Essais de Morale et de Littérature
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 218-241).
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ESSAIS
DE
MORALE ET DE LITTERATURE

IV.
DE LA NATURE DU GENIE DU TASSE.

Le Prince Vitale, essai sur la folie du Tasse, par M. Victor Cherbuliez ; 1 vol. in-18, Paris, Michel Lévy, 1864.

Nos lecteurs se rappellent certainement les belles pages que M. Cherbuliez a consacrées ici même au génie et surtout à la folie du Tasse. Nous voudrions profiter de l’occasion qu’il nous offre pour dire quelques mots sur cet illustre et malheureux poète, et en vérité nous tremblons avant de nous acquitter de cette tâche, que nous nous sommes cependant gratuitement imposée. C’est un sujet qui nous attire et qui nous fait peur en même temps, car, s’il est toujours difficile de bien parler d’un grand poète, il est doublement difficile de bien parler du Tasse. Son génie est un des plus attrayans pour le dilettante et un des plus embarrassans pour le critique qu’il y ait dans toute l’histoire littéraire. Rien n’est plus aisé que de le sentir et de l’aimer, rien n’est plus malaisé que de l’expliquer et de le juger. Comment définir ce génie tout fait de nuances, de délicates couleurs, de morbidesses et de musique ? Comment fixer cette âme mobile et gentille qui n’offre aucune de ces qualités saillantes par lesquelles on peut saisir les autres grands talens poétiques ? Comment exprimer cette originalité chatoyante et fuyante qui se dérobe sous l’œil qu’elle charme comme pour défier de trouver le nom qui lui convient ? Comment expliquer le genre de plaisir que procure cette poésie et la nature des émotions qu’elle fait naître ? Une sorte d’agacement voluptueux s’empare de l’esprit du lecteur, qui se torture et se tourmente pour trouver le mot de cette déconcertante imagination, une inquiétude comparable à celle qu’éprouva M. Cherbuliez lorsqu’il chercha le secret de la malheureuse destinée du Tasse, car le talent du poète n’est pas une énigme moins curieuse que sa folie, et ces deux énigmes n’en font en réalité qu’une seule. Par momens, on se croit le jouet d’une illusion, et l’on s’adresse mille questions pour savoir si l’on doit douter ou non de son émotion et de son plaisir. Ai-je raison d’être ému ? Pourquoi ce sourire m’est-il échappé ? D’où vient que cette lecture a des séductions si profondes, et pourquoi cependant me lasse-t-elle si vite ? Y a-t-il quelque chose là, ou n’y a-t-il rien, et ne suis-je que la dupe de ma propre sensibilité ? Combien de fois, en proie à l’irritation sympathique qu’excitent les taquineries de ce talent mobile et fin, qui va et vient, passe et fuit, s’approche et s’éloigne, qui, pareil à une abeille bourdonnante ou à un papillon diapré dont le vol défie la rapidité de votre main, semble prendre un plaisir espiègle à vous exaspérer de sa musique ou de l’éclat de ses couleurs, je me suis répété ces vers charmans dans lesquels, au quinzième chant de la Gerusalemme, le grand poète a décrit la robe aux reflets changeans de la fatal donzella qui trace leur itinéraire aux deux chevaliers envoyés à la recherche de Renaud !

Cosi piuma talor, che di gentile
Amorosa colomba il collo cinge,
Mai non si scorge a se stessa simile,
Ma in diversi colori al sol si tinge :
Or d’accesi rubin sembra un monile ;
Or di verdi smeraldi il lume finge ;
Or insieme li mesce ; e varia, e vaga,
In cento modi i riguardanti appaga.

Oui, voilà bien ce génie décrit par lui-même, voilà bien la définition exacte de cette insaisissable originalité, qu’où ne peut nier et qui échappe, dont on sent la présence et qui ne se révèle que par les éclairs d’une lumière toujours changeante. Oui, c’est bien le collier toujours différent de lui-même qui entoure le cou de la tourterelle amoureuse, dont les pierreries sont tantôt des rubis enflammés, tantôt de vertes émeraudes, tantôt des pierres non encore nommées qui empruntent les deux couleurs.

Non moins insaissable que le génie du Tasse est le sentiment que nous éprouvons pour lui. C’est une sympathie étrange, aussi variable et mobile que ce génie même. On le prend, on le quitte, on le reprend, on le quitte encore ; il plaît, il lasse, il enchante, il fatigue. Il n’inspire pas ces profondes passions et ces enthousiasmes durables qu’inspirent d’autres grands poètes. Vous ouvrez Arioste ou Shakspeare à votre lever, et vous voilà pris pour la journée tout entière ; vous remettez vos affaires au lendemain, vous abrégez comme intempestives et importunes les visites qui viennent troubler votre retraite, vous précipitez vos repas pour retourner, en toute hâte à cette chère lecture interrompue. Le Tasse ne fait pas naître des passions aussi fougueuses, et pour ma part je déclare que je n’ai jamais pu supporter la lecture de ses œuvres pendant plus d’une demi-heure : une demi-heure, c’est-à-dire à peine le temps nécessaire pour accorder l’instrument de l’admiration, pour préparer l’imagination aux voluptés de la poésie, pour mettre en ordre et en train l’orchestre des facultés ! Mais une des particularités du Tasse, c’est qu’avec lui cette préparation, cette mise en train des facultés est inutile, et que sa poésie nous saisit dès les premiers vers. Aussi pendant cette demi-heure que d’ivresse ! Cette lecture est un charme continuel. Si elle nous a vite lassés, au moins ne nous a-t-elle pas fait attendre ses plaisirs. Et cette prompte lassitude n’engendre pas la froideur pour le poète et ne déracine pas la sympathie que nous avons pour lui ; nous le reprenons à une autre heure, et de nouveau l’enchantement opère, et nous voilà, pour un moment encore l’esclave ému de cette muse aussi finement irrésistible que rapidement énervante.

N’avez-vous pas bien souvent rencontré quelqu’une de ces personnes séduisantes qui attirent les cœurs sans les enchaîner et gagnent les affections sans les retenir ? Quelquefois leur beauté très réelle échappe à toute définition, et l’on se tire d’embarras en disant qu’elles ont ce fameux je ne sais quoi sur lequel un grand penseur a écrit une page spirituelle. Ce je ne sais quoi, c’est tout simplement le charme qui s’élève jusqu’à la beauté. Le Tasse est semblable à quelqu’une de ces personnes : il représente en littérature le triomphe du je ne sais quoi, c’est-à-dire le charme élevé jusqu’au génie.

On a fait bien des conjectures ingénieuses pour expliquer les malheurs du Tasse, on a échafaudé bien des systèmes sans aboutir à un résultat satisfaisant. Peut-être va-t-on chercher trop loin la clé de ce mystère, et la trouverait-on dans les œuvres mêmes du poète. Ni M. Cherbuliez, qui repousse le système des amours, ni M. de Lamartine, qui l’adopte[1], ne m’expliquent aussi clairement les malheurs du Tasse que la lecture répétée de la Gerusalemme et de l’Aminta. Est-ce que vous n’apercevez pas clairement dans la nature de ce grand talent et dans celle de l’intérêt vif et mobile qu’il excite en vous le germe de toutes ses infortunes ? Cette intelligence qui déconcerte et déroute, cette originalité changeante qu’on ne sait où saisir, qui, à la distance de trois siècles, nous fait encore éprouver l’agacement voluptueux que nous avons essayé de décrire, cette sympathie qui s’éprend si aisément et se lasse si vite, qui est un danger et n’est pas une défense, expliquent, mieux encore qu’un amour contrarié, que des intrigues de courtisans, que la dureté d’un protecteur ou la tyrannie d’une inquisition inintelligente, cette vie fertile en catastrophes. Oui, cela est certain, les d’Este furent toujours les plus mauvais protecteurs parmi les princes italiens, et l’Arioste, qui était un homme autrement trempé que le Tasse, eut souvent à s’en plaindre. Oui, il est certain encore que le Tasse, comme plus tard Galilée, eut le tort de se tromper d’époque et devenir au monde cinquante ans trop tard ; parmi les causes tout à fait saisissables des infortunes du Tasse, il n’en est pas de plus vraie que celle-là, et ce sera l’honneur de M. Cherbuliez de l’avoir le premier mise en pleine lumière. Oui enfin, le Tasse fut entouré d’envieux et d’espions, en butte aux sourdes persécutions d’ennemis nombreux et cachés, et ceux qui nient cette cause de ses malheurs oublient trop que la même histoire s’est répétée toutes les fois que l’homme de génie avait pour première faculté une sensibilité vive, témoin Racine et Jean-Jacques Rousseau, comme ceux qui nient l’influence de l’époque oublient les aventures de Giordano Bruno et de Galilée. Ces diverses causes ont agi à la fois, je l’accorde, et cependant il en est une plus puissante que toutes celles-là : c’est la personne du Tasse elle-même.

À Dieu ne plaise que nous répétions l’accusation qui a été si souvent formulée et que le grand Goethe a rendue immortelle ! Quand nous disons que le Tasse est l’auteur principal de ses malheurs, nous ne songeons pas à accuser son caractère et son humeur ; nous allons plus loin que l’homme social, nous mettons en cause son intelligence et son âme. Nous écartons toute biographie, nous effaçons de notre mémoire tout souvenir historique, et pour avoir le secret de sa destinée nous ne nous adressons qu’à ses œuvres. Nous voulons montrer par une analyse rapide des qualités qui brillent dans sa poésie qu’il était fatalement voué au malheur par la nature même et la forme de son imagination. Je suppose un lecteur ne sachant rien des aventures du Tasse ; si ce lecteur est pénétrant, la Gerusalemme à la main, il s’écriera : Voilà un instrument merveilleusement organisé pour la souffrance, car voilà un homme qui est né pour le bonheur, et rien que pour le bonheur !

C’était un être né pour le bonheur, et il n’a connu que l’infortune. De là l’intérêt qui s’attache à sa légende et la sympathie romanesque qui entoure sa mémoire. D’autres grands poètes ont éprouvé autant que lui toutes les duretés et toutes les amertumes du sort, et cependant c’est à peine si nous songeons à les plaindre. Dante a éprouvé combien était amer le pain de l’étranger et combien rude à monter l’escalier d’autrui ; mais le malheur ne dépare pas cette âme orgueilleuse et haute, même nous trouvons qu’il lui est une parure et que la couronne de cyprès va bien à ce sombre front. Les ennemis de Dante ne nous scandalisent pas, parce que nous sentons que leurs attaques ne resteront pas sans vengeance et que le poète a, Dieu merci, bec et ongles pour se défendre. Cervantes a supporté les longues captivités, la prison, l’indigence et la calomnie, et on peut dire que toute sa vie il a vécu côte à côte avec la mort ; mais la nature l’avait armé de constance, de magnanimité et d’héroïsme, en sorte que nous ne trouvons pas que le fardeau qu’il eut à porter fût supérieur à ses forces. Milton a connu la cécité, l’isolement et l’oubli, mais il avait pour se défendre sa grande confiance en Dieu et la fermeté de ses convictions républicaines. Pourquoi plaindrions-nous de tels hommes ? Ce n’est pas notre compassion qu’ils réclament, mais notre estime et notre respect. Au contraire les malheurs du Tasse réclament et enlèvent notre sympathie et notre pitié. Eh quoi ! le Tasse, cet être de luxe et de plaisir, cette gaie lumière errante, ce sylphe en qui se croisent le sang capricieux des fées napolitaines et le sang des vifs arlequins de Bergame, cette imagination légère qui se nourrissait de la vue des pierres précieuses et qui sut mieux qu’aucune autre exprimer la grâce des sourires, la tendresse des regards et toutes les féeries divines du visage humain, — calomnié, persécuté, trahi, enfermé sept années à l’hôpital Sainte-Anne ! Vraiment le fardeau était supérieur à ses forces, et son malheur nous frappe non-seulement comme une injustice, mais comme une méprise du sort. D’ordinaire, lorsque les dieux viennent parmi les hommes, ils ne sont pas reconnus, et le moindre mal qui puisse leur advenir, c’est de garder les troupeaux d’un Admète ; mais le Tasse, malgré tout son génie, n’appartenait pas à la race des dieux : il n’était que le plus brillant, le plus séduisant et le plus noble des esprits élémentaires, et il fut traité comme s’il était un dieu. Là est le point vraiment tragique de cette mélancolique histoire, et la vraie cause de la sympathie instinctive qui s’est attachée au Tasse. La postérité a senti qu’on lui avait fait une infortune plus grande que sa nature. Voyez-vous d’ici cette meute de chasseurs féodaux, habitués à poursuivre la grosse bête, qui pourchassent et traquent, avec l’ardeur qu’ils mettraient à forcer un sanglier ou un loup, ce mélodieux rossignol du Parnasse, si inoffensif qu’en toute sa vie il ne sut pas aiguiser une épigramme ! Il y a dans ce spectacle quelque chose d’odieusement grotesque et de lâchement comique que les explications les plus ingénieuses ne parviennent pas à justifier, et que la postérité n’a jamais entièrement pardonné.

M. Cherbuliez a écrit une page fort éloquente sur le masque de cire conservé à Saint-Onuphre. Je n’ai pas vu le masque de cire, mais cette page traduit exactement l’impression que je ressentis un soir en contemplant une belle copie du portrait du Tasse qui se trouve dans le salon d’un des plus illustres frères en Apollon que le poète ait eus dans notre siècle. Un sentiment de tristesse et presque d’angoisse s’empare du cœur en contemplant ce visage gentiment funèbre, sépulcre de quelque chose qui fut ravissant ; mais les lecteurs seuls de la Gerusalemme et de l’Aminta peuvent connaître ce sentiment dans toute son intensité, car il est éveillé en eux par le douloureux contraste qu’ils établissent instinctivement entre le visage du poète et le caractère de ses œuvres. Quelle poignante antithèse ! Sur ce visage, tout parle de douleur, de maladie et de désespoir, et cependant tout dans ces œuvres est bonheur, lumière, allégresse, élégance, ivresse et beauté. Nulle part les sentimens sombres n’y apparaissent, et les sentimens graves s’y enveloppent de sourires, comme pour ne pas troubler par une note de malencontreuse austérité la vive et molle harmonie des concerts du poète.

Si vous voulez savoir combien le Tasse était peu fait, je ne dirai pas pour le malheur, mais seulement pour les pensers moroses, lisez la plus sérieuse de ses œuvres, la Gerusalemme liberata. La Gerusalemme est le miroir où se réfléchit le mieux la physionomie de cette âme brillante et fragile. Que l’Aminta soit un vrai sourire de bonheur, il n’y a rien là qui doive étonner, étant données la nature du sujet et les passions que le poète avait à peindre. Que les rime amorose soient pleines d’images gracieuses, de coquettes allégories et d’espiègles lascivetés, nous le comprenons : ces choses légères sont bien les broderies naturelles de la mince étoffe dont sont faits des sonnets galans et des chansons voluptueuses ; mais la matière de la Gerusalemme appelait naturellement les pensées graves et les sentimens sévères, puisqu’il s’agit dans ce poème de célébrer une entreprise où l’héroïsme se mêle à la sainteté. À la résonnance qu’elle va rendre pour célébrer ces fiançailles uniques de la religion et de la chevalerie qui se sont appelées les croisades, nous allons reconnaître de quel métal est faite l’âme du poète, et si cette âme est l’émule de celle de Dante et de Milton. Si ce génie a quelque chose d’austère, s’il est fait pour s’élever jusqu’à ces réalités éternelles où sont oubliées, comme de vains songes, les périssables réalités du monde, s’il est seulement capable de dépasser ces régions brillantes, mais terrestres, où les désirs du bonheur forment comme l’atmosphère naturelle, l’air respirable nécessaire de l’âme, et de gagner ces cimes sereines d’où l’on voit gronder à ses pieds les orages des passions humaines, nul sujet n’est mieux choisi que la Gerusalemme pour le forcer à déployer ses ailes et à se dévoiler par ses côtés les plus profonds et les plus sérieux.

Hélas ! le poème tout entier révèle que le bonheur était l’élément nécessaire de celui qui l’écrivit. Jamais monument plus profane ne fut élevé à la louange de la religion et de l’héroïsme. Certes le Tasse sait peindre l’héroïsme, mais il manque à cet héroïsme je ne sais quoi de mâle, et c’est plutôt avec le son de voix de Clorinde qu’il raconte les exploits des croisés qu’avec le son de voix de Tancrède ou de Godefroi. Il est religieux aussi, et il exprime des sentimens d’une piété vraie autant que charmante ; mais ces sentimens, tout sincères qu’ils sont, ne pénètrent pas profondément, ils passent à la surface de l’âme comme un frisson délicieux, frère du frisson de la volupté, si bien que lorsqu’ils vous effleurent dans leur rapide passage, pareils à un vol d’esprits invisibles, on ne saurait dire si ce sont des lèvres d’anges qui vous ont touché ou des lèvres de génies antiques, compagnons du premier époux de cette Psyché convertie que chacun de nous porte en lui. Vous rappelez-vous l’épisode d’Olindo et de Sophronia au début du poème, et les émotions adorables qu’il vous a fait éprouver ? Sans doute il vous serait difficile de dire ce qui vous a le plus touché, de là constance des amans à leur religion ou de leur constance à leur amour, tant ces deux formes de la fidélité sont unies chez eux en un même sentiment d’exaltation voluptueuse. Cet épisode est l’image de la religion du Tasse, mélange unique où se fondent en un attendrissement suave la douceur de l’amour et la douceur de la piété. Comme ces chevaliers et ces héros nous paraissent heureux d’écouter les leçons de la sagesse au milieu des merveilleux décors qui les entourent ! C’est comme entendre un concert dans un magnifique palais ; les beaux spectacles qui entrent par les yeux préparent l’âme à goûter, les voluptés des sons. Qui ne voudrait écouter les promesses de l’éternelle vérité dans cette chambre souterraine, tapissée d’émeraudes et éclairée de diamans, où le vieil ermite trace leur itinéraire aux deux chevaliers qui partent pour reconquérir Renaud au devoir et à l’honneur ? Le plaisir le plus exquis est à peine comparable à la pénitence de Renaud, et les splendeurs des jardins d’Armide sont effacées par les enchantemens qui se déploient sous les yeux du héros lorsqu’il gravit la montagne des Oliviers à cette heure d’une si aimable indécision où les splendeurs de la nuit qui s’enfuit se mêlent aux splendeurs du jour qui s’avance. Est-il un voluptueux, l’âme encore attendrie de ses erreurs récentes, qui ne trouvât douces à verser les larmes d’un tel repentir ? Quelle allégresse de sentir les esprits de l’heure paisible rafraîchir sa poitrine et les rougeurs de l’aurore se poser sur son front, et qu’il doit peu coûter de tourner ses regards vers le ciel lorsqu’on est sûr d’y rencontrer des beautés pareilles à celles qu’il découvre aux yeux du héros ! On peut douter que ce baptême de la rosée matinale que Renaud reçoit sur la tête et les épaules ait le pouvoir de laver toutes les fautes ; mais ce qui est certain, c’est qu’un tel lever de soleil vaut les splendeurs de la plus habile magie, et que les pensées religieuses qu’il inspire valent pour la douceur pénétrante les plus suaves mélodies de cet oiseau érotique qui chante dans les jardins d’Armide la fuite rapide du plaisir. Renaud n’a fait que passer d’un enchantement à un autre, et les caresses de la religion ont succédé pour lui aux caresses de l’amour.

Il y a au quinzième chant de la Gerusalemme un ravissant épisode. Lorsque les chevaliers envoyés à la recherche de Renaud approchent du palais d’Armide, ils rencontrent un spectacle qui un instant fait trembler leur cœur et leurs sens, deux jeunes nymphes espiègles et rieuses qui se baignent dans un neuve. Elles nagent, et, croyant n’être point vues, découvrent jusqu’à mi-corps les trésors de leur beauté. Tout à coup l’une d’elles aperçoit les deux chevaliers qui la regardent ; alors, d’un geste rapide, elle se fait un manteau de sa chevelure, et, ainsi vêtue en quelque sorte d’elle-même, elle tourne vers les indiscrets un regard à la fois riant de malice et rougissant de pudeur. Cette nymphe, vêtue de sa chevelure, est vraiment le gracieux emblème du génie du Tasse aux prises avec le sujet austère de la Gerusalemme, et on peut dire que son fantôme parcourt tout le poème. Comme elle, ce génie brillant s’abandonne à tous les entraînemens de sa facile nature. De même qu’elle fait jaillir autour d’elle l’eau en perles lumineuses, il répand à profusion les fleurs et les rayons ; de même qu’elle remplit l’air de rires sonores, il s’enivre de mélodies ; puis tout à coup, pendant qu’il se livre à ses caprices, il aperçoit le visage sévère de la religion qui le regarde fixement. Confus alors, il s’arrête, s’enveloppe de gravité et prononce quelques nobles paroles qui sont comme ses excuses et l’expression de son repentir.

Non, il n’y a pas de ballet d’opéra qui vaille pour l’amusement de l’esprit la lecture de la Gerusalemme. Ah ! le joli spectacle fait à souhait pour affoler l’âme et la remplir d’un trouble délicieux I Le penchant du pauvre Torquato au « plaisir et à l’éclat est tellement irrésistible que les pensées défendues l’envahissent malgré lui et font subir à son génie une sorte de tentation de saint Antoine qui compose la plus brillante féerie qu’il y ait en littérature. De tous les coins du poème où elles se tiennent comme embusquées surgissent les images séduisantes. Les démons les plus espiègles n’ont pas plus de subtilité que les lutins voluptueux de l’imagination du Tasse ; ils se nichent et se blottissent partout, dans les mélodies du rhythme, dans la beauté des mots et des épithètes finement choisis, dans la cadence des phrases. Si nombreuse est leur troupe et si bruyante leur turbulence que la religion et l’héroïsme ont grand’peine à les contenir. On les entend bourdonner comme un essaim d’abeilles, gazouiller comme un chœur d’oiseaux, folâtrer comme une bande d’amours en liberté. Il y en a de timides qui se montrent à peine et se cachent dès qu’ils sont aperçus ; il y en a d’effrontés qui apparaissent subitement et vous rient audacieusement au visage. La compagnie des idées les plus austères et des sentimens les plus graves ne les effraie point ; au bout d’une octave où l’on vient de s’entretenir avec des pensées de piété, on aperçoit quelque fantôme tentateur qui vous fait signe du doigt. Ils ne redoutent ni l’horreur des champs de bataille, ni les solitudes du désert, ni l’air embrasé des étés sans pluie ; la mort même n’est pas un spectacle qui les mette en fuite. Parcourez tous les tableaux du Tasse, et partout vous rencontrerez ces gais enfans de son caprice. Ils jouent avec les chapelets des ermites et les armes des guerriers comme avec les chevelures des nymphes et les parures des magiciennes. Ils voltigent au milieu des mêlées sanglantes, s’abattent comme des lumières agiles sur l’acier des armures et les fers de lance qu’ils font étinceler, se suspendent en aigrettes brillantes au cimier des casques. D’abord on les trouve indiscrets, puis on s’habitue à leur présence, et on découvre qu’ils apportent avec eux non le désordre, mais une certaine harmonie. Ils semblent avoir pour mission de bannir du poème tout ce que les grandes réalités de la vie ont de trop sérieux et de trop triste. Point de sujet si lugubre dont ils n’embellissent la tristesse, point de spectacle si affreux dont ils ne dissipent l’horreur. Avez-vous vu comme ils s’empressent autour des chevaliers blessés pour leur éviter les grimaces de l’agonie et les postures convulsives du trépas, comme ils les aident à prendre pour bien mourir l’attitude la plus gracieuse ? Ils soulèvent doucement la tête de Clorinde pendant que Tancrède dénoue son casque, et grâce à leur secours Dudon peut se redresser sur son bras et expirer dans l’attitude d’un guerrier qui prend son repos. Que la mêlée s’engage furieuse, et soudain quelque mignonne apparition va surgir qui attirera le regard et distraira l’imagination des laideurs de la guerre ; telle est par exemple dans le fameux combat de nuit la gentille figure du petit page du Soudan, dont la jeunesse triomphe des fatigues de la lutte et des misères physiques de notre nature ; les gouttes de sueur sur ses joues paraissent des perles, et la poudre du champ de bataille va bien à sa chevelure en désordre. Oh ! non, il n’était pas armé pour supporter les cruelles épreuves, celui qui écrivit ce délicieux poème, et cependant la nature le livrait inévitablement au malheur, car elle lui avait donné une âme qui n’était que douceur et délicatesse, une âme toute de miel, qui semble l’ouvrage de toutes les abeilles poétiques de la Grèce et de l’Italie, faite par conséquent pour attirer les frelons, les mouches et les ours, également friands de cette substance qu’ils ne savent produire.

Certes on peut se guérir de la chimère du bonheur, même lorsqu’elle constitue, comme chez Torquato, le plus invincible et le plus cher penchant de notre nature, mais à une condition, c’est qu’il y ait en nous d’autres penchans qui, d’abord étouffés par celui-là, prennent sa place et se donnent à leur tour libre carrière ; c’est que l’âme, en vieillissant, soit capable d’oublier les âges qu’elle a traversés et qu’elle soit capable de vivre dans chaque nouvelle saison de l’existence, comme si elle n’en avait jamais connu d’autre. Malheureusement cette faculté avait été tout à fait refusée au pauvre Torquato. M. Victor Cherbuliez, parmi les éloges qu’il donne au Tasse, le loue à plusieurs reprises de l’expérience de la vie que révèlent ses œuvres ; c’est le seul de ses éloges auquel je ne puisse vraiment souscrire. Ce qui me frappe au contraire dans le Tasse, c’est une âme arrêtée à une certaine saison de la vie, une âme adolescente, et qui, quoi qu’elle devienne, restera toujours adolescente, dont la croissance a été-comme empêchée par le nœud des faveurs bleues et roses du premier âge. Tous ses dons, quelque grands qu’ils soient, sont des dons d’adolescent ; le charme qui émane de ses œuvres est exactement le charme qui émane de l’adolescence, et c’est même là ce qui le rend si irrésistible. C’est quelque chose à la fois d’espiègle et d’ingénu, de pudique et de lascif, de languissant et de mobile, qui est vraiment incomparable. Lisez les aventures de la Gerusalemme, et puis en regard placez les aventures de l’Orlando, vous serez encore moins frappé de la différence des génies des deux poètes que de la différence de leur expérience. Voilà un homme qui possède la science de la vie, cet Arioste ! Mais peut-être cette comparaison vous paraît trop écrasante pour le Tasse ; faites-en une seconde, et lisez le Pastor fido après l’Aminta. Certes, quel que soit le mérite de Guarini, et il est réel, le Tasse l’emporte de beaucoup sur lui comme poète. Pour produire un chef-d’œuvre, il n’a pas eu besoin de la complication romanesque d’événemens sur laquelle est échafaudée la pastorale du Guarini ; mais l’avantage de l’expérience reste à ce dernier. Est-ce un tableau de la vie que l’Aminta ? Non, c’est un long dialogue entre jeunes gens sur le sentiment qui leur est cher entre tous, celui de la volupté. Caractères, langage, passion, comme tout cela porte le cachet de la jeunesse ! D’un bout à l’autre de l’Aminta règnent cette candeur sans innocence, cette licencieuse ignorance, cette naïveté malicieuse, marques distinctives des âmes adolescentes qui ne connaissent des passions que les douceurs de leurs débuts, chez qui la sensualité, nouvellement éveillée, est encore voisine de la pudeur de l’enfance. Ajoutez que ses personnages ont tous cette netteté de caractère, cette franchise facile qui provient moins d’une vertu de l’âme que d’une disposition de la nature chez les êtres jeunes à qui la vie n’a pas encore appris la duplicité. Pas de personnage rusé, pas de traître, pas de coquetterie artificieuse, pas d’effronterie vicieuse comme chez Guarini. Ce n’est pas le Tasse qui aurait jamais inventé les scènes si comiquement et si mondainement vraies de Corisca et du satyre dans le Pastor fido. Comme les jeunes gens encore, le Tasse fait tout passer et se fait tout pardonner. Le libertinage fréquent de ses pensées s’enveloppe de grâce et ne descend jamais au cynisme. Il a un art incomparable pour dire les choses grivoises ; voyez plutôt certaines parties dû dialogue du premier acte entre Daphné et Tircis. Par sa gentillesse dans l’expression des choses de la volupté, le Tasse tranche sûr les autres Italiens, qui y mettent d’ordinaire plus de mâle sensualité et de bonhomie ordurière. Le langage de l’Aminta enfin, par sa douceur, sa mollesse, ses diminutifs, ses zézaiemens, ne peut se comparer qu’à cette musique frissonnante que la volupté fait courir dans l’être des adolescens, et l’on peut dire de cette lecture qu’elle compose la plus longue pâmoison qu’il soit donné à l’imagination d’éprouver.

Cette adolescence du génie du Tasse est partout marquée. Il possède au plus haut degré, et tel qu’aucun poète ne l’a possédé, le sentiment de l’aurore et du matin de toute chose, aurore de la vie eu matin du jour, de tout ce qui est jeune dans la nature comme dans l’homme. Voyez-le dans ses descriptions de la nature, principalement dans cette description des jardins d’Armide, imitation des jardins d’Alcine, où il a battu positivement le grand Arioste par l’harmonie voluptueuse et la gracieuse invention des détails. C’est le tableau de la nature et de l’âme humaine à leur printemps. On peut dire que tous les détails de cet admirable tableau correspondent exactement à la neuvième heure de la matinée, l’heure où le jour entre dans son adolescence, tant chacun de ces détails est bien choisi pour donner une impression de la chaude saison sans que la chaleur y ait place. Aucune maladroite nuance ne vient y rappeler la pourpre du midi ou les langueurs embrasées du soir. Une lumière tiède, blanche, radieusement incolore, éclaire un paysage eu tout respire une mollesse ardente et une fraîche ardeur. Un concert s’élève du milieu de cette scène, un concert composé tout entier de voix de femmes et de voix d’adolescens, où’ la basse virile n’a point de place, musique de l’âme aux débuts de sa vie passionnée, lorsque de toutes les voix qui sont en elle il ne s’est encore éveillé que celles du bonheur et de la volupté. Cet épisode des jardins d’Armide et cet autre épisode où la forêt enchantée, tout à l’heure pleine de fantômes sinistres pour Tancrède et ses compagnons, se couvre subitement de fleurs et prend un aspect riant pour accueillir Renaud, sont les deux morceaux classiques où l’on peut le plus pleinement admirer ce sentiment de la matinée du jour et de la vie qui est propre au Tasse ; mais il circule dans tout le poème comme un vent léger, toujours présent, soit qu’il souffle, soit qu’il s’apaise, et le remplit de brises qui soulèvent ses strophes comme de fins tissus. D’autres poètes ont été obligés de personnifier le zéphyr pour rendre saisissable cette fraîcheur mouvante et paresseuse à la fois des belles journées sans orages ; mais le Tasse a su mettre dans ses vers ce souffle même.

Puisque nous parlons d’un trait particulier du talent du Tasse qui se rapporte au sentiment général de la nature, ouvrons une parenthèse pour faire une observation qui trouverait difficilement sa place ailleurs. Le Tasse, inférieur à ses grands compatriotes pour la vigueur et l’originalité des conceptions, la largeur des pensées, la virilité de l’accent, la science de l’âme humaine, leur est très supérieur comme peintre de la nature. Arioste, si grand comme inventeur, si gracieux comme narrateur, si fertile en ressources comme peintre des passions humaines, est inférieur au Tasse sous le rapport descriptif. Arioste est moins un paysagiste qu’une sorte de géographe exact et poétique des lieux qu’il fait traverser à ses héros. Quelques lignes nettement tracées, quelques épithètes heureusement choisies lui suffisent ; on sent que la nature n’est pour lui, comme pour la plupart des grands Italiens, qu’un accessoire, et que l’humanité occupe la première place dans ses préoccupations. Dante seul, par la richesse pittoresque et la force plastique de ses expressions, s’élève au-dessus du Tasse comme peintre de la nature. Cependant il est nécessaire de faire une distinction pour bien marquer le caractère de ce côté du talent du Tasse. Ce n’est pas tant comme paysagiste, à proprement parler, qu’il est hors ligne que comme peintre de la lumière. Ses descriptions de forêts ombreuses, de prairies émaillées de fleurs, de ruisseaux, de collines, ne sont à tout prendre que jolies ; mais il est grand dans ses peintures de la lumière, des ciels, des météores, de l’atmosphère. Les splendeurs des nuits éclairées d’étoiles, les transparences de l’air dans les pays du midi, les phénomènes de l’aurore, l’étouffante, atonie de l’atmosphère dans les étés de sécheresse, les tiédeurs des matinées de printemps, voilà son domaine pittoresque, et sur ce domaine il ne redoute aucune comparaison. Le Tasse, c’est le Claude Lorrain de la poésie italienne, un Claude Lorrain qui a, comme le nôtre, ses heures préférées. Chez Claude, ces heures sont celles de l’après-midi ; chez le Tasse, ce sont celles de l’aurore et de la matinée.

Revenons à ce caractère d’adolescence qui distingue le génie du Tasse. On vient de le saisir dans ce qui fait sa grâce et sa beauté, voyons-le dans ce qui fait sa faiblesse. Le Tasse n’a pas seulement un génie gracieux, il a encore un génie très élevé, élevé jusqu’à l’idéalisme ; mais, dans l’élévation comme dans la grâce, il reste toujours juvénile. Tous les grands sentimens prennent chez lui la forme qu’ils revêtent chez les jeunes gens noblement doués. Nous avons reconnu ce qui manquait de virilité à son héroïsme et d’austérité à sa religion. Il a des ardeurs guerrières de jeune page et des attendrissemens pieux de jeune communiant. Sait-il mieux peindre d’autres grandes passions, l’amour, la douleur par exemple ? Certes il est souvent pathétique, mais ce pathétique est doux comme les larmes qu’arrache le bonheur, ou, si vous voulez à toute force y mêler l’idée d’infortune, doux comme les larmes qui tombent lorsque le premier malheur ravit à notre âme la virginité de la souffrance, car la souffrance a sa fleur comme l’amour, et les premières larmes ont une limpidité qui ne se retrouve plus jamais. Le modèle de ce pathétique, c’est la mort de Clorinde et les plaintes de Tancrède après le fatal combat. Combien cette scène, qui devrait être sombre, est au contraire lumineuse ! L’infortune des deux amans est éclairée de ces rayons que Tancrède, dans sa douleur, s’accuse de voir encore :

Io vivo ? io spiro ancora ? e gli odiosi
Rai mira ancor di questo infausto die ?


Avec quelle tristesse musicale les plaintes s’échappent du cœur du héros ! Est-ce un amant blessé à mort qui parle ou un personnage d’opéra qui chante, parce qu’il a trouvé dans sa douleur un beau motif d’inspiration lyrique ? Quelles belles solitudes, quelles majestueuses allées de cyprès égayées de myrte son chant évêque sous les yeux du spectateur, je me trompe, je veux dire du lecteur !

Vivrò fra miei tormenti et fra le cure,
Mie giuste furie, forsennato, errante,
Paventerò l’ombre solinghe e scure…..

Les douleurs qu’il faut au Tasse, comme du reste à la plupart de ses compatriotes, ce sont des douleurs brillantes, présentant une surface harmonieuse et dont on puisse dire sans exagération en les contemplant : Voilà la dépouille mortelle du bonheur ! voilà le bonheur inanimé, immobile, glacé ! C’est, dis-je, la forme de douleur qu’aiment à exprimer de préférence ses grands compatriotes, Pétrarque, Boccace, Arioste ; mais il l’affectionne plus particulièrement et plus exclusivement qu’aucun d’eux. Ce n’est pas lui qui aurait jamais fait couler les mâles et nobles larmes que Roland répand dans Arioste, ce n’est pas lui qui aurait lutté victorieusement avec Catulle pour exprimer le désespoir d’Olympia abandonnée par Bireno, ou qui aurait pris plaisir à raconter, comme Boccace, la sauvage histoire du Basilic salernitain. Non ; il faut que ses héroïnes et ses héros s’endorment dans la mort comme les nymphes du Corrège parmi l’ombre des bois, et que les douleurs de ceux qui survivent voltigent sur leurs tombes comme les mânes du bonheur.

Les mêmes observations s’appliquent à ses peintures de l’amour. La forme de l’amour que le Tasse affectionne est celle qui se trouve dans l’Aminta et que nous avons déjà essayé de décrire, une élégante diablerie, une sensualité gracieuse, ou bien celle que l’on trouve dans ces Rime amorose dont M. Cherbuliez a exprimé le caractère dans une page charmante, après laquelle il n’y a plus rien à dire. Une fois, une seule, le Tasse a trouvé et fait entendre les vrais accens de la passion dans le discours d’Armide à Renaud qui s’enfuit, et encore est-il vrai de dire que ce morceau ne s’éloigne pas autant qu’il le semble de cette sensualité qui est le caractère de l’amour dans le Tasse. Ce qu’Armide y exprime en termes d’une si véhémente éloquence, c’est moins l’amour trahi que le désespoir des sens. La passion d’Armide a tous les caractères de la sensualité passionnée : l’âpreté égoïste, l’énergie d’humilité, l’ardeur d’avilissement, la bassesse fiévreuse et pathétique. Comme elle se traîne aux pieds de Renaud ! Quelle soumission dans son attitude ! quelle suppliante vivacité dans ses gestes ! L’orgueil ne peut descendre plus bas. La fière magicienne, prise dans ses propres pièges, oublie et méprise tout ce qui n’est pas Renaud, sa naissance, sa science, sa foi musulmane. Elle coupera ses cheveux et le suivra en qualité de servante, c’est elle qui portera ses armes et conduira ses chevaux. Rappelez-vous les admirables octaves :

Sprezzata ancolla, a chi fo più conserva
Di questa chioma, or ch’a te fatta è vile ?…


Nulle part ce sentiment que j’appelle le désespoir des sens n’a été exprimé avec une telle puissance ; seuls, les dilettanti déjà vieillissans qui se rappellent la manière dont Mme Stoltz rendait le rôle de Léonore dans la Favorite peuvent se faire une idée exacte du genre de passion qui est contenu dans le discours d’Armide.

Qu’on ajoute à ce passage exceptionnel quelques accens d’une tendresse délicieuse dans les adieux d’Olindo à Sophronia, et l’on aura épuisé à peu près tout ce qu’il y a dans le Tasse de grande et sérieuse passion. Ces rapides éclairs passés, son génie, comme la nature après l’orage, se remplit plus que jamais de fraîcheur et de gazouillemens. Il revient à ces fioritures et à ces concetti où il est passé maître, et qui remplissent les Rime amorose. J’ai promis de ne rien dire de ces dernières poésies après M. Cherbuliez ; cependant je ne puis résister au désir de faire une observation qui a son importance, c’est que les images brillantes dont elles sont pleines ne sont pas aussi artificielles que veulent bien le prétendre les détracteurs du Tasse en particulier et de la poésie italienne en général. Avez-vous jamais séjourné dans quelque petite ville d’eaux à la mode, et votre imagination a-t-elle eu occasion de faire effort pour exprimer les spectacles qui passaient devant elle ? Vous avez compris alors ce qui se passait dans l’esprit des poètes italiens par ce qui s’est passé dans le vôtre, car c’étaient des spectacles pareils qu’ils avaient sous les yeux lorsqu’ils écrivaient leurs sonnets remplis de pointes et leurs chansons remplies de rapprochemens bizarres. Les concetti se présentent tout naturellement à l’imagination en voyant passer tant de toilettes bariolées, tant de jolis visages, tant d’yeux bleus inondés d’une lumière molle et diffuse, tant d’yeux noirs étincelans d’une lumière intense et concentrée comme celle du diamant, tant de chevelures de nuances diverses. Bien loin d’être artificiels, les concetti sont le seul langage par lequel on puisse rendre naturellement ces fleurs qui marchent, ces éclairs qui passent, ces scintillemens et ces reflets qui se succèdent perpétuellement. L’esprit n’a pas besoin de se mettre à la torture comme on se le figure trop volontiers, car, en présence d’un tel spectacle, il devient nécessairement ingénieux et raffiné. Même chose pour le marivaudage. Le marivaudage paraît un langage tout à fait artificiel jusqu’au moment où se présente une occasion de marivauder soi-même ; alors on comprend la raison d’être de ce langage, et on le trouve tout naturel, car il s’est en effet présenté de lui-même sur les-lèvres, et aucun autre langage n’aurait pu le remplacer, cette occasion étant donnée. Les concetti et les mignardises du Tasse sont donc moins les indices d’une littérature à son déclin déjà, d’un génie secondaire teinté de mauvais goût, que les marques des efforts naturels du poète pour reproduire les phénomènes passagers du brillant spectacle au milieu duquel il vivait journellement dans la petite cour de Ferrare.

Je voudrais faire pénétrer aussi profondément que possible dans l’esprit du lecteur cette conviction que la nature du Tasse était une nature toute juvénile, et que ce qui le charme et le repousse dans sa poésie est justement cela même qui le charme et le repousse chez les enfans et les jeunes gens. Le Tasse, comme les très jeunes gens, retranche volontiers de la nature humaine quiconque n’appartient pas au monde qu’il habite, à la caste à laquelle il appartient, à la religion qu’il pratique et qu’il chante. Il crée des antithèses artificielles pour faire ressortir les vertus de ses héros préférés et peint leurs adversaires avec des couleurs de rhétorique. L’opposition des héros des deux religions dans la Gerusalemme est un véritable enfantillage, comme chacun de nous en a pu faire au collège, quoique avec moins de génie et surtout d’ingéniosité. Le Tasse est le dernier enfant de la renaissance italienne, comme le dit fort justement M. Cherbuliez ; mais combien cet enfant est déjà dégénéré ! Où soupçonner dans la Gerusalemme cette grande idée de la réconciliation des religions, qui fit le fond de la renaissance italienne, que l’on voit naître chez Boccace dans le conte des Trois anneaux, et qui est symbolisée si gracieusement dans Arioste par l’amour de Bradamante et de Roger ? Nous sommes bien loin avec le Tasse de cette haute et poétique impartialité. Certes l’opposition des deux religions était nécessaire et naturelle en un sujet comme la Gerusalemme, mais il l’a tranchée avec cette netteté impitoyable et cette décision imperturbable que connaissent seuls les êtres sans expérience. On dirait qu’il a craint qu’elle ne fût jamais assez marquée, et là où il fallait un fossé, il a creusé un abîme. Ses Sarrasins sont des caricatures, ou des monstres, ou des affiliés de l’enfer ; c’est à peine s’ils participent à la nature humaine. Le roi de Jérusalem est un tyran cruel, faible et ridicule ; le savant Ismeno est un nécromancien ; Soliman est un aventurier voué au démon, Argant un géant homicide et impie. La férocité leur tient lieu de courage, la force physique de magnanimité et de grandeur d’âme ; l’intérêt se détourne d’eux comme d’êtres d’une nature inférieure, voués au mal non-seulement par fatalité, mais par choix. S’ils étaient simplement condamnés aux ténèbres, on pourrait encore les plaindre ; mais ils sont en communication constante avec les esprits de l’abîme, et ils paraissent on ne peut plus satisfaits de cette intimité : ce n’est pas par aveuglement qu’ils combattent la foi chrétienne, c’est volontairement et avec clairvoyance. Les démons n’ont pas besoin pour les tromper de revêtir des formes étrangères, ils n’ont qu’à se présenter à eux tels qu’ils sont pour être sûrs d’être bien reçus, Voyez par exemple au chant neuvième la visite d’Aletto à Soliman, qui le reconnaît aussitôt pour un démon, et qui s’abandonne sans résistance à toutes les fureurs qu’il lui insuffle dans l’âme. O chevaliers musulmans d’Arioste, Mandricard, Rodomont, Roger, Sansonnet, Doralice, Marphise, Médor, si valeureux, si magnanimes, si loyaux, chez qui on sent des âmes si naturellement portées vers la lumière, quels frères ténébreux le Tasse vous a donnés dans Aladin, Argant et Soliman ! Seule, la vaillante Clorinde, comme une sainte rachetée de l’erreur, intercède auprès du lecteur pour les champions de la religion musulmane, et jette un rayon d’humanité dans l’atmosphère infernale où ils s’agitent.

Une autre particularité très bizarre, mais cette fois toute gracieuse, de cette nature enfantine du Tasse, c’est le caractère en quelque sorte microscopique que présente la Gerusalemme. Le Tasse peint tous les objets en diminutif ; on dirait qu’il voit le monde par le petit bout de la lorgnette. Les objets et les hommes perdent leur stature naturelle et se rapetissent de façon à présenter d’eux-mêmes une réduction toute mignonne et toute coquette ; mais dans ce rapetissement les lois des proportions sont admirablement gardées. Si les objets perdent en dimension, ils ne perdent rien en précision et en netteté ; ils se détachent avec un relief et une couleur extraordinaires, et se meuvent dans un lointain lumineux qui ne permet à l’œil de l’imagination de commettre aucune erreur ; aucune brume ne les décolore, aucune ombre ne les fait trembler : ce sont de petits arbres, de petits chevaux, de petits hommes que l’on aperçoit, mais ce sont bien de vrais arbres, de vrais chevaux, de vrais hommes. Les personnages surtout ont une réalité singulière. Le lecteur ne perd pas un seul des mouvemens de leur vive mimique ; il distingue le moindre jeu des muscles sur leur visage microscopique, le moindre clignement de leurs petits yeux. Il faut voir comme ces personnages se dépitent gentiment en jolis nains qu’ils sont, boudent et se désolent comme des enfans fâchés, et frappent colériquement la terre de leur petit pied. Ce n’est jamais un spectacle terrible, c’est quelquefois un spectacle presque risible, c’est toujours un spectacle charmant. Ce rapetissement s’étend à tous les êtres et à tous les objets, quelque immenses qu’ils soient. Dans les profondeurs de l’infini apparaît un tout petit Dieu au milieu de tout petits anges, et dans les profondeurs de l’abîme s’ouvre un enfer qu’on pourrait mesurer en étendant les bras, et où siègent des diables en miniature. C’est, dis-je, le monde vu par le petit bout de la lorgnette ; c’est ce même recul des objets qui ne leur fait rien perdre en netteté, cette même diminution d’eux-mêmes qui ne leur fait rien perdre en précision.

Rassemblez tous les traits que nous venons de détailler, et vous obtiendrez la nature d’un enfant sensible et sensuel. Certes c’est là se présenter au combat de la vie avec de mauvaises armes ; mais il y a encore dans le Tasse un des penchans les plus funestes qui se puissent concevoir, c’est-à-dire l’exaltation facile, l’admiration à l’état de démangeaison incessante, l’enthousiasme à l’état de prurit. En vérité, on pourrait appeler assez justement le Tasse le don Quichotte de la poésie, moins à cause de la ressemblance de leur mauvaise fortune que pour une certaine ressemblance de nature et de génie. Ce qui fait le Tasse poète est exactement la même faculté ou la même maladie, comme il vous plaira de l’appeler, qui fait don Quichotte chevalier errant. Ils tirent leur malheur et leur grandeur d’un sentiment très noble, mais très dangereux, s’il passe à l’état chronique et s’il arrive à faire partie de notre nature habituelle, car ce sentiment ne s’obtient que par une surexcitation de l’âme, et pour nous élever au-dessus de nous-mêmes il doit commencer par nous anéantir : j’ai nommé l’admiration.

Que le Tasse soit un homme d’imagination, cela n’a pas besoin d’être prouvé ; mais quelle est la forme de son imagination, et à quelle nature morale correspond-elle ? A coup sûr il n’a pas l’imagination créatrice et dramatique ; l’invention des caractères, des événemens, lui fait absolument défaut. La fable de l’Aminta est d’une simplicité voisine de la pauvreté ; celle de la Gemsalemme liberata est tellement aride qu’on peut attribuer au peu d’intérêt qu’elle inspire une partie de la fatigue que cause au lecteur moderne ce beau poème. La trame générale du poème n’est rien ; les épisodes sont tout. Il n’est certes personne qui, ayant lu une fois la Gerusalemme, éprouve le désir de la relire dans son ensemble. Ce que nous y cherchons après une première lecture, c’est tel ou tel de ses épisodes délicieux, Olindo et Sophronia, Herminie chez les bergers, le combat de Clorinde et de Tancrède, les jardins d’Armide, la forêt enchantée ; moins que cela, nous rouvrons le poème pour revoir les deux ou trois octaves où le poète a décrit si merveilleusement les désirs se glissant dans les cœurs des croisés à la vue d’Armide, celles où Renaud, après sa confession, va au lever de l’aurore visiter le mont des Oliviers, ou même, plus simplement encore, pour relire quelque octave isolée où se trouve tel effet de lumière qui nous est resté dans le souvenir. Ces épisodes eux-mêmes ne nous frappent pas par l’originalité de l’invention et la nouveauté ; nous les connaissons pour les avoir déjà vus, sous des formes différentes, chez Virgile, chez Lucain, chez Dante, chez Arioste, voire chez Pulci et Boïardo. La forêt enchantée est reprise de Lucain et de Dante ; les jardins d’Armide sont une imitation évidente des jardins d’Alcine ; ses belles guerrières, Clorinde, Gildippe, sont des imitations de ces héroïnes mises à la mode par les romans chevaleresques, et spécialement de Bradamante et de Marphise ; l’arrivée d’Armide au camp des croisés rappelle d’une manière frappante l’entrée d’Angélique à la cour de Charlemagne dans l’Orlando innamorato de Boïardo et de Berni. Cette imitation ne s’arrête pas seulement aux conceptions principales, elle se retrouve jusque dans les plus petits détails. À chaque instant, la mémoire distingue dans cette ingénieuse mosaïque quelque pièce rapportée, habilement enchâssée, qui appartient à la littérature ancienne ou à la littérature italienne antérieure. Ainsi, pour citer au hasard, le purgatoire des amantes cruelles, dont la bergère Daphné menace la froide Silvie, est évidemment emprunté à la vision d’Anastasio degli Honesti dans le Décaméron de Boccace. Il y a tel incident légèrement exagéré de ses combats, par exemple ce chevalier musulman coupé en deux, dont le buste tombe à terre tandis que les jambes restent à cheval, qui n’existerait pas, si Boïardo et Arioste n’avaient pas écrit. Je sais bien que les grands poètes ne se font aucun scrupule d’emprunter, mais ils savent transformer si complètement leurs emprunts que c’est à peine s’ils sont reconnaissables, et que leur originalité ne perd rien à l’imitation. Arioste par exemple imite autant peut-être que le Tasse, mais il réinvente tout ce qu’il emprunte. Qui reconnaîtrait l’antique fable des amazones dans l’histoire de l’île des femmes ? Qui songe à l’abandon d’Ariane dans l’épisode d’Olimpia et Bireno ? L’imagination du Tasse n’a pas ce feu de forge qui refond les matières qu’elle s’approprie ; ses imitations sont simplement des transcriptions ingénieuses et élégantes qui permettent toujours de distinguer leur origine et leur provenance. À cet égard, on peut dire que le Tasse serait le roi des arrangeurs et des metteurs en œuvre poétiques, si notre Racine n’existait pas.

Le Tasse n’a donc pas l’imagination active des inventeurs, il a l’imagination passive des contemplateurs. C’est un genre d’imagination singulièrement dangereux, et qui atteste chez ceux qui en sont doués une disposition maladive, car il exige une finesse d’organes extraordinaire, et beaucoup de finesse ne va pas sans beaucoup de faiblesse. La vie d’un homme né pour contempler et admirer n’est le plus souvent qu’un martyre voluptueux, tant la souffrance et le plaisir sont étroitement mêlés dans ses sensations. Un tel homme est la victime de toutes les beautés qu’offre le monde, car elles s’imposent à son imagination, qui s’en laisse caresser ou accabler sans opposer de résistance. Il ne dispose pas à sa fantaisie des choses comme l’inventeur, ce sont les choses qui disposent de lui, et la plus petite d’entre elles ne permet pas qu’il lui refuse son tribut d’admiration. Son existence est un frisson perpétuel, une transe incessante de plaisir et de douleur. Tout ce qui passe arrache à l’âme du poète ainsi doué un accent musical, un cri pathétique, une interjection mélancolique ou joyeuse. Cette excessive sensibilité semblerait devoir faciliter l’invention, elle lui nuit au contraire, car elle empêche toute concentration des facultés ; l’extase qui naît de cette surexcitation est passagère autant qu’elle est prompte, et les choses s’éloignent aussi rapidement qu’elles apparaissent. Le poète est à chaque instant à la fois tyrannisé par la poésie et trahi par elle, car elle fuit sans cesse sous son regard pour revenir sous de nouvelles formes, pareille au flux et au reflux d’une mer de beauté. Il devient une sorte d’éternel naufragé de l’idéal ; une vague de cette mer de beauté l’emporte et le recouvre, une seconde le rejette et le laisse à sec. Mais qu’il est heureux, ce naufragé poétique ! S’il n’éprouve que des béatitudes d’une minute, ces minutes sont en nombre infini. Languissant, énervé, disposé par sa faiblesse même à ressentir toutes les délices, son inspiration dure juste le temps que durent les caresses dont les choses l’effleurent, et se renouvelle tout aussi souvent que ces caresses se renouvellent ; c’est dire qu’elle expire sans cesse pour recommencer aussitôt.

Voilà le genre d’imagination du Tasse. Si l’on me demandait de le définir en deux mots, je l’appellerais le poète des beaux frémissemens. Il n’y a guère en effet dans ses œuvres et surtout dans son grand poème que des frémissemens, mais ils sont incessans et de toute sorte : frémissemens de religion, frémissemens d’héroïsme, frémissemens d’amour. Les mouvantes ombres lumineuses qui passent sur un mur blanchi donnent seules l’idée de ces rapides mouvemens d’enthousiasme qui se succèdent pour toute chose indifféremment, pourvu qu’elle soit douée de beauté, et. qui expirent aussi vite qu’ils sont nés. S’étonnera-t-on maintenant que ces octaves de la Gerusalemme, au lieu d’avoir la gravité qui convient à la narration épique, soient tantôt des sonnets amoureusement élaborés, tantôt des commencemens de canzoni, qu’ils participent tantôt du mouvement de l’ode, tantôt de la lenteur pensive de l’élégie ? Que voulez-vous ? le poète n’est pas son maître, et toutes les choses qu’il devrait se contenter de nommer imposent immédiatement à son imagination leur genre de beauté. Il a eu besoin de dire qu’une de ses héroïnes avait souri, et immédiatement il a vu passer sous ses yeux un tel sourire qu’il a oublié, pour en décrire la lumière, sa narration commencée. Un soupir de tendresse s’échappe-t-il du cœur d’un de ses héros, aussitôt son propre cœur tressaille et fait entendre un commencement de concert d’amour. C’est, dis-je, exactement le genre d’imagination de don Quichotte. Il est halluciné, ensorcelé de beauté, comme don Quichotte est ensorcelé de chevalerie. Les beautés visibles du monde agissent sur lui comme la lecture des romans chevaleresques sur don Quichotte, c’est-à-dire d’une manière passive et involontaire. Il est incessamment transporté dans le royaume de l’idéal sans y prendre jamais pied, car ses visions passagères et changeantes l’abandonnent à chaque instant pour le reprendre aussitôt comme les chimères de don Quichotte. Il touche terre, rebondit, tombe de nouveau et se relève encore. La vie de son imagination se compose ainsi d’une succession de tableaux sans continuité ; errante et vagabonde au gré des choses qui la mènent, elle est à la disposition de tout objet qui peut lui arracher une admiration d’une minute.

La valeur du Tasse comme artiste et poète est incontestable ; en a-t-il une autre ? Ses poèmes sont-ils autre chose que de belles œuvres d’art ? En d’autres termes, le Tasse a-t-il une importance historique, est-il un de ces hommes qui ont eu le privilège de marquer une époque, d’exprimer soit une des facultés du génie de leur nation, soit une de ses révolutions ou de ses crises, et dont l’existence individuelle compose ainsi une des phases de l’existence de ce génie ? Il est impossible de concevoir la littérature italienne sans un Dante ou un Arioste, car ils expriment à eux deux toute l’âme de l’Italie : le premier exprime sa véhémence tragique et sa capacité de souffrance, le second sa grâce souriante et son aptitude au bonheur. Supposez qu’ils n’aient existé ni l’un ni l’autre, et l’âme italienne n’aura jamais été révélée au monde. Nous pouvons donc considérer ces deux hommes comme nécessaires, indispensables ; ils ne sont pas des apparitions qui pouvaient être ou ne pas être au gré de la générosité ou de l’avarice de la nature, car ils sont pour nous la manifestation extérieure et visible d’une réalité invisible. Mais le Tasse ! Il semble au premier abord qu’il ne soit qu’un accident heureux, un don capricieux de la nature. On se dit que, s’il n’avait pas existé, le monde n’aurait pas perdu autre chose que deux beaux poèmes faits pour l’amusement plutôt que pour l’instruction de l’esprit, quelques jolies chansons et quelques madrigaux bien tournés, plus une légende romanesque douloureuse. À la vérité, on s’accorde bien généralement à lui attribuer une sorte de signification historique, celle de fermer l’ère de la grande poésie et d’annoncer irrémédiablement la décadence ; mais cette signification est bien misérable et bien triste. En a-t-il une autre que celle-là ?

Eh bien ! oui, le Tasse a cette importance historique qu’on lui refuse trop généralement. À la vérité, il ne révèle rien d’essentiel, rien d’éternel dans la nature de ce génie italien, dont Dante et Arioste ont exprimé la double substance et montré une fois pour toutes l’impérissable structure intérieure ; mais il est un chaînon indispensable dans l’histoire de ses destinées. Le Tasse de moins, et la transition manque pour suivre l’évolution du génie italien d’un de ses états à l’autre, comme elle manquerait pour suivre la transformation de la chenille en papillon, si l’état intermédiaire de la chrysalide était supprimé. Le Tasse est un témoignage de décadence, je le veux bien, mais c’est aussi un témoignage de résurrection, car il présente le spectacle d’une métamorphose mémorable. Le Tasse, c’est en quelque sorte la chrysalide du génie italien ; larve charmante, au contraire des autres larves, en qui se dissout l’âme ancienne, en qui on sent déjà frémir les ailes de l’âme encore à naître ! Nature hybride, il participe de deux caractères, il est le point de jonction de deux arts. Si la mort est là, la vie y est aussi, et ce déclin est une aurore. Il forme le passage entre la poésie, qui dit en lui son dernier mot, et la musique, qui balbutie en lui ses premières mélodies. D’une main, il fait le salut d’adieu à la lignée de Dante et d’Arioste ; de l’autre, il donne le salut de bienvenue, à travers les siècles, à la race des Pergolèse, des Cimarosa, des Rossini et des Bellini. Oui, le Tasse peut être rangé parmi les grands poètes, car la signification sacrée du mot vates a encore en lui toute sa force. Ce voluptueux hypocondriaque remplit à sa manière les fonctions solennelles attribuées au poète : présider aux naissances et aux funérailles des sentimens humains, ensevelir les nobles choses qui ne sont plus et annoncer les nobles choses qui seront un jour. Il est un gardien des traditions antiques en même temps qu’un précurseur.

C’est dans la Gerusalemme que pour la première fois cette transformation devient sensible. Le Tasse, en écrivant son poème, avait la prétention d’écrire une épopée ; mais la première condition d’une pareille œuvre, le génie du narrateur poétique, lui fait absolument défaut. Un véritable poète épique, malgré la singularité de son poème, c’est Arioste. Chez lui, la poésie n’est que le vêtement du récit, et la musique n’est que l’accompagnement des pensées. Dans le Tasse, cet équilibre est rompu, et la musique l’emporte sur les pensées, qui ne sont qu’un prétexte à fioritures, à trilles et à roulades. La Gerusalemme n’est donc pas une narration épique, mais un long poème lyrique. J’ai comparé le plaisir que procure la Gerusalemme au plaisir que peut donner le spectacle d’un ballet, mais il est encore plus exact de comparer le poème lui-même à un immense libretto d’opéra. On a fait jadis un opéra d’Armide, mais je m’étonne qu’un arrangeur moderne n’ait pas eu l’idée de transporter le poème entier sur une scène lyrique, tant il est merveilleusement approprié aux conditions que réclame le drame musical. Il est vraiment curieux d’y observer non-seulement la naissance de la musique, mais les germes de ce genre nouveau qui, au moment même où le Tasse publie son poème, fait son apparition avec le drame pastoral et les fêtes dramatiques de la cour de Ferrare. Ces fêtes et ces pompes auxquelles le Tasse a lui-même coopéré ont laissé leur empreinte sur la plus importante de ses œuvres, qui n’est à un certain point de vue qu’un divertissement à grand spectacle. Observez en effet le caractère des tableaux du Tasse, et dites s’ils ne semblent pas une suite de décors de théâtre, inventés pour le plaisir des yeux. Lorsque nous lisons l’Arioste, nous ne sommes pas étonnés de ses plus magiques tableaux, car en lisant nous sommes comme un voyageur qui découvre graduellement les paysages qui bordent sa route, tant l’art du narrateur est parfait. Au contraire, en lisant le Tasse, nous éprouvons les amusantes surprises du spectateur qui voit se succéder les tableaux les plus imprévus ; ses magnificences ont un caractère théâtral ; nous n’y sommes pas amenés graduellement, nous y sommes poussés subitement comme au coup de sifflet d’un machiniste de génie. Ces pompes sont tellement tout le poème que l’intérêt languit sensiblement pendant les intervalles qui les séparent, comme il languit à l’Opéra entre deux scènes dramatiques et deux divertissemens, et que les parties qui ne sont pas de pur ornement ou de pure mélodie nous fatiguent comme de trop longs récitatifs. Quel superbe tableau d’opéra que la forêt enchantée, et combien propre aux effets de feu de Bengale ! Quel admirable motif de ballet que le séjour de Renaud dans les jardins d’Armide ou son entrée dans cette même forêt enchantée ! Quel merveilleux décor que le décor de la chambre souterraine des pierres précieuses ! Et les scènes de chant et de déclamation, les motifs de duos, de trios, de mélodies, comme ils abondent dans ce modèle du libretto ! Duo d’Olinde et de Sophronie, plaintes de Tancrède sur le corps de Clorinde, chansons rustiques du pâtre hospitalier qui recueille Herminie, grand air d’Armide à la fuite de Renaud, concerts de la forêt enchantée et des jardins d’Armide, duo d’Argant et de Tancrède, chœurs de démons, chœurs de guerriers ; ajoutez des groupes composés de nymphes, de pages, d’ermites, et dites s’il est un spectacle plus complet.

Le Tasse a donc une importance capitale dans l’histoire des évolutions du génie italien, quoique cette importance se dérobe au premier coup d’œil et qu’il soit nécessaire de quelque attention pour la découvrir. Il marque une date mémorable qui ne se rencontre dans aucun livre d’histoire, et quand on vous demandera à quelle époque le génie italien a commencé à opérer sa métamorphose et a passé de la poésie à la musique, répondez hardiment : A l’époque qui est comprise entre la représentation de l’Aminta et la publication de la Gerusalemme. Il a encore une autre importance ; il a donné le baptême du génie au dernier des genres poétiques enfantés par la renaissance, à celui qui marque le terme de la fécondité de ce grand renouvellement intellectuel. Nous voulons parler de ce genre du drame pastoral éclos à la cour de Ferrare d’une pensée de divertissement, et qui, parti d’un commencement modeste, allait arriver à la plus haute fortune et parcourir la plus enviable destinée. Pendant près d’un siècle, la pastorale allait devenir le genre dominant en Europe et marquer tous les autres genres littéraires de son empreinte. Où ne retrouve-t-on pas le drame pastoral durant cette période qui va de la veille de la Saint-Barthélémy à la fin du règne de Louis XIII ? Une fois sorti de son pays natal, il se développe, grandit, et son ambition croît avec chaque marque de faveur qu’il reçoit dans ses nouvelles patries adoptives. En Espagne, il devient le genre à la mode et obsède si bien l’imagination de Cervantes que ce grand homme lui permet de s’introduire dans son chef-d’œuvre, au risque de le gâter. En France, il se mêle au drame et à la comédie, leur fait porter ses travestissemens, et inspire à Honoré d’Urfé le premier modèle du roman français ; mais là où il atteint la plus haute fortune, c’est en Angleterre, où il rencontre des interprètes de génie et où il inspire des hommes comme Spenser, Shakspeare, Ben Jonson, Sidney, Fletcher, Milton. Le succès du drame pastoral est un des plus extraordinaires et des plus rapides qu’il y ait dans l’histoire littéraire. Né en 1554 à la cour de Ferrare avec le signor Agostino Beccari, il s’était mêlé avant la fin du siècle à toutes les manifestations du génie humain. Or le Tasse a poussé plus que personne cette haute fortune, car c’est lui qui le premier donna, avec l’Aminta, le sceau de la perfection à ce genre légèrement artificiel et le rendit digne des destinées qu’il allait parcourir. Ainsi c’est encore le Tasse qui préside à ce mouvement poétique qui se prolonge jusqu’au règne de Louis XIV. C’est lui qui est en quelque sorte le chef d’orchestre du glorieux concert européen pendant près d’un siècle ; s’il est dans le cortège qui marche à sa suite des hommes plus grands que lui, n’oublions pas cependant qu’il marche à leur tête et qu’il est le premier par la date, sinon par le rang.

Nous avons trop peu parlé du livre de M. Cherbuliez, et, en critique égoïste, nous avons profité de l’occasion qu’il nous offrait pour développer notre thèse sur la nature du génie du Tasse, sur la cause psychologique et physiologique de ses malheurs, qui, croyons-nous, eurent leur origine dans les obscurités de l’âme et du tempérament. Le Tasse ne fut pas heureux précisément parce qu’il était né pour le bonheur. Voilà notre thèse, que nous livrons à notre tour à la critique si pénétrante et si élevée de M. Cherbuliez ; mais nous ne voulons pas terminer sans le remercier au nom des amis de la poésie d’avoir parlé en termes si délicats et si nobles de celui qui fut le chantre accompli des élégances mondaines. Le pauvre Tasse n’est pas en faveur de nos jours, et M. Cherbuliez aurait péché par trop d’indulgence et d’enthousiasme que nous n’y verrions aucun mal, car c’est l’injustice que le poète rencontre le plus souvent parmi le public contemporain, quand ce n’est pas l’oubli. Combien y a-t-il aujourd’hui de lecteurs du Tasse, et dans ce petit nombre combien en est-il qui le goûtent réellement et l’apprécient à sa vraie valeur ? Tout récemment nous lisions sur lui, dans un livre remarquable d’un de nos jeunes historiens littéraires, un jugement bien sommaire et bien dur. M. Cherbuliez a essayé de le maintenir à cette place élevée qui est la sienne, et d’où l’on cherche à le faire descendre, et ce n’est après tout que justice. Eh ! sans doute l’inspiration du Tasse n’est pas la grande inspiration, mais c’est une inspiration encore très haute, et, en parcourant l’histoire littéraire, je ne découvre pas une époque, si brillante et si fertile qu’elle soit, qu’un talent de cet ordre ne pût encore embellir et honorer.


EMILE MONTEGUT.

  1. Les derniers numéros du Cours de Littérature familière contiennent une biographie du Tasse, une des meilleures et des plus éloquentes que M. de Lamartine ait écrites.