et de vilaines bosses. » C’est de cette dernière idée, la toute-puissance de l’éducation, que Hoffmann lui en a le plus voulu, et pour cause. L’oncle Otto entreprit de faire de son neveu un citoyen respectable, ayant de l’ordre et de la tenue, et le dressage fut dur, pour le maître et pour l’élève.

L’élève était d’une exiguïté remarquable, même pour une tribu de nains ; on l’aurait tenu dans le creux de la main. Cet atome toujours agité et tourbillonnant avait l’humeur extrêmement mobile. Il riait, pleurait, se fâchait, se consolait dans la même minute, et le tout avec explosion. Un seul sentiment était invariable chez lui : l’horreur de l’ordre et de la régularité. Devenu grand, Hoffmann ne comprenait point que son oncle n’eût pas reconnu à ces signes qu’il avait un tempérament d’artiste. Rien ne dit que son oncle n’eût pas reconnu ce tempérament ; seulement il en avait conclu que Hoffmann serait aussi insupportable que son père, et il se proposa de le repétrir en le soumettant à la discipline que lui-même s’était imposée. Bon gré mal gré, Hoffmann dut se faire son ombre, accomplir les mêmes choses aux mêmes heures, avec une ponctualité d’horloge, et cultiver aussi les arts par hygiène. Ce dernier souvenir lui était particulièrement odieux. Lui qui, dès l’âge le plus tendre, ne vivait et ne respirait que pour l’art, et « tendait vers lui de toutes les forces de son âme ! » être condamné « à n’entendre parler musique, peinture, poésie que comme d’agréables distractions, » saines après les repas, quel supplice pour une nature enthousiaste, « éprise de tout ce qui était noble et grand ! » Il était certainement à plaindre ; mais son oncle l’était peut-être encore plus ; la race brillante et séduisante des romantiques a toujours eu le don de faire souffrir autour d’elle.

Pour comble de misère, son « pédagogue » le contraignit à faire des études régulières, au risque d’étouffer en lui le poète et l’artiste, dans l’espoir de compter un jour un honnête magistrat de plus dans la famille Dœrffer. C’était un crime de lèse-génie, et c’était encore plus stupide que féroce, d’après Hoffmann, car on ne force point la nature. « — Que pensez-vous, demande un de ses personnages, de l’axiome en vertu duquel une éducation appropriée peut faire très rapidement d’un enfant quelconque, sans s’occuper de ses aptitudes, de ses dons naturels, de son génie, un homme éminent dans n’importe quelle branche ? — Que puis-je penser de cet axiome, réplique l’interlocuteur, si ce n’est qu’il est inepte et impie ? » Il fallait être l’oncle Otto, c’est-à-dire la fleur des philistins, pour entreprendre de faire un conseiller de justice d’un bambin sur lequel l’art et la poésie avaient aussi manifestement mis leur empreinte. Le bonhomme l’a payé cher ; son neveu ne s’est jamais lassé de le tourner en ridicule dans ses œuvres.

L’oncle était pourtant très libéral, quelquefois trop. Sa bibliothèque était bien garnie, et le petit Hoffmann avait la permission d’y fouiller. Ce fut ainsi qu’il tomba sous la domination d’un génie qui n’a jamais lâché prise quand il s’est une fois emparé d’une âme. A quatorze ans, il mit la main sur une traduction allemande des Confessions, qu’il dévora, en recevant à de certains passages « comme des secousses électriques. » Il assure que sa jeunesse même le préserva d’abord des dangers d’une pareille lecture, mais il y revint, toujours, sans cesse. On lit dans son Journal à la date du 13 février 1804, moins de quinze ans après la première initiation : « Je lis les Confessions de Rousseau peut-être pour la trentième fois. Je me trouve beaucoup de ressemblances avec lui. »

Qu’on songe à la tyrannie qu’un Jean-Jacques, lu avec une passion si tenace, peut exercer sur une intelligence encore tendre. C’est bien autre chose que tous les oncles Otto du monde. Hoffmann était né avec l’esprit de révolte qui est le fond du romantisme ; il l’avait hérité de son père. Rousseau l’attisa en lui. L’étudiant Hoffmann, fils et petit-fils de bons bourgeois de Kœnigsberg, se complut dans le sentiment qu’il y avait un abîme entre lui et la société, et qu’il ne lui restait d’autre parti à prendre que de faire bande à part A dix-neuf ans, il écrivait à son ami Hippel : « Je reviens d’une petite fête à laquelle on m’avait invité. J’y ai été bavard, profond avec les gens âgés, — galant avec les dames, — et, au fond, aussi seul que si j’avais été dans un désert. » Il dit au même correspondant, dans une autre lettre : « Je n’ai jamais vécu aussi isolé, aussi à part de tous. Celui-là seul m’adresse la parole qui vient me chercher tout exprès, et je lui sacrifie alors dix minutes, après quoi : un point. Je crois qu’une personne ne s’y connaissant pas pourrait voir là-dedans un peu d’anthropophobie, mais il se tromperait complètement. J’aime toujours les hommes, autant qu’auparavant. » Il les aimait à condition de n’être tenu à rien vis-à-vis d’eux, ni retenu en rien, de peur de devenir aussi un philistin, lui que la nature avait créé pour de plus hautes destinées. Hoffmann était à point pour le satanisme esthétique, auquel conduit en littérature l’esprit de révolte du romantisme. Qu’est-ce, disait-il, qu’un philistin ? « C’est un chat qui ne bouge de derrière le poêle, où il se sent en sûreté, parce que les toits lui donnent le vertige. » Rousseau lui avait montré le chemin des toits, et il rongeait son frein, d’impatience de ne pouvoir s’y élancer. Il prenait en haine les personnes de sa famille qui, par un rôle mal entendu, tenaient fermée la porte menant aux gouttières : « Dieu sait, écrivait-il à Hippel, quel hasard ou, plutôt, quel bizarre caprice du sort m’a placé ici, dans cette maison ! Le noir et le blanc ne peuvent pas être plus contraires que moi et ma famille. — Mon Dieu, quelles gens ! — J’avoue volontiers que bien des choses, chez moi, peuvent paraître passablement excentriques. — Mais aussi, pas la moindre indulgence. — Le gros sire, trop usé pour ma plaisanterie, trop pitoyable pour mon mépris, commence à me traiter avec une indignation que je ne mérite vraiment pas (22 septembre 1795). »

Le « gros sire » avait ses raisons, qui n’étaient pas toutes mauvaises. Son neveu passait son temps à le mystifier, sous prétexte qu’il était né humoriste, et le petit vieillard ne trouvait pas cela convenable. « L’humour, disait Hoffmann, n’a rien de commun avec son avorton de frère, le persiflage. » Mais l’oncle Otto n’entrait pas dans ces distinctions, et la moutarde lui montait au nez de servir de plastron à ce galopin. Il lui en voulait aussi d’avoir mal placé son cœur dès la seconde fois qu’il était devenu amoureux. Leurs relations devenaient difficiles, et il était urgent de se séparer. En 1790, Hoffmann avait terminé cahin-caha ses études de droit et passé un examen qui lui ouvrait la carrière de la jurisprudence. Il comprit la nécessité de quitter Kœnigsberg et partit pour la petite ville de Glogau, en Silésie, où il était assuré d’une situation « dans les bureaux de la régence. » L’oncle Otto en était arrivé à ses fins : son neveu était en passe de devenir à son tour conseiller de justice.

Hoffmann avait vingt ans. De sa personne, il avait l’air d’une plaisanterie spirituelle de la nature. C’était un rien d’homme, très jaune et très laid, avec des cheveux bruns tout hérissés qui lui mangeaient le front, si fluet qu’il passait partout, si vif qu’il lui était impossible, avec la meilleure volonté du monde, de rester une seule minute tranquille ; quand son corps ne pouvait absolument pas bouger, son visage vibrait — le mot est de lui — et faisait cent grimaces à la minute. Sa physionomie était malicieuse, et il parlait si vite qu’on le comprenait à peine.

Au moral, beaucoup d’esprit, mais du plus mordant, beaucoup de fantaisie, mais tournée à la caricature, et le cœur bon, malgré des habitudes de moquerie qui le faisaient redouter ; il avait beau protester que « l’esprit du véritable amour habitait en lui, » ses victimes refusaient d’être persuadées. Beaucoup de gaieté aussi, inclinant trop à la farce, et coupée d’accès d’une noire hypocondrie qui le laissaient tout épeuré et plein d’angoisse. Ignorant comme une carpe, en dehors du droit et de ce qu’on lui avait enseigné à l’école, lisant peu, et jamais de journal, par principe, ne s’intéressant ni au mouvement général des idées ni aux affaires publiques, mais artiste jusqu’au bout des ongles, jouant du piano, chantant, composant, improvisant, dessinant, peignant, s’exerçant à écrire, il rêvait d’une existence poétique où il n’irait plus à son bureau et ne ferait plus de rapports, et quittait Kœnigsberg mécontent de sa carrière, exaspéré contre l’esprit et les préjugés bourgeois, juste au moment où l’Allemagne intelligente avait pour marotte d’être « géniale ».


II

A la fin du siècle dernier et au début du nôtre, le romantisme allemand était une manière de vivre et de comprendre la vie, autant et plus qu’une manière d’écrire et de comprendre la littérature. La jeunesse s’y jetait avec entraînement, joyeuse d’être débarrassée des tyrannies sociales, car ici encore, et plus que jamais, romantisme signifiait révolte. Ce ne fut que plus tard qu’il s’identifia avec un réveil de l’idée catholique et de tout ce qu’elle ramène avec elle d’opinions et de sentimens. Pour le moment, il consistait essentiellement à s’insurger contre l’étiquette ou la morale courante, contre la mode ou les institutions, pêle-mêle et avec la même ardeur. On n’en faisait pas la différence et c’est à croire qu’on n’en voyait pas. Un principe unique présidait à la conduite. Tout ce qui empêche l’homme ou la femme d’être « génial », que ce soit la forme d’un chapeau ou le préjugé du mariage, est également impie et intolérable : on se doit à soi-même de le supprimer. Et on le supprimait.

Gœthe avait donné l’exemple à Weimar avant de devenir la plus gourmée et la plus cérémonieuse de toutes les Excellences de l’Allemagne. Ce grand homme — cela n’ôte rien à son génie — ne s’était pas montré difficile, au cours de sa crise romantique, sur les diverses façons d’affirmer sa génialité à la face du monde. Tous les moyens lui étaient bons : excentricités, mauvaises manières, farces d’étudiant, amours variées, orgies plus ou moins élégantes. Il est amusant à contempler à l’œuvre, s’exerçant à se mettre le bonnet sur l’oreille, lui, l’Olympien. Ce n’était qu’un accès, peut-être même qu’un rôle, et il s’en lassa vite, mais il avait donné l’impulsion aux beaux esprits réunis à Weimar sous ses auspices, et l’on s’explique l’inquiétude des bonnes gens de la ville chaque fois que la grande-duchesse Amalia partait pour un voyage. Pourvu, disaient ses sujets, qu’elle n’aille pas en découvrir encore un et nous l’amener !

Iéna dépassa Weimar en laisser aller quand les doctrinaires du romantisme, les deux Schlegel, vinrent s’y établir, Guillaume en 1796, Frédéric un peu plus tard. L’un et l’autre prêchaient et pratiquaient, et leurs femmes avec eux, le culte de la génialité sous toutes ses formes, y compris la liberté de la passion. Ils ne manquèrent point d’adeptes, parmi lesquels le philosophe Schelling ; ils furent immoraux avec pédanterie, ce qui est de l’immoralité triple, et confirmèrent le philistin dans l’opinion que l’homme génial est un vilain animal et un grand pécheur, ainsi que l’enseigne le christianisme.

Iéna ne possédait pourtant, comme on l’a dit spirituellement[1], que « la chaire » du romantisme. L’église était à Berlin, où elle prospérait. Un groupe de Juives intelligentes et peu austères, les Rahel, les Henriette Herz et leurs amies, y menaient le chœur des muses folles devant un troupeau enthousiaste de poètes, de savans, et même de théologiens. L’espèce humaine est si peu inventive, qu’à Berlin comme à Weimar et à Iéna, l’amour libre représentait le point culminant de la génialité. Il en a été de même en France pour nos romantiques de 1830. Est-ce qu’on ne trouvera jamais autre chose ?

Il faut dire, à l’excuse de la jeunesse germanique d’il y a cent ans, que le milieu d’où elle sortait était souvent bien peu intellectuel, bien peu propre à contenter et à retenir des esprits ardens et curieux. La plupart des nobles ne se piquaient que d’être grands chasseurs et grands buveurs ; nombre de bourgeois ne le cédaient en rien, pour l’humeur routinière et provinciale, à l’oncle de Hoffmann ou au père de Gœthe, nombre de parens étaient aussi incapables qu’eux, par le même zèle étroit et mal entendu, de respecter la personnalité d’autrui. Il est pénible de se sentir suspect aux siens, et c’est ce qui arrivait fréquemment aux jeunes gens. Hoffmann, qui en savait quelque chose, a dépeint la situation avec vivacité dans une page du Chat Murr où il se met en scène sous son déguisement favori de Jean Kreisler, maître de chapelle. L’une de ses héroïnes, Mme la conseillère Benzon, est en train d’exprimer sa satisfaction de ce qu’il est arrivé malheur à ce Kreisler dont l’esprit tourmenté se plaît à remuer des problèmes qu’il vaut infiniment mieux laisser dormir. Un ami du maître de chapelle l’interrompt violemment et prend en ces termes la défense de l’artiste : « Qu’avez-vous donc tous contre ce pauvre Jean ? Quelle méchanceté vous a-t-il donc faite pour que vous ne vouliez pas lui accorder une petite place, un petit coin sur cette terre ? Vous ne le savez pas ? Eh bien ! je vais vous le dire. Kreisler ne porte pas vos couleurs, il ne comprend rien à vos façons de parler. La chaise que vous lui offrez pour s’asseoir parmi vous est trop petite, trop étroite pour lui. Vous ne pouvez pas le considérer comme votre pareil, et c’est ce qui vous blesse. Il ne veut pas reconnaître l’éternité des conventions sur lesquelles vous avez fondé votre conception de la vie : il pense que les préjugés misérables où vous êtes emprisonnés ne laissent pas apparaître à vos yeux la vie véritable ; il trouve tout à fait plaisante la solennité avec laquelle vous vous figurez régner sur un empire qui vous est impénétrable, et voilà ce que vous appelez de l’amertume… Vous ne pouvez pas souffrir Kreisler parce que le sentiment de la supériorité que vous êtes forcés de lui accorder vous est insupportable ; vous le redoutez parce que son esprit est en commerce avec des choses plus élevées que celles qui cadrent avec l’étroitesse de votre cercle. »

Madame la conseillère répondit à cette tirade par une autre tirade, trois fois plus longue, sur l’utilité des conventions sociales, qui lui avaient seules procuré la paix et le repos, et elle avait raison de s’y tenir, puisqu’elle s’en trouvait bien, mais elle avait tort de manquer d’indulgence envers ceux qui s’en trouvaient mal. C’est ainsi qu’on pousse les Jean Kreisler à aller chercher n’importe où des âmes plus charitables et un peu d’air respirable. Sans l’oncle Otto et les bonnes dames des concerts de famille, Hoffmann n’aurait peut-être pas fait, lui aussi, tant de sacrifices fâcheux à la génialité à tout prix.

Dans toute sa génération, nul n’a été plus pénétré de la nécessité de « faire de sa vie un tout harmonieux. » Il ne reconnaissait pas au poète le droit de s’en dispenser. Le poète doit vivre en poète, parce qu’il ne doit pas pouvoir s’en empêcher ; c’est le signe auquel on reconnaît qu’il possède réellement l’étincelle divine : « Il y a, disait-il, tant de gens qu’on appelle poètes et à qui, d’ailleurs, on ne saurait refuser ni l’esprit, ni la profondeur, ni même le sentiment ! Mais, comme si la poésie était autre chose que la vie même du poète, ils ne savent se dégager d’aucune des trivialités de la vie quotidienne ; ils s’abandonnent même volontiers à ces trivialités, et tracent soigneusement une ligne de démarcation entre les heures de la cérémonie sacrée, à leur table de travail, et tout le reste de leur activité… Il m’est odieux qu’on mette toujours à part la vie privée, chez le poète, comme s’il s’agissait d’un personnage diplomatique, ou d’un homme d’affaires en général. On ne me persuadera jamais que celui dont la vie tout entière n’est pas soulevée par la poésie au-dessus de la vulgarité, des misérables petitesses et des conventions du monde, celui qui n’est pas à la fois ardent et grandiose, soit un véritable poète, et que sa vocation ait surgi des profondeurs de l’émotion et du sentiment. »

Vivre la poésie, c’est bientôt dit. Ce n’est pas toujours facile pour un petit fonctionnaire très pauvre, envoyé de-ci de-là au hasard des postes vacans ; Hoffmann s’en remit à sa nature d’artiste : elle le mena au cabaret. Il en eut d’abord quelque honte : « J’ai voulu m’étourdir, écrivait-il à Hippel, et je suis devenu ce que les maîtres d’école, les prédicateurs, les oncles et les tantes appellent un débauché. » Mais il reconnut promptement que ce langage était d’un ingrat, et que son instinct l’avait très bien servi. La bouteille, qui abrutit tant de gens, peut en soulever d’autres au-dessus d’eux-mêmes : « On parle souvent de l’inspiration que les artistes puisent dans l’usage des boissons fortes, — on cite des musiciens et des poètes qui ne sauraient travailler autrement (les peintres, autant que je sache, sont restés à l’abri de ce reproche). Je n’en crois rien, mais il est certain que, lorsqu’on est dans l’heureuse disposition, je pourrais dire dans la constellation favorable, où l’esprit passe de la période d’incubation à celle de création, une boisson spiritueuse imprime aux idées un mouvement plus vif. La comparaison qui me vient à l’esprit n’est pas bien noble ; mais, de même qu’une roue de moulin travaille plus vite quand le torrent grossit et augmente de force, de même, quand l’homme se verse du vin, le mouvement intérieur prend une allure plus rapide ! C’est tout de même beau qu’un noble fruit porte en lui-même de quoi régir l’esprit humain, par un procédé inexplicable, dans ses résonances les plus personnelles. »

Le tout est de savoir se griser. C’est une science comme une autre, qui exige des études et un sens délicat des rapports de la psychologie avec la physiologie. Hoffmann se flattait de la posséder à fond et de pouvoir, au besoin, en donner des leçons. C’était avec du vin, et du meilleur, qu’il accélérait la roue de son moulin. Il y ajoutait çà et là un bol de punch, pour le plaisir de contempler « le combat entre les salamandres et les gnomes qui habitent dans le sucre. » En bon français, il aimait à le voir flamber ; mais le punch jouait un rôle secondaire dans l’évocation de ce qu’il appelait « son humeur exotique ». C’est au vin qu’il la demandait, source unique des ivresses généreuses et légères qui excitent le cerveau et donnent des ailes à la pensée. Hoffmann se faisait fort d’indiquer aux artistes quels crus sont favorables aux genres sévères, quels font éclore les œuvres passionnées ou légères : « S’il était réellement à conseiller de verser quelque spiritueux sur la roue intérieure de l’imagination (et je le crois, car cela procure à l’artiste, outre l’allure plus rapide des idées, un certain bien-être, une gaieté, qui rendent le travail plus facile), on pourrait établir certains principes, une certaine méthode, pour l’usage des boissons. Par exemple, je recommanderais pour la musique d’église les vieux vins de France ou du Rhin, pour l’opéra sérieux le meilleur bourgogne, pour l’opéra-comique le Champagne, pour les canzonettes les vins chaleureux d’Italie et enfin, pour une composition éminemment romantique comme le Don Juan, un verre modéré de la boisson issue du combat entre les salamandres et les gnomes. — Cependant, je laisse à chacun son appréciation individuelle. Je crois seulement devoir me faire remarquer à moi-même, discrètement, que l’Esprit fils de la lumière et du feu souterrain, dominateur insolent de l’homme, est extrêmement dangereux, et qu’on ne doit pas se fier à sa bienveillance, car il a vite fait de changer d’attitude, et devient un tyran terrible, d’ami agréable et bienfaisant qu’il était. »

Hoffmann se surveillait pour ne pas tomber sous le joug du « tyran terrible », et il y a réussi en ce sens qu’il n’a jamais été un ivrogne vulgaire, buvant pour boire, jusqu’à l’abrutissement final. Il a presque toujours su s’arrêter quand il se jugeait assez « monté ». Il n’en a pas moins été un alcoolique, — il en est mort, — et comme son alcoolisme a influé sur la forme de son talent ; comme nous sommes, d’autre part, très renseignés, par lui-même ou par son biographe[2], sur les sensations qui se transformaient sous sa plume en personnages ou en incidens fantastiques, on nous excusera d’insister sur un sujet qu’on a plutôt l’habitude de séparer de la littérature. Dans le cas de Hoffmann, il la rejoint. Il serait dommage de ne pas en profiter pour hasarder des suppositions extra-scientifiques sur ce qu’il peut entrer d’élémens pathologiques dans une œuvre littéraire.

Il eut le temps de s’alcooliser tout doucement, n’ayant commencé à écrire pour le public qu’en 1809. Jusque-là, il avait toujours tâtonné dans des voies qui n’étaient pas la sienne. On lit dans son Journal, à la date du 16 octobre 1803 : « Suis-je né peintre ou musicien ? Il faut que je pose la question au président *** ou au grand chancelier ; eux le sauront. » Il demandait la réponse, avec persévérance, à ses crayons ou à son papier à musique, et jamais elle n’était concluante. Il avait le désir de faire des portraits, mais ses dessins, toujours vivans et spirituels, tournaient toujours à la caricature, qu’il le voulût ou non ; aussi les cliens ne venaient-ils point. En musique, il a été un compositeur fécond et varié. Il a écrit de tout et en abondance : opéras, symphonies, sonates, airs de chant, musique de chambre, musique d’église, ouvertures, et ce n’était pas mauvais. Il manqua pourtant mourir de faim, faute d’éditeur, le jour, tant souhaité, où il fut réduit à l’art pour vivre.

C’était après Iéna, la date fatidique du relèvement de l’Allemagne. En toutes choses, avec ce peuple, il faut dire : Avant Iéna, après Iéna. Comme les leçons du malheur leur ont profité ! Comme ils ont été eux-mêmes une leçon inoubliable pour les autres ! Le patriotisme naquit en un jour ; poètes et écrivains parlèrent aux vaincus, dans un langage enflammé, « de la nationalité allemande, d’une patrie commune à tous, de la réunion des races chrétiennes de la Germanie, de l’unité de l’Allemagne[3], » et la nation se leva en masse. Les folies romantiques et les paradoxes de salon s’évanouirent comme une fumée, cédant la place aux pensers graves et aux haines vigoureuses. Un souffle religieux passa sur les âmes : « La mauvaise fortune, dit encore Henri Heine, enseigne à prier, et vraiment jamais elle n’avait été si grande parmi nous, et par conséquent le peuple plus enclin qu’alors à la prière, à la religion, au christianisme. »

Quelques Allemands, et non des moindres, auxquels leurs compatriotes ne l’ont jamais pardonné, demeurèrent pourtant insensibles aux désastres de la patrie, étrangers au glorieux mouvement qui les suivit. Hoffmann fut du nombre ; il dépassa Gœthe en indifférence, et ce ne fut pas sa faute si la bataille d’Iéna eut pour lui les conséquences les plus graves, si elle a été cause que nous possédons les Contes fantastiques.

Il avait été nommé « conseiller de régence » dans la ville de Varsovie, qui appartenait alors à la Prusse, et il y menait joyeuse vie avec une bande d’amis des arts et du plaisir. Ce n’était que concerts, théâtres, bals masqués, parties de campagne et de cabaret. La défaite d’Iéna trouva Hoffmann et ses compagnons ordinaires dans un ouragan d’amusemens, et, chose incroyable si elle n’était affirmée par un témoin oculaire, ils n’en furent pas dérangés, n’eurent même pas la curiosité d’ouvrir un journal, jugeant impossible, à la distance où était Iéna, que le contre-coup des événemens arrivât jusqu’à eux, et c’était tout ce qu’il leur fallait. Hoffmann aurait cru déroger en s’intéressant aux affaires publiques. « Quel artiste, disait-il, s’est jamais soucié de la politique ? » L’arrivée d’une armée russe charma sa badauderie, et son bonheur fut au comble quand les Français eurent remplacé les Russes, parce qu’il n’allait plus à son bureau : il n’y avait plus d’administration prussienne. Les employés se partagèrent la caisse pour l’empêcher de tomber aux mains de l’ennemi, et Hoffmann mangea sa part en bonne compagnie, dans un cabaret d’où l’on apercevait chaque matin Napoléon à la parade.

Lorsque tout fut mangé, et bu, il revint à Berlin et se résolut à mener la vie d’artiste, puisque les circonstances l’avaient débarrassé de sa situation. Il mit une annonce dans un journal pour demander une place de chef d’orchestre, et il en trouva une. C’était à Bamberg. Hoffmann arriva tout à point pour assister à l’agonie et à la faillite du théâtre, mais il n’en fut point découragé. Il avait la foi, il avait l’enthousiasme, il était décidé à « vivre la poésie, » et il la vécut pendant huit ans, si c’est vraiment « se soulever au-dessus des vulgarités et des misérables petitesses de l’existence quotidienne » que d’être compositeur à gages, machiniste, ténor, peintre de décors, architecte pour trucs et praticables, chef d’orchestre à Bamberg, metteur en scène, et, quand tout cela ensemble ne suffisait pas pour le nourrir, professeur de piano au cachet. Les acteurs et les auteurs le firent enrager. Il subit les caprices et les humeurs de la prima donna et de la jeune première. Il fut sifflé parce que le public le trouvait trop ridiculement petit et trop bizarre d’allures pour conduire un orchestre. Il voyagea avec sa troupe dans un attirail digne du Roman comique. « Nous remplissions neuf voitures… Il y en avait une surtout qui me paraissait si remarquable que je ne manquais jamais d’être présent pour la voir charger et décharger. Tout bien compté, il y avait là-dedans : un coiffeur, deux hommes de peine, cinq filles de chambre, neuf enfans, dont deux nouveau-nés et trois autres tétant encore, un perroquet jurant sans discontinuer, cinq chiens, quatre cochons d’Inde et un écureuil. » Il fut ballotté d’une ville à l’autre, au gré des hasards de la guerre, jouant pour les Français ou pour les Allemands sans regarder à l’uniforme, enchanté de Napoléon quand ses soldats remplissaient la salle, furieux contre lui d’avoir donné une bataille à Dresde, en pleine saison théâtrale, et découvrant alors subitement que l’empereur avait « un effroyable regard de tyran et rugissait d’une voix de lion. » Il eut quelques bons jours, et beaucoup de mauvais, connut les délices des soupers de comédiennes, les dettes, les expédions, la misère noire, en vint à inscrire dans son Journal cette note de bohème : « Vendu ma vieille redingote pour avoir de quoi dîner. » Et il demeura persuadé jusqu’à son dernier soupir qu’il avait « vécu la poésie. » Heureux homme !

L’idée d’écrire lui vint dans un des mauvais jours. Il n’était pas seul à souffrir la faim. Hoffmann avait épousé une gentille Polonaise, nommée Micheline, qui doit avoir une place d’honneur au paradis des poètes, car elle ne s’est jamais impatientée contre son mari. À cause d’elle, celui-ci fît un dernier effort dans un moment d’extrême détresse. Il offrit sa collaboration au directeur de la Gazette musicale, de Leipzig, par une lettre de 1809 où il lui racontait gaiement son histoire et finissait par lui avouer « qu’en ce moment il n’était rien, qu’il n’avait rien, mais qu’il voulait tout, sans savoir précisément quoi, et que c’était précisément là ce qu’il désirait apprendre de lui. Il ajouta qu’il lui fallait une réponse prompte, vu que la faim, et surtout celle de sa femme, lui faisait mal, et qu’il n’y avait qu’une seule chose au monde qui pût l’attrister davantage, ce serait de recevoir de l’argent qu’il n’aurait pas gagné[4]. »

Le directeur de la Gazette musicale était homme d’esprit. Il répondit à ce correspondant original de lui écrire un conte dont le héros serait un musicien plein de belles idées, mais aux trois quarts fou et tant soit peu grotesque. Le conte ne fut pas écrit ; néanmoins le conseil ne fut pas perdu. Il poussait Hoffmann du côté où il penchait. La mode du jour l’avait disposé à chercher ses sujets dans le monde des malades et du mystère, et les progrès de l’alcoolisme ne lui rendaient que trop facile de se représenter des personnages singuliers, faisant des actions de rêve.

Le romantisme allemand était devenu morbide sous l’influence des Schlegel et de Tieck. Henri Heine appelait les écrivains de leur école des « troubadours somnambules », et le nom était bien trouvé. Tieck et les Schlegel, en opposition à l’esprit cosmopolite de Goethe, avaient excité l’Allemagne à se replier sur elle-même et à ne demander qu’à son passé les élémens d’un renouvellement poétique. On ne voulait plus d’influences étrangères, de peur de retomber encore dans les imitations. On se retourna vers le moyen âge germanique, et ce fut alors une débauche de mysticisme et de fantastique. En même temps, l’ironie devenait le mot d’ordre du romantisme, pour des raisons subtiles qu’un des esthéticiens les plus distingués du parti, le philosophe Solger, a expliquées ingénieusement, sinon avec clarté. S’inspirant de la théorie platonicienne des Idées, Solger fait jaillir l’ironie du contraste douloureux entre l’Idée et les formes périssables, éphémères, sous lesquelles elle se manifeste sur la terre. Le parfait n’apparaît à nos yeux qu’en cessant d’être parfait ; il n’existe pour nous qu’en s’anéantissant, et, par une conséquence naturelle, « le mysticisme engendre l’ironie quand il abaisse ses regards vers la réalité. »

Hoffmann n’avait pas besoin qu’on lui recommandât l’ironie. Il aurait eu besoin plutôt qu’on lui apprît à parler quelquefois sérieusement. Il se fait dire, dans un de ses contes, par un interlocuteur imaginaire : « Je t’en supplie, pas de ta maudite humour, ça me coupe la respiration. » Telle de ses lettres, sans parler de ses ouvrages, vous coupe, en effet, la respiration, par exemple quand il fait part à un ami de la mort d’un oncle qu’il aimait tendrement (ce n’était pas l’oncle Otto) dans les termes que voici : « L’oncle de Berlin est devenu, comme dit Mercutio, un homme tranquille ; il est mort… »

Le fantastique le séduisait à l’égal de l’ironie, parce qu’il y était aussi dans son élément, grâce à son système d’entraînement par le vin. Il y avait une dizaine d’années qu’il se « montait » presque tous les jours, et il en était arrivé à voir des scènes irréelles qu’il n’avait plus qu’à raconter. D’après les recherches scientifiques sur l’alcoolisme, il n’est pas donné à tout le monde de tomber jusqu’aux hallucinations sans se mettre dans un état qui ne permet plus d’en faire de la littérature : « Si les illusions, dit le docteur Magnan, sont fréquentes dans l’ivresse, les hallucinations, au contraire, sont rares : certains auteurs… n’en font pas mention ; d’autres, au contraire, attribuant à l’ivresse des symptômes qui appartiennent à une autre phase de l’alcoolisme, signalent non seulement des hallucinations, mais encore des idées de suicide sous l’influence des hallucinations, des impulsions maniaques, etc. Ce n’est plus là de l’ivresse, mais bien des accidens aigus soit chez des individus adonnés depuis longtemps aux excès de boissons, atteints conséquemment de délire alcoolique, soit chez des individus à prédisposition spéciale, chez lesquels l’alcool ne vient agir qu’à titre d’excitant[5]. »

Hoffmann appartenait à la classe des « individus à prédisposition spéciale. » Mal équilibré, il avait été voué dès le berceau aux troubles nerveux. Les hallucinations ne se firent pas attendre. Deux ou trois ans après avoir commencé à boire un peu trop, il écrivait dans son Journal : « Hier soir, tous les nerfs excités par le vin épicé. Léger accès de pensées de mort. Fantômes. »

Les troubles sensoriaux suivaient chez lui la marche classique : D’après le savant déjà cité, « on observe une gradation successive et dans l’intensité des phénomènes et dans leur mode d’évolution. L’on passe du simple trouble fonctionnel à l’illusion, de celle-ci à l’hallucination confuse d’abord, unique, puis multiple et devenant peu à peu hallucination nette, précise, distincte, s’imposant, en un mot, comme la réalité. » Le moment où l’on s’endort est particulièrement favorable « à l’éclosion des troubles hallucinatoires. »

Chaque mot de ce qui précède s’applique à Hoffmann. Les soirs de sobriété relative, et justement dans « l’état intermédiaire à la veille et au sommeil », il éprouvait une perversion générale des sens. Ce n’était plus seulement, comme chez Alfred de Musset et d’autres poètes nerveux, le phénomène de l’audition colorée. Hoffmann entendait les couleurs ou les odeurs, et réciproquement il voyait les sons. « Dans l’état de délire qui précède le sommeil, disait-il, et surtout quand j’ai entendu beaucoup de musique, il se produit chez moi une confusion entre les couleurs, les sons et les parfums. C’est comme si les uns et les autres naissaient mystérieusement tous ensemble d’un même rayon de lumière et s’unissaient ensuite pour former un concert merveilleux. — Le parfum de l’œillet rouge foncé agit sur moi avec une puissance extraordinaire et magique. Je tombe involontairement dans un état de rêve, et j’entends alors, comme dans un grand éloignement, les sons d’un cor sentier et s’affaiblir tour à tour. »

Après des séries de séances trop prolongées au cabaret, les hallucinations se précisaient. Hitzig et d’autres amis étaient venus le soigner, à Varsovie, pendant une « fièvre nerveuse » assez grave résultat de plusieurs mois de désordres. Hoffmann, très agité, très irritable, se plaignait sans discontinuer « des souffrances que lui infligeaient ses gardes-malades, qu’il prenait pour des instrumens de musique. — Aujourd’hui, la flûte m’a cruellement tourmenté, s’écriait-il, désignant par là un ami qui parlait très bas et dont la voix avait quelque chose de langoureux. Ou bien : — Toute l’après-midi, cet insupportable basson m’a fait souffrir le martyre ; il manquait toujours sa rentrée, ou bien il était en retard. — Le basson était ***, qui avait une grosse voix de basse[6]. »

Les hallucinations des alcooliques sont presque toujours « pénibles, désagréables, agressives. » Ici encore, Hoffmann n’échappa point à la règle commune ; cependant, il n’a jamais eu les visions terrifiantes des malheureux qui se croient entourés d’assassins, de botes féroces ou immondes, qui voient couler du sang et entendent des cris d’angoisse. Les siennes étaient relativement douces. Tantôt il lui semblait « répandre dans l’obscurité une lueur phosphorescente[7]. » Tantôt, dans un salon très éclairé et plein de monde, il apercevait un gnome sortant du parquet, et refusait avec humeur d’admettre que les autres personnes ne voyaient rien. Il lui arrivait cependant d’être entouré de spectres et de figures grimaçantes, en particulier la nuit, lorsqu’il était seul, assis à sa table de travail. Ses contes fantastiques se vivaient alors autour de lui avec tant de réalisme, que l’effroi le prenait et qu’il allait réveiller sa femme. La patiente Micheline se levait, tirait son tricot, et s’asseyait auprès de son mari pour le rassurer.

Aux médecins à dire si le caractère singulier et poétique, plutôt que terrible et repoussant, des hallucinations de Hoffmann, doit être attribué à la délicatesse de son goût, qui le réduisit de plus en plus, avec les années, à ne boire que les vins les plus fins. Quoi qu’il en soit, les seules hallucinations vraiment cruelles lui venaient de la crainte de la folie, qui l’avait poursuivi depuis qu’il était en âge de penser : « Pourquoi, écrivait-il, pensé-je si souvent à la folie, endormi ou éveillé ? — Je me figure que les purgations intellectuelles peuvent agir comme une saignée. » Nous devons probablement à cette idée bizarre les nombreux détraqués que l’on rencontre dans ses récits. Chaque fou qu’il « projetait de son monde intérieur au dehors, » selon ses expressions, équivalait à une « purgation intellectuelle. » Mais il avait beau lutter, l’obsession ne le quittait pas. Il l’a dépeinte avec un accent de terreur qui remplit de compassion pour lui : « Vous ne la reconnaissez pas ? — Vous ne la reconnaissez pas ? — Regardez-la ; elle saisit mon cœur avec des griffes de feu ! — Elle prend toutes sortes de déguisemens grotesques — en chasseur noir — en chef d’orchestre — en charlatan — en ricco mercanta. — Elle frappe les cordes du piano avec les mouchettes, pour m’empêcher de jouer ! — Kreisler ! — Kreisler ! — Garde à toi ! — Le vois-tu te guetter, le spectre pâle aux yeux rouges étincelans ? — Le vois-tu sortir ses griffes de squelette de dessous ses haillons pour te saisir, en secouant sa couronne de paille sur son crâne chauve et poli ? — C’est la démence ! — Tiens-toi ferme, Jean ! — Comme tu me secoues, spectre irrité… Comment fuir ?… Laisse-moi[8] ! »

D’après tout ce qui précède, la voie littéraire de Hoffmann était tracée au moment où il commença à écrire. Il ne pouvait guère faire que ce qu’il a fait.


III

Son œuvre est considérable. Elle forme douze volumes compacts, bien qu’on n’ait point recueilli les nombreux articles de critique musicale qui ne furent pour lui qu’un gagne-pain et qui n’offriraient d’intérêt — s’ils en offraient — qu’aux historiens de la musique. Parmi les ouvrages admis dans « l’édition complète, » quelques-uns, où l’influence de Jean-Paul Richter est sensible dans le tour d’esprit et dans le style, ont été composés à la louange et en l’honneur de la déesse Ironie, prônée par les Schlegel. « Il aimait sur toutes choses, disait Hoffmann de lui-même, ce badinage qui naît d’une intuition profonde de l’être… Mais vous êtes des gens sérieux et distingués, et vous n’aimez pas la plaisanterie. » Un ou deux des douze volumes excusent en vérité les « gens sérieux et distingués » d’avoir boudé certaines plaisanteries de Hoffmann. On devient philistin déterminé en face d’un « badinage » de plusieurs centaines de pages qui naît tout le temps, sans rémission, « d’une intuition profonde de l’être. » Le Chat Murr, par exemple, chef-d’œuvre de Hoffmann d’après son dernier biographe[9], est un défi effronté à la patience du lecteur le plus débonnaire. Il faudrait être la douce Micheline pour aller jusqu’au bout sans avoir envie de jeter le livre à la tête de l’auteur.

Murr est un chat philosophe qui écrit ses mémoires. Son maître ayant laissé un livre sur la table, il en déchire des pages pour se faire du papier buvard, et néglige ensuite de les retirer de son manuscrit. L’imprimeur des mémoires croit qu’elles font partie du texte, et les réflexions de Murr sur la vie ou sur l’art se trouvent ainsi entremêlées, à bâtons rompus et au beau milieu des phrases, avec des fragmens d’une histoire mélodramatique dont nous n’avons ni le commencement ni la fin. Voilà ce qu’on appelait, en langage romantique allemand, posséder le sens de l’ironie. Ce sont des inventions de ce genre qui ont arraché à Henri Heine ce cri du cœur, à propos des disciples de Tieck et de Schlegel : « Je viens de comparer le Parnasse allemand de ce temps-là à Charenton ; mais je crois qu’en cela j’ai dit trop peu. Une démence française est loin d’être aussi folle qu’une démence allemande, car dans celle-ci, comme eût dit Polonius, il y a de la méthode. » La méthode dans l’extravagance a été la perdition de Hoffmann humoriste ; on croit toujours être tombé sur le morceau auquel il songeait en notant dans son Journal, de peur, apparemment, de l’oublier : « A présent, il faut écrire quelque chose de très spirituel[10]. »

Plusieurs critiques l’ont rangé en même temps parmi les écrivains réalistes, et cela peut se défendre. Hoffmann est, en effet, réaliste par la précision et la vérité des détails, jusque dans ses fantaisies les plus folles. Il devait cette qualité, très frappante dans des contes fantastiques où on ne l’attendait guère, à une étude approfondie du Neveu de Rameau. C’est Diderot qui lui avait appris à poser un personnage de manière à le rendre vivant et présent, fût-il habitant de la lune.

On a encore de lui, en dehors du genre hoffmannesque, des souvenirs personnels plus ou moins arrangés[11] et des fragmens, ou dialogues, sur des questions d’art et de littérature et sur tous les sujets se rattachant au monde occulte, sa grande préoccupation, de plus en plus, à mesure que les hallucinations augmentaient[12].

Quelques-unes de ses idées sur l’art sont intéressantes. Il a soutenu, comme Gluck et longtemps avant Wagner, que les paroles et la musique doivent être étroitement liées dans un opéra, et il a conseillé aux compositeurs d’écrire eux-mêmes leurs livrets. « L’unité parfaite du texte et de la musique, disait-il, ne peut s’obtenir que si le poète et le compositeur sont une seule et même personne. » Cela doit « couler ensemble. » Il avouait toutefois qu’il était incapable, pour sa part, d’écrire les paroles d’un opéra, faute de savoir manier le vers, et encore pour d’autres raisons, et il ajoutait que la question des livrets avait été la grosse pierre d’achoppement de sa carrière musicale.

Il défendait chaleureusement la doctrine de l’art pour l’art : « Je fais dater la décadence du théâtre allemand, écrivait-il en 1813, de l’époque où l’on a posé en principe que le but le plus élevé de la scène, et même son but unique, est de moraliser l’homme, et où l’on a ainsi transformé les salles de spectacle en écoles de réforme. Le comique le plus comique n’amusait plus ; on apercevait derrière chaque plaisanterie les verges du pédagogue… Les Allemands me rappellent toujours ce mathématicien qui avait été entendre l’Iphigénie en Tauride, de Gluck, et qui demandait en riant à son voisin : — Qu’est-ce que cela prouve ? — Tout doit avoir un sens en dehors de son sens propre ; tout doit tendre à un but extérieur, que l’auteur doit avoir en même temps devant les yeux. Le plaisir même ne se contente pas d’être le plaisir ; il faut qu’il procure quelque profit matériel ou moral, afin que l’utile soit toujours mêlé à l’agréable, suivant le vieux précepte des livres de cuisine. »

« Mais, objecte un interlocuteur, un simple divertissement passager est un but si mesquin, que tu en assignes assurément un plus élevé au théâtre ? »

Le personnage qui exprime les vues de l’auteur reprend avec entraînement : « L’art ne saurait avoir de but plus élevé que d’éveiller chez l’homme une impression de plaisir d’une nature particulière, de l’affranchir par là, comme on le débarrasserait d’impures scories, de tous les soucis terrestres et de l’action déprimante de la vie quotidienne, de le relever et de l’amener, joyeux et la tête haute, à la vision et presque au contact des choses divines. Eveiller ce plaisir, susciter la foi aux merveilles du pur idéal, élever l’homme à ce point de vue poétique d’où il aperçoit la vie et ses innombrables manifestations illuminées et ennoblies par l’éclat de la poésie — cela seul, à mon avis, est le véritable but du théâtre. » Le théâtre étant pris ici pour emblème de l’art en général, la page est aussi juste que noble. L’œuvre d’art moralisatrice est celle qui fait passer dans les cœurs un certain frisson, unique et combien joyeux ! que donne, et que donne seule « la vision des choses divines. »

Hoffmann devient inépuisable en théories et en réflexions dès qu’il touche au monde occulte. Il est là dans son domaine. A peine y a-t-il posé le pied, qu’on sent devant soi le vrai Hoffmann.

Il possédait un grand avantage sur le commun des romantiques allemands, (qui fabriquaient du fantastique de commande, parce qu’on avait décidé entre poètes de ressusciter le moyen âge, et que le moyen âge était crédule et superstitieux. Leurs personnages surnaturels sentent toujours le bric-à-brac. Ils ne sont jamais faits comme vous et moi, et ne savent pas vivre simplement. On les voit sortir d’une fente de rocher ou du fond de l’eau. Ils sont accompagnés d’un bruit de tonnerre ou de flammes de Bengale. Leurs costumes et leurs manières attirent l’attention. Ce sont des faiseurs d’embarras, et c’est pourquoi ils n’ont pas été populaires longtemps.

Quelle différence avec ceux de Hoffmann, qui frayait jour et nuit avec les fantômes ! Comme les siens sont modestes et naturels ! L’un de ses héros, le comte Hippolyte, est tranquillement assis à sa table de travail. Il reçoit la visite d’une vieille dame à toilette provinciale, suivie de sa fille. La mère lui raconte ses malheurs. Tandis qu’elle débite sa litanie, Hippolyte s’occupe à regarder la fille, qui est très jolie. Comment se douterait-il qu’il vient de recevoir dans son cabinet deux vampires[13] ?

Mme G*** a chez elle quelques amis. On bavarde autour de la lampe en prenant du thé ou du punch. La porte s’ouvre et l’on voit paraître un monsieur très bien mis, très correct, qui se présente en homme « du grand monde ». C’est un invité de M. G***, qui a oublié d’en avertir sa femme. C’est aussi un hypnotiseur (Hoffmann dit « magnétiseur »), possédant le pouvoir de la suggestion à distance, et il va jeter le trouble dans cette famille paisible[14].

Un brave Berlinois rentre chez lui, le soir, après avoir bu sa chope de bière. Il aperçoit un passant qui frappe à une maison inhabitée, et il l’avertit charitablement de son erreur. Par reconnaissance, l’autre l’invite à vider une bouteille. Le bonhomme accepte, sans pouvoir deviner qu’il trinque avec un célèbre alchimiste du XVIe siècle, et que le vieux juif assis en face d’eux fabriquait de la monnaie à la même époque[15].

L’ombre de dona Anna vient causer avec Hoffmann dans une loge de théâtre, et c’est à une table de café, dans un jardin empesté par l’odeur du tabac, qu’il fait connaissance avec l’ombre de Gluck. Des fantômes qui sont comme tout le monde n’ont pas besoin de paysages romantiques et de châteaux moyen âge. Ils se montrent, sans être embarrassés de leur personne, dans les lieux où tout le monde va, où tout le monde est. Ceux du Majorat n’habitent parmi des ruines que parce que Hoffmann avait réellement séjourné dans le vieux château des bords de la Baltique. Le décor lui avait paru joli ; il l’utilisa, mais sans croire un instant qu’on ait plus de chances de voir des revenans dans une salle gothique et croulante qu’au coin de son feu, dans la modeste chambre soigneusement époussetée par la bonne Micheline. Il savait trop bien le contraire, lui qui en était entouré, étant un Voyant, puisqu’il était un poète.

En ce temps-là, l’alcoolisme n’avait pas été étudié scientifiquement. Hoffmann ne se doutait pas, lorsqu’il buvait pour exciter son cerveau, que ses visions sortaient avec le vin du goulot de la bouteille. Il croyait seulement avoir donné à ses facultés toute leur acuité, afin de pouvoir plonger ses regards dans le monde mystérieux qui reste invisible à l’homme ordinaire. Le poète, disait-il, « favori de la Nature, » peut seul aspirer à « la connaissance profonde, complète, de l’être. » Il n’est donné qu’à lui de lever les voiles qui dérobent aux yeux du vulgaire des phénomènes obéissant à d’autres lois, à d’autres forces, que les lois et les forces étudiées, formulées, mesurées par les docteurs et les académiciens. Quand on a « le don », beaucoup de choses qui paraissent inexplicables aux autres deviennent toutes naturelles. Hoffmann avait le don. Il n’était donc pas surprenant qu’il vît les habitans de cet autre monde, et qu’il conversât avec les esprits des trépassés. Plus les hallucinations redoublaient, plus il avait la foi et, inversement, plus il réfléchissait à ces mystères, plus il apercevait après boire de revenans et d’êtres extra-terrestres en tout genre, car il a été constaté que « les hallucinations ont pour objet, soit les occupations ordinaires, soit les préoccupations dominantes du moment[16]. » Ce n’était pas un état d’esprit sain ; on ne le souhaiterait à personne ; mais c’était un état d’esprit éminemment favorable pour un écrivain fantastique, puisque Hoffmann aurait souvent été bien en peine de faire la part du rêve et celle de la réalité dans ses portraits d’après nature. Il ne s’imaginait pas que les personnages de ses contes, qui gambadaient dans la chambre tandis qu’il écrivait, avaient tous une existence véritable. Et pourtant ! puisqu’il les voyait et les entendait ! Il s’y perdait, et en arrivait à se demander si ce que nous appelons le monde réel ne serait pas une apparence, s’il existe en dehors de notre entendement.

Dans un de ses plus jolis contes, un promeneur, nommé Cyprien, s’égare dans une forêt. Il aperçoit un ermite assis sur une pierre et s’approche pour lui demander son chemin. L’ermite lui répond d’une voix solennelle et caverneuse : « Tu agis bien légèrement et bien étourdiment, d’interrompre par une sotte question mon entretien avec des hommes de poids… Tu vois que je n’ai pas le temps de causer avec toi. Mon ami Ambroise, des Camaldules, retourne à Alexandrie ; va avec lui. » Comprenant qu’il a affaire à un fou, Cyprien n’insiste pas.

Il demande dans le pays qui est cet ermite. On lui apprend qu’il appartient à une excellente famille, et qu’il n’y avait pas jadis dans toute la province de jeune homme mieux doué, plus cultivé et plus spirituel. Un beau jour il avait disparu, et on l’avait retrouvé ermite. Sa famille l’ayant ramené de force, il avait eu un accès de folie furieuse. Le médecin avait conseillé de ne pas le contrarier, et il était retourné vivre dans les bois. Les paysans du voisinage l’aimaient, parce qu’il leur faisait de bons sermons et leur donnait d’excellens conseils. Il ne divaguait que sur un seul point : il soutenait qu’il était un certain Sérapion, martyrisé à Alexandrie sous l’empereur Décius, et que sa forêt était le désert de la Thébaïde. Sur tout autre sujet, il s’exprimait avec autant de raison et d’esprit qu’autrefois.

La curiosité de Cyprien avait été piquée par ce récit. Il noua connaissance avec le Père Sérapion, qui lui parut en effet un homme instruit et aimable, et lui par la agréablement de son martyre. L’ermite l’entretint aussi des visites qu’il recevait des grands hommes des siècles passés et lui montra un rocher d’où l’on distinguait, disait-il, les tours d’Alexandrie. Il redevenait parfaitement sensé dès que sa personne et son histoire étaient hors de cause. Son calme et sa bonne grâce encouragèrent son hôte à mettre la conversation sur les maladies mentales, et à citer des cas d’aberrations étranges chez des hommes distingués, sains d’esprit en dehors d’une seule idée fixe. Qu’y avait-il de plus fou, par exemple, de plus absurde, que de se croire en Égypte, lorsqu’on était à deux heures de la ville de B***, et de se prendre pour un homme martyrisé il y avait plus de quinze siècles ?

L’ermite l’avait écouté patiemment, avec un sourire un peu railleur. Quand Cyprien eut achevé, le Père Sérapion lui répondit à peu près ceci : « Vous avez très bien parlé, monsieur. Permettez-moi de vous répondre quelques mots. Je suis comme saint Antoine au désert, lorsqu’il était tenté par des démons. Il me vient de temps en temps des gens, envoyés par le diable, qui veulent me persuader que je suis le comte P*** et m’attirer dans le monde. Je les mets à la porte de mon jardinet. Je pourrais en faire autant avec vous, mais ce n’est pas la peine. Vous êtes évidemment le plus faible de tous les antagonistes qui se sont présentés devant moi, et je vais vous battre avec vos propres armes, puisque vos armes sont la raison. Vous parlez de folie ; mais lequel de nous deux est le fou ? D’après vous, je ne puis pas être le martyr Sérapion, parce qu’il est mort il y n des centaines d’années. Moi, il me semble qu’il y a trois heures à peine, — puisque vous appelez cela des heures, — que l’empereur Décius m’a fait supplicier. Pourquoi serait-ce vous qui avez la juste notion du temps, et pas moi ? Vous prétendez que l’endroit où nous sommes n’est pas la Thébaïde, mais une forêt à deux heures de B*** ? Prouvez que c’est moi qui me trompe en voyant un désert où vous voyez des arbres ? »

Cyprien était lui-même trop réfléchi pour ne pas sentir la force de l’objection. Il garda le silence, et s’aperçut que les yeux du Père Sérapion riaient. Malgré leur querelle, ils se quittèrent bons amis, et Cyprien s’est souvent demandé depuis si les fous ne voyaient pas quelquefois plus loin que les prétendus sages.

Au fond, Hoffmann n’en était pas au même point que le Père Sérapion. Sa pensée était moins extrême et pourrait se formuler ainsi : non seulement le monde que nous voyons n’est pas le seul possible, mais il n’est pas le seul existant. Le monde qu’il devinait, à côté de celui qui nous est familier, n’est pas jugé chimérique et impossible par tous les esprits rassis, puisqu’il se trouve en ce moment même des savans pour y croire et l’étudier, et que leurs observations, par une rencontre assez curieuse, vérifient le tableau que nous en avaient présenté les contes fantastiques de Hoffmann.

Ces récits, dont l’ensemble forme une masse imposante, sont de valeur très inégale. On peut négliger, d’un côté, les contes de nourrice[17] et la littérature commerciale, bâclée pour payer le cabaret[18], de l’autre, une partie des contes de la fin de sa vie, alors qu’il n’était plus lui[19]. Le résidu, qui représente l’effort du poète et de l’artiste et a valu à Hoffmann sa réputation, comprend une trentaine de courts récits[20], reposant tous (il ne faut pas compter le Vampire parmi les bons) sur les mêmes phénomènes qu’enregistrent aujourd’hui avec tant de soin les Annales psychiques[21] et d’autres recueils spéciaux, en France et hors de France. La coïncidence est, au fond, très naturelle, puisque Hoffmann a vécu au temps du mesmérisme et que les phénomènes qu’il attribue au magnétisme n’ont fait que changer de nom ; on les appelle maintenant télépathie, hypnotisme, suggestion à distance, mais ce sont toujours les mêmes. De sorte que si les sciences psychiques ont un fondement dans la réalité, Hoffmann cessera prochainement d’être un écrivain fantastique. Il aura simplement devancé la science et justifié sa prétention d’être un Voyant.

Tous ses bons contes ont jailli sous la double influence indiquée plus haut. Ils peuvent tous se ramener à un mélange de troubles sensoriaux, fruits de l’alcoolisme, et d’idées imprécises, relevant des sciences psychiques. Le mélange se fait à doses inégales d’un récit à l’autre, sans doute en raison des conditions physiques de l’auteur. Tantôt une pure hallucination lui fournit son point de départ ; il en lire ensuite toute une histoire, en ayant soin, — c’st son procédé pour donner l’impression de la réalité, — d’y introduire des détails et des personnages de la vie réelle, observés pendant les heures de lucidité où on le rencontrait trottinant d’un air fureteur. Tantôt son cerveau a conservé la faculté de diriger, dans une certaine mesure, ses visions, et elles obéissent alors à l’obsession de ce monde occulte dans lequel Hoffmann s’acharnait à pénétrer. Ce n’était pas une entreprise qui fût vue d’un bon œil par ses contemporains ; les âmes pieuses la jugeaient dangereuse et quelque peu satanique. Mais Hoffmann refusait d’avoir des scrupules : « On ne saurait nier, disait-il, l’existence du monde surnaturel qui nous environne, et qui se révèle souvent à nous par des accords singuliers et par des visions étranges. La crainte, l’horreur que nous éprouvons alors, tient à la partie terrestre de notre organisation : c’est la douleur de l’esprit, incarcéré dans le corps, qui se fait sentir… Peut-être est-ce la punition que nous réserve la nature, dont nous tentons sans cesse de nous éloigner comme des enfans ingrats. Je pense que, dans l’âge d’or, lorsque notre race vivait dans une bienheureuse harmonie avec toute la nature, nulle crainte, nul effroi ne venait nous saisir, parce que, dans cette paix profonde, dans cet accord parfait de tous les êtres, il n’y avait pas d’ennemi dont la présence pût nous nuire. » Ce sont les mauvaises consciences qui redoutent le monde occulte ; tout est pur aux purs. — Les deux façons de voir ont conservé des partisans.

Parmi les contes ayant eu un trouble fonctionnel pour point de départ, Don Juan, qui me semble le chef-d’œuvre de Hoffmann à tous les égards, est fondé sur l’une des hallucinations auxquelles il était le plus sujet. On se rappelle la scène dans la loge, tandis qu’il écoutait attentivement l’opéra de Mozart : « Depuis longtemps déjà, je croyais entendre derrière moi une haleine douce et chaude et comme le frôlement d’une robe de soie : je soupçonnais la présence d’un être féminin ; mais, entièrement plongé dans le monde poétique que m’ouvrait l’harmonie, je ne me laissai pas distraire de mes rêves. Quand le rideau se fut abaissé, je me retournai. Non, il n’est pas de paroles pour exprimer mon étonnement : Donna Anna, entièrement habillée comme je l’avais vue sur le théâtre, se trouvait là et dirigeait sur moi son regard plein d’âme et d’expression !… Il ne me vint pas à la pensée de discuter la possibilité de sa double présence dans la salle et sur la scène[22]. » Il ne pouvait pas la discuter, étant perpétuellement assiégé par des « doubles, » au nombre desquels il semble bien que fût le sien. Il adressa la parole à l’autre Dona Anna, — c’est ici que commence la fiction, — et de leur entretien exalté sortit la page fameuse : « La nature pourvut don Juan, comme le plus cher de ses enfans, » etc.

Dans le Cœur de piètre, un grave conseiller aulique raconte qu’en ouvrant la porte d’un pavillon, il y a trouvé son double : « C’était moi — moi-même. » Tandis qu’il regardait et écoutait, avec une curiosité naturelle, ce que faisait et disait son autre Moi, il vit entrer le double d’une de ses amies. Encore une fois, c’était à peine extraordinaire pour Hoffmann. On lit dans son Journal qu’un soir, à un bal, s’étant amusé à se figurer que tous les assistans étaient « des Moi, » multipliés et diversifiés, il s’était aussitôt senti responsable de leurs faits et gestes et disposé à s’en irriter. Hoffmann n’aurait pas eu besoin d’un grand effort pour prendre son idée tout à fait au sérieux, en supposant même qu’elle ne lui ait pas été suggérée par une hallucination.

Les contes où les personnages se métamorphosent sans se métamorphoser, de façon que le lecteur ne sache pas au juste à quoi s’en tenir, relèvent aussi des troubles sensoriaux. Dans le Pot d’or, histoire très décousue, le poète Anselmus, qui tient beaucoup de Hoffmann, voit des êtres en chair et en os se transformer par instans en créatures fantastiques ; mais le lecteur incertain et hésitant se demande toujours si l’auteur admet que la métamorphose a vraiment ou lieu, ou s’il a voulu nous représenter les rêveries d’Anselmus, et ses visions de demi-malade. Dans l’Homme au sable, dont j’ai le portrait sous les yeux, dessiné de la main de Hoffmann, l’avocat Coppélius et le marchand de baromètres Coppola sont deux et ne sont qu’un, selon les caprices d’un cerveau où fermente la folie. Nathanaël est impuissant à distinguer les « images intérieures, » créées par son délire et extériorisées par le désordre de ses sens, des personnes et des objets que chacun peut voir et toucher. Clara, sa fiancée, lui écrit : « Toutes ces choses effrayantes que tu nous rapportes me semblent avoir pris naissance en toi-même : le monde extérieur et réel n’y a que peu de part. » Ces paroles ne servent qu’à exaspérer Nathanaël, spectateur terrifié d’une fantasmagorie envahissante, qui n’est que trop réelle pour lui, et ne lui laisse bientôt plus un coin de saine réalité où se réfugier.

Dans l’autre groupe de contes, celui qui se réclame des sciences psychiques, une idée théorique a fourni le point de départ. Les images sont venues ensuite, plus ou moins à l’état d’hallucinations, selon les jours et surtout selon les heures. D’après Hoffmann, inhabile à discerner les sensations maladives, le degré de force avec lequel la vision s’impose fait la différence de puissance entre un poète et un autre. Quand la création de son imagination ne s’objective pas devant ses yeux de chair à le remplir « de joie, d’horreur, d’allégresse, d’épouvante, » le poète n’enfante que des poupées, de pauvres marionnettes collées à grand’peine. Il n’y a de vrai poète que le « vrai Voyant ». Le Serment roule sur deux des phénomènes que des hommes de science nous convient aujourd’hui à tenir pour authentiques. L’un, le plus difficile à croire, est la communication à distance, la « télépathie ». L’exemple choisi par Hoffmann est classique. On en trouve de tout semblables, en abondance, dans les travaux de médecins et de professeurs appartenant à différentes nations.

Le comte de C*** voit entrer sa fille Hermengilde en vêtemens de deuil. Elle lui annonce avec désespoir que Stanislas, son époux, a été tué au loin dans des circonstances qu’elle lui rapporte. Le comte la croit folle. Il a de bonnes nouvelles de Stanislas, qui n’est point, d’ailleurs, le mari d’Hermengilde ; il n’est que son fiancé. Les jours passent ; on apprend que le jeune homme est mort et que le récit de la jeune fille était exact.

Il reste à s’expliquer l’obstination d’Hermengilde à soutenir qu’elle s’est mariée tel jour, à telle heure, avec un homme qui se trouvait alors au bout de l’Europe. La malheureuse a été victime d’un phénomène dont nous voyons qu’il est question à présent jusque dans les antichambres des cours d’assises. Un amoureux éconduit, le comte Xavier, avait abusé de ce qu’elle était facilement hypnotisable[23] pour lui suggérer qu’il était Stanislas, et pour prendre avec elle, durant son sommeil, les diverses attitudes qui accompagnent les cérémonies du mariage.

C’est encore la suggestion qui fait les frais du Spectre fiancé. Maurice, le fiancé d’Angélique, a disparu pendant la campagne de France. A la surprise générale, Angélique, qui l’adorait, l’oublie du jour au lendemain, et se dispose à épouser un certain comte italien qui lui avait toujours inspiré de la répugnance et même de l’effroi. Sa mère, choquée de sa légèreté, lui dit le matin du mariage : « Il reste incompréhensible pour moi que tu aies si promptement oublié Maurice. — Jamais, répond Angélique, je n’oublierai Maurice ! Le sentiment que je ressens pour le comte est bien différent !… Non, je ne l’aime pas, je ne puis l’aimer comme j’aimais Maurice ; mais c’est comme si je ne pouvais pas vivre sans le comte, comme si je ne pouvais penser, sentir que par lui ! Un esprit invisible me dit sans relâche que je dois devenir sa femme, que sans lui il n’est plus d’existence pour moi. J’obéis à cette voix qui semble la parole mystérieuse du destin. » Le comte italien est frappé d’apoplexie au moment de se rendre à l’église. Il se découvre alors qu’on avait eu affaire à un grand « magnétiseur », qui employait sa puissance « à capter les forces psychiques. » Angélique avait été la victime de suggestions répétées à plusieurs reprises pendant le sommeil.

Les revenans ont aussi de chauds partisans, à l’époque actuelle, parmi d’honnêtes gens dont plusieurs sont docteurs. Hoffmann a largement usé des fantômes et des bruits mystérieux entendus de toute éternité dans les maisons hantées. Il croyait aux fantômes avec la certitude d’un halluciné, et ce n’est même pas intéressant à suivre dans ses contes. C’est la partie banale et usée de son fantastique. Il suffira d’avoir constaté qu’ici encore, il n’est point sorti du monde occulte que plusieurs tâchent à faire rentrer dans le monde réel. De quelque côté qu’on l’envisage, Hoffmann n’a donc jamais dépassé, quand il faisait œuvre d’artiste, les limites où s’arrête le possible pour les imaginations mystiques, comme il y en a eu dans tous les temps et comme il y en aura toujours. Il donnait satisfaction à un besoin de l’esprit humain, sans exiger de son lecteur un trop grand effort de crédulité.

De là son succès. Si la science a favorisé la renaissance du fantastique en lui suggérant des thèmes nouveaux, moins grossiers que les anciens, le matérialisme, que la science amène après soi, a avivé le besoin d’un à-côté, à défaut d’un au-delà, et il a disposé les âmes éprises de rêve à aimer les Hoffmann et les Poë. Ceux-ci venaient à point nommé pour consoler nos imaginations, brutalement sevrées du merveilleux, qu’on pourchasse à présent de toutes parts. Le merveilleux suppose l’ignorance ou, plutôt, l’inconscience des lois de la nature. Il a dans la science une ennemie irréconciliable, et l’ingrate humanité, orgueilleuse de son jeune savoir, s’est détournée de lui avec dédain, même lorsqu’il était le merveilleux divin. Elle a oublié tout ce qu’elle lui avait dû, depuis sa naissance, de doux et de bon. Elle a oublié que sans lui, sans les amis surnaturels et tout-puissans dont il avait peuplé la terre et les cieux et qui jouaient auprès de nous le rôle de redresseurs de torts, l’homme n’aurait jamais eu cette foi bénie à une justice supérieure et réparatrice, dont la perte le laisse aujourd’hui meurtri et sans courage. Abandonné de tous ceux qui croyaient savoir mieux, le merveilleux s’est envolé, nous abandonnant à notre tour dans ce qu’on a appelé la prison du Cosmos.

L’humanité se lassa vite de son cachot. Les savans nous ont fait un univers trop bien réglé. Leur monde devient pédant à force d’être incapable de manquer aux formules imprimées dans les manuels. On voudrait le prendre en flagrant délit d’infraction aux principes, convaincre la mécanique ou la physique de fantaisie, et le fantastique raffiné de notre siècle, celui que Hoffmann a créé et qu’Edgar Poë a porté après lui à une si grande hauteur, est alors une joie pour l’imagination en révolte. Il ressemble peu aux inventions ingénues de nos pères. Il ouvre au lecteur des mondes imaginaires, mais non pas monstrueux, où personne n’est dispensé d’obéir aux lois de la nature : la nature s est seulement mise en frais de lois spéciales. Ce n’est plus le désordre et l’illogisme, comme dans le royaume du merveilleux, c’est un autre ordre et une logique particulière ; tel le mathématicien s’amuse à raisonner sur l’espace à quatre dimensions. L’éducation scientifique que nous possédons d’aventure contribue à notre plaisir loin de nous gêner et de nous troubler. Sans elle, nous n’aurions pas la jouissance un peu perverse de reconnaître où le ressort a été faussé, quel rouage est changé ou supprimé, en quoi ce monde qui marche si bien est absurde ou impossible. Les enfans et les simples, qui aiment tant les contes de fées, ont en général peu de goût pour Poë et Hoffmann.


IV

Sept années s’étaient écoulées depuis que Hoffmann avait réalisé son rêve de n’être que poète et de vivre en poète. Il en avait assez. Il commençait à s’avouer que le romantisme en action est une erreur. La misère avait été le moindre de ses maux, le pire étant de trafiquer de ses dons d’artiste et d’écrivain. Quand il tirait ses crayons pour exécuter une commande de caricatures patriotiques à quatre thalers pièce ; quand il rentrait d’une soirée où il avait accompagné au piano les « piaillemens, miaulemens, gargouillades, soupirs, geignemens, trémolos et grincemens » de ses élèves mâles et femelles ; quand il avait barbouillé un article sur la dernière œuvre d’un musicien intime ou un conte à dormir debout pour un almanach quelconque, le dégoût le prenait, et le regret de son honnête bureau, qui lui assurait des loisirs pour bayer aux étoiles. Il arriva ainsi que, tout en ne pardonnant pas à l’oncle Otto de l’avoir destiné à l’administration, Hoffmann accueillit son ami Hippel comme « l’Ange de la consolation » lorsque ce dernier se chargea de le faire rentrer dans les fonctions publiques : « (Journal, 6 juillet 1813.) Il est toujours le même. Il m’a promis à l’instant même une place à Berlin ; il m’a donné sa montre à répétition en or… »

Hippel s’acquitta de sa promesse sans trop de peine. Hoffmann avait été un employé modèle. C’est un des plus beaux triomphes de l’éducation que je connaisse, l’un des plus propres à confondre ceux qui viennent vous dire qu’on est ce qu’on est, et que rien n’y change rien. Voyez Hoffmann, ce bohème, ce buveur romantique qui mettait sa gloire à n’avoir ni ordre, ni suite, ni sens commun, à n’agir que par boutades et fantaisie : si jamais homme sembla prédestiné à être la honte d’une administration, c’est bien lui. Mais l’oncle Otto croyait à l’éducation. Il s’était juré de faire de son coquin de neveu un bon fonctionnaire, et il avait réussi. Grâce à lui, Hoffmann au bureau était un autre homme, ponctuel et laborieux, justement réputé pour la lumineuse précision de ses rapports. Le poète n’intervenait dans les affaires de l’employé que s’il se présentait quelque problème psychologique à résoudre : Hoffmann se laissait alors entraîner par son imagination et était trop ingénieux dans ses déductions et conclusions. En toute autre circonstance, il était le parfait bureaucrate. Aussi ne fît-on point de difficulté de le replacer à Berlin (1814), dans un poste modeste, à la vérité.

Ce fut un temps heureux. Il était tranquille et libre, content de frayer avec quelques gens de lettres, et trop pauvre pour abuser des vins de cru ; il fut des mois sans pouvoir se griser, ou à peine.

Le succès le perdit. En 1816, la gloire lui arriva brusquement. Ce fut à la musique qu’il la dut. Hoffmann avait écrit un nouvel opéra, Ondine, qui fut joué à Berlin et très applaudi. L’auteur devint célèbre du soir au matin. Il fut le grand homme que les salons se disputent, que les belles dames encensent, et la tête lui en tourna. Il dédaigna les poètes et autres pauvres diables, n’alla plus que chez les comtesses ou, à tout le moins, les présidentes.

Berlin avait alors des salons littéraires. Berlin donnait des « thés esthétiques » où l’on mangeait des tartines de beurre en écoutant des vers et en contemplant la face du génie. Hoffmann se fit contempler, ne trouva pas que ce fût aussi amusant qu’il l’avait cru, et en conçut une vive indignation. Il l’exhala en descriptions très malicieuses, mais qui devaient être ressemblantes.

Voici d’abord les jolies mondaines, qui raffolent de la littérature parce que la mode l’exige et qu’il est distingué d’avoir une opinion sur Shakspeare. Pour leur punition, madame la Présidente du Consistoire les a conviées à la lecture d’une tragédie en cinq actes. Elles sont rangées en demi-cercle, parées, héroïques, s’exerçant à avoir l’air d’écouter : « La première sourit sans penser à rien ; la seconde regarde le bout de son soulier et répète en tapinois un pas nouveau ; la troisième dort et fait évidemment de doux rêves ; la quatrième coule des regards enflammés du côté où se tiennent les hommes ; la cinquième murmure : — Divin… ravissant… sublime. »

Voici la jeune personne romantique, consumée par l’enthousiasme, dévorée par l’admiration des grands hommes. Elle se jette à la tête de Hoffmann, qui s’y laisse prendre comme un benêt : « Mina donnait en m’écoutant des signes non équivoques d’un intérêt si intense, d’une telle attention, que moi, je m’élevais de plus en plus dans les régions de la poésie transcendante. Je finis par ne plus me comprendre moi-même. Mina ne me comprenait pas davantage, mais elle manifestait un ravissement sans égal. Elle protestait qu’un de ses plus ardens désirs avait été de me connaître. Elle avait lu mes œuvres. Que dis-je ? Elle en avait pénétré le sens profond et en savait de grands morceaux par cœur. » Tandis que Hoffmann déploie ses grâces et fait la roue, un joli petit jeune homme bien mis s’approche de Mina, qui n’a plus d’yeux que pour lui et d’oreilles que pour son insipide bavardage. Le grand homme est oublié. Il essaie de se rappeler à l’attention de la jeune fille : elle s’échappe avec une moue d’impatience et ne se laisse plus rejoindre de la soirée.

Cette dame mûre, qui a intrigué pour être placée à souper auprès de la nouvelle célébrité, c’est un bas-bleu. Elle se faisait une fête de causer en confrère avec Hoffmann, mais sa joie n’a pas été de longue durée. Aux premiers mots qui l’ont décelée, il a saisi son assiette et son couvert, et s’est enfui à toutes jambes à l’autre bout de la table. Pour lui, une femme auteur était un monstre : « Elles appartiennent, disait-il, à l’hospice des Incurables, au moins passé vingt-cinq ans. » Il ajoutait : « Quant à vos femmes intellectuelles, qui pérorent sur toutes sortes de sujets savans sans y rien entendre, je les hais à la mort. »

Je ne voudrais pas qu’on crût qu’il était mieux élevé avec les hommes, de peur de tourner toutes les femmes contre lui. Il n’y avait pas d’impertinences qu’il ne se permît avec eux, sous prétexte que le monde avait été une déception, qu’il s’y ennuyait « abominablement » et qu’il était incapable de supporter l’ennui. Les soirées données en son honneur, pour le produire et s’en parer, étaient marquées par des séries de déconvenues. On avait promis aux invités un causeur éblouissant, doublé d’un original. Ils arrivaient la bouche en cœur, et le premier coup d’œil était réellement intéressant. Hoffmann avait l’air plus fantastique que ses propres personnages, tant il était immatériel d’aspect et voltigeant. On s’empressait pour entendre ce farfadet : Hoffmann se mettait à faire l’imbécile et à débiter des balourdises. Ou bien il faisait le pitre et lançait à la ronde d’ineptes facéties, avec une espèce de fureur, à la noble compagnie. Ou bien il inventait une mystification qui mettait la maison sens dessus dessous. Ou bien il s’arrangeait pour qu’il se produisît un charivari au moment où la musique commençait. Ou bien il jouait quelque mauvais tour à une personne considérable. Il n’y avait plus de sécurité pour aucun des invités, et quiconque essayait de l’amadouer recevait une bordée de mots piquans. C’était un farfadet enragé.

Il savait bien qu’il avait de très mauvaises manières : « Comment se fait-il, écrivait-il, qu’il y ait de grands poètes, de grands philosophes, pleins d’esprit du reste et connaissant la vie, qui ne sachent absolument pas comment s’en tirer dans ce qu’on est convenu d’appeler le monde distingué ? Ils sont toujours à l’endroit où il ne faudrait pas être. Ils parlent quand ils devraient se taire, et se taisent quand ils devraient parler. Ils sont toujours à rebours des usages reçus, froissent les autres et sont froissés. En un mot, ils ressemblent à un individu qui remonterait à grands coups de coude un courant de promeneurs paisibles. Je sais qu’on l’attribue à ce qu’ils n’ont pas l’habitude du monde, qui ne se prend pas devant sa table de travail ; mais ce n’est pas difficile à acquérir ; il faut qu’il y ait une autre raison à cette incapacité dont rien ne triomphe. » Quatre pages plus loin, Hoffmann se donnait à lui-même la réponse : « Je m’ennuyais trop ; il n’y avait pas de considérations qui pussent tenir. »

J’imagine que les invités des thés esthétiques devaient s’amuser ; les grands hommes des salons littéraires ne sont pas toujours aussi divertissans que l’était ce malin petit démon ; mais leurs hôtes étaient au supplice. Hoffmann fut très rarement prié deux fois dans la même maison, et jamais trois. Sa carrière mondaine se termina ainsi d’elle-même au bout de peu de temps. Les gens de lettres ne se souciaient plus de lui, ou Lui d’eux, depuis qu’il leur avait si lestement tiré sa révérence pour courir après les gens titrés, et il se trouva entièrement isolé.

D’autres succès le précipitèrent alors dans l’abîme. La fortune lui était venue en même temps que la gloire. Il avait été nommé à de hautes fonctions, fort bien rétribuées. Les éditeurs le payaient au poids de l’or depuis qu’il était célèbre. Hoffmann reprit le chemin du cabaret et n’en bougea plus.

Aux temps héroïques où les exploits des buveurs excitaient l’admiration, il aurait laissé une légende. Je ne sais s’il existe dans les fastes de la vigne un autre exemple d’un homme ayant réussi à boire de gros revenus. Hoffmann avait adopté un cabaret où il s’installait le soir pour n’en sortir qu’au jour. C’est là que les étrangers en tournée de monumens et de curiosités venaient contempler l’auteur des Contes fantastiques. Ils le trouvaient discourant, avec une verve étincelante, au milieu d’une très mauvaise compagnie ; Hoffmann était capable de parler, et d’avoir de l’esprit, cinq ou six heures de suite.

Il avait compté sans la justice des choses, la seule qui ne soit pas boiteuse. Elle ne se fit pas attendre. Ni le talent de Hoffmann, ni sa santé ne résistèrent longtemps à de pareils excès. Ses plus mauvais ouvrages datent de cette période ; quelques-unes des meilleures pages aussi ; mais c’étaient des éclaircies. En général, il y a grande décadence. Non, certes, que le sens du fantastique fût éteint chez lui. Son cerveau surexcité ne cessait de « projeter » des visions mouvantes et bruissantes, dont l’agitation fatigante lui donnait, disait-il, la sensation d’être éternellement ballotté sur une mer éternellement agitée, et jamais ses rêves de dormeur éveillé n’avaient été plus ingénieux ; seulement, quand il voulait les écrire, Hitzig, son confident littéraire, l’avertissait qu’il devenait « obscur et nuageux. » Des hallucinations saisissantes de réalisme n’étaient plus sur le papier que des « ombres vaines, dans un milieu sans consistance. » Il avait un jour entrevu dans la fièvre un sujet charmant. « Figurez-vous, disait-il à son ami avec une respiration encore haletante, un affreux petit bonhomme, stupide, — faisant tout de travers, — et, tout ce qui est bien, c’est à lui qu’on l’attribue. Par exemple, quelqu’un lit de beaux vers dans une réunion, — on s’imagine qu’il en est l’auteur, — c’est lui qui reçoit les complimens ; ainsi de suite. — Un autre, au contraire, rien ne lui réussit. — Quand il veut mettre un habit, les manches deviennent trop courtes et les basques trop longues. — Dès que je serai debout, j’en ferai un conte. » Il le fit en effet ; mais ce conte, Petit Zachée, est fort médiocre.

Sa plus belle vision n’a jamais été utilisée. C’était un sujet à l’Edgar Poë, et Hoffmann n’était plus en état de le traiter. Le voici, tel qu’il l’avait noté : « Rêve. — La police enlève toutes les horloges publiques et confisque toutes les montres, parce qu’on veut confisquer le temps. La police ne réfléchit pas qu’elle-même n’existe que dans le temps. » Quel beau sujet de conte pour un philosophe !

Les buveurs impénitens n’ont de choix, d’après la médecine, qu’entre la démence et la paralysie. Hoffmann se croyait voué à la démence ; il comptait même écrire un volume où il se montrerait perdant la raison. Ce fut la paralysie qui le happa. Il en fut quitte pour analyser les sensations d’un impotent, et dicta la Fenêtre d’angle du cousin, tableau exact, et très moral, de son état dans les derniers temps. Le « cousin », c’est lui. J’abrège : « Mon pauvre cousin a eu le même sort que le fameux Scarron. Une maladie opiniâtre lui a aussi ôté l’usage de ses jambes. Il en est réduit à rouler de son lit à son fauteuil, et de son fauteuil à son lit, avec l’aide du bras vigoureux d’un invalide maussade qui lui sert de garde-malade. Mon cousin a une autre ressemblance avec Scarron. Il est aussi auteur. Il a aussi beaucoup de fantaisie et d’humour, une manière à soi de plaisanter. Le public lit volontiers ses ouvrages ; il paraît que c’est bon et amusant ; moi, je ne m’y connais pas. Cette passion d’écrire a pourtant joué un vilain tour au pauvre cousin. Il a beau être très malade, la roue de l’imagination tourne toujours au galop dans sa tête ; il invente, invente, malgré toutes les souffrances. Mais quand il s’agit de faire prendre aux idées le chemin du papier, le méchant démon de la maladie a barré le passage. Non seulement la main refuse le service, mais les idées s’envolent, ce qui jette le cousin dans la plus noire mélancolie. » Un ami va rendre visite au « cousin ». Il trouve ce pauvre petit sac-à-vin, encore plus ratatiné par la maladie, posé sur un fauteuil parmi des oreillers. L’invalide morose l’avait enveloppé dans une ample robe de chambre rapportée jadis de Varsovie. Il lui avait mis sur la tête un bonnet rouge qui avait vu sauter bien des bouchons et que tous les amis de Hoffmann connaissaient, et il l’avait roulé dans la fenêtre d’angle, d’où l’on découvrait la place du marché et son fourmillement. Le paralytique regardait la foule. Il faisait des conjectures sur les passans, leur état social, leur caractère, leurs idées, leur histoire, et se donnait ainsi l’illusion de mettre « son honorable cadavre » en communication avec la vie. D’après son ordre, on avait fixé sur un paravent, à portée de sa vue, une feuille de papier sur laquelle étaient tracés ces mots : Et si maie nunc, non olim sic erit ! Et si cela va mal maintenant, cela ira mieux un jour. « Pauvre cousin ! » conclut Hoffmann.

Triste loque humaine, si piteuse à voir parce qu’elle avait quelque chose de risible à force d’être réduite à rien, fripée, recroquevillée, lamentable. La servante portait Hoffmann dans ses bras comme un enfant au berceau. Il trouvait cela très drôle, car il trouva tout drôle, jusqu’à la fin. Il était de ceux qui sont incapables d’être sérieux, même devant la souffrance, ce qui est très beau ; même devant la mort, ce qui est un grand malheur.

Hoffmann acheva de mourir le 25 juin 1822. Peu s’en fallut que ce ne fût au milieu d’une phrase : il venait de demander à sa femme de lui relire le passage où il en était resté. Quand il n’avait pas bu, ses facultés avaient peu baissé, quoi qu’il en dise dans la Fenêtre d’angle du cousin. Les contes dictés de son fauteuil ou de son lit, depuis qu’il n’allait plus au cabaret, valent mieux que ceux des années précédentes, comme pour narguer la médecine, qui prédit la ruine intellectuelle aux alcooliques saisis par la paralysie. Le pauvre Hoffmann aurait été content s’il avait su que, même en mourant, il se moquait encore de quelqu’un et de quelque chose.

Il avait occupé une grande place dans la littérature allemande de son temps, si l’on mesure le succès au nombre des lecteurs plutôt qu’à leur qualité. « Les véritables penseurs et les natures poétiques ne voulurent pas entendre parler de lui, » dit Henri Heine, dont on n’a pas oublié le mot cruel : « Sa poésie est une maladie. » Gœthe non plus ne l’aimait point. « Quel est, disait-il en 1827, l’ami sincère de la culture nationale qui ait pu voir sans tristesse l’influence exercée en Allemagne, pendant bien des années, par les œuvres morbides de ce malade, et l’inoculation aux esprits sains d’imaginations aussi fausses, présentées comme des nouveautés ayant de l’importance ? »

Les romantiques étaient partagés, variaient dans leurs jugemens. L’homme privé les gênait ; il ne pouvait pas leur être agréable que Hoffmann jouât au naturel le rôle de l’ilote ivre sous les yeux des bons bourgeois imbus de préventions contre la vie d’artiste. L’auteur les gênait aussi, en tenant boutique de camelote littéraire. En un mot, Hoffmann était compromettant, et il n’y avait aucune raison de faire cause commune avec lui. « Hoffmann, dit encore Heine, n’appartient pas à l’école romantique. Il ne fut pas en contact avec les Schlegel, et encore moins avec leurs tendances. » Pour d’autres écrivains allemands, qui n’aiment pas l’école romantique, Hoffmann est, au contraire, « le romantisme en chair et en os[24]. » Les deux thèses peuvent se soutenir. L’auteur de Don Juan était de ceux qu’on a le droit de se renvoyer d’un camp à l’autre, au mieux des intérêts de chacun, parce qu’il n’a jamais été enrôlé sous aucun drapeau.

On a vu que son fantastique était à part et bien à lui. C’étaient même son originalité, son raffinement, qui le rendaient malsain. Le merveilleux ne fait plus peur qu’aux petits enfans et aux bonnes femmes, tandis que le monde et les sciences occultes ont conservé leur empire sur les tempéramens nerveux et les esprits impressionnables. Les contes de Hoffmann agissaient sur une portion du public à la façon d’une séance de tables tournantes ou d’hypnotisme. On conçoit que Gœthe les jugeât dangereux, dans un temps où le magnétisme troublait les cervelles ; mais on ne saurait refuser à leur auteur le mérite d’avoir créé un genre, bon ou mauvais, sain ou malsain. Hoffmann avait subi plus ou moins diverses influences ; il n’était vraiment le fils ou le frère spirituel de personne.

Quand un écrivain n’est inféodé à aucun groupe, il court risque d’être abandonné à lui-même dans la lutte pour l’existence. S’il est, de plus, contesté, les chances de survivance deviennent problématiques. Tel fut en Allemagne le sort de Hoffmann. La haute critique ne s’en occupa guère, lui étant indifférente ou hostile. Il avait pour lui la foule, mais la foule est très inconstante. Il sombra. Des divers écrivains qui étaient en lui, l’humoriste fut le premier démodé : « Ce Hoffmann m’est insupportable, disait Guillaume Grimm, avec son esprit et ses pointes à tout propos. » L’humour qui n’amuse pas exaspère ; il n’y a pas de milieu ; et j’ai grand’peur pour Hoffmann que l’esprit tortillé du Chat Murr ou du Chien Berganza ne réjouisse plus ses compatriotes.

L’écrivain fantastique se défendit mieux et exerça une certaine influence sur la littérature nationale ; mais lui aussi a succombé et n’est plus guère lu dans son pays. Il n’intéresse plus. L’Allemagne actuelle est trop loin de celle qui réclamait le monopole des fantômes et des choses vagues et terribles, criant à nos romantiques par la voix d’un de ses grands poètes : « Dans le mot spectre, il y a tant d’isolement, de grondement, de silencieux, d’allemand… Laissez-nous, à nous autres Allemands, toutes les horreurs du délire, les rêves de la fièvre et le royaume des esprits. » Les nouvelles générations germaniques, qui ont la tête si claire et si solide, doivent hausser les épaules lorsque des lignes comme celles-là leur tombent sous les yeux. Les esprits n’ont jamais habité les casernes ni les usines.

Tout compte fait, c’est en France que Hoffmann a été vraiment aimé, j’ose dire plus, vraiment compris, et par l’élite. On sait combien son action a été forte sur nos romantiques. Dès que parurent les premières traductions fidèles, Sainte-Beuve signala le côté original et séduisant des « meilleurs contes, » ceux où l’auteur a « dégagé et mis à nu le magnétisme en poésie, » et qui s’expliquent ainsi par des moyens humains, sans « exiger à toute force l’intervention d’un principe supérieur[25]. » Il loua Hoffmann d’avoir découvert à la limite des choses visibles et sur la lisière de l’univers réel un coin mystérieux et jusque-là inaperçu, dans lequel il nous a appris à discerner « tout un revers imprévu des perspectives naturelles et des destinées humaines auxquelles nous étions le plus accoutumés. » C’est, en effet, à ce coin obscur et insondable, qui irrite depuis plus d’un siècle notre curiosité, qui n’est peut-être rien et qui est peut-être immense, que Hoffmann a dû sa popularité en France. Nous l’aimons dans ses « meilleurs contes » seulement, lorsqu’il est le Voyant et l’aède de ce qu’il appelait déjà le monde des forces psychiques. Il aura été le premier poète de ce trouble univers où habitent, à tout le moins, les illusions et les hallucinations. On ne demande plus comme lui la clef du royaume à une bouteille, mais on la demande toujours à des phénomènes pathologiques, et les nouveaux procédés ne paraissent pas moins dangereux que le sien pour la santé et la sérénité d’âme des curieux de l’à-côté. C’est à leur imprudente lignée qu’il faut transmettre et recommander le mot dans lequel Hoffmann résumait ses vues sur le monde et la vie : « Le diable fourre sa queue partout. »


ARVEDE BARINE.

  1. Rudolf von Gottschall : Die deutsche Nationallitteratur des neunzehnten Jahrhunderts.
  2. Hitzig, son premier biographe. Ceux qui sont venus après lui n’ont pu que le piller ; il était intimement lié avec Hoffmann, et il a eu tous ses papiers entre les mains.
  3. Henri Heine, De l’Allemagne.
  4. Hitzig, traduction Loève-Veimars.
  5. De l’Alcoolisme.
  6. Biographie de Hitzig.
  7. Lettre à Hitzig, du 20 avril 1807.
  8. Kreisleriana.
  9. E.-T.-A. Hoffmann, Sein Leben und seine Werke, par Georg Essinger (1 vol. in-8o ; Léopold Voss, Hambourg et Leipzig, 1894).
  10. Le Chien Berganza et certaines Kreisleriana appartiennent aussi au genre humoristique. D’autres ouvrages, par exemple le grand conte intitulé Petit Zachée, sont un mélange d’humour et de fantastique.
  11. Les Souffrances musicales de Jean Kreisler ; les Pensées très dispersées ; les Singulières souffrances d’un directeur de théâtre : des passages du Chat Murr, du Chien Berganza, des Frères Sérapion, etc.
  12. La majeure partie des Kreisleriana et toutes les conversations où s’encadrent les contes fantastiques dans les quatre volumes des Frères Sérapion.
  13. Dans les Frères Sérapion, vol. IV.
  14. Le Spectre fiancé, Ibid, vol. III. Nous conservons aux contes qui sont célèbres en France le titre sous lequel ils ont été traduits.
  15. Le Choix de la fiancée. Ibid., vol. III.
  16. Magnan, loc. cit.
  17. Casse-noisettes, le Roi des Souris, et l’Enfant étranger, écrits pour les enfans de son ami Hitzig.
  18. La Princesse Brambilla. Maître Puce, l’Elixir du diable, dont lui-même ne faisait aucun cas, et encore plusieurs autres. En général, la plupart des longs récits.
  19. Les deux derniers volumes, sauf quelques exceptions, de l’édition complète.
  20. Il suffirait de faire quelques changemens et additions aux deux volumes de traduction française de Loève-Veimars, si populaires chez nous, pour avoir toute la fleur des œuvres fantastiques de Hoffmann.
  21. Paris, Félix Alcan.
  22. J’emprunte l’excellente traduction de Loève-Veimars.
  23. J’ai déjà prévenu que les termes employés de nos jours n’étaient pas connus au temps de Hoffmann. Toutes les fois qu’il s’agissait de phénomènes évidemment identiques, je ne me suis pas fait scrupule de prendre les mots nouveaux que tout le monde comprend.
  24. Gottschall, loc. cit.
  25. L’article est de 1830.