ESSAIS
DE
MORALE ET DE LITTERATURE

III.
CARACTERE HISTORIQUE ET MORAL DU DON QUICHOTTE.

Don Quichotte de la Manche de don Miguel Cervantes de Saavedra, avec les dessins de Gustave Doré, 3 vol. in-folio ; Paris, Hachette, 1864.

On peut dire de la littérature de l’Espagne qu’elle a partagé exactement les destinées de cette grande monarchie, qui autrefois tint le monde sous la terreur de sa domination, en sorte que cette nation magnanime n’a pas moins souffert dans son âme que dans son corps. Ses sentimens ont sombré comme sa grandeur, ses pensées ont pâli comme sa puissance, ses visions se sont éteintes comme le feu de ses auto-da-fé et le zèle de son fanatisme. Cependant il n’y a pas eu de littérature plus riche, plus variée, plus amusante, et il n’y a guère eu d’esprit mieux doué pour la littérature que l’esprit espagnol. L’Espagne a possédé trois génies bien distincts qui d’ordinaire se trouvent rarement unis ensemble, et dont un seul suffirait à la gloire d’un peuple et à la fortune d’une littérature : le génie mystique, le génie de la réalité et de l’observation, le génie héroïque. Et ces trois génies, elle les a possédés non partiellement, à l’état de mélange et de nuance, mais entiers, complets, et avec tout l’excès de développement qu’ils peuvent atteindre. Les hardiesses et les violences de ses mystiques n’ont jamais été égalées, les peintures que dans d’autres pays on a tracées de la réalité pâlissent devant la franchise et la fougue cyniques de ses romans de mœurs, et la noblesse de ses héros tragiques s’impose, avec une fierté, une autorité et un accent dominateur qui n’ont jamais été connus chez les autres peuples. Les provinces de cette littérature sont aussi nombreuses et aussi riches que le furent les provinces de l’ancienne monarchie espagnole ; elle a ses récits picaresques comparables à de joyeuses Flandres, ses caprices et ses fantaisies, ses saynètes et ses comédies de cape et d’épée comparables à un brillant royaume de Naples, son théâtre tragique et religieux comparable à un Nouveau-Monde aux riches mines d’or et d’argent, et enfin sa littérature mystique et sacrée comparable à cette domination religieuse qui fit connaître à Rome même les douleurs de l’asservissement et qui garrotta l’église des liens de l’infaillibilité pontificale. Cependant toutes ces richesses ont sombré comme dans un immense naufrage.

Qu’entendons-nous par là ? Voulons-nous dire qu’elles ont péri matériellement ? Non, mais nous voulons dire qu’elles ne sont jamais entrées dans la circulation générale des richesses de l’humanité. Elles sont restées enfouies en Espagne comme ces trésors de piastres et de ducats qu’avant leur expulsion les Morisques étaient accusés d’enfouir sous terre pour se rendre maîtres de la fortune des chrétiens. Il n’en a passé dans la circulation européenne que quelque menue monnaie, et cependant cette monnaie a été suffisante pour commencer la fortune d’un Corneille et pour fonder l’honnête aisance d’un Le Sage. Toutes ces œuvres si fortes, si énergiques, si originales, sont donc restées inconnues ou ont été oubliées après avoir brillé un instant, si bien inconnues et oubliées qu’un des titres de gloire de Guillaume Schlegel, et non le moins enviable, est d’avoir compris le génie de Calderon et de l’avoir révélé à l’Europe. Sa découverte parut dans son genre aussi surprenante que celle de la littérature sanscrite ou de la langue zend, et lui valut le même honneur. Et cependant il s’agissait d’un poète qui avait vécu en plein XVIIe siècle, et qui était à peine séparé de nous par deux générations d’hommes. Mais cette admirable découverte de Schlegel elle-même n’a pas eu tous les résultats qu’on aurait pu en attendre et qu’ont eus d’autres grandes découvertes analogues, celle de Shakspeare par exemple. Le trésor de ces drames héroïques et mystiques n’a pas grossi le patrimoine moral de l’humanité. La sublimité du Prince Constant, le fanatisme farouche de la Dévotion à la croix, l’orageux délire du Sorcier merveilleux, la haute et fière mélancolie de la Vie est un songe, ne sont sentis et ne peuvent être sentis que par les critiques, les érudits, imaginatifs, les dilettanti qui ont l’instinct de la grandeur, les lecteurs éclairés dont la pensée peut replacer sans efforts de telles œuvres dans leur milieu naturel, et ressusciter les flammes de ce foyer d’énergie et de religion dont elles furent la suprême lueur. Nous savons bien qu’en tête des œuvres de tout grand poète il faudrait écrire : terrain consacré, interdit aux profanes ; mais, dans le cas de Calderon, les profanes ne sont rien moins que la masse de l’humanité. Ainsi tandis que les œuvres de Shakspeare gagnent chaque jour plus de lecteurs capables de les comprendre et de les aimer, les œuvres du plus grand poète dramatique de l’Espagne deviennent d’heure en heure plus inaccessibles même à ce public restreint auquel elles s’adressent. Chaque tour de roue du temps, en nous éloignant davantage des hommes pour qui elles furent écrites, les rend plus difficiles à comprendre, si bien qu’on peut prévoir le jour où les inspirations du plus grand homme qu’ait eu l’Espagne après Cervantes ne seront plus que le partage d’une rare élite de privilégiés de l’imagination et de l’enthousiasme.

Cependant, parmi ces richesses qu’elle n’a jamais empruntées qu’un moment, et qu’elle a toujours rendues presque en même temps qu’elle les empruntait, comme un bien qui ne lui appartenait pas et dont elle se sentait scrupule de faire usage, l’humanité a distingué un livre, un seul, dont elle s’est emparée, et qu’elle a cette fois refusé de rendre. — Toutes les autres œuvres, a-t-elle semblé penser, étaient marquées au coin de l’Espagne seule ; mais celui-là était marqué à son coin à elle et lui appartenait légitimement. Ce livre s’appelle Don Quichotte de la Manche, et la popularité durable qu’il s’est acquise est à la fois la gloire et le châtiment du pays qui l’a produit.

Pourquoi en effet les œuvres de la littérature espagnole n’ont-elles jamais pu conserver au-delà d’une génération de lecteurs la faveur dont elles ont joui à plusieurs reprises ? Est-ce parce qu’elles sont trop exclusivement espagnoles, qu’elles nous ramènent trop obstinément à un passé disparu, qu’elles peignent trop partialement un certain homme particulier qui n’a été que d’un temps et d’un pays ? Sans doute ce sont là quelques-unes des causes qui ont contribué à les laisser dans l’ombre. Cependant il y a d’autres littératures qui sont aussi exclusivement nationales que la littérature espagnole, et qui n’ont point rencontré les mêmes résistances au dehors, la littérature anglaise par exemple. Les grands poètes anglais, Shakspeare en tête, nous ramènent à une époque historique encore plus éloignée que celle que peint la littérature espagnole, et nous présentent un homme particulier encore plus différent de nous, s’il est possible. S’il est difficile de se faire Espagnol du XVIe et du XVIIe siècle, il n’est guère moins difficile, ce semble, de se faire Écossais et Scandinave du XIe siècle, ou Italien du XIVe ou Anglais du XVe avec Shakspeare. C’est donc dans les différences des sentimens qui animent les deux littératures qu’il faut chercher la raison des différences de leurs fortunes. Une robuste sympathie respire dans la littérature anglaise, quelque nationale et exclusive qu’elle soit. Cet homme du moyen âge que me présente Shakspeare ne m’est ni étranger ni hostile. Il se laisse aborder familièrement, il ne m’effraie ni ne me gêne. Un échange singulier de communications sympathiques s’opère entre nous, il me ramène à lui, et, chose étrange, je le ramène à moi. Je découvre qu’il est autre que je ne suis, et que pourtant il est le même que je suis. L’homme particulier qui est en lui, sans diminuer son individualité ni effacer son caractère, rejoint aisément l’homme éternel. Je puis vivre, combattre, aimer avec lui, et je n’aurais aucune aversion à le choisir pour mon compagnon, mon maître et mon seigneur. Mais combien sont différens les sentimens qu’inspirent les personnages de la littérature espagnole ! Ces personnages, quels qu’ils soient, depuis les héros jusqu’aux mendians, repoussent toute familiarité et dédaignent toute sympathie qui ne vient pas de leurs égaux et de leurs proches. Ce sont les aristocrates les plus exclusifs qu’il y ait au monde. Ils ne semblent pas désirer que je les aborde, et je n’ose vraiment les aborder. Je suis contraint de m’avouer avec une certaine timidité humble que je ne suis rattaché à eux par aucun lien, qu’ils ne sont ni mes égaux ni mes frères, et je me tiens à distance convenable, partagé entre la terreur et le respect. Non-seulement ces hommes sont d’une autre époque que moi, mais ils sont d’une autre substance d’âme. Dans les héros de Shakspeare, je retrouve à la fois l’homme que je suis et l’homme que j’aimerais à être ; mais je n’ai pas la même ressource avec les héros de Calderon. Ils dédaigneraient d’être l’homme que je suis, et je ne puis avoir ni la prétention ni la sottise d’être jamais ce qu’ils sont. Je n’en ai pas la prétention, et même je n’en ai pas le désir. Oh ! que ce noble orgueil doit être un lourd fardeau ! Que cette hautaine susceptibilité doit être un poison corrosif ! Que les flammes de ce fanatisme doivent être dévorantes ! Vraiment, à mesure que je les contemple, je me sens presque pénétrer par le sentiment du bon Sancho Pança après qu’il eut goûté du gouvernement de l’Ile de Barataria : cette grandeur, cette noblesse, cette passion, loin de m’attirer, m’effraient, et je m’estime heureux de ne pas les partager.

On sait qu’un vice affreux, la cruauté, a déparé les magnanimes qualités de cette Espagne héroïque du XVIe siècle. Oserai-je dire qu’il y a dans sa littérature un vice analogue à celui-là, et qu’elle manque de cette vertu qui s’appelle l’humanité ? Elle est noble, élevée, chevaleresque jusqu’à la folie, religieuse jusqu’à l’extase, franche jusqu’à la crudité, sincère jusqu’au cynisme ; elle n’est pas humaine, et par là j’entends qu’elle ne possède pas cette fibre que remuent en nous les douleurs et les joies de nos semblables. Les conteurs picaresques tracent des peintures qui font frémir par leur tranquille dureté ; il secouent les guenilles avec une joie féroce, et plaisantent sur la faim avec une bonne humeur qui épouvante. Dans cette canaille pittoresque qui grouille sous leurs yeux, ils ne voient que des haillons bariolés, des grimaces plaisantes, des groupes amusans à décrire. La même sécheresse envahit les mystiques Espagnols ; ils connaissent le nom de la charité, ils ne connaissent pas la chose, et on pourrait dire, en jouant sur les mots, qu’elle est plutôt chez eux une vertu théologique que théologale. On me faisait remarquer tout récemment que sainte Thérèse n’avait à aucun degré l’amour des pauvres, et cette remarque, qui peut paraître étrange, est de la plus parfaite exactitude : cette âme chrétienne qui reçoit les visites du Sauveur ignore absolument l’existence de ceux que l’église nomme les membres souffrans de Jésus-Christ. Le zèle religieux des écrivains espagnols ignore la charité, leur passion ignore la tendresse. Dans tous les drames et dans tous les récits où l’amour joue un rôle, on chercherait en vain un de ces mots qui font jaillir la source des larmes. Les âmes sont de feu et les cœurs semblent de bronze. Les orages de cette passion sont des orages secs et sans eau, tout à fait comparables aux tourbillons des plaines arides et brûlées, si bien que les sentimens de l’homme semblent s’être formés sur le modèle des phénomènes du climat. Un vent embrasé souffle en furieux et passe en soulevant des nuages de sable chaud qui entraînent et engloutissent tout sur leur passage, et lorsque l’orage a cessé sans qu’une goutte de pluie soit tombée, on aperçoit des cadavres couchés à terre ou des fous menaçans qui escaladent les rochers, ou des coupables qui fuient à toute bride devant la vengeance, au milieu d’un paysage sec, violent et austère.

Comprenez-vous maintenant pourquoi, par un privilège tout exceptionnel, Don Quichotte jouit d’une popularité universelle, pourquoi l’humanité a séparé ce livre de tous les autres livres de la littérature espagnole, et pourquoi nous avons pu dire qu’il était à la fois la gloire et le châtiment de l’Espagne ? — Oh ! qu’on est bien plus à l’aise avec le bon chevalier qu’avec tous les Eusèbe, tous les Cyprien, tous les Sigismond, tous les Fernand de Calderon, et comme on aime mieux la compagnie de son écuyer que celle des Pablo de Ségovie, des Guzman d’Alfarache, des Lazarille de Tormes, des Rinconète et des Cortadillo, bien que ces derniers soient issus du même père ! Vous pouvez sans crainte vous approcher du bon hidalgo, car il est fier sans morgue, bien appris sans orgueil, et pour peu que vous soyez malheureux, opprimé et souffrant, vous trouverez auprès de lui compassion et appui. Il est fou sans doute et il rêve ; mais il est à remarquer qu’il est fou des choses sur lesquelles l’ordre même du monde est établi, des choses que vous avez invoquées dans vos momens d’infortune comme le droit naturel de tout homme. Plût au ciel que son rêve fût une réalité, et qu’il rendît en effet justice aussi bien qu’il se flatte de la rendre ! Tous tant que nous sommes nous ne désirons pas autre chose que ce qu’il désire, nous n’aimons pas autre chose que ce qu’il aime, et si par hasard nos affections ont d’autres objets, nous nous taisons hypocritement et nous nous gardons bien d’en faire l’aveu. Don Quichotte est donc un des nôtres, c’est un frère en humanité, car nous pouvons pleurer sur lui, et, ce qui est plus cher, encore à l’humaine malice et le rapproche davantage encore de nous, nous pouvons rire et nous égayer de lui. Ah ! s’il forçait tyranniquement notre admiration, s’il nous imposait le respect, il nous fatiguerait peut-être ; mais il fournit à notre roture la ressource de nous moquer de lui, et par conséquent il nous devient d’autant plus cher. Sa générosité en fait notre champion, nos quolibets en font notre victime. Tout lecteur peut être pour lui, à sa volonté, un malicieux Samson Carasco ou même un rustre Yangois. Si nous ne pouvons nous élever jusqu’à lui, nous pouvons au moins le rabaisser jusqu’à nous. Il touche donc à l’humanité par tous les points, car l’enthousiasme, l’admiration, la malice et la sottise peuvent également trouver leur compte avec lui.

Ce don Quichotte est cependant très Espagnol, et l’humanité l’a aimé encore à cause de ce titre même. Le chevalier de la Manche résume en effet tout ce que l’Espagne du XVIe siècle eut d’excellent et de noble, tout ce que la postérité a voulu en connaître et en aimer. Don Quichotte a toutes les qualités qui plaisent à l’humanité dans le caractère espagnol, sans aucun des défauts et des vices qu’elle a condamnés. — Il a la vaillance, la fierté, la magnanimité, le désintéressement, une loyauté sans tache, une fidélité à toute épreuve, un honneur aussi intact que l’innocence d’une vierge. — Il ignore l’arrogance, la haine, la cruauté ; son esprit est exempt de cette susceptibilité ombrageuse dans laquelle la vanité a trouvé sa forme la plus redoutable, et les désirs de la vengeance n’ont jamais tourmenté son cœur. Don Quichotte, c’est vraiment l’Espagnol sans reproche comme sans peur. Sa folie ne connaît pas les rêves malséans, et ses chimères, vertueuses comme son âme, sont, parmi toutes les chimères qui hantèrent la forte imagination de l’Espagne, les seules dont nos rêveries aiment encore à se bercer. Don Quichotte est exalté, il n’est pas superstitieux ; il est religieux, il n’est pas fanatique ; il est fou de chevalerie, mais il est exempt de préjugés ; ses visions nagent dans une belle lumière qui, en même temps qu’elle les rend plus distinctes à ses yeux et qu’elle lui fait croire davantage à leur existence, lui montre aussi dans leur plein jour les éternelles réalités de ce monde. Don Quichotte, c’est donc l’Espagne qui est restée chère à l’humanité, celle que nos pères ont admirée et aimée, non celle qu’ils ont combattue et détectée ; c’est l’Espagne sans la fièvre de domination universelle, sans l’esprit de persécution, sans l’inquisition, sans les bûchers. Ainsi ce don Quichotte ironiquement nommé par Cervantes la fleur des chevaliers errans de la Manche se trouve en réalité la fleur du génie espagnol ; il est le témoin de l’Espagne en face de la postérité, et il combat après sa mort pour son honneur et sa renommée mieux encore qu’il ne combattit de son vivant pour la délivrance des princesses enchantées et la vengeance des opprimés.

Ce livre a tenté la verve imaginative et fertile de M. Gustave Doré, l’heureux illustrateur de Dante, et nous le concevons sans peine. C’est un livre avec lequel tout artiste doit aimer à se mesurer, un livre qui se présente tout naturellement à la pensée comme un thème fécond d’inspirations pittoresques. Tout lecteur de Don Quichotte à qui un crayon obéit docilement doit sentir les doigts lui démanger plus d’une fois à mesure que se déroulent devant son imagination les aventures du chevaleresque hidalgo et de son ingénieux écuyer. Un exemplaire de Don Quichotte possédé par un artiste et dont les marges seraient restées vierges de dessins trahirait chez son propriétaire une étrange langueur d’imagination. On peut lire ou contempler, les plus belles choses du monde sans être tenté de les reproduire ou de les interpréter ; mais Don Quichotte et Sancho Pança sont plus heureux à cet égard que les plus belles choses du monde, car une sorte d’instinct irrésistible, et qu’eux seuls, parmi tous les personnages inventés par les grands poètes, ont, je crois, le privilège d’éveiller, excite notre imagination à se représenter matériellement les figures des deux héros de Cervantes. La sympathie railleuse qu’ils nous inspirent met en mouvement à la fois notre enthousiasme et notre sentiment du ridicule, et du même aiguillon dont elle éveille la verve du peintre pique la bonne humeur du caricaturiste. Les doigts poussent d’instinct le crayon moitié dans le désir de tracer un portrait fidèle, moitié par envie d’amusement et par obéissance à une pensée de satire. Nous ne sommes donc pas étonné que ce livre sollicite de préférence à tout autre la fantaisie de l’artiste, et se présente à lui avec mille promesses d’inspirations pittoresques. Eh bien ! ces promesses sont en partie mensongères, et ce sujet qui semble se prêter si naturellement à l’interprétation cache plusieurs écueils contre lesquels tout illustrateur viendra donner, et que M. Doré n’a pu éviter entièrement.

Un de ces écueils est une inévitable monotonie. Quelles que soient en effet la souplesse et l’habileté de l’artiste, son sujet le ramènera toujours forcément à deux personnages qu’il lui faudra représenter dans des situations à peu près identiques. Le fond principal de ses dessins restera forcément toujours le même, les accessoires seuls différeront. J’ai dit que don Quichotte et Sancho donnaient irrésistiblement envie de les dessiner ; mais autre chose est de dessiner leur portrait et autre chose de les suivre d’étape en étape dans leur longue et bizarre odyssée. Don Quichotte et Sancho, dans le roman de Cervantes, sont, on peut dire, presque toujours solitaires, en ce sens qu’ils concentrent sur eux seuls l’attention du lecteur, Ils ne rencontrent jamais leurs semblables qu’en passant, et tout juste le temps nécessaire pour recevoir la volée de coups de bâton obligée à laquelle est condamné don Quichotte en punition de son amour déréglé pour la justice. À quelques exceptions près, tous les personnages du roman ne sont que des comparses avec lesquels Cervantes ne nous donne pas le temps de nouer connaissance ; ils traversent le roman, ils n’y séjournent pas ; ils ne sont là que pour donner à la folie de don Quichotte l’occasion d’éclater et répondre à ses défis par quelques gourmades. Leurs fonctions accomplies, ils disparaissent, et nous n’entendons plus parler d’eux. Le dessinateur éprouvera donc une grande difficulté à éviter la monotonie, s’il s’attache obstinément aux pas des deux héros, et s’il prétend ne laisser passer sans la reproduire aucune de leurs aventures. Ce sera toujours don Quichotte et Sancho cheminant et devisant ensemble, don Quichotte et Sancho rossés et laissés sur place. Il n’y aura guère d’autres différences entre une scène et une autre que les divers paysages au milieu desquels elles se passent et le genre particulier d’étrivières que reçoit don Quichotte ; mais ces différences seront-elles suffisantes pour introduire la variété dans un sujet qui la repousse formellement ? M. Doré me montre don Quichotte et Sancho devisant ou cheminant sur une plaine sèche et nue au milieu des ardeurs du midi, puis le long d’un ruisseau plein d’ombre et de fraîcheur, puis entre des gorges de montagnes escarpées et sauvages. Je vois bien trois paysages différens, mais je ne vois qu’une seule et même action dans ces trois dessins. De même, que don Quichotte soit moulu à coups de poing, rossé à coups de bâton ou lapidé à coups de pierres, le résultat de ces mésaventures ne donnera jamais à l’artiste qu’un unique sujet décomposition. Quoique le livre de Cervantes soit un chef-d’œuvre, il n’est pas sans défaut, et il est permis de trouver des tâches dans ce soleil. Les bastonnades infiniment trop multipliées de don Quichotte finissent par fatiguer le lecteur et par produire sur lui la plus désagréable impression de monotonie. On peut défier qui que ce soit de lire Don Quichotte sans s’y reprendre à plusieurs fois. Comment donc le dessinateur, qui ne peut que nous faire voir don Quichotte et Sancho, échapperait-il au défaut que n’a pu éviter l’écrivain, qui à cependant la ressource non-seulement de nous les faire voir, mais de nous les faire entendre ?

À la vérité on peut dire que le Don Quichotte abonde en épisodes qui permettent à l’artiste de rompre cette monotonie ; l’histoire du captif, la nouvelle du curieux malavisé, le double épisode des amours de Lucinde et de Cardenio, de Dorothée et de Fernand, peuvent fournir des sujets de composition où don Quichotte et Sancho n’auront pas à figurer. Cela est vrai, et M. Doré s’est très habilement servi des ressources que lui offrait la composition décousue et légèrement défectueuse des derniers livres de la première partie de Don Quichotte. Qu’arrive-t-il cependant ? C’est qu’on est tenté de faire au dessinateur exactement le même reproche qu’on fait à l’écrivain, et de lui demander si c’est l’histoire du chevalier de la Manche qu’il illustre, ou un recueil de nouvelles amoureuses et romanesques. Tout à l’heure on se plaignait d’être ramené sans trêve et sans merci à don Quichotte et à Sancho Pança, maintenant on se plaint de ne plus les rencontrer. On cherche quel rapport ces images où sont représentés des hommes en turbans debout au bord de la mer et gesticulant avec passion, des cavaliers qui soutiennent dans leurs bras des dames pâmées d’effroi ou brisées de douleur, ont avec l’histoire de l’ingénieux hidalgo. Il y a mieux : dans les épisodes auxquels don Quichotte n’est mêlé que d’une manière indirecte, comme celui des noces de Gamache, on est désappointé et presque humilié de voir le chevalier figurer au second plan, et réduit au rôle de comparse. Ce type est tellement caractérisé que l’imagination a peine à l’écarter, même momentanément, pour regarder agir ou écouter parler d’autres personnages. Cervantes a commis cependant, me dira-t-on, cette impertinence envers son héros. Les derniers livres de la première partie du roman nous entretiennent de tout autres aventures que des aventures de don Quichotte. Oui, Cervantes a commis cette impertinence envers son héros, mais au détriment de son livre. Le lecteur, qui accepte d’abord docilement la compagnie de Cardenio, de don Fernand, de Lucinde et de Dorothée, finit par trouver que ces nobles personnages lui prennent trop de temps et réclame don Quichotte avec impatience. Or le dessinateur qui suit pas à pas le romancier, et qui donne à ces épisodes un peu parasites une aussi grande importance qu’aux autres parties du récit ne tombe-t-il pas dans la même erreur et dans la même injustice que Cervantes ?

Tels sont les deux écueils entre lesquels devra fatalement naviguer tout illustrateur de Don Quichotte. Si l’artiste ramène trop souvent sous nos yeux don Quichotte et Sancho, il fatiguera notre attention ; s’il écarte un instant les deux héros, aussitôt nous serons étonnés de ne plus les voir. Voilà une difficulté inextricable, à ce qu’il semble ! Peut-être la solution de cette difficulté consisterait-elle à ne pas épuiser le sujet et à ne pas trop multiplier les gravures. De cette façon, le dessinateur, restant libre de choisir les épisodes qu’il lui plairait, pourrait satisfaire à la fois à ces deux conditions contraires. Peut-être la véritable illustration de Don Quichotte, devrait-elle consister en deux portraits fortement conçus et longtemps médités du chevalier de la Manche et de son écuyer, et dans la reproduction de leurs aventures principales. Une dizaine de planches suffiraient à cet objet ; or les dessins, grands ou petits, de M. Doré sont au nombre d’environ quatre cents. Don Quichotte est un personnage très considérable dans le monde de l’imagination, cela est vrai ; cependant ce nombre de dessins semble hors de proportion avec son importance.

Les observations qui précèdent ne portent que sur la manière dont M. Doré a compris l’interprétation générale de son sujet ; mais nous avons à lui faire une querelle plus particulière. Il a oublié de choisir parmi les représentations diverses que son imagination s’est créées de la personne de don Quichotte. Au lieu d’en prendre une et de s’y tenir, il a fait défiler la galerie entière des fantômes de sa rêverie. Son don Quichotte manque d’unité et d’identité : il varie d’une planche à l’autre et ne se ressemble jamais à lui-même : il n’a ni les mêmes traits, ni la même physionomie, ni le même âge, ni la même armure. Tantôt c’est le sec et long hidalgo qui a dépassé le méridien de la vie, celui-là même que nous présente Cervantes ; tantôt c’est un homme qui a dépassé à peine la première jeunesse, et qui est encore éloigné d’au moins quinze années de l’époque où Cervantes prend son héros pour l’introduire devant le lecteur. Nous avons ainsi une série de portraits rétrospectifs de don Quichotte aux âges de sa vie antérieurs à sa folie chevaleresque, de don Quichotte à l’époque où il s’appelait simplement le seigneur Quijada, fort intéressante sans doute, mais qui ne répond plus à la personne présente de l’invincible chevalier de la Manche. Il y en a de plaisans et de comiques, il y en a de nobles et de sévères, et il y en a, ma foi, de très jolis et de tout à fait propres à toucher la dureté de la señora Dulcinée du Toboso, ou à changer en affection sincère l’hypocrisie amoureuse de l’artificieuse Altisidore. Parmi tous ces don Quichotte, l’imagination du lecteur choisira celui qu’elle voudra : le dessinateur semble avoir volontairement renoncé au privilège de lui en imposer un.

Nous avons dit les critiques qu’on peut élever contre l’œuvre nouvelle de M. Doré ; mais ces défauts, qui portent principalement sur la partie humaine des dessins, sont amplement rachetés par la partie pittoresque, qui est la grande nouveauté de cette illustration. On a là sous les yeux la topographie vivante, pour ainsi dire, du pays où vécut et combattit don Quichotte. Voici les vrais paysages de la Manche, la vraie plaine de Montiel, les vrais rochers de la Sierra-Morena, les bois et les ruisseaux qui longent la route conduisant à Barcelone. Le crayon de M. Doré a reproduit vigoureusement cette âpre et chaude nature avec sa végétation rare d’arbres nains ou d’herbes grasses et piquantes, ses rochers nus et chauves, sans verdure et sans fleurs ; mais cette nature n’est pas tout âpreté et violence, elle a ses douceurs et ses sourires, et M. Doré sait les saisir au passage et les fixer avec autant de mollesse et de grâce qu’il met de vigueur à reproduire ses traits sévères. Les bois et les retraites où hommes et troupeaux fuient les ardeurs meurtrières de ce soleil voisin de l’Afrique lui ont livré tous les secrets de la transparence de leur atmosphère, de la fraîcheur de leurs eaux, du crépuscule de leurs ombres. On se lasserait de compter les délicieux paysages qui abondent dans cette illustration. Comme la lune qui éclaire cette nuit grotesquement célèbre où don Quichotte fit la veillée des armes jette une lumière à la fois malicieuse et sympathique ! Elle rit sous cape, cette bonne lune, pendant que des nuages qui affectent vaguement la forme de dragons passent sur son disque, et qu’elle éclaire spirituellement tous les détails et tous les accessoires vulgaires qui nous font finement comprendre tout ce qu’a de comique la folie du chevalier. Le dessin qui représente don Quichotte et Sancho à leur première sortie, descendant un chemin en pente aux premières heures du jour, a toute la fraîcheur de l’aube. Quelle transparence et quelle légèreté d’atmosphère dans le délicieux paysage où la belle Dorothée vient chercher la solitude et le silence ! Quelle mélancolie sombre dans le dessin où don Quichotte, après sa défaite par le chevalier de la Blanche-Lune, contemple les flots et laisse échapper ces paroles navrantes : « Là tomba son bonheur pour ne plus se relever ! » Je n’indique que quelques-uns de ces paysages ; il y en a bien d’autres non moins poétiques et beaux que ceux-là. Toutefois, en accordant nos éloges absolus à cette partie de l’œuvre, nous ne pouvons nous empêcher de faire une observation. L’auteur de ces dessins incline trop à sacrifier la partie humaine, qui devrait être l’essentielle, à la partie pittoresque, qui ne devrait être que l’accessoire. Il s’arrête à toute ligne du texte qui lui permet de dessiner non une action nette et déterminée, mais une plaine, une gorge de montagnes, une prairie, un effet de lumière. Cette préoccupation du paysage, parfaitement légitime dans des sujets tels que l’Atala, s’explique beaucoup moins dans des sujets tels que les Contes de Perrault et le Don Quichotte. Nous lui signalons cette inclination de plus en plus prononcée de son esprit[1]. Et maintenant que nous en avons fini avec la nouvelle illustration, tournons-nous un instant vers Don Quichotte lui-même, et essayons par quelques interrogations discrètes d’apprendre de lui le secret de sa folie et de sa grandeur.

Les critiques modernes ont à diverses reprises découvert dans Don Quichotte bien des symboles ingénieux et bien des significations profondes. Quelques-unes de ces significations sont parfaitement fondées, d’autres restent plus douteuses. Il est très vrai par exemple que Don Quichotte, chevalier à une époque où il n’y a plus de chevalerie, représente l’enthousiaste rétrospectif, il est très vrai encore qu’il finit par symboliser le douloureux contraste qui existe entre les aspirations des âmes nobles et les platitudes de la réalité ; mais il est moins certain que ce livre représente la lutte des deux principes, ou qu’il faille prendre le chevalier pour le symbole de l’âme et son écuyer pour le symbole du corps. Nous écarterons donc toutes les significations arbitraires pour nous en tenir aux-plus apparentes, à celles qui frappent les yeux et s’offrent d’elles-mêmes à l’imagination la moins subtile. Elles sont encore très diverses, très nombreuses et très belles.

Don Quichotte est en effet le symbole de bien des choses, et d’abord il est la personnification même de son auteur. Nous ne voulons pas dire seulement par là que les déboires de Cervantes ont une grande analogie avec ceux de don Quichotte, et qu’on peut tirer de leurs deux existences la même triste et affligeante moralité. Ce mince gentilhomme, soldat du régiment de don Lope de Figueroa, estimé de don Juan d’Autriche et de ses supérieurs hiérarchiques à peu près de la même façon que don Quichotte par le duc et la duchesse, retenu par la pauvreté et la fatalité du sort dans les rangs inférieurs de l’armée et de l’administration, blessé à Lépante, captif chez les Maures, dévoué à ses compagnons d’infortune jusqu’à prendre leurs fautes à son compte et à détourner sur sa tête le châtiment qui les attend, bassement persécuté et recevant, pour prix de tant de grandeur d’âme, de courage et d’héroïsme, les bons témoignages de la calomnie et l’hospitalité des prisons, présente une ressemblance frappante, et qui dispense d’insister, avec ce maigre hidalgo si généreux, si courtois, qui sort de sa bourgade pour purger la terre de ses tyrans, et qui reçoit pour récompense les horions de toutes les victimes qu’il délivre, qui cherche partout des chevaliers félons et ne rencontre que des rustres pour adversaires, dont l’imagination vit familièrement avec les héros de tous les temps, et qui est réduit, pour unique société, à la compagnie de la canaille des hôtelleries et des grandes routes. La ressemblance toutefois ne s’arrête pas aux deux personnes de l’auteur et du héros, elle est moins extérieure et plus morale. Don Quichotte est l’expression même de l’esprit de Cervantes, la figure de son talent, la forme visible de son imagination, une des plus étranges qu’il y ait eu au monde.

Pour former cette imagination, le génie héroïque et le génie picaresque de l’Espagne se sont unis par un mariage extraordinaire et presque contre nature. Cette union n’est pas une de ces unions relâchées et libres comme celle de deux amis mal assortis, c’est une fusion complète. Ces deux génies contraires ne conservent pas dans leur association leur personnalité distincte, ils sont fondus l’un dans l’autre, comme l’âme dans le corps, si bien qu’on ne peut les concevoir l’un sans l’autre de même qu’on ne peut loger l’enthousiasme de don Quichotte ailleurs que dans un corps sec et long. C’est quelque chose de très noble et de très trivial, de très élevé et de très bas, de très sensé et de très fantasque, qui produit une impression unique de saisissante originalité. On admire ce mélange comme une merveille dont le modèle ne se rencontrerait pas dans le monde moral, et dont on chercherait vainement le secret dans la nature. On se dit que, pour former une telle combinaison, la nature en effet n’aurait pas suffi, et qu’il y a fallu encore l’action de la fortune et les jeux du hasard. Née forte, sensée et noble, cette imagination est sortie des mains de la fortune martelée, bossuée, mordue de rouille, toute semblable à l’armure de don Quichotte, qui est à la fois une armure de chevalier véritable et une défroque en ferraille propre à servir de travestissement dans une mascarade historique. Pour se figurer exactement cette forme d’imagination, il est nécessaire d’unir en un seul personnage les contrastes les plus baroques. Représentez-vous par exemple un grand seigneur en haillons, Alexandre roulant le tonneau de Diogène, le Cid parlant l’argot de Güzman d’Alfarache, un héros de Corneille qui porte l’habit des camarades de Gil Blas. Ou bien encore figurez-vous les contrastes que présente le faubourg d’une vieille ville d’Espagne, loin des quartiers brillans et des palais des grands, à ce point où la ville rejoint la campagne, où l’œil peut contempler à la fois les aspects les plus abjects de la civilisation et les aspects les plus rians de la nature. Voici la sale posada où l’académie des thons tient ses séances. Voici l’hôpital de la Résurrection, où les deux chiens Scipion et Berganza dissertent la nuit si savamment sur l’espèce humaine. Ces deux enfans déguenillés qui se faufilent dans cette allée obscure ne sont-ils pas Rinconète et Cortadillo d’infâme mémoire, et cette vieille qui se traîne jetant un regard oblique et tendre sur tous les chiens qui passent, ne serait-ce pas la Canizarès qui poursuit la recherche du fils de son amie la sorcière, qu’elle sait enchanté sous cette forme abjecte ? Cependant au milieu des vociférations et des propos sordides de cette canaille on peut distinguer la voix d’un poète famélique et enthousiaste invoquant les noms sacrés des Muses et d’Apollon, ou celle plus sympathique encore de quelque vétéran en loques qui parle des campagnes de Flandre, de la gloire de Lépante ou des splendeurs du Nouveau-Monde. Quelle que soit la trivialité de ce spectacle, l’âme ne se sent ni enlaidie ni abaissée. Une note héroïque suffit pour la remettre au diapason normal de l’humanité et pour lui faire garder sa dignité et son rang. D’ailleurs un beau soleil, tombant d’aplomb sur toutes ces guenilles et toutes ces immondices, leur enlève une partie de leur laideur, entretient dans l’âme la joie, la liberté, l’enthousiasme de la beauté, l’amour de la vie, et la splendeur des horizons qui se déploient dans le lointain l’invite à prendre la clé des champs et à partir, comme don Quichotte, à la recherche des aventures. Voilà, décrite aussi exactement qu’il nous est possible, la forme d’imagination de Cervantes et l’impression, qu’elle fait sur nous.

Si jamais héros de roman ou de poème fut le fils légitime de son auteur, ce fut bien ce don Quichotte que, dans le prologue de son livre, Cervantes présenté si plaisamment au lecteur. « Ce fils maigre, rabougri, sec, fantasque, plein de pensées étranges, tel enfin qu’il pouvait s’engendrer dans le silence d’une prison où tout bruit sinistre fait sa demeure, » est bien la chair et le sang de Cervantes. Il est sorti de son cerveau à peu près comme Minerve du cerveau de Jupiter. Le génie fier, libre et joyeux de Cervantes a fini par s’ouvrir sous les coups d’une adversité continue, et l’étrange créature est venue au monde semblable de tout point à son père par la tournure, le caractère et le tempérament. Sa maigreur et sa fièvre témoignent des longs jeûnes et de la misère prolongée de Cervantes, comme les scrofules des enfans témoignent du tempérament malsain de leurs parens. Il présente, comme son père, le spectacle touchant et risible d’une âme noble emprisonnée dans une condition misérable, dont toutes les pensées sont nécessairement des chimères et tous les désirs des rêves. Ses discours sont une fête pour l’intelligence et son accoutrement un scandale pour l’œil, et vraiment rien n’est plus déconcertant que l’aspect de cet homme qui parle si bien et qui porte une cuirasse grotesque raccordée par des ficelles, des chausses reprisées et un habit de gros drap de la Manche. L’ange de l’enthousiasme l’enlève par les cheveux, comme autrefois le prophète, pendant que le monde picaresque s’accroche à ses pieds, et, ainsi tiré en double sens, son maigre corps s’allonge encore et présente le tableau le plus comique qui se puisse concevoir. Ses vaillans patrons eux-mêmes, Amadis de Gaule ou don Bélianis, ne pourraient s’empêcher de rire en le voyant ainsi tiraillé entre Merlin et Maritorne. Don Quichotte ne s’est jamais plaint de sa pauvreté ; mais Cervantes, on le voit, a durement ressenti à sa place l’odieuse vérité de cette parole du poète latin : « nil habet paupertas durius in se, quam quod ridiculos homines facit ; la pauvreté a cela de plus particulièrement dur qu’elle rend les hommes ridicules. » Voilà bien l’exact portrait de l’imagination de Cervantes, ce composé bizarre de trivialité et d’héroïsme, de réalité positive et de rêverie fantasque. Voilà bien aussi l’enfant de la solitude, de la prison et du malheur, engendré sur un grabat, dans les visions de la fièvre, par un esprit noble que la musé compatissante et sans hypocrisie a visité comme un succube bienfaisant. À mesure que l’on contemple ce corps baroque et cette physionomie vaillante et folle, on est frappé de l’idée que ce personnage, comme certains de ces héros de romans de chevalerie qu’il aimait tant, le roi Arthur ou le sage Merlin, doit sa naissance non à l’accomplissement d’une loi de la nature, mais à une opération de la magie, tant il est excentrique et différent des autres humains, même fous et chimériques. On s’ingénie volontiers pour lui supposer des parens, et, le souvenir des vieilles allégories revenant à l’esprit, on s’arrête à l’hypothèse qu’un jour Chevalerie épousa Guignon, et que de cette union naquit le héros de la Manche. Dès lors tout s’explique, sa folie et sa noblesse, ses longues jambes et ses belles pensées, l’admiration qu’il inspire et les innombrables coups de bâton qu’il reçoit.

Ce don Quichotte, portrait de l’imagination de Cervantes, est aussi le miroir de son cœur. C’est un livre amer et doux où on peut lire les impressions que la vie a faites sur l’homme qui l’a écrit et le genre particulier de misanthropie qu’elle lui a inspiré. Il n’y en a guère eu de plus riante et de plus gaie. Les coups redoublés du malheur n’ont pu dompter la liberté ni éteindre la lumière de cette âme magnanime et joyeuse. Sa candeur hardie a traversé les pires marais de la vie sans que sa pureté ait reçu une éclaboussure de leurs fanges, et sa santé une atteinte de leurs exhalaisons. Il n’y a dans Cervantes nul fiel et nulle rancune, nulle âpreté et nulle violence. À côté de ce grand homme qui connut toutes les duretés du malheur, les misanthropes les plus modérés, Molière par exemple, paraissent presque sinistres. Une certaine tristesse le distingue, il est vrai, mais si lumineuse, si semblable à une belle journée de printemps, qu’elle fait épanouir le cœur au lieu de le contracter, et que les hommes, qui n’ont pas le temps d’y regarder de si près, l’ont toujours prise pour la bonne humeur. Pourtant une fibre sensible a été blessée et saigne aisément, celle que fait vibrer l’âpre parole du poète que nous avons déjà cité : nil habet paupertas durius) etc. Une sorte d’idée fixe est entrée en lui qui ne manque jamais de se montrer à la plus légère occasion : cette idée, c’est que sans doute la pauvreté n’est pas un malheur, mais un vice, à voir la manière dont les hommes en agissent avec elle. Il parlera d’un pauvre honorable, et se hâtera de demander si un pauvre peut avoir de l’honneur. Il fait hardiment de pauvre le synonyme de vil et de bas, et ce qu’il y a de très particulier dans cette assimilation blessante, c’est qu’elle n’est pas une boutade, mais une sorte de conviction très arrêtée qui se retrouve dans tous ses écrits et notamment dans le Don Quichotte. De tout temps, les sages ont donné aux pauvres le conseil de n’avoir que des désirs en rapport avec leur situation et des besoins en rapport avec leur fortune. « Sois modeste, frugal, laborieux, disent-ils au pauvre, évite la vanité, la sensualité et la paresse. » Cervantes va beaucoup plus loin, il conseille nettement au pauvre d’être franchement vil et bas. Un pauvre qui a des sentimens élevés et généreux est un insensé qui n’est pas en équilibre avec lui-même, puisque ses sentimens ne sont pas en accord avec ses moyens d’action. Quelle différence y a-t-il entre un pauvre qui est gourmand ou sensuel et un pauvre qui est généreux ? Aucune, si ce n’est que le premier est un vicieux et que le second est un fou. Une des conclusions qui sort naturellement du Don Quichotte et la plus attristante de toutes, c’est que des sentimens nobles sont pour un homme de condition inférieure non-seulement un danger, mais un ridicule ineffable. Laissez, dit-il, laissez aux rois les pensées royales et aux nobles les pensées nobles. Sois franchement ce que tu es, si tu veux éviter le malheur. Tu es roturier de naissance, sois aussi roturier de cœur ; tu es plébéien, sois franchement ignoble où butor. La hiérarchie des sentimens doit être réglée sur la hiérarchie des conditions. Joue donc le rôle que le sort t’a donné à jouer, et non celui d’un autre, et tu sortiras de l’humanité avec la réputation d’un bon comédien, sans avoir à te repentir à ton lit de mort, comme le valeureux don Quichotte de la Manche, d’avoir manqué ta vie. Don Quichotte prête à rire ; pourquoi ? Est-ce que ses sentimens sont ridicules ? Non, c’est que ces sentimens, qui seraient parfaitement à leur place dans le cœur d’un Cid Campeador ou d’un don Juan d’Autriche, sont vraiment grotesques chez un mince hidalgo qui soupe tous les soirs d’une vinaigrette et dîne le dimanche d’abatis de bœuf. Combien plus sages sont les muletiers qui le rouent de coups, les Maritornes qui le bernent et les aimables plaisans qui se jouent de lui !

On peut aussi considérer don Quichotte comme une personnification de l’Espagne du XVIe siècle, sans avoir besoin de trop torturer la lettre de ce livre. La tragique histoire de l’âme espagnole y est racontée tout au long avec une rage silencieuse et une amertume concentrée par un témoin, sympathique et sévère à la fois, qui a pénétré le néant de cette grandeur et la folie de cet héroïsme. Le Don Quichotte paraît juste à la fin de ces prodiges de vaillance et d’énergie qui avaient duré tout un siècle, au moment même où l’Espagne voit sa gloire s’éclipser, et peut dire comme le chevalier de la Manche après son combat avec le chevalier de la Blanche-Lune, en regardant la mer pour la dernière fois et en retournant tristement à son logis : « Ici tomba mon bonheur pour ne se relever jamais. » Les jours sont loin où elle avait fait sa première sortie, l’âme pleine d’espérances, et où elle s’était élancée à la conquête du monde sur la parole d’un monarque ambitieux. Depuis ce jour, un siècle s’est écoulé ; la fortune, d’abord souriante, n’a pas tenu toutes ses promesses, les déceptions ordinaires de la vie qui atteignent les nations comme les simples individus ont lassé cette énergie qui avait fait trembler la terre et porté l’incrédulité dans ces cœurs que rien ne semblait pouvoir ébranler. L’Espagne a éprouvé défaites sur défaites, et l’humiliation qu’elle en a ressentie a été en proportion de cet orgueil qui la portait à se croire invincible : quant au monde, il en a ri, de ce rire qui est d’autant plus insultant que l’adversaire a été plus longtemps victorieux.

Avez-vous remarqué que les déboires de don Quichotte s’expliquent en partie par sa manière de procéder, qui est une des plus irritantes qu’il y ait au monde et des plus propres à provoquer l’indignation ? D’ordinaire il lance un défi à un passant inoffensif qui ne sait ni quel il est ni ce qu’il demande, et puis immédiatement, sans crier gare, il se précipite sur lui la lance en avant. Le passant ainsi surpris par une attaque qu’il juge à bon droit brutale, et dont il n’a pas le loisir de rechercher le mobile, se rue sur le chevalier et le laisse moulu de coups surplace, à la grande hilarité des spectateurs, qui trouvent, non sans quelque raison, que cette volée est le juste châtiment de ses provocations. Cette manière de procéder fut à peu près celle de l’Espagne. Aussi les peuples ont-ils fini par s’indigner contre les assauts de cette nation, qui les défie sans qu’ils sachent pourquoi, se lance sur eux à tort et à travers, prend des moulins à vent pour des géans, des bourgeois paisibles pour des fils de Satan, et des différences d’opinion pour des crimes de lèse-divinité. Alors l’Espagne est rentrée chez elle comme don Quichotte, moulue de coups, harassée et malade. Non, il n’y a rien de plus navrant au monde et qui se ressemble davantage que le retour de don Quichotte à son donjon de la Manche et la décadence de l’Espagne après la défaite de l’Armada et la perte des Provinces-Unies. Samson Carrasco, le neveu du barbier, a terrassé cette vaillance que des muletiers, des chevriers et des valets d’hôtellerie avaient déjà si fort ébranlée ; des roturiers huguenots, des rustres anglais, des maritornes flamandes, ont eu raison de la noble Espagne. En ce moment, tous les échos de l’Europe lui crient le mot cruel qui acheva le cœur de don Quichotte à son entrée dans son village : « elle est morte, ta dame, et tu ne la reverras plus ! » L’esprit chevaleresque, avec don Quichotte, peut se mettre au lit et mourir.

Telle est la sombre histoire qui se laisse lire sans effort sous les voiles transparens de l’allégorie romanesque. Le Don Quichotte est l’œuvre d’un patriote attristé dont la raison est en lutte avec le cœur, et qui ne peut se défendre d’aimer ce qu’il maudit. Vous étonnez-vous qu’il n’y ait pas d’unité dans le caractère de don Quichotte, que ce fou soit si sage, que cet homme de tant d’intelligence ne soit cependant qu’un pauvre insensé ? C’est qu’il y a deux Cervantes comme il y a deux don Quichotte, et que l’un et l’autre prennent alternativement la parole. Il y a un chevalier fou de bravoure, de magnanimité, de générosité, celui qui donne la prédominance aux armes sur les lettres par la bouche de don Quichotte et un homme de génie qui sent avec irritation les dangers de cet héroïsme absurde. Son cœur de Castillan et de vieux chrétien triomphe et s’alarme en même temps, et il raille ce qu’applaudit son orgueil patriotique. À ce moment suprême où tournent les destinées de l’Espagne, Cervantes fut la voix qui exprima le touchant et douloureux mélange de sentimens du peuple espagnol à l’égard de ses maîtres, voix discrète et singulièrement respectueuse qui s’enveloppe d’allégories et que la postérité seule a pu entendre. Quel touchant symbole de la fidélité du peuple espagnol à ses rois que la personne de ce bon Sancho Pança, qui, malgré son peu d’amour pour les coups et les jeûnes inutiles, consent à suivre son maître par des chemins où, pour parler son langage populaire, il y a à rencontrer plus d’amandes de rivière que de biscuits ! A la cour de la duchesse, après avoir raconté toutes les folies de son maître, il termina son discours par ces paroles admirables : « Eh bien ! tel qu’il est cependant, je l’aime, et jamais rien ne nous séparera jusqu’à ce qu’une même bêche et une même pioche nous creusent un même lit. » Voilà les sentimens politiques du peuple espagnol et sa fidélité monarchique. On lui dit, comme à Sancho, qu’il faut qu’il se donne trois mille coups de fouet pour désenchanter Dulcinée et quinze coups d’épingle pour ressusciter l’amoureuse Altisidore ; il demande ce que sa chair peut avoir de commun avec Dulcinée ou Altisidore, et il cède cependant par reconnaissance pour ce maître généreux dont il mange le pain sec, et qui, ne pouvant lui donner encore l’île qu’il lui a promise, lui fait partager libéralement les coups de bâton qu’il reçoit. Ce dévouement est fait pour surprendre ; mais, si vous connaissiez ce maître, si vous aviez vu comme il châtia l’audace du Biscaïen, avec quelle aisance il désarçonna le chevalier des Miroirs et avec quelle intrépidité il entra dans la cage des lions ! Par-dessus tout, si vous saviez quelle tranquillité il oppose à la mauvaise fortune, et quelle résignation il oppose au besoin ! Il n’a jamais envie de boire ni de manger, il peut se passer de dormir, et il est toujours prêt à donner sa bourse et son manteau. Il n’y a que le plat à barbe qui lui sert de casque et sa vieille rondache qu’on ne pourrait lui arracher, ni par force ni par prière. Parfois, il est vrai, on a bien envie de regimber contre ses lubies ; mais alors il tourne sur vous des regards si pleins de reproches et il vous dit d’une voix si sévère : « Quand donc, ami Sancho, te corrigeras-tu de ces sentimens de roturier ? » qu’on se sent humilié et tout honteux. Que faire avec un tel maître ? Se taire, admirer et suivre. C’est ce que fait Sancho Pança, et c’est ce que fait aussi Cervantes.

Jamais homme de génie ne s’est trouvé dans une plus pénible situation d’âme et de cœur que Cervantes. Ses sentimens et ses facultés sont un amalgame d’élémens contraires qui s’arrangent comme ils peuvent, et finissent par s’équilibrer dans une harmonie fantasque. Il y a en lui un patriote dont la clairvoyance contrarie l’enthousiasme, il y a en lui un libéral dont les préjugés nationaux contrarient le libéralisme. Libéral et libéralisme sont des mots bien modernes ; cependant je n’hésite pas à les employer pour caractériser le sentiment d’humanité qui est propre à Cervantes. Il est vraiment libéral, et il est même, je crois, le seul des Espagnols de la grande époque auquel on puisse donner ce titre. Le phénomène qu’il présente est comparable à celui de la coque verte de la rose qui se brise progressivement pour laisser épanouir le bourgeon. Figurez-vous un homme qui se fendrait comme une croûte sèche, comme une enveloppe qui bientôt sera hors d’usage, et dont les fissures laisseraient voir un autre homme encore replié sur lui-même. Cervantes est placé à ce point de transition où la chevalerie, qui n’est qu’une forme du libéralisme éternel, se fend pour ainsi dire comme une écorce pour laisser jaillir l’esprit des temps nouveaux qu’elle protège et contraint encore. Cervantes n’a possédé que deux des trois génies particuliers à l’Espagne, et les deux qui, par leur combinaison, pouvaient le mieux engendrer un homme des temps modernes, le génie héroïque et le génie picaresque. Le génie mystique n’a jamais pesé sur son esprit ; il n’y a pas dans ses écrits une seule ligne où l’on sente le visionnaire et le fanatique. Il laisse percer des sentimens religieux, mais qui s’arrêtent à un noble enthousiasme et qui aiment encore à revêtir les belles formes de l’esprit chevaleresque, comme dans cette scène où don Quichotte disserte si éloquemment sur les statuettes de plâtre de saint George, de saint Martin, de saint Jacques, de saint Paul et autres grands chevaliers des escadrons du Christ, ainsi qu’il les appelle lui-même. Une seule fois il a pris pour sujet d’une de ses pièces de théâtre un de ces thèmes théologiques qui ont fourni au génie violent et mystique de Calderon tant de chefs-d’œuvre ; mais l’inclination de son esprit est tellement chevaleresque et humaine que ce sombre sujet s’est transformé sous sa plume, et que la conception du Don Quichotte a trouvé moyen de se faire jour dans la seule œuvre mystique qu’il ait écrite. Il s’agit d’un vaurien favorisé du ciel qui se convertit et qui demande à Dieu de prendre à son compte les horribles maladies d’une pécheresse à la condition que son âme sera sauvée. Don Cristoval (c’est le nom de l’heureux vaurien), devenu le père de la Croix, est le don Quichotte de l’ascétisme : il donne tout dans ce troc sublime, les mérites de ses prières, de ses macérations, de ses jeûnes, pour devenir l’acquéreur d’infirmités repoussantes. Mais l’humanité de ce fier esprit est garrottée par mille liens invisibles. Les préjugés de l’Espagnol, l’orgueil du sang et de la race pèsent sur lui d’un poids plus lourd que ne l’exigerait le patriotisme. Croirait-on qu’il partage pour tout ce qui n’est pas de pur sang de vieux chrétien, et spécialement pour les Morisques, l’aversion générale de ses contemporains ? Dans le dialogue des deux chiens Scipion et Bérganza, il applaudit formellement par avance à leur future extermination. Rappelez-vous la manière méprisante dont Sancho traite son ami le Morisque Ricote, lorsqu’il le rencontre après son départ de l’île de Barataria, et comme il lui fait sentir à mots couverts, mais nets, qu’ils n’appartiennent pas à la même franc-maçonnerie, et qu’ils doivent aller chacun de son côté. Rappelez-vous encore l’histoire du captif et les louanges prodiguées à la belle Zoraïde pour avoir trahi son pays, son père et sa religion. Ce malheureux père surtout est traité avec autant de dureté par le narrateur que par sa fille. Il n’y a pas une larme pour cette grande et légitime douleur, pas un accent d’humanité, et un silence impitoyable est la seule réponse qu’obtiennent ses sanglots et son désespoir.

Don Quichotte n’est pas seulement tan symbole de l’Espagne ; il a été, et en plus d’un sens, un personnage historique et qui a réellement vécu : par exemple il croit aux récits des romans de chevalerie ; mais a-t-il donc si grand tort d’y croire ? Non-seulement tous ses contemporains aimaient ces récits, à commencer, par son père Cervantes, qui en sauve le plus qu’il peut de l’auto-da-fé du curé et du barbier, grands connaisseurs eux-mêmes, et à terminer par cet érudit licencié qui expose avec tant de bon sens comment ces livres, tout absurdes qu’ils sont, seraient des cadres admirablement trouvés pour le poème épique ; mais beaucoup y croyaient aussi fermement que don Quichotte lui-même. Rappelez-vous l’incrédulité de l’hôtelier lorsqu’on veut lui prouver que ces récits sont faux. Il veut Men admettre que don Quichotte est fou, mais non pas que les chevaliers errans n’ont jamais existé. L’hôtelier et don Quichotte ont raison l’un et l’autre. Qu’est-ce donc que l’histoire de l’Espagne au XVIe siècle, sinon l’histoire d’une multitude de don Quichotte sérieux ? La seule différence qu’il y ait entre eux et lui, c’est que la réalité de leur vie s’est trouvée d’accord avec leur rêve. Don Quichotte croit à l’existence d’Amadis de Gaule ; mais pourquoi, aurait-il pu répondre, n’y croirais-je pas, puisqu’aussi bien je suis obligé de croire à l’existence de Fernand Cortez ? En quoi l’un est-il plus merveilleux que l’autre ? Si Cortez est historique, pourquoi donc Amadis serait-il apocryphe ? Les romans de chevalerie sont pleins de cabrioles merveilleuses, de bonds prodigieux, de chevaliers qui se précipitent du haut des tours et touchent terre sans se faire le moindre mal. Eh bien ! pourquoi pas ? Rappelez-vous le saut d’Alvarado. Dans un combat contre les Mexicains, Alvarado se trouva seul en face des ennemis, séparé de ses compagnons par un fossé en apparence infranchissable ; alors, fixant sa lance en terre et s’en servant comme de point d’appui, il sauta le fossé d’un bond prodigieux, au grand ébahissement des Mexicains, et mérita ainsi de porter désormais dans l’histoire le nom d’Alvarado del Salto. Don Quichotte croit aux andriaques et autres monstres merveilleux sur la foi des romans de chevalerie ; mais demandez à sainte Thérèse si ces monstres n’existent pas. Elle les nomme autrement, voilà tout. Plusieurs fois elle fut assaillie du démon : un jour, elle l’aperçut à ses côtés sous la forme d’une énorme bête qui vomissait le feu ; une autre fois, comme elle le sentait rôder autour d’elle, elle se retourna et vit un petit nègre qui grimaçait en la regardant. Elle, d’un cœur intrépide, se mit à rire, et le petit nègre s’évanouit. Doutez-vous des enchanteurs, la même sainte vous apprendra ce qu’il faut en penser. Un jour, un prêtre en état de péché mortel-lui ouvrit son âme : sainte Thérèse se fit remettre une amulette magique qu’il portait sur lui, la jeta au fond d’un puits, et dès lors les obsessions du péché disparurent. Don Quichotte croit à la chevalerie errante ; Ignace de Loyola, chevalier errant lui-même, y croyait aussi. Que pensez-vous qu’il voulût fonder lorsqu’il alla faire la veillée des armes au pied des autels de la Vierge ? Un ordre monastique ou un ordre de chevalerie ? L’esprit de la chevalerie fut non pas le moyen, comme on l’a dit, mais le principe de son institution, et il créa vraiment l’ordre des chevaliers errans de la Vierge et de Jésus. Un dernier exemple. Je demande laquelle des rêveries saugrenues de don Quichotte peut se comparer à la rêverie qui donna lieu à la première exploration de la Floride. Le capitaine Ponce de Léon, gouverneur d’une des provinces de l’Amérique espagnole, apprend que la fontaine de Jouvence existe en réalité, et qu’elle se trouve dans le pays encore inexploré que nous connaissons sous le nom de Floride. Alors un irrésistible désir de découvrir la source merveilleuse s’empare de lui, il s’embarque, aborde en Floride, ne trouve rien et s’en retourne confus. Cependant la chimère romanesque survécut à cette première déception : dix ans plus tard il s’embarque pour la seconde fois, et à son arrivée en Floride il est reçu par les sauvages à coups, de flèches. Il tombe mortellement blessé et trouve vraiment cette fois le breuvage de l’immortalité. On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Convenez que si don Quichotte est fou, sa folie est bien légitime, et qu’il était excusable d’être épris de chimères qui étaient si voisines de la très historique réalité.

Don Quichotte est un personnage historique non-seulement pour l’Espagne, mais pour l’Europe entière. Les personnages qui faisaient les délices de son imagination avaient vécu pendant les générations qui avaient précédé immédiatement la sienne ; mais lui-même vivait réellement en chair et en os au moment où parut le livre de Cervantes. Sa situation en face du monde est celle de toutes les aristocraties européennes en face de la monarchie grandissante et de l’esprit des temps nouveaux. Ces aristocraties turbulentes et entreprenantes ont alors à changer de mœurs. Elles se soumettent en résistant à ces écrasantes machines administratives qui commencent à remplacer l’action irrégulière de l’individu ; elles se voient forcées d’apprendre les vertus de la discipline. Ce n’était pas assez, paraît-il, de l’invention de cette artillerie, que Cervantes maudit par la bouche de don Quichotte, comme il y a un siècle Arioste par la bouche de Roland. Ce que l’artillerie a fait pour la valeur militaire, l’administration moderne va le faire pour l’indépendance morale de l’homme. Plus moyen de courir la plus petite aventure ; des saintes-hermandads sans nombre ferment partout les avenues. L’esprit de chevalerie ainsi cerné de toutes parts languit, mais ne se rend pas. Plutôt que de périr, il prendra les formes odieuses du duel et de la guerre civile. Les vieilles habitudes féodales persistent et se font jour à tort et à travers de la manière la plus inattendue. Gentilshommes français, grands seigneurs anglais, cavaliers espagnols, sont tous soumis à cette époque d’une manière intermittente à la folie de don Quichotte. Subitement la chevalerie leur monte au cerveau, et alors malheur à ceux qui se trouvent en leur présence, car la plupart ont de meilleures armes que don Quichotte, de meilleures montures que Rossinante, et beaucoup n’ont pas la générosité et le cœur magnanime autant qu’intrépide du chevalier de la Manche.

Don Quichotte est-il fou, ne l’est-il pas ? Un mot sur cette question controversée. Don Quichotte n’est réellement fou que pendant les trois premiers livres de la première partie. Il n’est pas douteux que Cervantes n’ait eu d’abord l’intention de tracer le portrait d’un fou complet. La prison d’Argamasilla lui aura fait prendre sans doute pendant un moment la vie tout à fait au tragique, et il aura maudit cette chevalerie qui lui était chère. « Fou à lier, aura-t-il pensé, celui qui croit à de telles chimères décevantes ! » et il a écrit comme il sentait ; puis, à mesure qu’il soulageait son cœur en punissant son héros de sa généreuse sottise, le repentir lui est venu, le remords et peut-être aussi un sentiment de pitié pour ce pauvre chevalier qu’il faisait bâtonner sans merci. « Après tout, aura-t-il dit, chimère pour chimère, mieux vaut encore celle de la chevalerie qu’une autre ; tous les hommes n’ont-ils pas la leur, ces rustres eux-mêmes et ces muletiers qui combattent avec le gourdin contre la lance de mon héros ? Ne sommes-nous pas tous plus ou moins fous ? Qu’est-ce que l’amour par exemple, et de quel nom appeler les excès auxquels il nous porte ? » Alors il a placé en face de la folie d’héroïsme la folie d’amour, représentée par Cardenio, et ce contraste se prolonge pendant la seconde moitié de la première partie du livre. À partir de ce moment, don Quichotte s’est relevé dans l’estime de Cervantes, et il devient le fou éloquent qui prononce le discours sur les armes et les lettres, le fou courtois et bien appris qui donne de si sages conseils à Sancho partant pour son gouvernement. Le premier don Quichotte a plus d’unité peut-être, mais il n’est que comique, et en outre il est le produit d’une boutade de misanthropie excessive ; le second est touchant et sublime, et représente mieux le vrai génie moral de Cervantes. Je crois qu’on peut indiquer l’apparition de Cardenio comme le point précis du roman où la conception de Cervantes s’est transformée dans son esprit.

Nous sommes tous plus ou moins fous, car tous nous caressons une certaine chimère : chimère de chevalerie comme don Quichotte, chimère d’amour comme Cardenio, chimère de cupidité comme Sancho Pança. Nous ressemblons tous à don Quichotte, en ce sens que nous sommes tous très sensés dans l’appréciation des choses qui ne nous touchent pas directement ou qui nous laissent indifférens ; mais que la chimère secrète vienne à nous démanger, notre imagination la grattera avec frénésie, et alors adieu le bon sens ! Voyez Sancho Pança par exemple. On s’accorde généralement à reconnaître que dans le livre de Cervantes il représente le bon sens et la sagesse pratique ; cependant, en dépit de cette réputation si bien établie, l’écuyer vaut le maître, et il y a des momens où l’on se demande quel est le plus fou des deux. Ce personnage est le résultat d’une d’observation admirable et résume toute une loi de notre nature morale. Oui, Sancho est clairvoyant, madré et sournois ; touchez pourtant à sa chimère de cupidité, et le fou va soudain vous apparaître. Sancho sait parfaitement que son maître est insensé, il ne croit pas un mot des merveilles qu’il lui raconte ; mais don Quichotte lui a promis une île, et il s’accroche à cette promesse chimérique avec un acharnement cupide des plus comiques. Toutes les billevesées chevaleresques de don Quichotte sont mensongères, excepté celle qui l’intéresse, lui, Sancho Pança. Il n’y a pas de géans, il n’y a pas d’enchanteurs, il n’y a pas de Dulcinée ; mais il y a quelque part une île qui l’attend. Ne sommes-nous pas tous comme le bon Sancho ? n’avons-nous pas tous une île qui nous attend ? Quel droit avons-nous donc de nous moquer de don Quichotte ? La seule différence qu’il y ait entre lui et nous n’est-elle pas tout à l’avantage du bon chevalier ? Ses chimères sont nobles, les nôtres pour la plupart sont vulgaires. Ce serait le cas d’enfiler, à l’imitation de Sancho Pança, la série des proverbes qui prouvent que tout le monde connaît son voisin, mais que nul ne se connaît, et de se rappeler l’opposition évangélique entre la paille qui est dans l’œil de notre frère et la poutre qui est dans le nôtre.

Le personnage de Sancho a, comme celui de don Quichotte, subi une transformation complète ; et présente sous une autre forme le même admirable spectacle. Le Sancho de la première partie est un véritable rustre, cupide, avare, glouton, quelque peu voleur, avec une certaine inclination à la dureté et à la cruauté. Don Quichotte lui reproche à bon droit d’avoir des sentimens bas et des instincts de roturier. Si don Quichotte quitte l’hôtellerie qu’il a prise pour un château sans vouloir payer son écot, il a du moins une excuse dans sa folie, tandis que Sancho, qui l’imite, n’en a aucune. Il sait fort bien qu’on ne quitte pas une auberge sans payer sa dépense, et que les privilèges des écuyers de chevaliers errans qu’il met en avant pour s’en dispenser n’ont jamais été admis par les hôteliers. Lorsque don Quichotte a renversé de son cheval le pauvre moine qu’il prend pour un enchanteur, le premier mouvement de Sancho est de se précipiter sur la victime pour lui enlever son froc et ses chausses, sous ce beau prétexte que les dépouilles des vaincus appartiennent aux écuyers des chevaliers errans. Plus tard, quand Dorothée, travestie en princesse Micomicona, fait luire à ses yeux la perspective prochaine de l’île désirée, qu’il croit peuplée de noirs, il médite déjà de vendre ses sujets comme esclaves pour s’en faire de gros revenus. Pourtant ce rustre n’est pas soumis en vain à l’influence de la forte imagination et de la nature morale élevée de don Quichotte : peu à peu, au contact de son maître, Sancha prend une autre nature, il s’épure et s’ennoblit, et il devient enfin le gentil, ingénieux et subtil écuyer que. nous admirons dans la seconde partie. Ce paysan, qui ne sait ni lire ni écrirez a fini, à force d’entendre parler son maître, par devenir aussi savant, que lui en matière de romans, de chevalerie et de lois chevaleresques. Il a raison, le bon Sancho, d’être dévoué et ne pas trop tenir à ses gages, car don Quichotte a payé ; ses services d’un salaire inestimable : il lui a donné une âme, et il l’a initié aux vertus de l’humanité.

Quant à la folie de don Quichotte, elle m’a toujours donné envie de consulter un physiologiste. Il y a une notable différence entre la folie et l’hallucination, qui nous paraît la véritable maladie de don Quichotte. En tout cas, s’il est fou, l’ingénieux hidalgo, constitue une exception remarquable dans le monde de la folie. Les physiologistes s’accordent à dire que la vanité est toujours, au fond de toutes les variétés, de la folie. Or la vanité est absolument absente de l’âme exaltée de don Quichotte. Jamais âme plus noble ne fut en même temps plus modeste. Les romans de chevalerie ont causé le désordre de son intelligence ; vous croyez peut-être qu’ébloui par leurs splendeurs et leurs merveilles, il a rêvé les titres les plus éclatans et qu’il médite d’être empereur ou à, tout le moins duc et grand d’Espagne. Pas du tout : il a choisi la plus pauvre de toutes les noblesses, la plus conforme à sa condition de simple hidalgo, celle de chevalier errant. Ni l’or ni les commodités du luxe ne l’attirent ; il se résigne joyeusement à la faim et à la soif, aux ardeurs du soleil et aux froides atteintes de la pluie, qui sont les misères habituelles de la vie du chevalier errant. Il ne demande qu’à se dévouer au service des faibles et des opprimés, à faire respecter la justice, à découvrir et à soulager l’infortune. Certes jamais folie ne fut moins exigeante et ne se rapprocha davantage de ce désintéressement que nous estimons chez les sages comme la parfaite vertu.

Oui, il y a en vérité une profonde sagesse dans la folie de don Quichotte, et les leçons de sa vie peuvent profiter à tous. Les grandeurs et la puissance sont le privilège de quelques-uns seulement, et don Quichotte ne les ambitionne pas ; mais il est une noblesse que tout homme peut justement ambitionner, celle du chevalier errant. C’est le droit de tout homme, et c’est même son devoir, que d’aspirer à cette noblesse. Chacun de nous en effet ne peut-il pas être, dans sa sphère d’action et d’influence, un véritable chevalier errant ? Pour cela, il ne faut ni grande fortune ni puissans moyens d’action ; le petit bien et les vieilles armes de don Quichotte y suffisent, et l’indigence même de Cervantes n’est pas un obstacle. Qu’est-ce qui nous empêche de supporter patiemment le chaud et le froid, la faim et la soif, les déceptions de la vie et les rigueurs de la fortune, de chercher, chacun en ce qui nous concerne, le triomphe de la justice ? L’état de chevalier errant, ne réclame rien qu’une âme et un cœur, et on s’accorde à penser que ces dons ont été libéralement octroyés par Dieu et la nature à chacun de nous. La chevalerie errante est donc en un sens toujours vivante, et don Quichotte a eu raison de croire à son existence. Sans doute il s’est trompé en prenant une des formes de cette éternelle chevalerie pour cette chevalerie elle-même ; pourtant son erreur n’est-elle pas excusable, et ne se renouvelle-t-elle pas à chaque minute dans l’histoire ? Ne l’avons-nous pas vu commettre autour de nous ? ne l’avons-nous pas commise nous-mêmes ? Il naît toujours des âmes nobles ; mais le présent, qui nous écrase tous de ses exigences mesquines, leur fournit rarement l’occasion de se manifester comme elles le désiraient, et conquiert rarement leurs sympathies. Jamais elles ne trouvent en lui l’idéal de noblesse, de justice, de perfection morale, qu’elles poursuivent, et alors elles se tournent pour le chercher vers les lointains du passé ou les vagues perspectives de l’avenir. Quel moyen avons-nous donc d’échapper à l’erreur de don Quichotte ? Nous sommes tous forcément des utopistes rétrogrades ou des utopistes chimériques, nous sommes tous les chevaliers d’une idée qui n’existe plus ou les chevaliers d’une idée qui n’existe pas encore. Nous n’avons qu’un moyen, un seul, d’éviter l’erreur de don Quichotte : c’est d’être persuadés de la vérité qui le frappa seulement à l’heure de sa mort. Illuminé par l’approche du ciel, le brave hidalgo reconnut, nous dit Cervantes, la folie de sa vie tout entière. Il vit qu’il aurait pu être un parfait chevalier sans sortir de, son petit bourg de la Manche. Pour cela, il lui suffisait d’accomplir noblement la tâche de chaque jour, d’aimer ses proches plus qu’il ne l’avait fait, de redresser les torts de son village, d’aider ses voisins et de vivre chrétiennement en paix avec eux. Or il paraît que ce moyen d’échapper à l’erreur est bien difficile, car les hommes y songent bien rarement, et nous voyons que d’ordinaire ils aiment mieux se faire les chevaliers du passé et de l’avenir que les chevaliers du présent. Ainsi notre propre conduite justifie celle du bon don Quichotte, et la leçon de sa vie trouve encore journellement son application dans la vie de chacun de nous.


EMILE MONTEGUT.

  1. Une autre partie de l’œuvre qu’il faut louer encore, ce sont les petits dessins qui ornent les têtes et les fins de chapitres, et qui en résument allégoriquement d’ordinaire les aventures et le sens. Il y a beaucoup d’esprit, souvent du plus ingénieux et du plus subtil, dans ces petites allégories gravées comme le reste de l’œuvre par M. Pisan, un artiste hors ligne dans ce genre si ingrat et si difficile de la gravure sur bois, et qu’il n’est que juste d’associer au succès du dessinateur.